"Tu avais raison."
Feurnard
Les derniers vergers avaient donné vingt et dix poids de pommes à cinq sous pièce sur les marchés, dix poids pour le seigneur seul, les marchands partageaient le reste par les croisées jusqu’aux Huttes plus loin au sud jusqu’aux côtes de la Téméraire, dans un grouillement de denrées insatiable. Il avait ficelé douze cageots de vingt pommes dans son chariot et engagé le jeune Timien pour tirer le second, il lui avait promis cinq sous par vente quelque prix qu’ait la vente, puis il avait mis le collier aux épaules et tous deux avant l’aube quand les fanaux brûlaient encore aux abords du village, étaient partis au nord.
Avant que ne pointe le midi sous couvert des nuages, dans le frais le ciel se coulait de métal, ils découvraient les derniers pavés de la voie après lesquels s’étalait un gravier épars enfoncé peu à peu dans la terre, leurs sabots foulèrent un chemin de cahots plus étroit que les herbes rongeaient, marqué par des flaques lointaines asséchées par le temps. Ils portaient des bottes lourdes à sabots, ils marchaient d’un pas égal, en arrière le jeune Timien peinait, ne laissait rien paraître. La sueur arrêtée au collier coulait au-devant du cou se perdre dans le torse, leurs bliauds plaquaient et tapaient à force de coups donnés pour que les charrettes avancent, et ils reprenaient cette marche égale au milieu de nulle part.
Des deux côtés les champs se perpétuaient, faits d’ornières, de canaux, de rangées d’arbres flanquées de murets avant que les prés ne s’étalent, autour d’eux n’étaient plus que les prairies sauvages, au loin et sur la gauche s’étendait un bois de sombres frondaisons. Ils n’étaient plus sûrs de leur direction, ils avançaient toujours sur le sentier étroit, au terrain qui s’élevait par monticules dont les sommets leur dévoilaient l’immensité de la plaine.
Tout ce temps durant ils n’avaient pas dit un mot, lui trop en arrière s’efforçait de suivre ravalant ses efforts lorsque les creux mordaient aux roues et qu’il sentait ses épaules le tirer, la tête le tournait à force, non par faute d’habitude, parce qu’il songeait à ce qu’il laissait derrière, le jeune homme songeait aux fromages frais et à la paste. Son ventre grondait. Il voyait devant lui Asman marcher plus rude, plus avant, les coups qu’il donnait faisant trembler ses cageots, le visage tourné toujours droit devant. Plus loin que l’horizon se traçaient des monts informes, un vague de terre bleuté en formation que les nuages le plus souvent cachaient, alors il se forçait à tirer encore.
Il n’y avait rien au nord.
Pour toutes provisions chacun portait en bandoulière une outre et un sac de pain noir, un jour à peine ou deux s’ils s’étaient arrêtés plus tôt, il regardait redescendre le soleil, cette pâleur à travers le gris de l’air semblable à ces jours après la pluie, incapables de se rétablir, qui attendaient un second orage. Aussi attachée à son cou par une cordelette Timien avait sa bourse de douze sous sur laquelle sa sueur se collait. Parfois les piécettes s’entrechoquaient, le petit bruit à ses oreilles, le contact du cuir sur sa peau lui redonnaient de l’ardeur, avant que les jambes pesantes à battre la terre ne le travaillent, le chemin s’étirait alors indéfiniment, les bois si proches chassés de lui maintenaient cette distance sans vie. Aussi loin qu’il pouvait voir devant et sur les côtés pas la moindre masure, pas de fumée, plus rien.
Enfin il n’y tint plus, à la première occasion sa roue à nouveau prise il s’arrêta, fit mine de donner le coup sur le collier, pencha le cou en arrière voir le chemin parcouru. Ce qu’il croyait être les fumées du village n’étaient que des nuées en écarts sur le point de se dissiper, les champs eux-mêmes avaient cessé d’exister, cachés par la succession des monticules. Sous les pieds la pente semblait si douce qu’ils ne la sentaient pas, se découvraient épuisés au sommet, la pente à peine les travaillait de longues minutes durant comme le chemin, sillonnant à nouveau parmi l’étendue, s’apprêtait à remonter plus loin. Le chariot devant avançait sans l’attendre, cet arrêt lui avait engourdi les jambes, il jura tout en renâclant pour se dégager et gagner sur Asman.
Son pas creusait dans la terre la trace des semelles, faisait sauter le gravats au grincement du fer, les clous de la roue qui claquaient dans la pente. Il ne s’arrêtait pas, face au plus haut relief sentant que derrière se découvrirait le nord il pressait sur ses jambes, ployait le dos et les épaules en avant, insensible aux muscles qui le tiraient, il avançait encore. Dans son dos la seconde charrette geignait mal prise, il lui semblait entendre des bruits de chute, des jurons, tant qu’il l’entendait, le filet de sueur lui frappait l’arcade des yeux jusqu’aux joues, il chassait de la tête et pliant à moitié, au lieu le plus raide tout le poids de son chargement s’exerça sur lui jusqu’à le pétrifier. Son pied glissa sur la terre trop molle, il ferma les yeux, grogna, poussa, la botte trouva prise.
À peine plus haut, presque au bout, son visage s’ouvrit sur des ornières, deux tracés hasardeux trop larges pour être les leurs, qui écartaient les herbes dans le coude du chemin avant que le terrain se dévoile. Il se mit à sourire, un sourire qui lui fit mal à desserrer les dents, les épaules lui pesèrent, le tronc et puis le bassin, tout ce qu’il avait fait d’efforts le subjuguaient. Timien derrière y trouva l’occasion de le rattraper, les chariots à nouveau se suivaient de si près que le jeune Timien croyait pouvoir sentir l’odeur des pommes. Il dut s’arrêter brusquement, il en profita pour ôter le collier avant de sentir la tête lui bourdonner, une main sur les cageots il alla rejoindre Asman.
Celui-ci se laissait porter les deux bras appuyés sur la prise du chariot, le regard au vague. Sa barbe courte, mal taillée, laissait libres des lèvres pleines d’entailles. Le nez lourd, épais à l’arcade, à lui seul rendait son visage rustre. Sa frange coiffée au couteau laissait paraître la sueur sur les encoignures de son front. Il avait de petits yeux, de tous petits yeux.
Devant eux s’ouvrait le terrain, des bois épars menant sur d’autres bois menant sur des bras de forêts étendus à travers les prairies d’herbes hautes, le long de reliefs en hache, plus loin tout était recouvert de la même frondaison sombre, la nature à perte de vue où allait disparaître le chemin. Il voyait ce trait de terre courir au bas passer au loin des troncs, chercher un passage dans la masse par toutes les percées puis dans les clairières, il le devinait encore où les cimes manquaient puis plus rien. Alors Asman contemplait le nord à ses pieds, le froid transpirant de ces plaines, sans même un oiseau dans le ciel.
Les guêtres le serraient, il pouvait les sentir à travers le travail du sang dans ses jambes, le tissu serré par les cordelettes, imprimé sur sa chair. Timien le regardait arrêté, il remarqua enfin que Timien le regardait.
« Qu’est-ce que tu fais là. Retourner tirer. »
Lui qui le sentait fatigué, tenta : « On ne s’arrête pas ? »
« On ne s’arrête pas. »
Alors puisant dans quelque force il ébranla son chariot, le jeune homme encore à souffler secoua la tête, sentit la sueur le piquer alors qu’il reprenait sa place. Au-dessus le soleil ne cessait de baisser, bientôt il irait s’embraser quelque part, au hasard, toujours au même endroit, accompagnant les marchands dans leur trajet. Quand la nuit serait tombée, le petit pensait, ils seraient bien forcés de s’arrêter.
Encore la descente aurait dû lui être favorable, elle leur fut éprouvante, plus raide qu’alors ils peinaient à retenir leurs pas, les chargements branlants pesaient sur eux, avant peu leurs dos ne cessaient plus de tirer. Il avait faim, il avait soif, constamment tenté de porter l’outre à sa bouche comme elle tressautait contre son flanc gênante, de se décharger de ça au moins, puis le ciel de plomb le raidissait, il reprenait à plus grands pas pour rattraper Asman. En bas les arbres les enserraient, sur des kilomètres les herbages faisaient jouer leurs saveurs de froid, sur toutes les hauteurs, aux éminences, aux moindres coins s’élevait la ligne des forêts. Parfois leurs bottes faisaient craquer des brindilles sèches.
Quelques pas encore, le temps de voir gronder le chariot devant lui aux ornières, la fraîcheur des pommes lui courir dans la tête il vit une grisaille s’abattre, puis une pénombre alors même que le soleil courait encore, un froid vif qui montait du sol. Les deux sentiments mêlés en lui le pressèrent, pour ce qu’il avait de conscience encore il pressa, devant lui Asman marchait de son pas égal, s’enfonçait à mesure dans les filets d’ombres jetés sur eux. L’astre était une boule de feu rougeoyante, il pouvait la regarder presque en face avant qu’un nuage ne l’efface, de longues stries tailladant la voûte céleste. Le bruit des roues, le bruit du bois grinçant et craquant, des clous claquants, le bruit de ses poings serrés et de sa respiration éclatèrent à ses oreilles, et celui de sa sueur battante comme des lames.
Ce qu’il voyait du chemin se morfondait de plus en plus terne, de plus en plus indistinct, ses pieds se prenaient à tous les trous, à toutes les pierres, parfois les herbes le surprenaient, il cherchait la rougeur des pommes entaillée dans ces ombres de plus en plus épaisses, songea à appeler pour qu’il s’arrête, il ravala. À ses oreilles le sang battait, le vacarme des roues sur la terre et l’essieu sous le poids, les coups de dents donnés aux derniers efforts. Le chariot devant lui tourna à gauche, s’engagea sur l’herbe, il le suivit dans le coude tandis qu’ils tournaient, ils se retrouvèrent côte-à-côte presque, à relâcher en même temps, à laisser pencher en avant prudemment leur cargaison tandis qu’ils déposaient.
Asman se laissa glisser le long du chariot, contre la roue il cala sa tête pour mordiller à l’outre, sur le point de boire il laissait l’instant s’écouler, les lèvres s’humectaient de l’humidité, il but enfin, à petites gorgées. Le jeune homme ne l’avait pas attendu, toujours debout il avait laissé tombé le sac à terre, l’outre à deux mains pour se désaltérer. Il chercha au loin si le soleil s’était déjà couché, ne le trouva pas, les ténèbres ne suffisaient pas encore à lui masquer la ligne des arbres.
Un bruit dans les herbes le fit se tourner, entre les brins il aperçut un animal, il le vit mal d’abord puis fut sûr, une petite bête de la taille des belettes avec, dans le soir, au regard des reflets de lanternes. L’animal surpris l’épiait, il l’épiait de même, sourit un peu, il se mit à avancer les jambes pliées, se réduisant un peu plus en s’approchant, les mains tendues.
« Arrête ça. »
L’animal s’enfuit d’un bond, disparut dans les herbes. Timien énervé regardait sa prise lui échapper, avec humeur :
« J’aurais pu l’avoir ! »
« On ne cuit rien ce soir. »
Enfoncé à travers le noir le visage d’Asman se découpait sec, ses petits yeux presque éteints ses arcades rejetaient l’ombre en deux yeux d’un noir d’encre, ses lèvres apparaissaient à peine, barrées par la nuit. Il s’était roulé contre lui-même, sans couverture, il cherchait à se caler contre la roue et la caisse du chariot. Les herbes piétinées lui couvraient les jambes jusqu’aux bras. Au jeune Timien qui piétinait plein de reproches pour sa perte il désigna la crête au loin qui finissait en pic avant la trouée, où une première étoile était née, tremblotante, puis une seconde et une troisième, des étoiles fumantes que le soir en les couvrant attisait. Ils étaient à moins d’une journée, une demi-journée peut-être.
Lui fermait les yeux, assoupi enfin il attendait le sommeil, fronçait les sourcils en le sentant lui échapper. La plaine s’était mise à frémir de tous les sons nocturnes, le frétillement des insectes et les hurlements, entre eux deux plus une lueur, il grognait entre deux songes. Le jeune homme à son tour cherchait à s’installer, d’abord contre la roue puis changeant de place sous la caisse du chariot, aussi loin qu’il put se glisser. Quand il fut installé sentant l’épuisement le tirer brutalement dans la nuit il dit encore :
« Tu crois que c’est des bandits ? »
Il voyait la barbe au visage trembler, les ombres se découper comme il grognait, tous les plis du visage ridés prématurément, des fosses rendues cassantes, le tenir en veille. Alors répétant plus faible, plus pour lui-même, il demandait encore, si c’était des bandits, il s’était endormi déjà, il le savait, plus ou moins, il dormait, le souvenir qui lui resta était celui des étoiles dans les étoiles.