L’ICONOCLASTE
Avertissement : On dit qu’un lecteur averti en vaut deux… Ce texte n’est pas forcément très long mais s’avère sans doute assez dense et aborde ouvertement la question de la sexualité d’une manière qui peut être déstabilisante. A lire par conséquent, si possible, avec un esprit disponible et concentré, si vous voulez partager la petite expérience qu’il propose…
Pourtant, depuis quelque mois, j’ai des choses à te dire que je ne parviens pas à formuler. J’ignore si tu t’en rends compte, mais je suis en train de changer. J’aimerais tellement libérer mon être de tout ce qui l’entrave de vivre véritablement ce qu’il est, au lieu d’avoir la certitude d’exister uniquement quand on regarde les quelques lignes que j’essaie d’écrire. Il faut dire que j’ai l’impression de ne plus savoir qui je suis à force de me dévoiler à travers ces personnages qu’il me plaisait encore tant à créer il y a peu, d’autant que je pourrais très bien te perdre de manière irrémédiable si jamais je ne parviens pas à me retrouver au plus vite. D’habitude, j’aime particulièrement découvrir, au fil des pages, comment ils prennent peu à peu vie, parfois même indépendamment de ma propre volonté. Lorsque je parviens à me rapprocher de celui ou celle qui me lira, j’ai l’impression qu’un voile se lève dans ma tête, comme si je réussissais ainsi le tour de force de percer les secrets de son âme.
Or, bien souvent, je pense à toi avant même de me lancer dans mes histoires, comme si tu avais le pouvoir d’être tous les lecteurs à la fois. D’ailleurs, c’est toujours la même histoire qui se répète : je désire que toi ou le lecteur me lisiez jusqu’au bout, dans une curieuse relation voyeur exhibitionniste que j’appelle malgré moi à chaque fois que je termine un texte, et je dois alors vous attirer à moi, qui que vous soyez, quitte à grimer mon histoire d’atours qui aiguiseraient l’excitation de chacun à poursuivre l’expérience que je l’invite à vivre, jusqu’à l’emmener, pas à pas, dans un monde qui me serait infiniment et diaboliquement plus personnel, là où jamais personne n’aurait voulu s’aventurer si je n’avais pas procédé ainsi. Et vois-tu, comme un ultime défi pour mieux me révéler à moi-même, j’aime travailler sur les mots et les rouages des émotions pour explorer l’âme du sexe opposé car, au fond, qu’importe qui je suis vraiment, homme ou femme, chaque personnage doit trouver le moyen de s’enfuir du carcan des mots pour prendre place dans la tête du lecteur. C’est pourquoi il me plait tant à imaginer que toi ou lui puissiez à votre tour, au même moment où je sens éclore sous ma plume un début de vie, avoir envie de partager un bout d’existence avec eux, en soulevant ce voile tissé par les pages, et peut-être ainsi percer le secret que j’y aurai déposé.
Malheureusement, cette fois-ci, tout est différent. Vois-tu, cette impression d’ignorer qui je suis est si ancrée en moi que je ne sais plus trop quelle personne écrit ces lignes. Je devine, mon amour, que tu cernes encore moins où je veux en venir, mais dis-toi que j’ai perdu tellement de repères, et pour des raisons que je discerne seulement depuis peu, qu’il m’a fallu abandonner toutes ces obsessions autour des personnages pour me recentrer sur moi. Dans ce but, j’avais donc tenté un premier texte de mettre mon âme à nu sans le moindre subterfuge pour retrouver qui j’étais. Curieusement, à peine avais-je écris quelques mots que le moteur de mon écriture changea complètement puisque je ne les destinais plus à toi ou un autre mais rien qu’à moi. Seulement je ne pus aller très loin car une force imperceptible retenait ma plume pour me laisser aller là où je voulais, comme si je m’approchais d’un danger.
En fait, je me suis très vite rendu compte que je ne ferais qu’effleurer la question si je n’explorais pas ce que j’ignorais sur moi ou refusais d’admettre, de manière à obtenir, en quelque sorte, un vaste miroir dans lequel j’aurais pu par la suite me contempler, sans fard et sans artifice, dans la plus grande nudité de mon âme, avec tout ce qu’elle peut contenir, y compris de supposé obscène et de malsain. En effet, pour y parvenir, je n’avais d’autre choix que d’affronter ces choses désagréables et parfois si tangibles que chacun, qu’on le veuille ou non, porte en lui. J’ai donc cherché à relancer mon projet en plongeant plus loin encore dans l’abîme de mon être afin de mieux en cerner les contours.
Seulement, à nouveau, j’ai ressentis très fort le besoin que tes deux yeux se posent sur moi pour m’aider à accéder à tout ce que je n’avais pas l’habitude de voir, car tu as toujours eu ce pouvoir sur moi de me le révéler. Or, de manière à ne pas subir ton influence, j’avais fermement décidé de m’en passer. A la place, j’ai donc trouvé un petit rituel : chaque matin je devais impitoyablement me regarder dans le miroir de la salle de bain pour y trouver des réponses ; j’y scrutai chacun de mes traits, non pas pour chercher comment les embellir et m’arranger pour te plaire, mais au contraire pour accéder à la réalité nue que le miroir me renvoyait, et peut-être atteindre ce qu’on y aurait trouvé au-delà. D’abord, je vis une image plus fortement marquée par le temps que je ne l’envisageais et sur laquelle se superposait soudain le visage de mes parents quand j’étais enfant, avec cette peur sournoise que les années ne fassent qu’amplifier cette ressemblance. Puis, au-delà même de ces questions physiques, j’éprouvais aussi une véritable répugnance à accepter leur poids sur ma personnalité, y compris dans ce qui m’en différenciait fondamentalement.
Mais ce n’était pas encore ce que j’avais besoin d’explorer ou d’exorciser. Au fil des versions de mon travail, je finis par mieux appréhender les contours troubles de ma personnalité, en tout cas ceux qu’il me restait à approfondir et que nous trouvons le plus souvent autour de notre sexualité. J’avais pour ma part toujours considéré qu’elle donnait pour tout être humain accès à ce qu’on avait de plus intime, autant par la définition personnelle que chacun en fait que par tout ce qu’on décide d’en exclure, car son étendu couvre des territoires plus ou moins vastes, et plus ou moins obscures, qu’il n’est pas toujours nécessaire de visiter pour se construire et se connaître soi-même dans les moindres détails. Et ni toi, ni moi ne faisons exception. En tout cas, moi, je possède effectivement des tabous plus ou moins forts, plus ou moins établis, et j’ai voulu trouver comment mieux les affronter. J’en vins à conclure que la limite floue de l’interdit que chacun érige en lui porte autant le germe de la vérité que celui du mensonge, car je crois qu’on se façonne d’abord tel que l’on veut se voir, plutôt que tel que l’on est véritablement. Du moins, j’ai essayé de l’admettre peu à peu pour m’en sortir.
Au bout du compte, grâce à ce genre d’interrogations, je parvins à nettement progresser dans mon travail. Je finis même par éprouver une certaine fierté d’avoir obtenu un tableau aussi fidèle à mes aspirations initiales, jusqu’au jour où j’ai soudainement affronté ce regard inconnu braqué sur moi qui, en quelques secondes à peine, me fit réaliser qu’il me fallait une nouvelle fois repartir à zéro parce que, au plus profond de moi, j’ignorais encore et toujours qui j’étais, mais, en même temps, j’y avais perçu une nouvelle direction très nette pour atteindre enfin mon but.
Tout s’était passé un matin dans le bus. Je me tenais alors, avec un livre à la main, sur un strapontin, les jambes croisées et de travers pour gêner le moins possible les autres passagers qui commençaient à affluer. Comme chaque jour, je me rendais ainsi à mon travail sauf que, ce jour-là, je n’arrivai pas à commencer ma lecture ; je ne cessais de repenser à ce que tu m’avais dit la veille avant de nous coucher, car je ne comprenais pas comment tu t’étais à ce point forgé une fausse image de moi. En plus, un mur oppressant se dressait face à moi de passagers debout et de plus en plus serrés à cause de l’étroitesse du lieu. D’ailleurs, je crois que tu es un peu comme moi dans ces moments-là, tu ne peux t’empêcher de culpabiliser en voyant tout ce monde debout autour de toi, alors qu’on dispose de ce curieux privilège d’être assis. Aussi, à force d’affronter ces yeux qui me dévisageaient de toute leur hauteur à chaque fois que la porte s’ouvrait pour laisser monter d’autres personnes, mon malaise ne faisait que s’accroitre. Or je ne voulais pas une fois de plus bêtement céder et me lever car je savais que l’essentiel de ce petit monde descendaient dans deux arrêts et qu’il m’en restait pour ma part encore quatre. Cependant, imagine mon soulagement quand je vis enfin le bus se vider et libérer mon petit espace vital. Malheureusement, je ne profitai pas longtemps de ma tranquillité car je découvris qu’un homme, tout en face de moi, me fixait avec une effrontée insistance, à tel point que j’esquivai tout de suite son regard et que mon cœur s’emballa de stupeur. Même s’il le détourna peu de temps après, ma gêne fut d’autant plus grande que le bus était loin d’être vide.
Cela dit, même sans ces yeux braqués sur ma personne, un trouble aussi puissant qu’obscur me pétrifiait toujours. Et je n’avais pas la moindre idée de l’attitude que je devais adopter justement parce que, en l’espace de ce court instant, cet homme avait eu le pouvoir d’éveiller en moi une émotion qu’il m’aurait été bien difficile de te préciser tellement elle m’était étrangère. D’ailleurs, je ne te demande pas de me comprendre, mais juste de deviner ce que je ressentais, même si je me doute combien il doit être difficile pour toi, qui n’a pas le même sexe que moi, de te mettre à ma place. Comment dire… C’était quelque chose de si fort, qu’il en devenait presque obscène parce qu’il ne ressemblait en rien à un quelconque sentiment amoureux, tout en dépassant largement ce que j’avais déjà vécu. Au-delà même du fait que je ne m’y attendais pas, je l’avais surtout vécu comme une malédiction qui s’abattait sur moi plutôt que comme une véritable agression. D’ailleurs, c’était bien ce point précis qui me troubla et m’empêcha de réagir promptement comme j’aurais dû normalement le faire.
Pour tout te dire, l’homme était un peu plus jeune que moi, d’une allure à la fois très décontractée, mais également soignée dans ses divers détails. Tu aurais dû le voir, debout face à moi, en contre-jour, le dos légèrement incliné contre la fenêtre, il se dégageait de lui un peu de la beauté du diable. En effet, il portait des chaussures italiennes de daim marron, un impeccable jean foncé qui affinait ses longues jambes tout en lui dessinant parfaitement la taille, avec une chemise bleu soutenu mise négligemment par dessus son pantalon, avec l’extrémité des doigts dans les poches, ce qui laissaient transparaître ci et là un épais ceinturon de cuir dont la teinte rappelait subtilement celle des chaussures. J’aimais particulièrement la façon dont il avait légèrement retroussé ses manches avec, au niveau de son col, deux boutons défaits qui dégageaient la vue sur une chaîne fine et discrète en argent, assortie à la gourmette de son poignet, le tout ressortant particulièrement sur sa peau mate. Et puis surtout, il y avait ce visage attentif, d’un naturel très charmeur et dont l’ovale se terminait par un menton plutôt volontaire, avec un délicieux sourire qui illuminait l’ensemble, notamment à l’aide de longs et fins sourcils qui contrastaient avec une barbe naissante, un rien négligée et légèrement plus foncée que sa chevelure châtain claire. Bien entendu, la seule et unique chose que j’avais d’abord retenue avait été ses deux yeux magnifiques, quasi magnétiques, fixés sur moi, à la fois tendrement clairs et transperçants comme l’acier. Le peu que j’avais réussi à les affronter bien malgré moi, ils avaient littéralement plongé dans tout mon être. Et j’avais beau chercher à regarder dehors par la vitre, c’étaient toujours eux que je ne cessais de voir dans ma tête.
Le pire dans cette situation est bien entendu de s’en détourner alors qu’on meurt d’envie de retrouver ce regard plein de désir sur soi pour sentir plus fortement encore ce pouvoir libérateur et envoutant qu’il contient. J’avais envie de l’affronter autant pour contempler librement cet homme que de vivre tout à loisir le trouble immense et inconnu qu’il causait en moi, avec peut-être aussi l’envie secrète de deviner quelle réaction le mien eût provoqué en lui. Mais il y avait malheureusement tous ces gens autour de moi qui, je croyais, observeraient le moindre de mes faits et gestes et saisissaient chacune de mes émotions. A la place, je profitais des déplacements de passagers ou de l’arrivée d’un nouveau pour subtilement quitter mon livre, que j’arrivais encore moins à lire, et le contempler à la sauvette, comme si cela pouvait atténuer l’horrible culpabilité que je ressentais à ton égard. A chaque fois que nos yeux se croisaient, il me souriait gentiment comme pour me pousser à accepter sa requête silencieuse…
J’ai un peu honte de t’avouer que j’en ressentis une forme de fierté, là où, en temps normal, j’aurais dû m’en indigner, mais j’avais perdu l’habitude de deviner sur moi un tel désir et que ce fût par un tel homme me troubla encore plus, car cela voulait dire que lui-même n’était pas insensible à ma beauté. Seulement ce n’était pas la vraie raison du trouble que je ressens encore en moi si nettement. Avec cet homme, je me voyais déjà faire des choses que je n’avais même jamais imaginées. Non seulement j’avais envie de me donner irrationnellement à lui, mais je voulais aussi marquer son esprit pour lui faire vivre quelque chose de très fort et d’unique, quitte à le bousculer suffisamment dans ses certitudes et qu’il découvre, à son tour, ses propres zones d’ombre, exactement comme lui y était si bien parvenu en moi. En fait, ce regard si envoutant avait ouvert dans mon être une porte mystérieuse sur une pièce que je n’avais jamais osé visiter et, en même temps, c’était vraiment comme s’il me demandait en silence de faire quelque chose qu’il n’avait sans doute jamais osé demander avant et qu’il devinait que j’aurai pu satisfaire. Mais quoi ? Malgré toutes les drôles projections qui ne cessaient d’affluer dans ma tête, alors même qu’aucune n’y avait jamais trouvé la moindre place avant, le mystère restait entier, j’ignorais toujours ce que lui attendait concrètement de moi qui surpassait mes idées les plus osées. Et j’avais beau me marteler la tête que ce ne pouvait être moi qui avais à l’esprit de pareilles idées, je dois t’avouer que c’est bien ce qui m’excitait si fortement. Je lisais curieusement en lui qu’il n’attendait que ça, comme si l’un et l’autre nous étions destinés à franchir un tabou que nous n’aurions pu partager avec personne d’autres.
Or rien dans mon travail introspectif et mes éventuelles mensonges sur les questions sexuelles ne me servait à cet instant, car seul m’importait de découvrir, sur le vif et surtout sans comprendre, cet appel quasi irrésistible. Je réalisai qu’en pareille situation, il n’y a plus lieu de s’interroger sur les origines de ces pulsions qui nous poussent brutalement, avec une intensité inconnue, à explorer plus loin encore notre sexualité, seul compte de les vivre ardemment, car elles ne sont alors plus mensonges mais bien une part de vérité sur nous que nous ignorions et qui dès lors fait puissamment partie de nous. Et, crois-moi, elles gagnent aussitôt une force surnaturelle justement parce que nous ne parvenons pas à les comprendre, et plus encore si jamais nous cherchons à les contenir loin de nous. C’est pourquoi ce regard m’a immédiatement, voire même violemment dévoilé combien je me connaissais mal, et j’ignore comment un parfait étranger avait eu accès, en quelques secondes à peine, à toutes ces choses aussi intimes et secrètes que j’avais eu l’arrogance d’écarter parce que j’avais jugé soit qu’elles m’importaient peu, soit que nous n’avions à les vivre toi et moi pour cerner qui j’étais fondamentalement. Bien entendu, je te mentirais si je ne t’avouais pas le profond malaise qu’avait également provoqué cet homme en moi, car il avait eu le pouvoir de me faire basculer de l’autre côté du miroir pour me révéler qui j’étais, et sans doute ne me croiras-tu pas, mais je n’y retrouvai pas mon visage mais plutôt quelque chose qui te ressemblait, ce qui me laissa complétement perplexe.
J’ignore s’il réussit alors à lire dans mes pensées. Seulement il continuait de me dévisager comme s’il fouillait en moi dans l’espoir d’y trouver je ne sais quoi. Il me fit un petit sourire d’excuse qui provoqua un drôle de frisson car j’avais sentis l’image que j’avais de lui changer dans ma tête. En fait, lui aussi cherchait en moi ce qui l’aurait aidé à assumer un versant plus caché de sa personnalité et que je devinai soudain délicatement plus féminin. Cette idée me déstabilisa complètement, parce qu’au contraire, il dégageait une virilité assumée, avec une gracieuse nonchalance qui était en grande partie à l’origine de ma curieuse attirance pour lui. J’ai d’abord imaginé que tout se mélangeait dans ma tête, entre mes émotions, mes fantasmes et le supposé contenu de la sienne, mais plus rien ne m’empêchait de le contempler comme une femme superbe, sauf qu’étrangement ce n’était pas exactement lui que je voyais mais encore moi en train de changer. J’avais juste besoin de convoiter ce qu’il me cachait de son corps pour y parvenir, et que je puisse l’accepter à un tel niveau me troubla d’autant plus que j’étais incapable d’admettre tout ce que cela impliquait. A dire vrai, j’étais tellement mal à l’aise que j’avais hâte de descendre du bus au plus vite pour respirer plus librement, sans sentir en moi cette oppression qui bloquait ma poitrine, et enfin gagner la liberté de tout oublier parce que cette situation devenait trop ridicule.
Heureusement, mon arrêt approchait. J’ai alors pris mon livre à la main et quitté mon siège pour me diriger vers le bouton d’appel. Je décidai pourtant d’appuyer sur celui placé non pas sur mon trajet mais en face de moi, de manière à m’approcher de lui et montrer ainsi qu’il se trompait sur moi. Bien entendu, je me mentais, je voulais simplement le regarder librement une dernière fois, en essayant de trouver le détachement nécessaire le plus juste possible afin de donner du corps à mon mensonge. J’ignore si j’y parvins, mais je devinai dans ses deux yeux, pourtant trop claires pour espérer sonder son âme, une déception presque mélancolique. Je le vis se redresser, puis hésiter un instant, mais je préférai l’ignorer pour me diriger sans plus attendre vers la sortie.
Juste avant que la porte ne s’ouvre, il se plaça tout près de moi. Sa main effleura la mienne qui tenait la barre métallique du bus et le furtif contact de quelques poils glissant sur le derme de mon poignet provoqua un étrange frisson.
- Vous descendez là ?
- Oui…
- Comme c’est dommage…
Et ce fut tout. Mon pied, déjà, avait pris appui sur la première marche et glissait vers un autre monde, tandis que d’autres personnes, derrière moi, me poussaient à descendre, si bien que je marquai à peine un temps d’arrêt sur ces mots qu’il avait chuchotés, pour ainsi dire, à ma seule oreille. Et j’avais regagné le trottoir avant même d’avoir réalisé précisément leur étrange signification sur moi. Je ne me retournai surtout pas et partis à destination de mon travail, comme si de rien n’était, mais je savais que l’important à cet instant se trouvait déjà ailleurs. A dire vrai, mes joues et mes oreilles étaient tellement brûlantes que mon visage devait être complètement écarlate. Alors que je m’éloignais de lui, je me le figurais toujours en train de m’examiner de la tête aux pieds, peut-être même m’imaginait-il dans ma nudité totale face à lui et, moi, parcourant soudain avec avidité son corps de mes lèvres et sa peau ferme à pleines mains, mais je ne pus aller plus loin parce que je voulus inverser la situation de manière à le contempler à ma guise et m’adonner librement à ces étranges pulsions qui couvaient soudain si fortement en moi.
Ainsi ce n’était plus moi, mais lui qui s’éloignait du bus, et moi qui lisais le trouble que j’avais causé en lui, puis le voyais descendre avec sa silhouette longiligne et sportive, ses jambes gainées et son petit derrière moulé par l’épais tissu rêche de son jean. En y repensant, je crois qu’il voulait vraiment que je le convoite et non l’inverse. Donc c’est moi qui me mis à plonger les yeux dans les siens en cherchant ce qui clochait depuis le départ. Je l’imaginai maintenant assis à ma place et je me tenais en face de lui, sauf que contrairement à moi, ses deux yeux magnifiques ne cessaient de soutenir les miens. A nouveau, je les sentis me transpercer. Ses yeux ne me dévisageaient pas, ils m’imploraient ; peut-être parce que contrairement à ce que j’avais imaginé, il ne savait pas ce qu’il ressentait tout au fond de lui, à moins qu’il ne cherchât à décrypter quel secret je cachais en moi, sauf que plus je laissais monter en moi ces drôles d’émotions, plus je réalisai pourquoi j’avais ressenti cette impression de mystère durant le trajet du bus. Elle n’était pas en lui mais tout au fond de moi, parce que je ne voulais pas le vivre avec lui mais avec toi, au sein de notre couple, et j’ignorais pour l’instant comment y assouvir cette pulsion qui avait germé dans mon esprit dans le bus. A la place, j’eus le besoin de sentir sur moi ton regard à toi, scrutant chaque parcelle de mon corps pour me révéler qui j’étais et qui m’aurait dit dans un même élan « je suis un homme ».
Crois bien qu’avec de telles pensées en tête et mes efforts pour les en chasser, j’eus les pires peines du monde à rester concentrer dans mon travail. Puis après ma journée, il y eut également ces petits rituels habituels entre nous du soir. En toute honnêteté, j’avais passé les dernières heures à redouter ce moment, parce que j’avais effectivement décidé de me taire en espérant oublier ces idées si déstabilisantes et reprendre ainsi ma vie normale avec toi, comme s’il ne s’était rien passé au matin. C’était ignoré à quel point il me serait difficile de ne pouvoir confier à la personne avec qui je partageais ma vie cette troublante expérience que j’avais précisément vécue dans le bus et qui avait à ce point bouleversé ma vision sur ce que je croyais être. En même temps, toute sorte d’idées et de mots me brûlait les lèvres si bien qu’il me parut impossible de garder très longtemps le silence sur le sujet. La vraie question était alors de trouver, sans t’effrayer, comment te faire partager ce qui m’attirait et ce que nous aurions eu à y gagner.
Nous étions face à face à nous regarder comme si tu devinais de nouveaux enjeux, sans que pourtant rien ne se passe. De mon côté, je n’osais rien dire alors que tu étais la seule personne susceptible de cerner ce qui me bouleversait aussi intimement, et surtout d’imaginer l’ampleur que pouvait prendre le phénomène en moi. Et je ne cessais de me répéter que jamais tu ne pourrais me comprendre. Or, ce parfait étranger dans le bus m’avait immédiatement donné l’impression contraire. En me regardant, il m’avait fait vivre l’instant présent en me révélant précisément qui j’étais moi-même, comme s’il avait eu accès à ce que j’allais penser ou ressentir, comme si, à travers son quasi comportement de voyeur, j’avais vécu la plus intime et troublante des expériences exhibitionnistes jusqu’à mettre mon âme à nu devant lui comme jamais je ne me l’étais autorisé avec toi. Ce soir-là, j’aurais voulu intensément que tes yeux se posent pareillement sur moi pour sentir le même désir que j’aurais provoqué en toi. Or, sentir ces yeux d’homme qui cherchaient à lire les tréfonds de mon âme devant tant de personnes, en même temps qu’il me révélait mes propres désirs enfouis, m’avait procuré une excitation qu’inexorablement la vie d’un couple émousse avec le temps, comme si l’autre finissait par ne plus nous voir vraiment, tout comme nous finissons, nous aussi, par ne plus le voir, sauf à travers une image figée qu’il n’est plus nécessaire d’explorer, alors qu’au travers de ce seul regard sur moi, cet inconnu m’avait révélé qu’il y avait bien en moi quelque chose qu’il te restait à découvrir.
Pourtant, quand nous débarrassâmes ensemble la table du repas, j’avoue avoir voulu que tu convoites à nouveau mon corps et mon visage mais, cette fois-ci, tout simplement comme par le passé, de manière à ce que tout s’efface et que ma vision de la vie retrouve sa trajectoire normale. Le temps de cette furtive et vaine attente, je me suis aussi demandé pourquoi l’être qui partageait ma vie depuis si longtemps n’avait soudain plus le pouvoir de le deviner.
Puis, ce fut l’heure de se coucher. J’aurais voulu trouver le courage de t’écrire ce que j’avais ressentis et l’évoquer avec toi le lendemain mais, à la place, je choisis le prétexte de lire un peu le programme télé pour retarder le moment où nous allions nous retrouver dans notre lit car mon désir avait totalement disparu. Même si tu me connaissais suffisamment pour me donner toi aussi un intense plaisir sexuel, je savais que tu ne pouvais m’offrir à cet instant ce que m’avait révélé cet inconnu, ni même comprendre que j’aurais pu franchir tant de tabous avec lui si je lui avais cédé. C’est en ça que la sexualité est étrange, elle a le pouvoir de nous rapprocher, tout en nous éloignant parfois l’un de l’autre… D’ailleurs, je crois que c’est aussi l’une des raisons qui fait que, depuis toujours, le mystère du plaisir de mes partenaires me fascine autant. Si nous savons si bien comment le diffuser en nous, parfois en aidant et en guidant l’autre, l’apprentissage du plaisir à travers ce que vit ce corps si différent du nôtre nous pousse en même temps à découvrir davantage l’être qui nous fait face au cœur de l’étreinte. J’aime quand cette connaissance intime me donne parfois l’illusion de me projeter en toi à travers la jouissance à laquelle nous donnons vie tous les deux au fil de nos caresses, sans pour autant jamais parvenir à la vivre à ta place. Que nos corps s’unissent le plus passionnément l’un à l’autre, nous restons irrémédiablement, hommes ou femmes, corps pénétré ou pénétrant, séparés autant qu’unis, quand surgit tout au fond de nous la vague du plaisir qui nous submergera, tantôt seuls, tantôt à tour à tour, tantôt miraculeusement à l’unisson. Et existe-il vraiment un autre rêve plus doux que de lire parfaitement les signes les plus privés qui soient sur un visage et qui conduisent l’autre à l’orgasme et de le lui offrir pour qu’il se libère quasi à notre guise, sous nos yeux, comme si son corps n’avait plus de secret pour nous? C’est comme une quête mystique, un délicieux acheminement vers l’autre, comme si nous étions à notre tour capable de vivre ce que nous provoquons en l’autre.
Bien des fois, en regardant tes yeux basculés dans l’extase, j’aurais voulu être à mon tour dans cet autre corps afin d’en découvrir chacun des secrets pour mieux te satisfaire. Oui, juste pouvoir changer de sexe le temps de quelques caresses et faire miens de ces soubresauts de plaisirs quand ils s’apprêtent à t’étreindre. Je me suis toujours dit que c’était à ce prix qu’on pouvait comprendre l’autre dans sa totale intimité. Sans ça, nul homme ne peut deviner le délicieux frissonnement d’un clitoris de femme qui dévoile sa lumière d’étoile noire sur le monde, tout comme nulle femme ne peut saisir l’ivresse de contrôler le monde à travers l’ardente puissance du désir contenu dans l’érection de l’homme. Et le temps d’un regard, cet inconnu dans le bus m’avait révélé comment donner vie à ces deux secrets en chacun de nous à la condition que toi aussi, à ton tour, tu l’acceptes…
C’est sans doute beaucoup de mots pour te raconter tout ça, sans vouloir te dire expressément ce que j’attends de toi. En fait, je me suis souvent demandé pourquoi je n’avais pas réussi à te le dire, alors que, ce soir-là, je mourrais vraiment de le vivre avec toi. Mais j’étais un peu dans la même situation d’être face à la fameuse première fois, sauf que nous aurions été en quelque sorte tous des deux un peu puceau face à ce qui nous attendait. Même s’il s’agit d’une demande très délicate, je crois que l’essentiel n’était pas dans les mots que j’aurais pu employer pour te l’expliquer, mais dans ton incapacité de ressentir ce qu’ils t’auraient dit et de te projeter dans ce nouveau regard sur toi et sur moi en tant qu’homme et femme à la fois. Dans cette expérience, l’autre, face à nous, porte le reflet de ce qui se cache au-delà de la surface de notre visage et, dans le même temps, nous pouvons pareillement projeter à l’intérieur de lui cette image de nous qu’il cherche à son tour à percevoir.
Ce que je n’arrive pas à te dire, c’est que j’aimerais que tu m’aides à être un peu toi de manière à ce que je puisse à mon tour t’aider à être un peu moi. Et pour cela, lorsque nous nous retrouverons, nous aurons alors chacun un phallus pour découvrir qui nous sommes au moment précis où nous nous rapprochons si intimement de l’autre. Chacun aura alors à trouver comment assouvir cette pulsion nouvelle, soit masculine, soit féminine, en incarnant le corps de l’autre, libre alors à chacun de réapprendre comment aimer et être aimé. Le temps de cette idée, si tu me rejoins, j’accepterais d’ignorer qui je suis, tout en étant davantage, parce que je pourrais sur le moment te ressembler, et qu’importe l’union de nos deux corps, dessus ou sous moi, devant ou derrière moi, seul compte pour s’approcher de l’autre à travers ce que son corps peut vivre par l’intermédiaire de cette sexualité inconnue, soudain libre d’explorer l’ivresse d’être toi, dans un double regard qui nous complète l’un et l’autre. Et soudain, il n’y a plus de frontières aussi précises entre se sentir homme ou femme mais au contraire toute sorte de jeux à explorer qui se plaisent à les rendre toujours plus floues et mouvantes, avec tour à tour des rôles à explorer de chasseur et de proie à convoiter.
Or, j’ignore toujours pourquoi, justement face à cet homme dans le bus, j’avais eu le désir de changer ce paradigme et de le vivre si intensément avec toi. A cet instant encore, j’ai terriblement envie que l’être qui scrute mes mots puisse vivre l’expérience d’être un peu moi, comme à travers une confession qu’on ne saurait dire, un chuchotement qui résonne soudain si fort et intensément dans nos êtres qu’on ne peut plus le comprendre, sauf à trouver le plaisir d’être l’autre à l’intérieur de son propre corps et de se laisser ensemble guider chacun par un partenaire qui connait l’inconnu qui nous attend. Et quelque chose me pousse à croire que tel est désormais le prix à payer pour donner véritablement vie à chacun de mes personnages et supprimer toute gratuité à ce que je rêve d’écrire. Mon travail d’écrivain commence certainement là, quand je parviendrai à transmettre avec la même force, à travers ce que je cherche à créer, une expérience capable de modifier le regard de quiconque lirait mes textes et devinerait tout à la fin qui je suis lorsque je plonge à mon tour mes deux yeux dans son propre miroir.
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