LES DEMONS : Partie 2/2- Le Phoenix
Le soir tombe. J'espère que tu n'as pas froid là-haut à attendre. Tout seul sur ton toit. Et surtout j’espère de tout cœur que tu sois cet aigle avec de grandes et puissantes ailes. Je t'imagine en train de fixer toute cette ville et te lancer dans ces raisonnements dont tu as le secret pour expliquer le monde. Ton monde. Le mien se vit dans le quotidien parmi nos semblables. Toi, tu n'es qu'un loup solitaire qui souffre en silence. Peut-être te diras-tu que tu m'aimes encore? Peut-être même es-tu, sur ton toit, tout là-haut en train d'imaginer tout ce que, toi, tu me diras pour me convaincre? Tu es très fort à ce jeu-là... Tu ne peux pas savoir comment ça m'agaçait de ne pas être moi aussi capable de te clouer le bec avec tes raisonnements stériles.
La vérité, c'est que je ne t'ai jamais compris, tout comme toi tu n'as jamais été capable de ressentir ce que je ressentais. Comprendre. Ressentir. Toi, tu me comprenais mais c'était là ton malheur car j'aurais eu besoin d'un peu plus de compassion. Moi, je ressentais ta souffrance au plus profond de moi mais j'ignorais d'où elle venait et ce qu'elle te poussait à faire. Oui, toujours ces deux étrangers qui se parlaient une langue étrangère. Deux étrangers qui se sont pourtant aimés. Deux étrangers qui se connaissent pourtant sur le bout des doigts, car, toi, là-haut sur ton toit, tu sais certainement déjà combien j'hésite, combien je doute de toi, combien je n'ai pas envie de revivre le passé. Tout du moins ce passé qui nous a séparés. Tu devines sans doute que derrière toutes ces pensées qui me harcèleront, il y aura cette ultime question qui, pour moi, sera alors ma priorité numéro un, une chose que d’ailleurs, tu n’as jamais vraiment compris et dont tu te moquais : qu’est-ce que je vais pouvoir me mettre pour venir te voir ? Pourtant, comment pouvais-tu avoir l’arrogance de me dire que tu me comprenais mieux que moi et ne pas saisir tous les enjeux qui se cachent pour une femme derrière cette si simple et pourtant si angoissante question ? Vous, les hommes, vous ne voyez que ce qui vous arrange… Une chose superficielle, alors que vous êtes les premiers à ne voir de nous que des images à désirer ? Vous ignorez ce qu’être désirée signifie alors qu’on ne veut être qu’à la hauteur de soi-même. Oui, vous ignorez ce qu’est de se sentir sur soi ce regard qui… Puis, un jour, cette peur en nous de ne plus sentir ce regard… Ne plus être capable de l’obtenir alors qu’on est prête à affronter ce démon en vous…
Mais je suis sûre qu’il y aurait tant de chose à revivre. De belles choses. Un amour comme le nôtre ne meure jamais vraiment. Tu le sais. Je le sais. Et c'est pourquoi tu comptes bien me tenter. Oui, quelque chose en moi a envie de dire oui. Mais je sais que c'est une erreur. J'ai enfin réussi à revivre loin de toi. A t'oublier dans ma vie et voilà que tu ressurgis aujourd'hui de partout. Dans la musique de ma voiture, dans des souvenirs quasi oubliés. Dans cet appel téléphonique si inattendu et mystérieux. Si solennel qu'il m'a fait peur. Et je n'ai plus envie d'avoir peur. Je crois surtout que tu ne voulais pas te montrer faible à mes yeux, alors tu as pris cette voix pour ne pas avoir l'air de me supplier. Je ne te comprends pas mais ça, je le sais, je le comprends au plus profond de moi sans même comprendre. C'est mon cœur qui me le dit. Et mon cœur comprend tout ce que, toi, tu ne peux comprendre avec tous tes raisonnements. Cette tour dans laquelle tu t'enfermes et qui t'éloigne si loin de moi. Une tour dans laquelle j'ai longtemps voulu entrer mais qui m'a peu à peu détruite. Tout comme toi...
C'est drôle (même si cela m'effraie aussi) que tu aies choisi cet endroit pour me fixer rendez-vous. Comme si tu n'étais pas depuis toujours là-haut sur ton toit. A toi. Inaccessible. Certains auraient dit hautain, mais je sais qu'ils ont tort, c'est juste que tu vois de là-haut des choses qu'ils ne voient pas. Avec ton regard d'aigle qui me faisait sentir petite souris quand tu le posais sur moi. Il me transperçait comme si tu voyais même au-delà de moi. Des choses que j'ignorais sur moi. Il me fallait alors... j'ignore ce qu'il me fallait. Peut-être est-ce un peu pour ça que je suis partie, parce que je ne voulais plus revoir cet autre regard vide, creux, quand tu t'envolais loin de nous ? Tu n'étais plus cet aigle, mais une ombre ridiculement recroquevillée dans un monde soudain si étroit.
J'ai fini par détester cet autre que tu devenais quand la drogue te rongeait tes ailes immenses. Tu devenais une sorte de monstre qui partageait ma vie mais que je ne connaissais finalement pas. Un monstre qui régissait toute ma vie par la seule force d'exister et de ne rien faire. Un couple à sauver. Un enfant à protéger. A préserver. Des amis qu'on ne voit plus pour qu'ils ne te voient pas dans cet état. Et me retrouver seule face à ce monstre. Apprendre à vivre avec. Apprendre à te préserver, à te protéger de toi-même. Trouver la force de recommencer encore et encore. Trouver des raisons d'espérer. Découvrir l’étendu du monde de tes mensonges. Combien de fois ai-je pu te croire ? Combien de fois ai-je voulu continuer de te croire ? Croire que tu… Refuser les évidences que je découvrais partout autour de moi. Et tu me dis que je dois tout oublier pour te retrouver cette nuit sur ton toit? Comment peux-tu même imaginer que je puisse en avoir envie? Car, vois-tu, moi aussi j'ai besoin de me préserver. De me préserver de moi. De me préserver de ce que me dit mon cœur. Vois-tu, j'ai moi aussi appris à me construire une tour et j'aime m'y enfermer. Pas sûr qu'il y ait une place pour toi. Ou pas celle que tu crois ou attends...
Je connais ce toit. Tu t'y refugiais. Et là tu t'y envolais, avec ta dose d'héroïne dans les veines. Loin. Parfois oisillon. Parfois grand aigle. Et quand tu revenais parmi nous, il y avait ce voile de néant sur tes yeux, comme si plus rien n'existait vraiment. Un monde de néant. Une béance effrayante de plus en plus grande dans laquelle tu ne faisais que tomber. Mais pourquoi a-t-il choisi cet endroit? Il sait très bien qu'il me fait peur. Jamais je n’irai. Alors pourquoi cherches-tu avec quelle jupe irait ton nouveau chemisier ? Un chemisier, tout comme le reste, que tu avais choisi parce que tu continues de te dire qu’il t’aurait aimée dedans ?
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La nuit tombe, j'erre dans les rues et j'ignore encore si je monterai te rejoindre sur ton toit. Je crois que je n'en ai pas envie. Autant tu m'aurais invitée à boire un verre, ou au restaurant, ou même dans notre vieil appart que tu as voulu garder... Bref, partout sauf sur ce fichu toit. Je crois que c'est plus fort que moi. Jamais je ne pourrai reposer un pied sur ce toit. C'est comme si je partais retrouver le monstre. J’ai trop peur de te retrouver inerte par terre comme cette fois où j’ai fini par retrouver où tu partais… Le garrot à peine desserré autour du bras… Et ce teint livide et cette peau comme moite… Et tes yeux grands ouverts qui ne me voyaient pas… Comment peut-on être prête à voir ça dans la vraie vie ? Pas dans celle des voisins, mais dans la sienne. Quasiment dans sa propre chair… En même temps que mille pensées m’assaillaient sur ce que je devais faire, je pensais à David qui ne devait pas voir son papa dans cet état.
Parfois, je me dis qu’il ne servait à rien de lutter, que j’aurais dû te quitter bien avant. Je l’ai même fait une fois pour de faux, mais je me suis dit que j’avais été lâche et qu’il me fallait apprendre à être plus dure avec toi. Ne plus me faire avoir par mes sentiments. Ne plus me faire piéger quand tu voulais jouer à ton tour avec eux et sur ma naïveté de croire que tu avais encore en toi la force de t’en sortir… Comme s’il suffisait de le vouloir pour que tout change. OU plutôt pour que tout redevienne comme avant. Et je ne demandais pas plus…
Heureusement que j’ai eu le courage de te quitter… Après avoir appris à construire une vie à trois, il m'a fallu découvrir que nous aurions trois vies différentes. Et j'ai eu beaucoup de mal à accepter que notre fils en ait même trois pour lui seul: une avec son père, une avec sa mère et une pour lui. Et découvrir peu à peu que, quand il était avec moi, j'étais sa maman et le reste du temps sa mère...
Pour certains, refaire sa vie, quand on l'a choisi, est une formidable renaissance. Bien que je sois partie, ce fut un désastre de se retrouver seule avec mon fils et se rendre compte qu'on ne sait plus vivre sans cet autre qu'on a tant aimé et qu'on aime encore malgré nous, mais qu'il faut apprendre à l'aimer autrement sans plus le détester.
Partir fut pour moi une vraie défaite. Totale. L'héroïne avait été plus forte que tout l'amour que je lui donnais. Elle t'a dévoré comme elle a dévoré notre amour. Et dire que j'ai refusé de croire Stéphane la première fois qu'il me fit part de ses doutes... Et il était au-dessous de la vérité, peut-être était-ce pour ça que je ne l'ai pas cru. J'imaginais autre chose. Une maladie qu'il me cachait. Des aventures extra-conjugales. Tout ça n'était que des raisons de l'aimer davantage. Puis, il y a eu tes mensonges pour entretenir ce doute en moi. Puis un jour, j'ai découvert cette seringue vide qui n'avait rien à faire dans notre vie. Un coup d'arrêt brutal. Une lame qui tombe sur une existence, séparant net un avant et un après. Puis, l'histoire qu'on réécrit telle qu'elle s'est véritablement passé. Comme cette fois où tu me tenais fort dans tes bras et où j'ai ressenti d'un coup ton étreinte se défaire et partir loin de moi. J'ai cru que tu avais un vertige. Je t'ai aidé à t'assoir sur le canapé et éloigné David pour que tu puisses te reposer. Je suis sortie dans un jardin d'enfants et je m'efforçais de sourire à chaque qu'il voulait que je le regarde, alors que je mourrais d'inquiétude. Je crois que c'est la première fois où tu l'as fait en notre présence.
Puis quand j'ai compris, j'ai tout essayé: t'aimer davantage, accepter tes défaites et tes mensonges, oublier les jours passés pour ne voir plus que le présent, rien que le présent. Mais le présent dure une éternité quand on ne croit plus en rien…
Et bien sûr, tu as refusé d'aller voir le médecin. Je finis même par y aller à ta place pour avoir des explications. J'avais essayé d'observer des symptômes de ce que je voyais, mais on m'a fait comprendre qu'il ne pouvait rien faire sans le consulter. Et ce regard du médecin sur moi qui souriait avec compassion et qui voulait dire… Comme si j’avais pu être en partie responsable de ça… Comme s’il aurait pu lui dire des choses qu’il ne m’aurait pas dites à moi qui ne cherchais qu’à le sauver… Et se rendre compte après coup que le médecin avait raison, que j’étais moi aussi un démon d’avoir voulu le changer à ce point pour que nous nous rapprochions davantage l’un de l’autre. Quelques pas pour lui, quelques pas pour moi, pour se rapprocher chacun de notre amour. Sur le papier, c’est si évident, car qui refuserait un si petit effort pour renforcer son couple ? Je sais maintenant que chacun de ces pas que nous avons faits en direction de l’autre a fait naitre un monstre en nous que nous avons fini par détester. Détester l’autre parce que nous détestions ce que nous étions devenus…
Oui, il y a dans la vie des moments qu’on ne peut oublier. Et puis, il y a tout le reste et, aujourd’hui, j’aimerais tellement redonner un peu vie à ce que j’ai pu oublier. Il y a tellement d’instants qui disparaissent de nos vies et qui contiennent leur parcelle de bonheur. Un bonheur qu’on reconnait comme tel juste parce qu’il s’est un jour évanoui. J’ai vécu de tels moments avec lui, et ils font partie de ceux que je souhaite garder en mémoire, mais il y en a tellement qui ont disparu ou qui ont fait place à ces cauchemars éveillés dont le goût prononcé vous écœure jusqu’au cœur de la nuit. On est comme devant un mur qui nous sépare et il faut imaginer qu’il y a encore quelque chose à espérer tout derrière. Le mur s’érige un peu plus haut chaque jour, un peu plus épais, et on continue à se dire, un peu par habitude, qu’il n’est rien, qu’il n’est qu’un rêve et qu’on se réveillera à ses côtés comme avant, comme s’il ne s’était rien passé, qu’il n’y avait rien à oublier, sauf qu’on n’oublie pas. Quitte à chanter avec Bono :
You say
One love
One life
When it's one need
In the night
One love
We get to share it
Leaves you baby if you
Don't care for it...
Je n’ai pris aucune décision pourtant je suis là, à me demander ce que je fais dans cette rue. Je vois des couples qui se tiennent tendrement par la taille, d’autres qui regardent chacun leur portable sans échanger un seul mot ; et puis il y a toutes ces personnes qui errent toutes seules, comme moi, qui peut-être cherchent encore l’âme sœur ou qui vont la rejoindre ? Alors, réponds ! Toi, que fais-tu ? Tu cherches l’âme sœur ou à te faire dévorer par un démon ? Si seulement tu avais cette force en toi…
L’heure avance. Je ne veux pas la regarder sur ma montre. Je finis ma deuxième tasse de café alors qu’il y a longtemps que normalement je n’en bois plus. Mon portable a sonné et je ne veux pas regarder si c’est lui. Je ne veux plus rien. Ou alors être ailleurs dans un autre jour. Le portable vibre, c’est sans doute lui. Peut-être annule-t-il ? Mais je m’en moque, il n’avait pas le droit de choisir ce toit pour ce rendez-vous.
**
*
J’ai toujours eu un peu peur dans la nuit. Surtout toute seule. En même temps, j’aimerais tellement que la nuit qui m’entoure soit plus épaisse pour me séparer davantage de lui. Mes pas me dirigent tous vers lui et je me dis que je ne suis pas prête. Bientôt j’arriverai devant la porte de l’immeuble en espérant que ma veille clé l’ouvre encore et j’aurai tout cet escalier à gravir parce que je ne veux pas prendre cet ascenseur qui contient tant de souvenirs. Et j’aurais encore besoin de temps pour l’affronter.
Je n’arrête pas de repenser à sa voix de ce matin au téléphone. Il y avait dedans comme une supplication qui ne voulait avouer son nom. Et je n’arrête pas de penser également aux quelques secondes que j’ai laissé filer parce que j’avais été si déstabilisée que je ne savais quoi répondre. Son appel était comme un appel au secours… Peut-être va-t-il faire une bêtise si je ne viens pas ? Comment peut-il oser me faire vivre encore ça ? Parce que même s’il n’est pas très doué pour sentir ce genre de chose, il sait que je vais y penser… Peut-être même compte-t-il sur ce piège pour m’attirer à lui ?
Au début du coup de fil, quand il m'a dit qu'il ne vivait plus que pour David, j'ignore si c'était vrai, mais c'était un peu comme s'il me disait qu'il ne vivait que dans l'espoir de me revoir. J'ai vraiment eu ce sentiment. Peut-être à cause de cette solennité dans la voix. Ou ce silence qui a suivi et qui laissait sa phrase en suspension. Comme un non-dit. Comme s'il passait lentement sa main sur mon visage... Ou dans mes cheveux en les étirant du bout des doigts. J’aimais tellement qu’il me fasse ce geste… Sa grande main sur ma petite tête qui montait lentement le long de ma nuque avec les doigts écartés pour se faufiler entre mes cheveux et les étirer lentement jusqu’au bout de leur extrémité, comme une vague qui s’échouait sur mes épaules. Pendant cet instant silencieux au téléphone, je l’imaginais en train de respirer et j'ai ressenti comme une connexion entre nous. Le temps de ce silence.
Puis il a fait sa demande. Comme si tout ce qui avait précédé n'avait eu de raison que pour lui donner vie. "Tu ne voudrais pas venir me retrouver ce soir?" Une nouvelle fois, un silence. Pas le même. Une tension. J'attends de mon côté qu'il se justifie, alors que lui attendait sans doute une réponse. Pour une fois, c'est moi qui parle avec un silence. Je le laisse durer parce que j'ai peur des mots que je pourrais dire. "Je serai tout en haut de l'immeuble… Tu sais, par cette petite porte dont le verrou ne sert plus à rien. Parce que j'aimerais que tu me vois tel que je suis... Quand la nuit m'entoure et que je me sens si seul..." Une invitation bizarre. J'aurai du dire non. Ou oui. Mais j'ai juste dit "Je ne sais pas. Je réfléchirai". C'est une réponse affreuse, je sais, pour celui qui l'attend sans doute depuis si longtemps avant même d’avoir osé poser la question. Comme s'il y avait besoin de réfléchir au lieu d'écouter son cœur... Mais je n'ai plus envie de l'écouter, il m'a trop joué de tours pendant notre mariage. Puis il a rajouté "Je comprends". Sa voix a comme descendu tous les octaves... Elle me glace le sang. Une réponse vraiment si affreuse que j’en ai déjà des remords. J'ai envie de m'excuser de l'avoir dite mais je me tais. Etrange comme j’ai appris maintenant à me taire pour lui parler. Comme si j’étais devenue un peu comme lui. Comme s’il avait fini par me contaminer. Alors il rajoute, avec une voix plus claire mais froide. "Alors, réfléchis bien, moi, je serai là et je t'attendrai le temps qu'il faudra. Dis bonjour de ma part à David". Puis il a raccroché. Pendant quelques secondes, j'ai gardé le téléphone à l'oreille et mon cerveau a cherché toutes les phrases que j'aurais pu dire à la place de mes silences. Un moment suspendu. Hors du temps. Hors de ma vie. Une parenthèse ouverte qui ne se referme pas. Puis David est venu vers moi, avec ses yeux qui brillent. Et la vie et le temps ont repris leur cours normal, mais la parenthèse reste toujours ouverte en moi.
Depuis quelques rues déjà, j’avance droit devant comme aimantée par mon démon qui m’attend. Je sens en moi une bouffée de chaleur qui me dit que tout est possible, le pire comme… Comme quoi ? Comme le rêve ? Est-ce celui de David ou le mien ? Ou le nôtre à tous les trois ?
Quelque chose en moi me brule le ventre et j’aime cette brulure. Quelque chose en moi me porte et me pousse. J’ai comme l’impression de voler. Oui, j’ai des ailes immenses qui brillent dans ma nuit. J’aime soudain cette nuit autour de moi parce qu’elle n’est plus si noire, comme si elle contenait sa propre lumière, comme ces petite veilleuses pour enfant que David continue de garder allumer pour dormir. Il y a si longtemps que je n’ai pas eu cette impression de planer, de me sentir soudain portée par la vie sans savoir où elle me conduit même si je sais maintenant où je vais.
Ma vieille clé est rentrée sans difficulté. D’habitude je l’utilise pour déposer David et je prends l’ascenseur. Cette fois, je ne veux pas me sentir prisonnière dans cette cage métallique et me retrouver happer d’un coup dans ce monde que tu as créé pour l’occasion. J’ai besoin de franchir chaque marche pour prendre ma décision définitive. Avec mes talons aiguilles, ma jupe étroite comme tu les aimes parce qu’elle me fait un jolie popotin et mon petit sac à main, je ne suis pas vraiment équipée pour gravir les marches, je me trouve même ridicule et je me dis que j’aurais définitivement dû prendre l’ascenseur. Mais j’ai tellement envie de savourer l’instant parce que je ne peux séparer ces escaliers d’un merveilleux souvenir.
C’était ce fameux jour où nous avons découvert la porte au vieux cadenas qui ne servait à rien. Nous habitions le 2eme étage. Tu y habites d’ailleurs toujours… J’ignore comment l’idée t’est venue, mais tu m’as proposée cette course ridicule jusqu’au dernier étage par les escaliers. Comme il y en avait cinq, que tu as des jambes immenses comparées aux miennes et que tu étais plus sportif, tu m’as laissé une minute d’avance. Alors j’ai gravi comme une folle ces escaliers. J’en riais, comme une enfant. Je crois que tu m’as rejoint à un peu plus haut que le 3eme. Et tu ne t’es même pas arrêté même si j’ai essayé de t’empêcher de me doubler en te bousculant, puis, je n’ai vu que tes grandes jambes dans ton jean gravir les marches deux par deux, voire trois par trois, et je t’entendais rire toi aussi. J’ai fini le dernier étage en marchant tellement j’étais essoufflée. Et toi, tu regardais bizarrement cette porte avec ce panneau « Strictement interdit à toute personne non autorisée ». Tu as fait mine de trifouiller le cadenas (mais comment peut-on avoir même une telle idée, dis-moi ?). Puis, il est tombé tout seul par terre, dans un bruit métallique qui a résonné dans toute la cage d’escalier. Et nous nous sommes regardés. Tu avais les yeux qui brillaient et moi j’avais peur. Ridiculement peur comme si nous allions être électrocutés ou qu’une alarme allait se déclencher ou pire encore. Quand tu as ouvert la porte, il ne s’est rien passé. Nous étions juste sur le toit de l’immeuble. Le sol était encore couvert de flaques mais le ciel était dégagé. La ville s’ouvrait à nous toute entière. Nous nous sommes approchés d’un bord et avons regardé ce spectacle comme si, en sortant de l’immeuble, nous laissions une chrysalide derrière nous, avec ce sentiment d’être à la fois plus vulnérable et plus libre. Puis, j’ai aimé sentir ton corps se caler contre mon dos et tes mains me serrer les miennes contre toi sur ma poitrine comme si tu voulais en faire un châle. A mon tour, j’ai calé ma tête inclinée sur ton torse, tandis que la barbe naissante de ta joue frôlait la mienne en cherchant sa place comme pour ne faire plus qu’un avec moi.
- Tu imagines si nous pouvions voler ? Toi, tu irais jusqu’où ?
- Jusque sur un arbre. Et toi ?
- Moi ? Loin, plus loin que l’horizon…
J’entendais ton souffle dans le creux de mon oreille si bien que j’ai frissonné. Alors tu m’as serrée encore plus fort comme si tu avais imaginé que j’avais eu froid. Puis tu as posé ces petits baisers dans mon cou qui savent me rendre toute chose et qui voulait dire que tu avais ces idées qui réveilleraient à coup sûr ton corps étrangement contre le bas de mon dos.
- Tu es fou ?
- Oui, et pour une fois, je te veux folle avec moi.
Tes mains se sont faufilées tout partout. Puis je me suis retournée et, de tout en haut de ce toit, le monde a basculé dans tes bras. Voilà ces moments dont j’aimerais ne pas oublier.
J’arrive sur le seuil d’un nouvel étage sauf que je ne sais plus si c’est le 3ème ou le 4ème… Mes pieds commencent à me faire mal et je maudis mes talons. Encore un autre étage, c’était donc bien le troisième. J’ai le souffle un peu court et le muscle des cuisses qui me tire un peu, comme si je n’étais déjà plus cette jeune femme qui avait tant ri en les gravissant. Plus qu’un étage puis encore les 10 dernières ultimes marches qui conduisent à cette porte. Je retire mes escarpins pour continuer mais bizarrement, je les entends encore claquer dans ma tête à chaque pas.
Qu’importe si un démon m’attend tout là-bas, je ne suis plus pareille pour l’affronter. Après tout, j’ai mes grandes ailes qui peu à peu se déploient derrière moi et s’ouvrent, prêtes à l’envelopper et l’aimer, et je les sens aussi fortes que moi je suis fragile. Je sens aussi en moi cette petite lumière qui tantôt vacille tantôt brille de mille feux. Comme par miracle, je me dis que le monde est sur ce point d’équilibre parfait où tout peut chavirer autour de moi, où tout est possible, à l’exception de ce doute ridicule qui monte en moi, qui grossit et qui ne fera que s’affermir si jamais je cherchais à le chasser de ma tête. Voilà, je n’aurai pas dû choisir mon nouveau chemisier, mais un plus ancien que tu connaissais... Pour te rappeler combien nous… Je me rassure en me disant que mon décolleté aurait été le même sauf que… Mais qu’importe, moi, ce que j’ai à offrir à mon démon se trouve juste dessous qui se gonfle malgré moi et qu’il a tant aimé tenir dans le creux de ses mains. Et j’espère soudain qu’il saura s’y brûler les doigts comme si c’était la première fois.
Je suis devant la porte avec le cadenas qui ne sert plus à rien et j’attends. J’attends et j’écoute. Maintenant que mes talons ne claquent plus dans l’escalier, je savoure le silence qui crépite autour de moi et qui me parle si bien de toi. J’ai encore mes escarpins à la main et j’hésite toujours, parce que je sais que, si je les renfile, je m’envolerai alors jusque dans tes bras.
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