"J’en ai assez, maintenant dehors ! J’ai dit : DEHORS !!"
Un drôle d’énergumène, vêtu d’une chemise miteuse, de bottes crasseuses trop grandes et de pantalons bouffants aux couleurs passées, fut promptement éjecté par la porte et atterrit tête la première dans la boue. Il tenta de se relever, glissa à plusieurs reprises et venait de se stabiliser, jambes largement écartées et bassin en avant, quand il fut heurté par un sac troué et une vieille épée au tranchant rouillé au-delà de tout espoir. Il bascula en avant et pataugea un moment avant de s’éloigner de l’auberge avec ses affaires, d’une démarche mi-rampante mi-claudicante.
A l’intérieur, un imposant personnage portant un vieux duffle-coat, arborant la moustache et une antique casquette de l’armée retourna s’asseoir contre le mur du fond en maugréant. Il contourna les tables désormais inoccupées et redressa machinalement quelques tabourets renversés, son sens de l’ordre offensé par ce désordre. L’aubergiste n’avait toujours pas reparu pour la fermeture, aussi disposait-il encore de quelques instants de calme. C’est avec lassitude qu’il se laissa choir à sa place habituelle, sur la moitié sud du banc situé sous un trophée de pêche et face au comptoir, permettant d’embrasser toute la salle d’un seul coup d’œil. Accoudé sur la table, sa main gauche lissant distraitement sa moustache, il laissa planer son regard sur l’auberge vide, l’esprit ailleurs.
"Alors monsieur Dickinson, la journée a été bonne ?"
Cette voix discrète et aimable appartenait bien sûr au jeune Eric, le serveur-maître d’hôtel-cuisinier du lieu. Il était apparu du rideau derrière le comptoir qui menait à l’arrière-salle et allait d’une table à l’autre, ramassant chopes et brocs et replaçant les tabourets, tout en donnant un rapide coup de torchon sur les vieilles surfaces boisées, dont le vernis était renouvelé régulièrement. L’homme à la moustache le regarda parcourir la salle d’un pas leste et passer promptement d’une table à l’autre avec fluidité et une étonnante grâce dans ses mouvements. Le vieux tenancier, trop âgé pour s’occuper seul de son établissement, avait bien fait de trouver un garçon comme celui-là pour l’assister. A présent, c’est Eric qui recevait les clients, les servait, écoutait d’un air attentif… Il ne se fâchait jamais, même quand le ton montait dans les conversations et les mots devenaient durs, mais il lui arrivait d’être ferme quand il fallait refuser l’entrée à un groupe trop enthousiaste et éméché.
"Vous avez trouvé un compagnon de route ?" demanda le jeune homme en s’interrompant dans sa tâche. Dickinson soupira ostensiblement.
"Bien sûr que non. J’ai vu défiler tout ce que cette ville possède comme béjaunes et blancs-becs qui se croient prêts pour parcourir le vaste monde. Tous ne parlaient que de trésors merveilleux et de princesses en détresse, comme d’habitude. Je ne sais pas pourquoi j’ai pris la peine d’afficher cette annonce si c’était pour voir débouler cet amas d’écervelés qui pensent trouver l’aventure. Si seulement ils savaient que les choses ne sont pas ainsi ! L’Aventure est déesse capricieuse et choisit ceux qu’elle veut ; c’est elle qui vous trouve, non pas l’inverse."
Il s’abstint de poursuivre quand il s’aperçut qu’il radotait une fois de plus. Depuis le temps qu’il venait ici, les habitués connaissaient par cœur ses exploits passés et ses réflexions, qu’il partageait volontiers. Le serveur était particulièrement bien placé pour connaître ce cher Peter Dickinson et ses aventures sur le bout des doigts.
"Enfin," reprit-il, "je crois bien que je vais devoir partir seul. A moins de renoncer complètement…"
Cette pensée ne lui plaisait pas. Il s’était décidé et par principe ne revenait jamais sur ses décisions, pas plus que sur sa parole d’ailleurs. Et puis, il ne supportait plus cette inactivité alors qu’il était encore dans la force de l’âge, avec une solide expérience des choses. A force de ressasser ses souvenirs dans cette auberge, il s’était rappelé une ancienne cachette où lui et quelques camarades de l’époque avaient dissimulé le fruit d’une opération risquée et très profitable. Les évènements s’étant par la suite précipités, il n’avait jamais pu recouvrir ces quelques récompenses bien méritées. Aujourd’hui, la curiosité, plus qu’autre chose, le poussait à aller vérifier sur place si elles étaient toujours là.
"Si vous voulez, je peux venir avec vous."
Interrompant une fois de plus ses réflexions, Dickinson posa le regard sur le jeune serveur. Bien bâti, la main sûre, courtois et méticuleux, Eric avait tout pour plaire. C’est à son âge que Peter s’était engagé pour voir du pays, avant de se mettre à son compte.
"Hum," fit-il en simulant une hésitation, "ce n’est pas une vie de tout repos et on couche rarement dans un lit, mais plus souvent dans un fossé, voire un buisson avec un peu de chance. Et puis," ajouta-t-il, "le vieux Matthew a besoin de toi pour s’occuper de l’auberge. Tu sais bien qu’il n’y arriverait pas tout seul."
"J’ai passé mon enfance à dormir dans une grange," répondit l’autre avec un sourire en coin, "et son neveu arrive dans deux jours. Celui-là pourra bien l’aider."
Dickinson passa la main sous son duffle-coat et en extirpa quelque chose.
"Sais-tu t’en servir ?" Il exhiba un sabre d’officier, soigneusement affûté quoique par endroits marqué par l’utilisation.
"Je peux apprendre."
"Je pense que nous allons nous entendre. Prépare tes affaires, nous partons dans une demi-heure."
"Et où allons-nous ?"
"Dans les territoires des tribus orques. Tu viens toujours ?"
"Bien entendu !"
"Et bien, en route."