Sa respiration rompt le silence. Un souffle sourd résonne contre les murs, s’amplifie, va sonner aux vitres, s’y répercute, et sans trouver de prises, se jette affolé parmi les piliers de marbre où il se perd, épuisé, tandis qu’un autre commence. Le renard est saisi d’un frisson, à voir la lumière forte de cette pièce, dans ce silence qu’il n’ose briser, et brise pourtant. Caché derrière la colonne, il observe le monstre, observé par lui. Son cœur en alerte bat un rythme fou, qui le supplie de partir. Une armure les sépare, toute d’argent, où les éclats de lumière scintillent furieusement.
Il s’avance. Ses doigts un instant touchent encore la colonne, puis s’en détachent, et lui marche, de trois pas, pour faire face à ce monstre. Son corps le tiraille, de l’envie de fuir, face à un interdit. La rosace avec sa lumière l’écrase, l’empêche de voir distinctement. Elle forme au-dessus de l’estrade de pierre une vaste sphère cinglante, qui perd vite sa teinte chaude, et dont les traits de plomb disparaissent, indistincts. Il voit pourtant le monstre, la créature au pelage fauve que le rayonnement hérisse, que la lumière recouvre d’un voile vif. Les deux pattes meurtrières ont pesé sur les accoudoirs, la queue dégagée soudaine s’agite dans l’air, touffue et fière, y claque d’un mouvement sec pour retomber battre tapie derrière les jambes.
- Qui es-tu ?
Il ne l’a pas voulu, mais le jeune renard est agressif dans sa question. Son propre poil se dresse à la tension palpable. Il serre les poings, avance d’un pas, malgré le cœur qui le serre. Ses yeux sont agressés par la lumière. Le monstre n’a pas répondu. Son regard broie la volonté du renard, à chaque pas l’anéantit un peu plus. Les deux pupilles y sont des lames noires qui le transpercent. Aucune réponse, sinon le souffle lugubre qui pèse, dans l’air chargé d’étoiles, d’éclats de lumière. Tout scintille, tout rugit avec violence, et se répète, et se répond, si puissamment que les couleurs vacillent.
La poitrine se gonfle, un poitrail bestial, souffle soudain, mais le renard n’entend pas sa respiration, n’entend rien. Pourtant les échos sont innombrables, près de se briser, et son souffle ses pas sont autant de tremblements. Les deux lueurs inhumaines le dévorent, et le pelage roux bat dans l’air pesant, irradiant en astre déchiré, superbe, invincible, démoniaque. Ses deux oreilles pointues sont dressées dans l’air, figées comme le reste du corps, en statue terrible. Tale s’arrête, tétanisé. Il tremble.
- Que me veux-tu ?
Le son de sa voix a perdu en assurance. Il ne porte plus aussi loin. Les boucliers d’argent luisent de tous côtés, leurs éclats l’assaillent, et tout lui apparaît blanc, et tout lui paraît noir, et plus rien n’est gris. Le monstre ouvre sa gueule avec lenteur, d’où s’échappe un filet d’air écumant. Les dents se détachent des babines, fulminent dans la lumière, d’un ivoire pur. Les canines se frôlent, leurs pointes semblent goutter, en même temps que se soulève la langue. Le spectre des crocs acérés glace le sang du petit renard, dont la première réaction est de dresser le bras devant lui.
La créature s’est avancée. Sa patte vient frapper la marche de pierre, et ce son détone violemment, fait sauter le cœur du renard. La patte est tendue, nue sur le marbre, ses griffes en touchant le sol produisent un entrechoc macabre. Toute la salle en tremble, soudain se contracte, les murs se perdent dans la lumière trop vive. L’écho d’un second pas vient frapper les piliers, y tonne sonore, et ces coups répercutés martèlent la poitrine toujours du même son. Sa respiration est irrégulière, il déglutit avec peine.
La distance se dérobe, les piliers l’enserrent, les armures, de chaque côté, l’encadrent de leurs contours cruels. Une sueur tiède coule dans sa nuque. Les chandelles tout autour sont autant de torches ardentes. Tout l’assaille, les traits de lumière lui brûlent les yeux. Il entend la patte frapper sur les dalles de pierre, l’écho furieux retentir dans sa tête, croit sentir le contact déchirant des griffes sur son visage. La gueule remue, les crocs y fulminent. Il ne reste plus de marche, la patte touche le tapis, s’y enfonce sans bruit, à ce contact se raidit, il glapit :
- Arrête !
Il s’est arrêté. Sur la dernière marche, le regarde. Tale fait un pas en arrière, le cœur meurtri, effrayé à l’idée du contact. Son sang s’agite, lui fait tourner la tête. Dans son dos la lumière se perd, aux deux battants fermés de la porte. Son cœur oppressé lui dit de fuir, mais le petit renard ne bouge pas, tant que ne bouge pas le monstre. La poitrine bat, se soulève, se rétracte, un souffle vif s’abat sur la pièce. Il sent ses dents serrées qui lui font mal, les détache pour répéter, plaintif :
- Que me veux-tu ?
Avec à peine plus de force. Les yeux du monstre le traversent, de part en part, le saisissent. Il se sent pris dans un brasier informe, où l’air est de flammes, ou des colonnes de fumée, le crépitement l’enserre, et les armures des glaces sombres qui réfractent ces éclats. Les yeux sont comme deux vastes incendies, et dans son dos les portes glaciales le font frissonner. Son cœur empoigné bondit, il fait un pas en arrière, cherche un mot sans le trouver : sa gorge s’agite, sa bouche s’ouvre, mais rien ne surgit, comme anéanti.
Le monstre a repris sa marche, et ses deux pattes alors foulent le tapis. Il se rapproche sensiblement, ses deux bras suivent le mouvement, tout son corps en est emporté. Tale recule, pas à pas, et incapable de parler. Chaque armure est une borne bientôt franchie, et à chacune, il se sent acculé, frappé d’une panique sourde. Il voit la gueule ouverte, croit sentir son haleine, et sa peur se double des ténèbres dans son dos, qui lui glacent le sang.
- Arrête !
La colère l’a pris à la gorge, l’a poussé à hurler de toutes ses forces. Le monstre le regarde, séparé encore par des armures, quand tout le reste s’est effacé. La lumière n’est plus si vive, un instant tout se calme, le marbre cesse d’étinceler. Il souffle plus qu’il ne respire, se rend compte soudain qu’ils sont immobiles, que tout s’est arrêté. Le combat est inégal, le monstre pèse de sa présence, ses griffes sont immenses, dans son dos tout est vide. Le calme plus que la furie finit de le perdre, et il s’écrie de rage, pour tout fuir, tout repousser :
- Pourquoi tu m’as amené !
Le monstre droit devant lui le toise, ses yeux ont une fureur destructrice. Il reste quelques secondes sans bouger, comme paralysé. Sa gueule frémit, mais le renard ne regarde que les pattes assassines, griffes qui se raidissent. Tout lui dit de fuir, et tout de rester. Alors la créature lève un bras, et tout le torse suit, pour se tendre en direction du renard, et d’ouvrir les doigts, les griffes déployées, pures, qui restent suspendues. Sur un cri, elles se referment, dans le vide.
Le renardeau prend la fuite, passe entre les colonnes, ses pas soudain résonnent à grands bruits. Il court pour s’échapper, sortir, fuir, se libérer de l’étreinte ; ne tourne la tête qu’une fois arrivé au pied de l’escalier, pour voir entre les piliers le monstre, son regard braqué sur lui, et dévoré. La salle toute entière vibre au fracas de sa fuite, les échos se brisent, il n’écoute que ça, et même en haut de l’escalier, ne se sent toujours pas en sécurité. Ces pas l’affolent, il lui faut sortir, s’enfiler dans l’escalier qui grimpe, les marches quatre par quatre, les murs proches qui absorbent sa foulée.
Il entend une voix, un mot, se retourne, ne voit rien, reprend sa course aveugle jusqu’à déboucher dans le couloir. L’armure le surprend, il pousse un cri, la reconnaît à peine, y voit au travers du heaume le regard meurtrier, et l’éclat des griffes, la couleur des crocs, et plus, bien plus, tout ce que son imagination a pu construire. Le renard sent la présence du monstre derrière lui. Il n’hésite pas, bondit en avant, voit la porte ouverte de sa chambre, la chambre, s’y sent traqué, tel un animal, attiré dans un piège, prisonnier.
Les murs, la pierre, la cire des chandelles lui rappellent cette créature. Il panique, la sent qui se rapproche, entend les battements qui s’accélèrent, chassé, poursuivi. Sa mémoire lui rend les traits d’une créature affreuse, aux pattes, à la gueule poisseuses, et pire encore. Le renard n’hésite pas plus, se jette dans le petit couloir secondaire : les ténèbres l’absorbent. Son pelage de cuivre y disparaît, comme assimilé, et lui déjà ouvre la porte au fond, qui débouche sur d’autres escaliers.
Il monte, court le plus loin possible de la créature. Sa course l’empêche de penser. Les murs défilent, les lueurs, les images, dans le flou de l’obscurité. Dans son dos la porte se referme, son grincement dure interminablement, puis claque, et ses pas sont les échos éperdus de son esprit. Son cœur s’effondre, ses mains perdent un instant la trace du mur, il trébuche, faillit tomber, se reprend et cet arrêt le fait regarder derrière lui, où ne subsiste que l’épaisseur noire du passage. Bas et haut se ressemblent, et les deux affichent la même menace sourde, mais sa pensée ne suit plus, il reprend sa course.
Une nouvelle porte se présente, tout en haut, quand il pense avoir atteint la dernière marche. Le contact du bois le rassure, aussi simplement que cela. Le renard ne l’ouvre pas, mais s’y laisse tomber, la tête appuyée contre le battant. Il n’a pas peur. Il ne ressent rien de tel, mais un véritable déchirement. L’idée de redescendre ne lui vient pas, ici, il est bien, tapi dans l’ombre, à attendre. « Riss », murmure-t-il de sa voix enfantine, un son prudent pour rompre le silence. Il serre les mains devant le visage, replié sur lui-même, et se laisse perdre dans ses pensées.
Un appel le redresse. Pourtant, aucun bruit ne se fait entendre, mais le petit renard tourne la tête, oreilles dressées, la main insensiblement sur la poignée. En bas des marches, dans le coin de pierre, flottent les ténèbres. La pierre y est sèche, sa taille brute voilée par la noirceur, les marches silencieuses découpées une à une, qui s’enfoncent profondément. Pas de lumière, seulement la nuit, les formes qui se devinent, l’imagination, un bruit de pas qui se répète, soudain, le pousse à reprendre sa fuite.
La porte s’ouvre sur un nouveau couloir, éclairé par autant de chandelles, toutes sur leurs supports de cuivre, dont les feux luisent lentement. C’est le même couloir, mais la porte de sa chambre a été refermée, confondue parmi toutes les autres. Les lueurs des flammeroles étendent ce couloir à l’infini, et le rapprochent en même temps de lui, le lui rendent tout entier. Les ombres, sous leur rumeur, ne se déplacent presque pas. Le même froid y règne, le même sentiment de vide malgré les flammes.
Tale referme la porte, quand il sent une présence derrière lui, se retourne et voit l’armure, étincelante, l’épée si proche de lui qu’elle touche presque sa queue, et qui le surplombe. Toutes les lumières s’y reflètent, elle y frémit, il la sent qui se dresse devant lui, et son propre bruit de pas, son propre mouvement, sa propre vie qui s’échappe, alors courir, courir le plus loin possible, les portes défilent d’un seul côté, qui à son passage s’ouvrent dans son esprit, les flammes qui s’agitent, le passage tout entier qui s’anime, les ombres qui se précipitent et le poursuivent.
Les questions le rattrapent, qui, quoi, pourquoi, en même temps que ce pelage d’ocre, que les griffes serrées sur lui, et le pire, il n’est plus sûr de rien, de les avoir vues vraiment. Les questions ne devraient pas importer, pourtant, et il n’aurait pas à courir, au travers du couloir, des couloirs, où tout disparaît, où tout se répète, gigantesque miroir qu’il traverse sans cesse, le souffle battant, pour ne pas affronter ce cauchemar. Sa course se perd dans les contours, à chaque angle, le bruit l’emporte, l’arrache à ce monde.
Ce sont autant de mots qui lui empoignent le cœur, qu’il ne veut pas écouter. Mais se battre, mais résister, l’envie de s’échapper, à ce monde s’évader, prisonnier des murs qui se suivent, les marches, les escaliers, partout des portes closes, partout les ombres tapies, effacées, effondrées, l’obscurité de ce lieu glacial, et cette sensation certaine d’être observé, deux grands yeux en furie qui le suivent. Le jeune renard s’arrête, pour se retrouver, pour écouter le moindre son sans en entendre aucun. Il ne sait plus par où aller, pour échapper à la tension, ce monstre qui le pourchasse, cette absence partout répétée, la présence qui manque.
Ce n’était pas grand-chose, qu’il avait vu alors, qu’il a cru voir, et voir encore, juste des ailes, sur le dos du monstre, quand il a tendu sa patte vers lui. Cela l’a dissuadé de se battre, et pourtant, acculé, il s’y était préparé. Qu’il en ait eu ou pas, à présent, n’a plus d’importance, n’en a jamais eu, ne devrait pas en avoir. Il veut sortir, fait un pas, sans en entendre le bruit sur la pierre. Son regard tombe vers le pied criminel, il frappe par terre mais aucun son n’est produit, et comme il murmure d’étonnement, celui-ci aussi s’évanouit.
Une cloche sonne dans le lointain.
Tale se retourne. L’ombre le regarde. Déjà, la lumière emporte ce spectre fugace, mais les recoins, les fentes de la pierre, tout le cuivre du couloir en garde la trace immuable, et tout attend tourné vers le petit renard. Alors les sons reviennent, il réentend son souffle, mieux que jamais, le perçoit oppressant, ses pas sur le sol comme il se recule, se retourne pour fuir. Les marches de l’escalier s’effondrent sous lui. La porte se referme, fermée par lui, et toujours aucune porte ouverte, aucun lieu où se réfugier, seulement l’écho affolé répété à chaque chandelier, dans le métal même.
Une marche lui manque, il s’effondre, roule quelques secondes sans pouvoir s’arrêter. Tout est obscur autour de lui. La douleur le maintient conscient, stigmatise sa détresse. Le renard finit étalé sur la dernière marche, trouve la force de se relever, mais sonné attend quelques secondes, tandis que le vacarme de cette chute se répercute. L’espace onirique se resserre sur lui, il doit continuer à fuir, nulle part n’est sûr.
Il ne veut penser à rien, ni rien savoir, tout cela ne le concerne pas. « Laissez-moi partir ! » Son cri résonne au loin, plusieurs fois de suite, il le croit étouffé, puis en entend la rumeur dans son dos, qui va croissante, avant de s’éteindre complètement, et déformée. Un nouvel escalier passe devant lui, puis le couloir, tout du long, les mêmes portes, à chaque passage une armure qui suit ses mouvements, mais comme il va l’atteindre, aussitôt, le renard s’arrête, sa respiration se suspend, son cœur bat à tout rompre dans le vide, et le sang afflue, tend ses membres raidis.
Le bruit se rapproche, le pas feutré, terrifiant, l’entrechoc des griffes avec la pierre, qui l’a poursuivi partout, qui l’a piégé cette fois. Des deux côtés, que des portes fermées, derrière lui l’obscurité, et toujours ce même déchirement au cœur, qui l’empêche de rester, déjà l’ombre qui se découpe contre le mur, immense, qui s’agrandit, pas à pas, puis le pelage roux, semblant arraché aux lueurs des flammes, se détache dans l’encoignure, et tout le corps de la bête, du monstre apparaît.
Le petit renard est resté là, tétanisé, sans savoir comment réagir. La tête se tourne, les deux yeux le surprennent, le pétrifient. L’armure les sépare, et après l’armure, quatre ou cinq portes, presque rien. Il attend, il craint le premier mouvement, mais Tale n’a plus vraiment envie de fuir. La douleur de sa chute se rappelle à lui, les écorchures, l’épaule souffrante. Il se sent faible, terriblement vulnérable. Ce monstre, il le déteste, pour ce qu’il est, pour ce qu’il lui fait subir, il ne lui pardonnera pas et cependant, se battre, lui est impossible. Il entend, cette fois, sa voix faible, même timide : « Je veux rentrer chez moi. »
Un seul mouvement a placé la créature face au renard. La patte a touché terre comme une goutte sur une glace de cristal. Ce son hérisse la fourrure du petit renard. Maintenant, il se rappelle que cette créature est son geôlier, son ennemi, il se surprend à regarder les épaules, au moins pour se détourner des deux yeux meurtriers. Le monstre fait un pas vers lui, un second, un troisième, vite, trop vite, il va le saisir. Tale bondit en direction opposée, sent un étirement dans sa jambe, mais continue hors de portée, à toute allure, et presque à quatre pattes, ventre à terre, pour lui échapper.
A l’escalier le changement de lumière le trouble, sa tête souffrante ne parvient plus à suivre, la pression est trop forte. Il fait quelques pas dans l’ombre, appuyé contre le mur, se répète qu’il faut fuir, puis le nom de son ami, et il lui semble le voir quelque part dans les ténèbres. Quelques marches plus bas, il ne sait plus ce qui se passe, la tête lui tourne, ses membres peinent à obéir. Il a peur de tomber, se retient à la pierre, cherche un appui. Son murmure s’entremêle au grésillement des bougies. Un pas encore, le sol se dérobe, il chute et s’évanouit.
L’odeur de la sève le rappelle de l’inconscience. Le lierre l’enserre, s’écarte de lui. Le vent souffle doucement, l’air vif frémit aux feuillages lointains. Il se tient debout, sans se voir, sans sentir son corps, au milieu de la verdure, de ce tableau surgi de son souvenir, et qu’il sait, qu’il se persuade être artificiel. Les arguments s’abattent, un à un, tels des détonations. Aucun oiseau ne chante, les arbres sont immobiles, le ciel désespérément vide, il n’y a que des ombres, immenses, il manque quelqu’un.
Le petit renard ne reconnaît pas ce paysage, pourtant si familier. Les teintes de l’herbe sont comme des coups de pinceau donnés, qui descendent les pentes de la colline, que les arbres ponctuent. Puis il voit le vieux chêne, et sa souche à côté, mais ce n’est pas le même, déjà sa rêverie l’a transformé. Le feuillage printanier est tombé, seules restent les branches sèches, tordues, mordant au vent sec qui y souffle. Il n’a pas le temps d’en saisir plus, car rien ne correspond, sinon le détail d’un instant, extirpé de son savoir, et qui n’a pas sa place ici. Ce n’est pas sa forêt, mais un rêve, et cette pensée ajoute autant de beauté au paysage qu’elle ne lui en enlève.
Alors subitement lui vient le souhait de rester, d’explorer cette région pittoresque, née vraisemblablement de son seul esprit, et pourtant si étrangère, et si familière malgré tout. En même temps il cherche où il peut bien dormir, quel jour il est, quelle heure, ce qu’il doit faire, et qui l’attend. Il s’effraie de ne pas trouver, parce qu’il devrait être chez lui, un matin tranquille, dans son petit lit sous la fenêtre, mais sait le contraire. Comme rien ne presse, il se laisse aller plus avant dans cette rêverie.
Une présence le surprend. Comme un appel, comme un silence soudain dedans ses pensées l’avertissent. C’est un ami, c’est tout ce qu’il sait, le renard ne le craint pas. Ils se parlent, des mots aussitôt oubliés, sans se voir, simplement côte-à-côte, à regarder la forêt s’étendre au loin, sans savoir bien qu’en penser. Le renard a envie de lui demander qui il est, mais aussitôt son intuition lui fait penser à « Riss », ce mot détaché, soudain libre, qui l’atteint d’une flèche. Il a peur de tourner la tête, et que ce ne soit pas lui.
Il se souvient alors. La même légèreté irréelle du tissu le saisit. La blancheur même du souvenir s’impose à lui, sublime l’ensemble du paysage, qui subsiste encore. Le renard se retrouve entre deux mondes, entre le rêve et le cauchemar, il se sent tiré de l’un à l’autre, inexorablement, mais pire encore, la présence se trouve dans le second. Cette conviction l’écrase soudain, il a envie de crier, de tourner la tête, de trouver celui qui lui parle, de l’entendre, de savoir son identité, sans y arriver. Les mots lui manquent, l’appel s’éteint, il s’éloigne, il veut le retenir, les membres raidis s’agitent, se tordent dans des mouvements affolés pour se tourner, pour le voir, pour le saisir, désespérément, désespérément.
Un bruit de porte qui se referme le calme totalement. La présence s’en est allée, quand les yeux s’ouvrent. Tout autour l’alcôve brille, candide, tandis qu’il reste immobile, à se dire que peut-être Riss lui a parlé. Peu lui importe alors où il se trouve, et ce qui est arrivé. Seul le doute poignant, de ne pas savoir qui s’est trouvé si proche de lui, le préoccupe encore. Il procède par élimination, et ne trouve pas, rejetant chacune de ses deux réponses. Seulement après, quand ne pouvant trouver il abandonne la question, le renard se rend compte que les contusions, les écorchures dues à sa chute, ne le font plus souffrir.
Il repose sur le lit, ses quelques possessions sur lui, et la couverture intouchée, toujours déformée par les mouvements brusques de son réveil. Malgré cela, il se sent comme tiré dans le passé, comme si toute la mémoire rattachée à ce lieu n’appartient plus qu’au cauchemar, où il se serait perdu sans pouvoir le comprendre. Il en vient à douter de l’existence du monstre. Ces ailes, dans le dos, qui l’avaient tant préoccupé, n’appartiennent plus qu’aux chimères. Dans l’air flottent les odeurs de la forêt. Alors Tale se lève.
Le petit renard se glisse au bas du lit, mais un nuage passant dehors, qui réduit un instant la lumière, l’impressionne au point qu’il s’arrête. L’extérieur l’appelle, en cris endiablés, auxquels personne ne résiste. La nature, la vie, la forêt l’attire, le bois et ses fleurs contre le brut de la pierre, l’éclat meurtrier de l’acier. Cette ombre passagère le rend tout entier à son état sauvage. Un nuage lui a rappelé que le monde existe.
La chaise du secrétaire, cette vieille table semblable à celles de la bibliothèque, est restée tirée sous la fenêtre, où les rayons qui reviennent la recouvrent rapidement. Il se souvient de chacun de ses gestes, dans ce flou du passé, tant la pièce en garde les traces, immortelles. Cette fois, le renard ne s’en approche pas, mais va directement ouvrir la porte, pour découvrir derrière les ténèbres frappantes du couloir, où le noir dans les recoins de la pierre affronte la cire blanche des chandelles.
Tale reste un instant figé, à regarder ce couloir ouvert devant lui. Le froid qui y règne n’en est pas la cause. Il sourit, parce qu’il commence à comprendre, parce qu’il a vu que l’alignement des chandeliers, étudié avec soin, avec une précision mathématique, et crûment naturelle, trompe l’œil. Leur clarté, leur rapprochement, le jeu de l’ombre et de la lumière, découpe la réalité, distord les distances, en somme une simple illusion d’optique. Le renard avait cru ce lieu fantastique ; il en est presque déçu ; le bout du couloir, dévoilé pour lui désormais comme l’illusion n’a plus d’effets, lui paraît une promesse d’en finir rapidement.
La même sensation poignante d’être observé le frappe, mais il n’y prête plus attention, certain qu’un autre jeu logique est à l’œuvre. Le froid doit y participer, les autres portes aussi, et ce contraste entre la chambre et le couloir. Il progresse dans ce dernier, passe devant l’un des accès à la bibliothèque, mais ne s’arrête pas. L’envie l’a saisi d’aller voir, là-bas aussi, si rien n’avait changé, mais un reste de peur enfantine le retient, et l’envie de partir au plus vite.
Au bout se trouve une des armures d’argent. Peu lui importe, désormais. Elles ne servent qu’à l’effrayer, et même s’il sent le frisson de ses craintes le saisir encore, le renard n’y prête plus d’attention. Il l’observe pour ce qu’elle est, un vaste assemblage de métal, artistique, un épouvantail. En descendant les marches de l’escalier, c’est à peine si le renard pense à regarder derrière lui, si la créature de métal l’aurait suivie. Il presse insensiblement le pas.
En bas se trouve la porte renforcée. Le renard se surprend à attendre derrière la salle aux piliers, la pièce baignée de lumière où trônait la créature. Pourtant, il est parti dans la direction opposée. Plutôt que de l’ouvrir, il plaque contre le battant son oreille, et reste là à attendre, dans le silence, pour ne pas se faire surprendre. Il croit entendre comme une goutte d’eau confuse, mais c’est tout. Alors le jeune renard tire sur la poignée, avec toute sa force, pour la faire bouger, puis parvient à débloquer le battant, qui s’ouvre.
La lumière y est douce, terriblement naturelle. Il la voit sans y croire, mais bien forcé de la reconnaître. Un balcon de bois se présente devant lui, à la rambarde de cyprès, où l’air sent la fraîcheur du matin, la rosée. La sensation vague s’ajoute à sa surprise, d’entendre comme le sifflement des oiseaux, le frémissement imperceptible de l’herbe, le sifflement du vent dans les branchages. Le bois abonde, en piliers épais, en madriers au plafond, et le balcon contre trois des quatre murs, et les colonnes qui le soutiennent, puis les deux escaliers au centre qui se séparent et permettent de rejoindre le plancher de la pièce.
Tale s’avance, le regard rivé sur les sculptures qui recouvrent la rambarde de bois, barrière face au vide. Au-dessous se révèle le dallage de marbre, calmé par l’obscurité. Une statue superbe s’élève entre les deux escaliers, tout de chêne et massifs. Elle aussi marbrée, elle se dresse presque dos au renard, et les deux vastes plumages qui en surgissent, du même marbre blanc, la voilent presque entièrement. Elle fait face aux deux gigantesques fenêtres en ogive, où la lumière entre, d’où elle étale ses rayons. Des fenêtres plus petites s’ouvrent aux extrémités du balcon mais celles centrales les effacent de leur majesté. Dessous se trouve la porte d’entrée.
Elle est titanesque, d’emblée infranchissable, deux battants du chêne le plus épais, si hauts qu’ils dépassent le balcon, et fermés par un lourd madrier qui les barrent, renforcé de métal lourd qui le fait scintiller. La porte même est renforcée, véritable entrée de forteresse. Seulement le renard remarque, comme pour les portes de monument, deux portes rectangulaires découpées par leurs bordures métalliques dans les battants en ogive. Des anneaux y pendent, mais aucune serrure.
Tale s’empresse de descendre les escaliers. Comme il passe devant la statue, le renard n’y prête aucune attention. Il est fasciné par la porte, dans sa tête il en étudie la taille, le poids, la résistance, sans penser vraiment qu’il pourrait l’ouvrir. Elle doit être épaisse d’au moins un mètre, comme scellée dans les murs. Il s’arrête ; il est surpris ; il croit avoir entendu comme un pleur. Aucun écho ne suit, le jeune renard n’y pense plus. Il croit voir derrière la porte l’herbe verte qui l’attend, presse le pas.
L’anneau se trouve plus haut que lui, plus épais que ses bras. Il pend à la manière d’une cloche, accroché solidement au battant par un crochet fermé de cuivre ouvragé. Même ainsi, la porte lui semble à sa taille. Tale lève les bras, attrape l’anneau et parvient sans grande peine à le faire bouger. Comme il le lâche, celui-ci vient frapper le battant, et le coup lui fait sursauter le cœur. Un regard fugitif dans son dos le rassure, même s’il n’a pas vraiment regardé. L’empressement lui fait perdre toute prudence.
Le petit renard tire sur l’anneau, puis presse contre le battant, sans parvenir à le bouger. Il recule de quelques pas, un peu déçu, mais guère surpris. Le second battant reste insensible, comme le premier. A chaque fois l’anneau de métal retombe lourdement contre le battant. Ses tentatives le laissent désœuvré. Il réfléchit déjà à partir, reste malgré cela, encore peu sûr de la marche à suivre. Ses membres frétillent d’impatience. La lumière de l’extérieur attise ses ardeurs.
Il se retourne, près de partir, avec ce sentiment toujours plus fort d’être observé. Ses yeux cherchent sur le balcon la présence sans la trouver. « Si quelqu’un venait me chercher ? » Il n’a pas voulu dire Riss, confusément, il ne réfléchit même plus à ce choix. Baignée de lumière, la salle ne compte aucune bougie, et les recoins sont emplis d’ombre. Les murs sont couverts de tapisseries, de tableaux, de paysages. Ses sentiments le perdent. Il veut se ressaisir, mais ses yeux saisissent alors la statue, qui, noyée dans l’ombre, le surplombe.
C’est le monstre. Il glapit. Il n’a pas pu retenir ce cri, plongé dans ses illusions d’enfant, plaquant sur ce marbre lisse le pelage cinglant de la créature, au roux démoniaque. Il a glapi parce que les deux yeux vides de la statue lui rappellent sans erreur ceux ardents qui l’ont transpercé. Déchirée par l’ombre et la lumière, la statue semble prête à se détacher de son socle, et l’ombre insensible des nuées qui passe dessus lui rendent vie. Mais le renard se reprend, ce n’est qu’une statue. Mais il regarde la porte. Mais il pense aux escaliers, et le cauchemar, comme un coup donné, le frappe.
Ses poings s’abattent sur la porte, puis il attrape l’anneau et tire, de toutes ses forces, un pied contre le bois, à en sentir ses muscles souffrir. Alors il tente de l’enfoncer, s’abat contre, à plusieurs reprises, sans se soucier de la lutte inégale. Il attaque le bois, avec ses poings, sa colère enfantine, emporté par la tension qui éclate. Il hurle. Son cri se répercute contre les murs. Ses poings frappent le battant impassible, avec furie. Le bois sous ses assauts ne bronche pas.
Mais Tale s’acharne, avec toute la force que lui donne le désespoir. Il ne réfléchit plus, se laisse porter par ses seuls sentiments. Les éclats de sa lutte résonnent, puis retombent en souffle mort. Les coups se répètent, se multiplient, gagnent en force et en vigueur. Il se démène, tous ses membres raidis par l’effort, et avec une rage qui ne lui appartient pas. Il veut se battre, ses poings cognent cassent frénétiques le silence du manoir. Le vacarme fait trembler la pièce. Il n’écoute que ses cris, surgis comme la cristallisation de la plus parfaite innocence :
- Je veux sortir !
Prisonnier, il fait battre ses chaînes invisibles. Le front en sueur, il s’abat encore contre le battant, y exerce toute sa puissance, frappe du pied, et tout son flanc, s’essouffle sans y penser, ne reprend des forces, alors vacillant devant la porte, tout en sueur et comme anéanti, que quelques secondes, pour s’élancer à nouveau, dans des assauts toujours plus forts, et plus effrayants. L’ombre semble s’effacer sous les coups qu’il donne, le bois de craquer, ses poings de s’abattre, sa queue qui claque, mais l’air mort, mais il s’élance, encore et encore, et cette énergie qu’il ne se connaissait pas éclate avec fracas.
- Laissez-moi sortir !
Il hurle à pleins poumons.
- Laissez-moi sortir !
Sa voix se brise soudain, et se termine en plainte. Les sentiments qui allaient l’anéantir se taisent soudain. Ses yeux brillent, face au battant insensible, et c’est tout. Il a encore les poings serrés, au contact du bois, mais les laissent glisser, et tombe, dans le vacarme qui s’éteint. Il pleure. Rien ne l’en empêche plus. Autour de lui les murs l’enferment, et les barreaux de la rambarde se distinguent. La statue pèse dans son dos. Sur lui passe l’ombre des nuages. Il se demande déjà si c’est bien le désespoir qui l’a poussé à se battre, ou bien l’injustice.