Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

     La porte de son appartement s’ouvrit et l’homme, sortant, la referma derrière lui.

     A ce geste les traits carrés, durs et réels de son intérieur s’évanouirent, ne laissant plus que ce battant de bois à bouton métallique. Quand se dissipa le grincement sec dans le couloir aux murs d’un jaune monochrome, seul subsistait dans le faux silence qui suivit la rêverie sensible des gouttes d’eau contre la pluie, le souffle battant de son cœur à lui qui vivait dans des couleurs d’aurore. Ce petit charme né du rêve et de l’habitude, quand s’abattait le cru regard matériel, devenait insaisissable au point que seule son absence le rendait au rêveur.


     Cette pensée l’effleurait, tandis que tournait en cliquetis mélodieux sa clé dans la serrure, à peine et en cela, pleine d’onirisme, lui montrait sa fragilité qu’un seul geste, rien qu’un, pas plus, suffisait à briser. Dans l’immeuble grandit un cri confus, bruyant comme une plainte et même l’homme eut la vague impression de verre cassé quand se précisa le rire, innocent plaisir d’un enfant qui s’amusait. Cela le fit sourire, cette joie et de s’être trompé, d’autant qu’il imaginait sans peine ledit enfant sous des traits à lui familiers, jouant pourquoi pas avec des cristaux de neige.

     Dehors la pluie devait cesser car malgré l’enfermement, depuis la cage d’escaliers, montait l’odeur diffuse et fraîchement agréable de la brume hivernale, inattendue mais bien présente, que certains comme le locataire appréciaient même et allaient jusqu’à souhaiter. Avec cette caresse légère surgissait le froid de février qui mêlait l’eau solide au soleil, permettant en quelque lieu peut-être par cette alchimie l’apparition d’un arc-en-ciel. Passant sa main dans sa chevelure d’un marron riche, l’homme quitta enfin sa porte et, ayant traversé le couloir comme à son habitude, atteignait les premières marches.

     Une main sur la rampe, encore à demi-éveillé dans ce jour doucement entamé, plein de la candide lueur de l’astre levant au travers des fins rideaux en robe blanche de sa fenêtre, l’homme s’apprêtait à descendre et cependant regardait du côté du couloir, presque pour s’assurer qu’il ne rêvait pas, pour s’assurer aussi qu’il comprenait. Un bâillement suivit, un haussement d’épaule comme s’il avait oublié quelque chose, enfin sa main l’entraînant le fit pas à pas descendre l’escalier et il avança de bonne grâce car, s’il ne savait pas pourquoi il descendait du moins savait-il qu’il le voulait.


     Quand plus tôt ce matin lui hantait encore ses rêves, l’envie de sortir, jouant sur l’égarement de la réalité, avait fini par s’imposer. L’homme avait alors, observant derrière la pluie emportée le mouvement des passants, passé du temps à la fenêtre puis, comme cette fragile averse allait s’estomper, il avait entendu le "si" sifflant qui détonait dans son cœur. Si tout le monde toujours courait après ses rêves, pour certains un peu de pain, pour d’autres un peu de justice, l’homme secrètement voulait s’approprier lui un tout autre trophée.

     Le locataire quittait son nid en quête puérile d’une silhouette, créature animale apparue au détour d’une rêverie, tandis qu’un ouvrage occupait son esprit. Les jours succédés répétaient depuis les qualités pourtant familières de cet être irréel, lors d’une musique, d’un dialogue, d’une rumeur de voisinage, fascinant l’homme incapable de saisir ce semblant d’âme. Enfin le charme était égal à celui d’un enfant pour le chant des oiseaux ou pour les papillons. Il descendait donc, seulement il avait passé l’âge et ne pouvait pas croire qu’en allant dans la rue il serait possible de rencontrer une telle créature.

     Au changement de palier son regard tomba sur un étui noir ouvert qui contenait, sur coussin de satin blanc, une flûte en ivoire si on les construisait en ivoire, en métal sinon. Il reconnut une courte flûte traversière de très simple facture, presque un jouet, cependant porteuse de dorures, à moins que ce ne fut du cuivre. L’instrument gisait tristement dans son étui, endommagé en son bout d’une petite fissure inexplicable qui le rendait au silence, lui qui devait avoir un son clair, assez aigu et joyeux comme une cascade de cristal. La flûte reposait donc en cette simple beauté, abandonnée semblait-il dans cet étui ouvert à tous.

     Il se trouvait alors devant la porte du second, surface nue et blanche au milieu des murs tapissés, en cela une porte comme les autres que le propriétaire n’avait juste pas pris le temps de décorer. L’entrée ne possédait pas de paillasson et l’étui se trouvait posé directement sur le bois du plancher, à portée de tous, ouvert au premier venu, invitant presque à être emporté. Quelqu’un avait lâché là cette flûte devenue orpheline, à l’entrée d’un couloir qui lui contrastait, faisant du petit instrument livré un étranger insolite prêt à disparaître. L’homme en passant devant hésita à peine, un regard à la porte, un regard à l’étui, il ne savait pas en jouer.


     Pour se changer les idées le locataire repensait à ce mot griffonné en hâte sur la table de sa cuisine, près de la fenêtre, "demain dix-huit, visite à Marie", sa sœur. Il prendrait le train sans savoir vraiment à quelle heure, direction opposée au trajet habituel, puis elle l’attendrait avec la voiture ou il ferait le reste du chemin à pied, un bouquet de fleurs ou une bouteille à la main. Rien n’était encore décidé, tout était encore à jouer. Ce souvenir de l’événement futur lui revenait parce qu’il pensait à la fenêtre où, en fait, il passait un peu de temps chaque jour à observer la ville et ses habitants. Cette pensée l’avait dérangé sans qu’il lui soit nécessaire de comprendre pourquoi, aussi avait-il cherché une autre préoccupation.

     Demain, visite à sa sœur, le frère le murmura même pour ne pas l’oublier, comme si aujourd’hui pouvait effacer demain, comme s’il existait une telle force capable d’effacer les gens. L’étonnement le fit s’arrêter avant le premier étage, devant une lucarne où, par habitude, il tournait les yeux à chaque passage. Hier soir sa sœur l’appelait de l’hôpital, avec sa voix consistante de sœur, et tous deux se demandaient si mère serait là, elle qui était souvent là pour lui, trop peu pour elle et pourquoi, pourquoi, il ne le savait pas. Elle le mériterait bien plus que lui, cette présence, sa sœur qui d’ailleurs montrait plus d’amour filial que son frère. Aujourd’hui, au milieu de son escalier, il se demandait s’il n’était pas coupable de délaisser sa famille au profit d’un personnage qui n’existait pas.

     Dans la lucarne se découpait le toit d’un bâtiment assez bas qui cachait en partie la rue et ses multiples murs colorés couverts d’affiches, ses passants assoupis, ses voitures parquées. La pluie n’importunait plus cette brume persistante qui faisait le charme de la matinée mais le soleil, lui, restait voilé. L’homme avait repris sa marche non sans siffler le son timide d’un petit air improvisé, une main dans ses poches. Ses pensées vainement se portaient vers le lendemain, sorte de raison inutile pour ne pas franchir la porte quand il serait en bas. D’ailleurs il y arrivait, en bas, devant la porte vitrée menant à la rue où les arbres nus se couvraient de blancheur. La brume cependant semblait se dissiper avec l’avancée de l’heure, emportant avec elle la naïveté de l’instant, cette candeur du ciel rencontrant la terre.

     Une fois encore il hésita, sachant par la certitude de la réalité qui fondait sa vie et l’existence que se saisir du petit renard était impossible. Cette déception anticipée d’aller à la rencontre de personne lui donna envie de passer côté garage, par où il allait au travail ou au magasin et depuis où, remontant la rue Saint-Laurent, il savait trouver quelque camarade. Ensuite il y avait demain, il pourrait acheter des chocolats, quelque chose pour pardonner ce retard parce qu’aujourd’hui était dimanche, l’hôpital interdisait les visites ce jour-là. De la rue il ne se dirigeait d’habitude que vers les bistrots ou la gare, depuis laquelle il ne saurait pas où aller. Il avait oublié le parc, le grand parc où il n’allait plus depuis longtemps, désenchanté, le parc qu’il choisit à défaut comme destination.

     Dehors les passants passaient, donnant des pièces à un mendiant qui appelait la pitié des gens de sa voix brisée, là-bas, de l’autre côté de la rue. Un voisin d’étage, son panier plein de provisions et le sourire aux lèvres, le salua avec gentillesse et s’en alla par où l’homme venait, ses pas résonnant dans le monde lointain de l’escalier.


     Il avait fait quelques pas peu convaincus jusque sur la route où ne passait aucun véhicule, sifflant encore sans y faire attention ni regarder les passants, ici une fille en robe qui attendait, là trois vieilles personnes sur un banc, puis le mendiant qui jouait avec de petits ballons de couleur. Des phares passèrent dans l’artère adjacente, deux yeux jaunes dissipés dans la brume et qui disparaissaient aussitôt qu’il les avait vus. L’homme ne souhaitait plus qu’un banc où s’asseoir pour terminer sa sieste matinale, pourquoi pas la chaleur d’un café. Demain, visite à sa sœur, sa mère avait promis d’y être et y serait, pourtant il en doutait encore, surtout pour la raison.

     A quelques mètres de distance, le long d’une façade blanche, approchaient deux passants, l’un adulte au visage soucieux, l’autre enfant emmitouflé dans des habits d’hiver, couleur de neige et boutons de cuivre, avançant avec tant d’innocence que l’homme voulait bien croire qu’il s’agissait de son renard. Il ne lui prêtait pas d’attention, préoccupé par les horaires de train, les histoires de famille, le cadeau qu’il apporterait. Il lui fallait un cadeau de valeur et en même temps adapté, quelque chose de simple et de précieux qui réalise ses sentiments. L’homme marchait ainsi pris dans ses pensées, à la poursuite d’un rêve et sachant que sa sœur était la seule personne qui devait le rencontrer.


     Alors quelque chose se brisa.


     L’homme avait entendu, à moins d’un mètre, la voix claire, joyeuse, innocente, telle un milliers d’éclats de cristal de l’enfant qui allait le croiser. Elle ressemblait à la voix de tout enfant, juvénile, insouciante, pleine des qualités de la jeunesse, exempte de ses défauts, ce qui la rendait justement unique ; il n’avait jamais entendu ni même deviné la voix du personnage qu’il cherchait mais s’il devait en avoir une alors ce serait celle-là. Le ton doux, le rythme enjoué de cette pure nuée céleste trouvait écho dans son esprit encore à moitié endormi, comme la continuation d’un rêve.

     Lorsque l’enfant ne fut plus qu’à une dizaine de centimètres, à portée de main, tandis qu’il allait s’éloigner, emportant sa voix et son mystère, l’homme par réflexe jeta un bref coup d’œil rapace sur lui, décortiquant du regard cru de l’analyste la jeune personne et ses habits. Une seconde passa pour que, ses yeux à nouveau dirigés droit devant lui, ne regardant plus rien que ce qu’ils avaient vu, l’homme distingua entre les replis des vêtements ce qui ressemblait sans aucun doute au bout touffu d’une queue de renard.

     Une larme apparut à son œil. Ce fut tout. Un geste pourtant aurait suffi, rien qu’un geste, un seul, rien qu’un, pas plus, un mot à prononcer. Quelque chose au dernier instant, un indicible l’avait retenu et tandis que l’enfant-renard s’éloignait du côté du mendiant, lui reprenant l’air fragile qu’il sifflait continuait de son pas lent en direction du parc. Il laissait s’échapper, son cœur le lui disait, définitivement sa chance de réaliser ce rêve. Tout autour les passants passaient, une petite fille attendait. Un petit rire, un haussement d’épaule,

il ne s’est pas retourné.

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