Je courais dans la neige, mes pieds effleurant à peine le sol et chaque enjambée me propulsait plus en avant dans les bois. Ma poitrine se souleva à peine sous l’effort et à chaque expiration, un petit nuage d’air se condensait devant moi tel un brouillard éphémère qui troublait ma vision. Les branches basses des sapins griffaient ma peau nue et je sentis la bise glaciale qui glissait sur les entailles où le sang commençait à perler. Je débouchai dans la clairière. Je connaissais cet endroit. J’y étais déjà venu. Là m’attendait Loup. Sous les branchages, ses yeux mordorés étaient fixés sur moi. C’est mon Totem, mon guide. A travers lui, je retrouve la voie qui mène au monde des esprits, vers le Grand Loup. Depuis ma « guérison », notre lien se renforce.
Ici, dans mon esprit, je retrouve mes racines.
- Je t’attendais Lothar.
La voix résonna directement dans ma tête mais je m’étais habitué à cette façon de communiquer. Ces derniers jours, j’avais passé beaucoup de temps en compagnie de Loup. A ses côtés, je commençais mon long apprentissage qui m’apporterait la compréhension et le contrôle de ma seconde nature plus bestiale. L’homme et le loup ne devaient faire qu’un. Mais l’homme que j’étais il y a encore quelques jours avait été séparé pendant trop longtemps de son autre facette. Même s’il me semblait parfois sentir la présence de quelque chose de beaucoup plus ancien et sauvage dans mon esprit, jamais je n’aurais pu imaginer quelle était ma véritable nature ! Depuis mon éveil, je suis à nouveau moi-même, je redeviens un. Mes sens se font plus aiguisés : mon odorat, mon ouïe, ma vue ; ma perception du monde qui m’entoure s’est retrouvée bouleversée. Mais le chemin qu’il me reste à parcourir est encore long. Et pourtant, le temps nous presse. La sécurité que nous offrent ces murs n’est qu’éphémère. Le danger rôde tout autour de nous, tapi dans l’obscurité, attendant le moment propice pour jaillir de sa cachette et frapper.
- De graves évènements se préparent. La Meute est divisée. Bientôt les rivaux devront se faire face car il ne peut y avoir qu’un seul chef.
- Ainsi, tu connais l’identité du meneur du Cercle Primaire ?
- Oui, un ennemi que ton frère Karson a appris à redouter. Mais ce n’est pas de cela que je désire parler...
- Y-a-t-il autre chose que je doive savoir ?
L’air se troubla devant moi et je pouvais apercevoir une image qui se forma peu à peu. Des murs se dessinaient, un rempart de bois, ces maisons...Friisburg ! Une silhouette se détacha dans la pénombre, son allure me sembla familière. Il se retourna comme s’il avait senti ma présence et la pâle lueur de la lune me révéla son visage. Mon sang ne fit qu’un tour quand je reconnus Victor. Mais que faisait-il là-bas ? La réponse fut fulgurante et me frappa en plein cœur.
- Laars ! »
Je me réveillai en sursaut, le visage baigné de sueur. Il me fallut quelques instants pour reprendre mes esprits. Tout autour de moi, la brume s’estompa et je retrouvai le décor familier de la chambre d’hôte du Manoir. Mon cœur se calma peu à peu mais les échos de cette dernière révélation résonnaient encore dans mon esprit. Laars courait un grave danger si jamais le Cercle Primaire mettait la main sur lui. Il fallait que j’agisse. Je descendis de mon lit, encore un peu hagard. Puis, je passai dans la salle à côté, me guidant dans l’obscurité comme en plein jour. Je pénétrai dans le baquet qui se tenait au centre de la pièce. Le contact brutal avec l’eau glacée m’éclaircit les idées et je pus enfin réfléchir calmement à ce que je devais faire.
Je sortis de ma chambre. Tout autour de moi était silencieux. Près d’une vingtaine de personnes vivait entre ces murs mais je ne croisais pas âme qui vive. Je descendis l’escalier en silence et je me rendis aux appartements privés de Lord Karson. Ces temps-ci, ce dernier ne dormait pas beaucoup, ses responsabilités lui pesaient plus que jamais sur les épaules. Certes, c’était un homme avisé, habitué à supporter une pression telle que lui incombaient ses fonctions mais depuis peu, les choses avaient eu une fâcheuse tendance à se compliquer d’elles-mêmes.
Le Haut Conseil de la ville s’était réuni quelque temps auparavant. Tous les dignitaires avaient été convoqués et l’ordre du jour n’était pas vraiment rassurant. Les écarts du Cercle Primaire avaient fini par attirer l’attention et ce que Lord Karson redoutait le plus était sur le point de se produire. Il courrait des rumeurs selon lesquelles des loups géants avaient été aperçus dans les bas-fonds de la cité. Le Haut Conseil ne prêtait d’habitude qu’une oreille distraite à ces propos qu’il tenait pour de simples racontars. Mais depuis l’invasion de la ville par une centaine d’hommes-rats se déversant des antiques souterrains de la cité, les autorités y regardaient à deux fois avant de qualifier ce genre de témoignages de superstitions puériles.
Et cette fois, il s’agissait de notre peuple. Lord Karson était revenu de la réunion avec de biens mauvaises nouvelles. Après une longue concertation, le conseil avait décidé d’en appeler à des services extérieurs : des répurgateurs. Cela en raison de l’absence de la majeure partie des garnisons armées de Middenheim, partie vers les régions troublées du Nord. Même s’il leur en coûtait de faire appel au clergé de Sigmar, les évènements de ces dernières semaines avaient été jugés trop préoccupants pour ne pas en tenir compte.
Des bribes de conversations me parvinrent du couloir.
- Des répurgateurs ! Je hais ces gars-là. »
Cette voix chargée de colère était celle de Marcus. D’ordinaire si maître de lui, il ne pouvait cacher son aversion pour les soldats de Sigmar. Cela ne me surprit guère, moi non plus je n’avais pas beaucoup d’estime pour ces individus. La plupart n’étaient que des charlatans qui abusaient des gens du peuple en se servant de leurs peurs et de leur ignorance. Quant aux autres, c’était les pires : des fanatiques se réjouissant de la destruction qu’ils sèment, prêts à réduire l’Empire en cendre et à livrer sa population aux flammes pour assurer son salut.
- Si les humains ne nous acceptent pas aujourd’hui, la prochaine génération le fera peut-être. Le temps est notre allié, Marcus. Que représentent cinquante années pour ceux de notre race ?
- A condition qu’ils ne nous exterminent pas tous avant...
J’en avais assez entendu et je décidai de faire irruption dans la pièce. A ma grande surprise, j’aperçus Magdalena, l’air soucieux, dans un coin de la pièce. Elle tenait une coupe dorée entre ses mains sans perdre un mot de la discussion qui se poursuivait.
- Lothar !
- Désolé de vous interrompre mais il s’agit d’une urgence. Un ami à moi court un grave danger.
- Il s’agit de Laars n’est-ce pas ? Le Cercle primaire cherche à nous atteindre, par quelque moyen que ce soit.
- Je ne peux rester sans rien faire.
- Et pourtant, nous exposer ainsi, alors que la population est en proie à la peur et à la suspicion, pourrait faire basculer la cité toute entière dans le chaos. Et l’arrivée imminente des répurgateurs va envenimer la situation, attisant les anciennes rancœurs entre Sigmarites et Prêtres d’Ulric.
Soudain, des exclamations retentirent dans le grand hall, coupant court à toute discussion. Nous nous précipitâmes dans le hall à toutes jambes.
L’apparition fantomatique émergea des volutes de fumées qui semblaient sortir tout droit du néant. Une silhouette encapuchonnée se tenait maintenant au centre de la pièce, nous surplombant de toute sa stature, projetant son ombre démesurée sur les murs qui disparaissaient, engloutis par l’obscurité aussi épaisse qu’un nuage sombre chargé de menaces.
- Paix mes frères ! » Tonna la voix aux accents acérés.
La capuche rejetée en arrière nous révéla un visage aux traits anguleux et marqués, mais ce furent surtout ses yeux qui attirèrent mon attention : froids, d’une couleur bleu acier, ce regard reflétait la dureté de caractère d’un meneur, preuve d’une indomptable force de la nature. Une figure autoritaire, celle d’un chef, qui me rappelait, d’une certaine façon, Lord Karson lui-même.
- Odérik ! » S’exclama le prêtre du Loup Blanc.
- Oui, Lomir, l’heure des subterfuges est révolue. Les masques vont enfin tomber. Je ne viens pas en agresseur...
- Ta mémoire te ferait-elle défaut au point d’oublier l’assassin que tu as envoyé en ces lieux ? » L’interrompit Marcus.
- Il n’y a qu’un seul amnésique, et ce n’est pas moi » Fit Odérik, braquant son regard sur moi « Cet ordre n’émanait pas de moi et le coupable a été sévèrement puni... n’est-ce pas Lothar ? »
Oui, Victor avait payé mais notre petit tête-à-tête avait tourné court la dernière fois. Mais je m’arrangerai pour que notre prochaine rencontre soit la dernière.
- La décision du Haut Conseil est inacceptable. » Reprit Odérik. « Cet appel au clergé de Sigmar est un véritable acte de guerre envers les nôtres. Restez passifs ! Gardez vos illusions et vous finirez couverts de chaînes ou pire encore ! Le temps de l’utopie est terminé, une ère nouvelle commence et seuls les forts survivront ! Si je suis ici ce soir, c’est pour vous offrir l’ultime chance de vous rallier à moi... »
- La voie que tu proposes ne mènera qu’à notre fin à tous ! Nous courrons à notre perte si nous déclarons une guerre ouverte contre les Hommes. Nous serons anéantis.
- Tu te leurres, Lomir ! Nous avons le pouvoir nécessaire...et tu le sais bien.
Une ombre passa sur le visage de Lord Karson alors que je sentais mes poils se hérisser sur ma nuque.
- Je vois que vous m’avez compris. Remettez-moi les livres. Les sortilèges qu’ils contiennent sont assez puissants pour balayer ces frêles humains !
- Jamais ! Tes sbires ont déjà échoué une fois en essayant de les rependre. »
- Certes. Mais ce léger contretemps ne fait que retarder l’inévitable. Le Cercle Primaire a d’autres atouts...qui devraient t’intéresser tout particulièrement Lothar. Comme ton ami le mercenaire !
Je contins une irrépressible envie de lui sauter à la gorge avec peine. Savoir Laars entre leurs griffes me rendit fou de rage mais je restai hélas impuissant.
- Vous savez ce qu’il vous reste à faire...
La silhouette s’estompa tout à coup mais ces derniers mots résonnèrent longtemps à mes oreilles. Lord Karson fut le premier à sortir de cette torpeur :
- Frères, regagnez tous vos appartements mais soyez sur vos gardes, car dès à présent nous ne sommes plus en sécurité, même entre ces murs.
Les habitants du manoir, la mine sombre, s’exécutèrent et rares furent les mots échangés ce soir-là... Quant à moi, je me réfugiai dans la bibliothèque, recherchant la quiétude de ce lieu de connaissances. L’âme en peine, je ne parvins pas à trouver le sommeil, les questions se bousculant dans mon esprit. Quel choix me restait-il ? Je ne pouvais me résoudre à abandonner Laars. Néanmoins, si le Cercle Primaire entrait en possession des livres, c’en était fini de nous et de tous les humains. Et pour tout arranger, la venue imminente des répurgateurs allaient mettre le feu aux poudres. « Les vengeurs du peuple » comme ils se nommaient eux-même. Tout un programme... Et leur chef, un certain Von Guelt, était, selon les propos de Marcus, réputé pour son intransigeance quasi-fanatique. Toutefois, une question me taraudait : d’où Lord Karson connaissait le meneur du Cercle Primaire ? A la manière dont ces deux-là avaient discuté, il ne faisait aucun doute qu’il s’agissait de vieilles connaissances. Des bruits de pas me tirèrent de mes réflexions. Magdalena m’apparut, l’air empreint d’une grande tristesse.
- Je ne te dérange pas ? Demanda-t-elle d’une voix légèrement nouée.
- Pas le moins du monde. J’avais besoin de m’isoler pour réfléchir à tout cela. On ne peut pas dire que la soirée fut de tout repos.
Un mince sourire éclaira son beau visage mais ses yeux trahissaient son émotion.
- Pourtant, il ne faut pas perdre espoir.
- C’est ce que Marcus n’arrête pas de me répéter. Comment la situation a-t-elle pu dégénérer à ce point ? Quelle ironie ! Savais-tu que les communautés d’hommes-loups s’étaient implantées dans le Middenland depuis des générations ? Comme les choses peuvent changer...Tu vois, les revendications d’Odérik sur ces terres ne sont pas tout à fait infondées.
- Lord Karson et Odérik se connaissaient déjà avant ce soir, n’est-ce pas ?
- Oui, ils étaient proches mais cela remonte à bien longtemps. Dorénavant, les voilà face à face dans une lutte dont l’enjeu est la survie de notre espèce. Lord Karson et Odérik, deux membres de la même espèce, de la même meute, prêts à mourir pour leur cause.
Une larme perla au coin de son œil et roula délicatement le long de sa joue.
- Odérik n’a pas toujours été ainsi. C’était un être bon autrefois, empli de compassion et des rêves pleins la tête quant à la destinée de notre espèce. Mais tout espoir disparut abruptement un triste jour d’hiver, quand une horde d’hommes, ivres de colère, le pourchassa, lui et sa famille. Pour échapper à la vindicte populaire, il dut se résoudre à fuir, emportant son enfant blottie entre ses bras. Hélas, dans cette fuite éperdue, sa femme fut capturée, et avant qu’il ne puisse tenter quoi que ce soit, elle fut mise à mort de la plus horrible des façons. Fou de chagrin, il se rua sur les bourreaux de sa bien-aimée, laissant libre cours à toute sa rage meurtrière. En une nuit, il extermina le village qui avait causé sa douleur. Il noya sa peine dans un bain de sang. Il tenait enfin sa vengeance mais une partie de lui s’en était allée pour toujours...
- Comment sais-tu tout cela ?
- J’ai assisté à cette scène. Cette nuit-là, j’ai perdu une mère...et un père.
Ses épaules s’affaissèrent tout à coup et elle se mit à trembler, comme prise d’un froid subit. Encore abasourdi par cette révélation, je l’approchai doucement lorsqu’elle se réfugia dans mes bras, des larmes pleins les yeux.
- Je ne sais plus où j’en suis, Lothar.
Moi qui n’avais pas le moindre souvenir et qui aspirai plus que tout à recouvrer la mémoire, j’assistai impuissant à la détresse de cette jeune femme rattrapée brutalement par son passé. Ma gorge se noua, la voir ainsi, si vulnérable, elle qui paraissait si forte... Reprenant son souffle, elle continua son récit :
- Après l’incident, Lord Karson me recueillit. S’il avait perdu tout espoir de sauver mon père, il fit tout son possible pour m’offrir un avenir meilleur. Ainsi, il se chargea de mon éducation, faisant mon apprentissage, aiguisant mon corps comme mon esprit. A chaque étape importante de ma vie, il était présent. Il fut un mentor mais aussi un père...
Elle s’interrompit et s’éloigna de moi, se tournant vers l’âtre de la cheminée où les petites bûches finissaient de se consumer en dégageant de petites flammèches. Elle tendit ses mains vers le feu, comme si les flammes pouvaient réchauffer son âme meurtrie.
- Maintenant, tout ceci est remis en question. Je ne peux me résoudre à l’abandonner. Quelles que soient ses fautes, il reste mon père. Et, au moment décisif, je ne sais pas quel camp je choisirai.
- Le bon autant que possible.
Elle me sourit tristement et les premières lueurs du jour percèrent à travers la lucarne, mettant enfin un terme à cette éprouvante nuit.