Devant une petite maison de bois, une silhouette fine était assise, occupée à rêver et visiblement perdue dedans. Une grande créature ressemblant à un tigre s’approcha d’elle.
-Lorindil, je te rappelle que nous partons demain à la première heure pour Caldift. Tes affaires sont prêtes ? lui demanda-t-elle.
Le jeune Elfe releva la tête. Lorsqu’il n’avait que vingt ans, un âge enfantin pour ceux de sa race, le bateau de sa famille, en voyage pour l’île orientale de l’Oeuf, fut coulé par les Orques. Recueilli par les Rakshasas peu après, il fut cependant le seul survivant. Depuis, il vivait auprès de ces Tigres-debouts, qui l’avaient élevé comme l’un des leurs. Agé à présent de deux cent ans, il était devenu, comme tous les Rakshasas, un guerrier accompli et maîtrisait aussi les arcanes du feu. Cependant, les quelques Elfes résidants sur l’île avaient tenu à continuer sa formation de Drelöth. Il regarda celle qui lui avait posé la question à travers ses longues mèches couleur paille et répondit :
-Oui Parvadi, c’est fait. Mais que doit-on faire, là-bas, au fait ?
-Quelle tête-en-l’air tu fais, soupira-t-elle. Nous apportons les perles vertes de l’année aux marchands de la région.
-Ah oui. Bon je vais voir où en est la préparation du bateau et des provisions.
-Bien, fit-elle.
Lorindil et elle avaient grandi ensemble, si l’on peut dire, car elle naquit quand Lorindil avait cent ans. Agée à présent de cent ans, elle était la fille des parents adoptifs de l’Elfe, qui l’avaient trouvé lorsqu’ils avaient deux cent vingt ans. Etrangement, ses parents avaient donc eut leur premier enfant au commencement de leur vieillesse, quand leurs années atteignaient trois cents ans. Parvadi entrait, comme son frère adoptif, dans l’âge adulte de leurs races respectives. Cette livraison était la première mission qu’ils dirigeaient, et ils comptaient la mener à bien sans problème, afin de prouver leur valeur de marins et marchands. Pyromage accomplie, elle savait cependant parfaitement se servir de ses armes naturelles et de ses cimeterres. En effet, on avait beau être en temps de paix, il fallait savoir se battre car les raids des êtres de la Péninsule Maudite étaient fréquents, sans pour autant donner naissance à une guerre. Il fallait aussi compter avec les attaques des Monstres.
-Bon, je vais préparer mes bagages moi aussi, pensa-t-elle.
Elle entra dans la maison de Port Halrâam, l’un des plus importants ports Rakshasa, célèbre pour ses perles vertes et ses fruits de mer abondants, qu’elle partageait avec Lorindil et ses frères et sœurs.
-Parvadi, tu nous rapporteras des colliers elfiques, s’il te plaît ? lui demanda Laksmi, la plus jeune de ses sœurs, quand elle entra.
-D’accord, promit-elle en la soulevant. Irrto, je compte sur toi pour t’occuper des autres en mon absence. Maintenant, laissez-moi faire mes bagages.
La coutume chez les Rakshasas était de laisser les enfants seuls dès que l’aîné était adulte. Depuis six mois, les quatre enfants vivaient donc seuls avec Lorindil, dans cette bicoque que leurs parents leur avaient laissée.
-Alors, énuméra-t-elle lorsqu’elle eut fini. Deux cimeterres, mon livre de mage, des pierres à aiguiser, sans compter les robes, turbans, manteaux de rechanges, ciseaux et peignes. Je crois que j’ai tout.
Elle était loin d’être coquette, mais aimait avoir l’air bien soignée.
-Bon, je vais rejoindre Lorindil. On se retrouve à la fête, dans peu de temps, dit-elle en partant.
Pendant ce temps, Lorindil était arrivé à leur navire. Il passa un long moment à le regarder, rêveur. Son bois, fraîchement revernis, avait prit la couleur du cuivre. Il était long et fin, ses trois mâts soutenaient chacun une voile d’une blancheur immaculée. Il possédait aussi un rang de rameurs, pour ne pas dépendre totalement du vent. Une tête de tigre dorée décorait la proue et deux Serpents de mer argentés formaient les montants de la poupe. Son équipage comptait cent Rakshasas, dont cinquante pouvaient se mettre aux bancs de rames. Il était tous de rudes combattants et bons sorciers. Lorindil s’arracha à sa contemplation et monta sur le pont, placé très haut, du "Fendeur des Flots".
-Bonjour Râma, fît-il en s’approchant d’un Rakshasa de haute taille, même pour ceux de son peuple. Alors, où en sont les préparatifs ?
Râma, le capitaine du navire, écumait la Mer Blanche depuis plus d’un siècle. Encore jeune, il était très qualifié pour amener les novices dans leurs expéditions. Il baissa les yeux vers Lorindil, qui mesurait une tête de moins que lui, et sourit.
-Presque. On attend encore deux caisses de perles vertes. Nous avons suffisamment de nourriture et d’eau pour deux mois. Nous serons accompagnés d’un groupe de musiciens Chilâsins. Ils mettront de l’ambiance et encouragerons très bien les rameurs, si besoin est.
Lorindil se réjouit de l’idée de ces compagnons. Les Elfes adoraient la musique et les chants, et maîtrisaient merveilleusement ces deux choses, mais les Chilâsins étaient reconnus comme étant inégalables dans ces arts, qu’ils passaient, pour la plupart, toute leur vie à perfectionner. Leurs immenses oreilles les dotaient d’une incroyable acuité auditive, tandis que leurs lèvres charnues en faisaient des virtuoses des instruments à vents. Ils avaient développé un style envoûtant, entraînant, où n’importe quel instrument ou voix pouvaient se mêler sans gêner l’auditeur. Aussi, il n’était pas rare de voir des Elfes et des Fées dans leurs groupes, les uns pour leurs instruments à cordes et leur voix, les autres pour leur voix aussi et pour leur danse.
-Parfait, fît l’Elfe. Ca promet d’être un beau voyage, s’ils sont avec nous. Espérons que le temps se maintiendra.
-Il ne vous suffira pas de savoir naviguer. Arrivés à Caldift, il vous faudra aussi apprendre à négocier. Et ça, ça s’apprend sur le tas, pas en cours, remarqua Râma.
-Bah, ils seront tous de suite plus avenants et faciles à manipuler quand ils verront qu’un Elfe est avec nous, dit une voix derrière eux.
-Parvadi ! Mais que fais-tu là ? fit Lorindil, sursautant.
-Je suis venu voir si tu avais trouvé ton chemin, plaisanta l’interrogée.
-Je suis peut-être rêveur, mais quand même. Râma a invité une troupe de Chilâsins pour le voyage, reprit l’Elfe, joyeusement.
La jeune Rakshasa ne parut pas s’en réjouir.
-Tu trouves que c’est une bonne idée ? Si on se fait aborder par des Orques, ils seront les premiers à décamper. Ils n’ont aucune compétence martiale, et ne développent pas leurs aptitudes au arcanes au-delà du strict minimum, et encore, quand ils décident d’utiliser la sorcellerie. Ils ne pensent qu’à leur musique, certes absolument fantastique, mais sans utilité pour un voyage périlleux.
-Exact. Mais tu te trompes sur l’utilité de la musique. Si on manque de vent, ou en cas d’attaque, eux seuls seront capable d’insuffler du courage et d’éviter la fatigue aux rameurs. Ne sous-estime pas leur art.
-Tu fuirais le combat ?
-Jamais devant des Orques. Mais si c’est un Ziph, on ne sera pas de taille.
-C’est bon, d’accord. Ils peuvent venir. Mais je les éventre sans sommations s’ils mettent les bouts à la moindre voile Orque ou associée à l’horizon. Tu peux en être sûr, se sont des lâches.
-Tu es vraiment trop dure, Parvadi.
-J’approuve Lorindil, intervint Râma. Tu dois apprendre à juger les gens sur autre chose que leurs aptitudes au combat et aux arcanes. Certes, les Chilâsins sont faibles et peureux et pourraient utiliser beaucoup mieux leurs qualités de thaumaturges. Mais ils sont très habiles de leurs mains et presque aussi ingénieux que des Nains. De plus, leurs chants donnent force et courage, et font disparaître la fatigue. Ils font donc d’excellents alliés au combat, si on parvient à les garder près de soit.
-Si leurs chants donnent du courage, pourquoi fuiraient-ils ? questionna Parvadi.
-De l’une, chez eux, la peur prend le dessus sur la réflexion devant un danger. Etant donné leur constitution, ce n’est pas à blâmer. Ensuite, leur musique, qui n’est ni magique, ni psychique à l’instar des pouvoirs mentaux des psyolites comme on pourrait le croire, mais manipulatrice, n’a aucun effet sur celui qui la joue.
-Ce qui nous ramène au point de départ : ils fuiront plutôt que nous aider, et on se retrouvera avec une chaloupe en moins assez rapidement, je pense.
-Ils se reprennent vite si on les tient hors de portée de l’ennemi. Il suffit de se mettre tout de suite entre eux et l’attaquant. Je t’assure, je n’ai jamais regretté d’avoir invité des Chilâsins à bord du "Fendeur des Flots". Pour preuve, c’est grâce à eux que j’ai pu échapper à un Ziph, une fois.
-Si vous le dites, Râma. Je vous fais confiance. Mais je n’approuve toujours pas cette initiative, même si, comme vous dites, ils vous ont sauvé la vie une fois, car rien ne prouve que ceux-ci feront la même chose.
A cet instant, les frères et sœurs de Parvadi, Irto, Hiqual et Laksmi arrivèrent.
-Je vous rappelle que la fête va bientôt commencer, dépêchez-vous, annonça Hiqual.
Lorsque des jeunes prenaient leur premier emploi, la tradition voulait que tout le village fête leur départ dans la vie. Les chants et les mets étaient choisis en fonction de la carrière. Ainsi, on chantait les prières à Kirku, déesse de la chasse et on mangeait du gibier pour le banquet d’un chasseur. Les prières à Tergaën, l’Esprit du Tigre, étaient cependant de mise pour tous les types de banquets.
-Allez-y donc, c’est votre soirée. Je vous rejoindrais quand les deux dernières caisses seront arrivées.
-Bien, Râma, lui répondit Parvadi
-Je vous remercie, fit l’Elfe.
Le Rakshasa sourit, ce qui découvrit ses grands crocs, et agita sa crinière. Normalement, ceux de sa race ne l’acquéraient que dans leur vieillesse, après trois cent ans, mais il n’en avait que deux cent cinquante-deux, et la longueur ainsi que l’épaisseur des poils de sa tête étaient remarquables pour son âge.
Parvadi et Lorindil arrivèrent rapidement sur la grand-place de Port Halrâam, où brûlait un gigantesque brasier, haut comme trois éléphants et d’au moins sept mètres de diamètre. A en juger pas l’aspect des bûches, il venait juste d’être allumé, mais les flammes dépassaient déjà les dix mètres de haut. Cela s’expliquait simplement : Les Rakshasas maîtrisaient le feu depuis des temps immémoriaux, et étaient spécialisés dans la pyromagie. Ils n’utilisaient d’ailleurs pratiquement que cette forme des arcanes. Autour du feu, de grandes tables garnies de poissons et de fruits étaient dressées. Le chef du village s’approcha des deux jeunes gens.
-Bonsoir, fit-il, souriant. Tout est prêt,, on va pouvoir commencer, puisque vous êtes là.
-Merci beaucoup. Râma va arriver, il attend deux caisses de perles vertes, il ne faut pas l’attendre, répondit Lorindil.
-D’accord. Ah, ces livreurs sont toujours en retard. Bon, commençons, c’est votre fête, après tout.
-Mais qui a dressé les tables et allumé le feu ? l’interrogea Parvadi.
-Vos frères et sœurs, sur une initiative dd’Hiqual. D’ailleurs, Laksmi montre une très grande maîtrise de la pyromagie pour son âge, c’est elle qui a allumé le feu.
-Vous m’en voyez ravie, sourit la farouche Rakshasa cachant son immense surprise, tandis que Lorindil restait bouche bée devant la déclaration du chef de village.
Les villageois se mirent à table et firent ripaille des poissons de la Mer Blanche : thon, anguille, poulpe, morloch, narval, raie, et divers crustacés, les Rakshasas ayant jeûnés tout le jour, comme le voulait la coutume. Lorsqu’ils passèrent aux fruits, les prêtres du temple de Larëanet, déesse des étoiles, des flots et des cieux, commencèrent leur prière :
Larëanet, reine du firmament,
Cygne de nacre domptant tous les courants
Dans une cape de cendres et d’azur
Infini dans toute sa démesure
Ne détourne pas ces marins marchands,
Et sur leur route, amène les courants
Qui les éloigneront des roches dures
Et les mèneront le long des eaux pures
Car au-delà vivent les Nécromants,
Et leurs alliés Démons et Morts-Vivants,
Les Renégats aux mortelles brûlures
Les Elfes Noirs aux paroles impures.
Pendant qu’ils chantaient, un groupe de prêtres de Larëanet sacrifia des poissons et des volatiles. Puis les prêtres de Tergaën, l’Esprit du Tigre, Seigneur des toutes les créatures, dieu du combat et du feu, débutèrent leur prière :
Tergaën, maître de tout ce qui vit
Au corps d’obsidienne et de rubis,
Toi qui nous enseigna l’art du combat
Et fit les pyromages Rakshasas
Permet que la bonne fortune sourie
Dès à présent à nos nouveaux amis,
Fais couler ta puissance dans leurs bras
Fais que leur route soit dictée par Letha
Donne la sagesse à leur esprit
Afin qu’ils accèdent à ta magie
Maîtrisant ainsi le feu de l’Arna
O, Tergaën, donne-leur tout cela.
A la fin de cette prière et des sacrifices l’accompagnant apparurent Râma suivit de quatre Chilâsins, d’une Elfe aux cheveux argentés et d’une Fée. Le peuple de cette dernière aimait la danse, les chants et jouer avec les arcanes. Les Fées étaient espiègles et rieuses, n’utilisaient pas les armes pour se défendre mais la magie. On ne connaissait pas de Fée mâle, et tout Irkice se demandait donc comment elles se reproduisaient, leur durée de vie étant de plus la plus courte de tous les natifs de la planète. Les Fées montaient souvent des Licornes ou des Pégases.
Parvadi remarqua que l’un des Chilâsin portait une épée longue, et se demanda à quoi elle pouvait lui servir. Lorindil, quant à lui, ne remarqua pas ce détail, car il ne pouvait détacher ses yeux de l’Elfe aux cheveux de Mithril. Le Chilâsin à la rapière parla :
-Râma nous a invités à nous joindre à la fête car nous accompagnerons Parvadi et Lorindil sur la mer. Pour vous remercier de votre accueil, nous allons interpréter la chanson de votre plus grand héros, Harakim.
-Les Chilâsins vont remonter dans mon estime, murmura Parvadi à l’oreille de son frère adoptif, qui apprécia cette remarque à sa juste valeur, connaissant bien sa petite sœur.
La Fée se dirigea en voletant vers le centre de la place, d’où s’écartèrent les Rakshasas. Les Chilâsins sortirent leurs instruments à vents de leurs sacs : deux flûtes, un hautbois et un pipledaou, et l’Elfe une harpe. Cette dernière se mit chanter en jouant, accompagnée des Chilâsins. La Fée commença à chanter elle aussi et à danser à la façon de ceux de son peuple, en volant à une trentaine de centimètres du sol, ou plutôt en virevoltant, ses ailes de papillon jaunes et oranges à taches bleu ciel bougeant si vite qu’on ne voyait plus qu’un arc-en-ciel sur son dos.
Harakim, le grand mage-guerrier,
Naquit par un soir d’Armoë.
De feu étaient ses cimeterres,
La force fusait dans ses nerfs.
Nul ne put tenir son regard,
Pas même le gardien du Phare.
D’un blanc pur était son turban,
Au sommet trônait un diamant.
Son gilet, constellé de cuivre,
Brillait comme s’il pouvait vivre.
Son pas l’enracinait au sol,
Mais il pouvait prendre sont vol.
Il parcourait tous les océans,
Envers et contre tous les vents,
En quête de son ennemi,
Qui lui avait pris son aimée,
Par une nuit non-étoilée.
Ziph était le nom du tueur,
La cause de bien des malheurs.
Débuté par un bec crochu,
Terminé par une queue pointue,
Provoquant des raz de marée,
Faiseur de veuves éplorées.
Depuis des années pourchassé,
Par Harakim, le mage-guerrier,
Celui-ci, un matin le vit,
De rage il se jeta sur lui.
Le sang pur de sa bien-aimée,
Au bec du Ziph avait séché.
Harakim, le grand mage-guerrier,
Périt un matin d’Armoë.
Sa coque, le Ziph avait percée,
Mais il lui avait arraché,
Son cœur, qu’il tenait à la main,
Quand il sombra dans les embruns.
Le Ziph fut un jour retrouvé
Avec un manteau déchiré,
Mis à la place de son cœur.
D’Harakim il avait l’odeur,
Et les Rakshasas en conclurent,
Que l’amour est une valeur sûre,
Pour détruire ce qui est impur.
Le chant se termina sous les fervents applaudissements de l’assistance, et même Parvadi s’y joignit. Cependant, elle se garda bien d’avouer que jamais elle n’avait vue l’histoire d’Harakim aussi bien jouée et dansée. De son expédition, nul n’était revenu pour raconter le duel du monstre et du héros, qui était le seul Rakshasa à avoir tué un Ziph sans l’aide d’un Serpent de Mer, se souvint-elle. Elle regarda Lorindil, parti rejoindre l’Elfe aux cheveux d’argent.
-Bonjour, dit celui-ci en s’approchant de la harpiste. Je suis Lorindil, et vous ?
-Issendrella. C’est toi qui à été recueilli et élevé par les Rakshasas, je suppose, fit-elle, avec un sourire.
-Oui. Râma vous a raconté ? demanda Lorindil, gêné qu’elle en sache autant sur lui.
-Exact. Tu peux me tutoyer, je ne suis pas plus vieille que toi.
-Bon. Dis-moi, que fais-tu près des Chilâssins ?
-Un jour, ils sont passés dans mon village, et je me suis jointe à eux. J’avais toujours rêvé de faire partie d’une troupe de Chilâsins, et c’est pour cette raison que je me suis mise à la harpe dès mon plus jeune âge, car je savais que beaucoup cherchaient des harpistes.
-Ah ? Et la Fée ?
-Oh, elle vient juste d’arriver dans notre troupe. On l’a trouvée peu avant de venir ici. Elle avait été attaquée par des Gobelins. On l’a recueillie, soignée, elle s’est jointe à nous pour nous remercier. Ses danses et sa voix sont des atouts précieux.
-Pas autant que la sienne, de voix, et je suis sûr qu’elle danse aussi bien qu’elle, pensa Lorindil.
Ils discutèrent encore quelques temps puis regagnèrent leurs demeures respectives, en l’occurrence une petite auberge sur la jetée pour Issendrella et sa troupe. A l’aube, ils embarquèrent à bord du "Fendeur des Flots". La troupe de musiciens se présenta à l’équipage. Le Chilâsin à l’épée longue s’avança :
-Je suis Jettoun. Je dirige la troupe et pour cette raison, j’ai le privilège de jouer du pipledaou.
Il se référait à cet instrument à vent en forme de long entonnoir, semblable au hautbois mais percé de trous et plus long, avec une sortie d’air plus large et sculpté en forme de scorpion. Cet instrument était coûteux, avec un son très particulier, grave et vibrant, mais fluide, et pour ces raisons, seuls les chefs de troupe avaient le droit d’en jouer.
-Moi, c’est Nerpa. Je joue du hautbois, fit le second Chilâsin.
-Et moi Portri. Je joue de la flûte, dit une femme Chilâsine.
-Je suis aussi flûtiste. Mon nom est Tépu,, annonça la seconde femme Chilâsine.
Les troupes des Chilâsins obéissaient à des règles strictes. Le dirigeant jouait du pipledaou ou du basson s’il ne pouvait pas s’en offrir un, les autres représentants masculins jouaient du hautbois, du cor ou de la trompette. Les femmes jouaient de la flûte traversière ou de la clarinette. Les troupes respectaient toujours un même rapport homme-femme Chilâsins.
La Fée s’avança ensuite :
-Je suis Ifalda, fît-elle, d’une voix rieuse.
-Issendrella, dit l’Elfe.
J’interromps ici mon histoire pour expliquer à quoi ressemblent toutes ces races dont je parle. Non pas que je doute que vous en connaissiez certaines, mais pour que vous les situiez bien dans ce monde d’Irkice un peu particulier. Les Chilâsins étaient de taille moyenne, environ un mètre soixante-quinze, avec d’énormes oreilles et des lèvres charnues. Les cheveux étaient inexistants chez les hommes, courts et très foncés chez les femmes. Leurs yeux étaient sombres, leur teint mat. Seul Jettoun avait les yeux bruns dans la troupe. Les Fées étaient assez petites et chétives, avec des ailes criardes de papillon dans le dos. Elles avaient de longs cheveux ondulés dans des couleurs éclatantes et vives, avec des yeux de couleurs similaires et toujours pétillants, un teint très pâle. Ifalda avait des jeux jaunes sous des cheveux violets. Les Elfes étaient de taille moyenne, sveltes, avec de longs cheveux assez raides mais épais, longs et plutôt clairs, du blanc pur au châtain, avec des yeux comme les cristaux ou les pierres dont ils se paraient et un teint blanc, sauf Lorindil, qui avait la peau hâlée à cause de la lumière des Iles de l’Oeuf. Il avait des cheveux paille et des yeux rouges, attribut rare pour les Elfes. Issendrella, elle, avait des cheveux argent et des yeux émeraude. Les Rakshasas étaient très grands et larges, forts, des corps de tigre, mais debout. Leur pelage variait selon leur origine, et parfois était blanc. Leurs yeux étaient jaunes, gris-acier, noirs, bleus ou beiges. Parvadi, dont les parents étaient originaires des Hauts des Tempêtes, possédait un pelage orangé rayé de noir avec des taches d’un blanc plus pur, plus nombreuses et plus grandes que chez les Rakshasas originaires d’autres contrées, avec des yeux gris-acier. Râma, originaire des côtes, avait un pelage rayé de noir et d’un orange presque rouge, les tâches blanches très petites et mêlées d’orange, avec des yeux jaunes.
Les Chilâsins s’habillaient de larges bandes de tissu, de couleurs se confondants facilement avec le sable, s’enroulant autour de leur corps, exceptées la tête et les mains, remplacées par une longue robe en bas pour les femmes. Les hommes se mettaient un chapeau rond et plat. Les Fées portaient une sorte de justaucorps de toile éclatante, terminée en jupe fendue en mains endroits, sans chaussures. Celle d’Ifalda était brune. Les Elfes portaient sans distinction de sexe de long et amples manteaux pâles ou de couleurs forestières. Les hommes mettaient des pourpoints dans ces tons sur des bottes plus foncées, et les femmes de longues robes et des bottines de couleur complémentaire à celle de leur manteau. Issendrella avaient un manteau gris sur une robe turquoise, Lorindil un manteau vert sur un pourpoint d’un noir profond. Tous les Rakshasas mettaient des turbans vifs surmontés d’une plume rouge, mais pas de chaussures. Les femmes usaient de robes de même couleur que leur turban, brodées de fil d’or sur le côté, sans manches, fendues de l’aisselle jusqu’aux pieds, serrées par un ceinturon et de longs manteaux sans fermeture. Les hommes portaient des gilets sans manches, brodés de doré et sans attaches, assortis à leur turban, avec des pantalons larges serrés aux chevilles. Parvadi avait un manteau et un turban bleus et une robe blanche. Râma, lui, portait un gilet et un turban rouges sur un pantalon blanc. Sur ce, je continue l’histoire d’Alarisse.
-A quoi vous sert cette épée, Jettoun ? Les Chilâsins n’ont pas de formation militaire, il me semble, demanda Parvadi.
Râma et Lorindil la foudroyèrent du regard. Ifalda rit. Issendrella s’étonna de la hardiesse de la jeune Rakshasa. Jettoun prit un air grave et répondit :
-Ceux voués comme nous à une vie de voyage reçoivent une formation basique, de même pour la sorcellerie.
Sur-ce, tous les Chilâsins sortirent de longues dagues effilées des replis de leurs vêtements.
-Mais cette lame, personne n’est en droit de l’utiliser. C’est la Lame Musicienne, et sur sa garde sont gravé des signes incompréhensibles, même pour le Dragon de notre capitale, la grande Gernat. Il est impossible de la manier, poursuivit Jettoun, désignant l’arme.
-Et alors ? fit Parvadi
-Je ne puis en dire plus. Le serment de mes ancêtres me lie au secret. J’en ai déjà trop dit, contentez-vous donc de cela.
-Bon. Dites, si nous sommes attaqués, vous nous aiderez par vos chants ou vous fuirez ? dit-elle, à brûle-pourpoint.
Râma voulu se jeter sur elle et l’étrangler, mais fut retenu par Lorindil même si celui-ci en avait envie aussi. La Fée rit de plus belle, tandis que l’Elfe manqua de défaillir. L’équipage fut surpris qu’elle ose lui poser cette question. Les Chilâsins se renfrognèrent, mais Jettoun, étrangement, sourit :
-Il est vrai que nous autres, Chilâsins, sommes enclins à la fuite devant n’importe quelle menace. Cependant, les nomades comme nous apprennent à maîtriser leur peur, jusqu’à une certaine limite toutefois. Aussi en cas d’abordage vous pourrez compter sur nos chants et même nos dagues si l’ennemi nous charge. Nous pouvons aussi guérir les blessures et utiliser des sorts de protection, sans compter ceux d’Ifalda et d’Issendrella. Mais devant une attaque de monstres nous ne pourrons pas contrôler notre peur, soyons honnêtes.
-Parfait. On vous protègera des monstres, histoire qu’on ne vous perde pas, et je vous promets de n’éventrer personne dans votre groupe, plaisanta la jeune Rakshasa.
-Je vous remercie de votre bonté, fît Jetttoun, étonné que cette promesse soit de la gratitude
Râma, Lorindil, l’équipage, les Chilâsins et Issendrella se détendirent, soulagés que ce dialogue se soit bien terminé, car il aurait pu mal finir, surtout pour les Chilâsins. Lorsque ceux-ci voulurent ranger leurs dagues, Parvati les intercepta :
-Attendez, que faites-vous ?
-Eh bien, nous rangeons nos armes, répondit Jettoun.
-Comme ça, sans rien ?
-Oui, pourquoi ?
-Donnez-les moi, tout de suite, ordonna laa Rakshasa.
Les Chilâsins s’exécutèrent, troublés par le ton employé. Parvati s’empara des dagues, et avec chacune d’elle, s’entailla la paume de la main. Suite à cela, elle leur rendit, en déclarant :
-"Toute lame sortie du fourreau doit y retourner aiguisée ou après avoir goûté au sang ". Je l’ai fait pour vous, connaissant votre faible résistance. Ne les nettoyer pas, cela porte malheur, et je devrais recommencer.
Les Chilâsins reprirent leurs armes, de plus en plus interloqués par ce comportement pour le moins déconcertant. Cependant, les autres Rakshasas approuvant l’attitude de Parvati, ils ne firent aucun commentaire. Certains marins se prirent à rire en remarquant l’air dégoûté avec lequel Issendrella avait détourné la tête, et le haut-le-cœur qui l’avait agité.
Peu après, Râma entraîna Lorindil et Parvadi à l’écart, dans un petit réduit sous la poupe. A l’intérieur, il n’y avait qu’une torche sur le mur du fond pour éclairer, un box d’où s’échappaient d’étranges bruits de feulements et de grattements, une étagère de chêne avec trois tiroirs aux poignées dorées. Dessus était posé un livre épais, sur lequel Lorindil put lire "Les Familiers : D’où viennent-ils, qui sont-ils ?". Ce titre intrigua profondément le jeune Elfe, qui se demanda pourquoi Râma avait de telles lectures. Parvadi, quand elle vit le box et entendit les bruits qui s’en échappaient, compris que le moment était venu pour eux de recevoir leur ami à vie, celui dont rien ne saurait la séparer. Cet acte marquait le passage dans la vie active des jeunes, et signalait qu’ils étaient adultes. Toutefois, elle s’interrogea car ceci ne pouvait théoriquement pas être fais par Râma. De plus, le titre de l’ouvrage lui procura les mêmes questions qu’à son frère adoptif. Après quelques secondes, Râma prit enfin la parole :
-Il y a là quelque chose pour vous, dit-il en désignant le box. Comme le veux la coutume, je vous offre donc à chacun un jeune tigre, qui porte votre nom, afin qu’il ne puisse pas être séparé de vous. Je n’ai pas voulu vous les donner en grande pompe hier soir car à mon sens, les choses les plus importantes doivent rester secrètes.
Sur ce, il sortit deux tigres justes sevrés du box et leur tendit. Une femelle des Hauts des Tempêtes pour Parvadi et un mâle des Plaines de la Séparation pour Lorindil. Ces enfants avaient été capturés très tôt et ils se laissèrent prendre en ronronnant.
-Bien, à présent nous allons procéder au rituel du liage, afin qu’il vous suive partout aussi longtemps qu’il le pourra, poursuivit-il. Si vous mourrez, il mourra aussi. Quand il mourra, de vieillesse ou tué, son esprit continuera de vous accompagner et de vous aider. Ces tigres seront donc vos Familiers, comme pour un Druide ou un Drelöth. Etant donné qu’ils vous seront liés, ils pourront vivre environ les deux tiers de votre vie, soit plus de deux fois l’âge maximum d’un tigre.
-Mais, Râma, je suis un Drelöth, donc tôt ou tard, j’aurai un Familier propre aux Drelöth et aux Druides. Que se passera-t-il alors ? demanda Lorindil.
-Je me suis posé la même question, figure—toi. Et c’est pour ça que j’ai lu ce livre, fît-il désignant l’objet sur la commode. Selon lui, tu auras deux Familiers, et je pense que tu seras le seul sur de ce monde à en posséder deux. Ton deuxième Familier sera en accord avec le tigre : un loup, un sanglier, mais surtout pas un cerf ou un ours.
-Deux Familiers, répéta l’Elfe, rêveur.
- Bien, si vous n’avez plus de question, nous pouvons commencer.
-Vous savez faire le rituel ? l’interrogea Parvadi
-Oui, mon tigre est mort il y a peu de temps, je suis donc en mesure de le réaliser. Connaissant mon désir de voir ces choses se faire dans le calme, un prêtre de Tergaën me l’a enseigné. Comme je viens de perdre mon Familier, c’est la première fois que je supervise l’initiation de jeunes personnes. Aussi, je le rappelle : vous êtes les chefs, même si je suis le capitaine. Je vous assisterai sans vous guidez. Maintenant, commençons.
Il sortit de l’étagère un kriss à la garde d’ivoire et à la lame d’or fin, ainsi qu’un calice d’or. Parvadi s’approcha avec sa tigresse. Râma leur entailla vivement le bras droit et la patte avant droite sur vingt centimètres. Il recueillit les deux sangs dans le calice, puis prononça une formule. Aussitôt, des traînées blanches vaporeuses jaillirent des têtes de Parvadi et de la tigresse, pour se mêler aux sangs. Il était très désagréable et douloureux de se séparer d’une partie de son esprit, même pour une Rakshasa endurcie, et Parvadi ne put s’empêcher de grogner. Enfin, elles burent chacune la moitié du calice, et leurs plaies physiques et mentales se refermèrent. Ensuite, Râma procéda de même avec Lorindil et son tigre, mais l’Elfe résista moins bien à la taillade que Parvadi, étant moins robuste qu’elle, et lâcha un cri de douleur. Cependant, il ne réagit presque pas à la blessure mentale, possédant une force mentale élevée, même pour un Elfe. Puis, Râma reprit la parole :
-Vous êtes à présent liés à votre tigre par le corps et l’esprit. Rien ne pourra vous séparer de lui. Ces traitements étaient nécessaires pour qu’une sincère amitié en confiance s’installe entre vous et lui.
Ils sortirent de la pièce, et tous les membres de l’équipage vinrent les féliciter discrètement, comme Râma l’avait demandé, car il n’aimait vraiment pas le bruit et les acclamations. En effet, il trouvait que ces choses sonnaient faux. Issendrella s’approcha de Lorindil.
-Que s’est-il passé ? Et que fais-tu avec ce jeune tigre ?
-J’ai été élevé comme un Rakshasa, non ? Comme tous les Rakshasas, j’ai donc reçu ce tigre, mon compagnon à vie.
Il lui expliqua la coutume et la cérémonie. Elle eut l’air surprise quand il parla des deux Familiers, et devint blême lorsqu’il raconta le liage, qu’elle trouva presque barbare, sans pour autant oser le dire.
-Je comprends pourquoi tu es si tourmenté, fit-elle. Tout autre Elfe se serait évanoui, voir mort face à pareille blessure. Erelnat soit loué, ton éducation t’a rendu plus robuste que les autres Elfes.
-De toutes façons, je ne pense pas que Râma m’aurait autant ouvert s’il ne savait pas que je survivrais.
-Tu semble avoir toute confiance en lui, remarqua-t-elle
-Bien sûr. Chez les Rakshasas, quand les parents sont partis, c’est le mentor qui les remplace. Depuis six mois, il a toujours été près de nous.
Le voyage continua sans encombre. Lorindil et Issendrella se quittaient rarement, et Parvadi se lia d’une étrange amitié avec Jettoun. Mais après deux semaines, alors qu’ils avaient parcourut la moitié du chemin, la vigie hurla :
-Un Ziph à bâbord, à environ un kilomètre.. Il nous a repéré, et nous fonce dessus.
"Les Ziphs attaquent les navires à vue et ne laissent aucun survivant, nul ne sait pourquoi. Le seul espoir d’un bateau attaqué réside dans la fuite ou l’arrivé subite d’un Serpent de mer, l’ennemi naturel du Ziph. Quelques fois, un navire possédant d’excellents mages-guerriers et des balistes ou des catapultes peuvent repousser le Ziph, ou protéger le navire, et exceptionnellement le tuer, mais nous n’avons ni les uns ni les autres," se remémora Parvadi.
-Toutes voiles dehors, mais continuez tout droit, nous l’obligerons ainsi à tourner, ce qui le ralentira et nous évitera une poursuite en ligne où il est sur de gagner, et nous de mourir, ordonna Lorindil.
-Jettoun, toi et ton groupe, vous savez ce qu’il vous reste à faire, et dès maintenant, ou il sera trop tard, demanda Parvadi.
Les marins et les troubadours s’exécutèrent. Râma jugea fort intelligente la remarque de Lorindil. En effet, en général, les marins apercevant un Ziph à bâbord mettaient cap à tribord, et vice-versa, et se faisaient tuer. Les autres tentaient de semer le Ziph par l’agilité, mais rare étaient ceux qui y parvenaient, en le faisant s’échouer dans les récifs, comme il l’avait fait une fois, sachant pourtant combien s’était dangereux. Mais Lorindil était un Elfe, et les Elfes ont l’esprit vif, intelligent et sagace. Pour Râma, c’était la seconde fois qu’un Ziph l’attaquait, mais cette fois, le navire était guidé par des jeunes inexpérimentés, qui n’avaient vraiment pas de chance. Cependant, il leur faisait confiance, appréciant la rapidité de leurs réactions et leur finesse.
Le Ziph vira vers le "Fendeur des Flots", ce qui lui fit perdre de la vitesse et du terrain, car manquant d’agilité. Puis il parti à pleine vitesse vers sa proie. Les marins pagayaient plus vite qu’ils ne l’auraient jamais fait, et sans ressentir de la fatigue, grâce à Jettoun et sa bande. Mais cela n’était pas suffisant, même si le monstre était intrigué de voir sa proie le tenir à distance si longtemps. Parvadi vit leur fin proche. Elle décida de tenter une manœuvre désespérée. Lorsque le Ziph fut près de les couler, elle cria :
-Stoppez tout en virant à tribord !
Les marins s’exécutèrent. La créature passa en trombe sur le côté du vaisseau, le faisant tanguer dangereusement, car Parvadi avait lancé l’ordre un peu trop tard. Le Ziph mit du temps pour réagir, freiner et tourner, mais reparti enragé vers le frêle esquif, qui venait juste de se stabiliser quand son adversaire reprit sa charge. Le "Fendeur des Flots" repartait dans une direction perpendiculaire à celle du monstre quand celui-ci surgit sur leur flanc gauche. Les Chilâsins paniquèrent. Soudain, une boule de feu éclata devant les eux de la bête, qui fut aveuglée. Parvadi, qui avait lancé le sort, prit la parole :
-Vite, mettons le plus de distance possible entre lui en nous tant qu’il ne voit rien.
Un soupir de soulagement accompagna sa déclaration. Les Chilâsins reprirent leurs esprits et leur musique. Ifalda s’envola et se plaça derrière les voiles, puis entama une étrange incantation en dansant.
-Itiné larfasset contandam. Asrila oulat kkarlaët, ichet nam, sién halta onstadéantam, fiquoué irlisse, chanta-elle.
Tous reconnurent d’instinct la Langue Originelle, celle que tous pouvaient comprendre mais que seuls les Fées, les Dragons et quelques Elfes parlaient encore. Elle permettait de communiquer avec tous les éléments naturels, et ressemblait à un chant. A la fin de ces phrases, un vent fort se leva, poussant le navire loin du Ziph. Celui-ci vit sa proie s’enfuir et décida que, après tout, si elle voulait la jouer avec les arcanes, il n’était pas contre, étant un Entropiste, et accepta le défi. Il leva un petite vague, à son échelle, ce qui signifiait de quatre ou cinq mètres de haut devant le navire, sans la mouvoir, car il avait envie de s’amuser un peu avec lui et de l’éventrer avec son bec. L’esquif vit le mur liquide, freina, mais trop tard : il allait percuter la vague. Mais gentiment le Ziph l’abaissa juste à temps pour qu’il n’ait rien, mais assez tard pour que le vaisseau s’arrête quand même. Il se rua sur sa proie toute proche et enfin à sa merci. Il pensa avec délice au bois craquant sous son bec, aux hurlements de l’équipage et de ses victimes, qu’il prendrait un malin plaisir à découper lentement, puis à avaler, au sang coulant à flots sur son bec et à son goût amer si délicieux, sans compter la moelle des os, si exaltante à aspirer avec la langue. A bord, Lorindil vit une atroce lueur de haine et de plaisir dans les deux yeux globuleux du Ziph, à gauche et à droite de son redoutable bec, sur les côtés de son affreuse tête presque cubique, hérissée de quatre petites cornes. Derrière, son corps se transformait en pointe, comme une anguille, et possédait deux minuscules nageoire triangulaires derrière sa la tête. En tout, il mesurait bien quinze mètres de long, pour six de haut à la tête. Lorindil détacha ses yeux de cette vision cauchemardesque et lança un bouclier autour du bateau. Mais le monstre était trop près, et le bouclier prit forme derrière lui. Parvadi et Râma lancèrent des traits enflammés qui ne firent qu’irriter la créature. Ifalda était trop fatiguée par son invocation, les Rakshasas attendaient bravement la mort inéluctable, les Elfes aussi, le monstre étant trop près pour d’autres sorts offensifs, pendant que les Chilâsins, couraient sans arrêt de la proue à la poupe et de la poupe à la proue en hurlant.
Tout espoir semblait perdu lorsqu’un miracle se produisit. Une demi-seconde avant que le bec du Ziph n’éventre la coque, un Serpent de mer surgit soudainement entre lui et le navire, stoppant net son enthousiasme et ravivant ses envies belliqueuses. Le Serpent se dressa de toute sa hauteur. Long de dix-huit mètres, fin, agile et rapide, lui et les siens défendaient les navires contre les Ziphs, et là encore, personne ne savait pourquoi, car aucun ne se nourrissait de l’autre. Les Chilâsins arrêtèrent leur course folle, l’équipage reprit espoir et détailla leur protecteur. Un long corps cylindrique dans des tons verts, deux yeux jaunes enfoncés dans sa grande tête triangulaire, deux grandes cornes au sommet de celle-ci, et une immense bouche hérissée de crocs mortels.
Le Serpent de mer happa son ennemi sur le dos. Celui-ci hurla et déchira son ventre. Il jeta le Ziph au dos lacéré. Puis, il utilisa son Entropie : à intervalles rapides, l’eau s’ouvrait en trois endroits partant du Serpent, et formaient des traînées parallèles qui frappaient le Ziph, ouvrant de larges plaies dans ses flancs et sa tête. Celui-ci, sournoisement, leva une vague gigantesque derrière son ennemi et l’abatis sur son dos, et le Serpent tomba à la renverse. Puis il entreprit tranquillement de le sectionner en deux sous les yeux apeurés de l’équipage du "Fendeur des Flots", tandis que les Chilâsins, pour une fois, ne courraient pas, paralysés devant l’horreur de la scène. Mais la douleur réveilla le Serpent, qui mordit le Ziph derrière la tête et lui arracha sans sommation la moitié du cou. La créature mourut et sombra dans une fontaine de fluides vitaux. Le Serpent de mer était victorieux, et tous, à bord du navire, hurlèrent de joie, sans faire attention au fait qu’ils étaient couverts de sang des pieds à la tête. Mais les blessures de leur sauveur étaient graves, et il se résolut à mourir.
Quand un Serpent de mer meurt à cause d’un Ziph, il déclenche une violente tornade. Personne à bord, pas même Râma, ne le savait, et les occupants du navire observèrent, éberlués, se lever un immense tourbillon de vent et d’eau. Le bateau fut soulevé et emporté à l’intérieur. Tous croyaient à leur fin, que s’en était fini de jouer les trompe-la-mort. Le "Fendeur des Flots" fut déchiqueté, et ses morceaux éparpillés dans toutes les directions, comme la cendre d’un feu que l’on balaye, et quand la tornade s’arrêta enfin, Râma, Lorindil, Parvadi, Jettoun et son groupe, ainsi que tous les marins, furent déposés sur une plage, avec quelques planches et des morceaux de voile, inconscients, peut-être même...morts.