Le Prisonnier
Le Piège
Il était quasi impossible de définir précisément ce qu’il ressentait, tout au plus une impression d’exister à peine, ou si peu qu’il était difficile de se prononcer. Et pourtant, il ne s’agissait pas forcément d’un état physique qui aurait établi qu’il était soit vivant ou soit mort, mais plutôt d’un état flou, entre la conscience et l’inconscience, dans lequel le temps se déconnectait de l’être et où tous les espaces multidimensionnels connus n’aurait plus formé qu’un seul et unique petit point qui résumait ainsi tout ce que l’on était à cet instant présent.
Depuis quelques temps déjà, une image floue ne cessait de tourner dans sa tête, comme une goutte d’eau qui infiniment heurterait l’immense étendue d’un lac, avec l’onde de choc qui se répercuterait inexorablement sur la surface parfaitement lisse, avec ses cercles de plus en plus excentriques et frissonnants, à moins que ce ne fût sa tête elle-même qui tournât autour d’une idée fixe, comme si elle aspirait en elle cette même goutte d’eau d’une surface redevenue lisse comme un miroir. Au même moment où il se fit cette remarque, les deux sensations autour de cette gouttelette qui semblait peser si fort sur l’univers se superposèrent dans sa tête et il ouvrit les yeux. Il se sentit encore lourd, très lourd, et si fatigué qu’il aurait immédiatement replongé dans ce même sommeil léthargique, sauf qu’une sorte d’alarme s’était déclenchée en lui et réclamait que son esprit se réveillât au plus vite. Malgré tout, sa nuque tomba à nouveau en arrière, à moitié inerte, dans une trajectoire molle de demi-cercle, un peu comme cette même surface vibrante du lac heurtée par la même petite goutte, puis se stabilisa à peu près à la verticale, en figeant à nouveau le temps et l’espace et toutes les autres dimensions autour de lui.
Tout restait encore flou mais ses nerfs et ses sens lui communiquaient déjà des informations plus précises sur un possible danger. Un début de tableau se formait sous ses yeux, au fur et à mesure que la réalité réapparaissait derrière l’étrange brouillard qui remplissait encore son cerveau. Avec les bras comme tombés en arrière, ses pieds étaient complètement coincés derrière ceux d’une chaise, tout comme son dos calé contre le dossier ferme et rigide qui lui rentrait dans les omoplates. Il avait dormi dans une position pas très confortable, mais plutôt stable, qui avait permis ce sommeil troublé. Il avait maintenant les yeux ouverts, à l’affût du moindre signe qui lui permettrait de comprendre où il se situait et ce qui s’était passé. Ou tout du moins parvenir à reconstituer une séquence logique entre ce présent et les quelques bribes de son passé dont il se souvenait encore, comme, par exemple, cette course poursuite après un groupe d’individus qu’il était sur le point de rattraper et d’anéantir. Il aurait pu à cet instant se demander ce qu’il faisait là, mais il préféra étirer son dos endolori par la position. Il remarqua seulement que des liens autour de ses poignets lui empêchaient tout mouvement. « Ligoté. Je suis ligoté ».
Ce n’est pas encore à cet instant qu’il paniqua, mais uniquement quand il comprit que ses pieds étaient eux-mêmes ligotés à la chaise et qu’il n’arriva pas pour autant à les rompre, alors qu’il savait qu’il avait normalement toute la force nécessaire pour y parvenir. Il lui suffisait de le vouloir très fort, beaucoup plus fort qu’il ne parvenait à l’instant, comme s’il n’avait plus ce pouvoir en lui. A dire vrai, il avait d’abord imaginé derrière lui des cordes autour de ses membres ankylosés, mais un cliquetis métallique les transforma dans sa tête instantanément en des chaines ou des menottes. Et les contraintes qu’elles imprimaient sur chacun de ses poignets et de ses pieds devinrent spontanément plus vives maintenant qu’il cernait enfin la situation.
Il ignorait encore comment, mais il se trouvait bien prisonnier dans une pièce quasi sombre, que de maigres faisceaux de lumière éclairaient derrière lui à travers une fenêtre sans doute encrassée au vue du délabrement des murs nus, jaunis et fissurés autour de lui. Et il était bien prisonnier. Prisonnier.
Or ce qui le préoccupait le plus à cet instant, c’était que le Maître des Clés lui avait certifié que rien ne serait jamais plus fort que sa force. Or le maître des clés disait toujours la vérité. « Et il m’avait affirmé que rien au monde ne surpasserait ma force si je puisais dans mon pouvoir». Alors pourquoi ne pouvait-il pas briser ses chaînes ?
C’était totalement illogique compte tenu de la nature de ses super pouvoirs. Alors, une idée dans sa tête germa qui pouvait expliquer l’impossible. Quelque part, sans doute, quelque chose l’empêchait tout simplement de les exercer.
Devant lui, l’espace de cette pièce était réduit. Tout du moins, l’espace qu’il pouvait en voir. De la chaise à la porte délabrée, il y avait tout au plus quatre ou cinq mètres. Seulement, il ne pouvait pas voir la fenêtre mais seulement la visualiser mentalement. Même en tournant la tête de gauche à droite, il ne pouvait pas non plus apercevoir le mur derrière lui et ni, par conséquent, ce qui pouvait s’y cacher. Depuis quelque temps déjà, il avait l’impression qu’il y avait comme une présence dans la pièce. Alors, à tout hasard, il appela.
- Y a quelqu’un ?
- Bonjour, mon ami. Bien dormi ?
Une gifle venue de nulle part fit violemment pivoter sa tête. Il n’avait nul besoin de voir la silhouette qui s’était tenu cachée derrière lui sur sa gauche pour reconnaître cette voix grave et ricanante. Une voix qui ne pouvait être là et qu’il n’était pas censé entendre. Une voix d’un autre monde. L’ombre fit quelques pas dans sa direction et se plaça au centre des rayons de lumière qui plongeaient plus en avant dans la pièce, juste à côté de la vielle porte, qu’un simple coup d’épaule aurait fait voler en éclat si ses chaînes n’avaient été préalablement ensorcelées par son adversaire.
Le coup qu’on venait de lui infliger ne cessait de répercuter dans sa tête. Au lieu de s’estomper, la sensation ne faisait qu’empirer. La voix qu’il avait entendue résonnait infiniment dans son crâne, un peu plus claire à chaque fois. En même temps, au fur et à mesure que l’écho répétait la phrase, un nouveau voile, plus coloré, se superposait sur la réalité qui avait initialement émergé du brouillard. « Bonjour, mon ami. Bien dormi ? ».
- Bonjour, mon ami. Bien dormi ?
- Bonjour, mon ami. Bien dormi ?
- Bonjour, mon ami. Bien dormi ?
La sonorité de la voix avait fini par complètement changer, avec une intention plus douce et attentionnée, mais aussi possiblement ironique. En même temps, une silhouette s’était rapprochée pour se placer face à lui. Et, au fur et à mesure que les voiles s’entassaient devant ses yeux, un vert clair olive s’en dégagea, puis émergèrent un ovale agréable avec un séduisant sourire surligné de rouge à lèvre et de longs et fins cheveux blond très clair que traversait une lumière chaleureuse, au gré des mots qui semblaient sans cesse se cogner et butter dans sa tête.
- Bonjour, mon ami. Bien dormi ?
La pièce qui se révéla autour de lui n’était plus du tout la même.
**
*
Il devait dormir. Ou il venait enfin de se réveiller. Les deux étaient possibles.
Toujours était-il qu’autour de lui, tout avait changé. La seule chose qui restait pareille était sa position sur sa chaise et les liens qui le tenaient fermement ligotés aux pieds et au dossier de la dite chaise.
Il n’y avait plus rien de lugubre ni de sale dans cette pièce. C’était au contraire une chambre bien feutrée qui baignait dans une belle lumière qui filtrait des voiles de rideau de part et d’autre d’une grande fenêtre, avec un immense lit en baldaquin avec ses étoffes vert olive. Au sol, il n’y avait plus ce béton gris, grossier et rempli d’humidité, mais un joli parquet en bois qui donnait à l’endroit une résonnance chaleureuse.
En face de lui se tenait la ravissante silhouette d’une femme qu’il connaissait parfaitement. Avec sa taille fine et élancée, sa longue robe assortie au vert de la chambre, avec des manches qui s’évasaient largement au niveau du coude, et son diadème de diamants autour de la tête, se tenait sa rivale depuis toujours, la Magicienne des Ombres. Par transparence, une partie de sa longue chevelure blonde éblouissait au travers du soleil qui brillait par la fenêtre, ce qui renforçait l’idée d’une apparition. Elle possédait réellement une beauté unique, époustouflante, qui avait pour beaucoup valeur du plus puissant des enchantements. Combien de fois en avait-elle usé et abusé ? Bizarrement, elle ne l’avait jamais exercé sur lui. De toute façon, elle n’était pas trop son genre. Trop blonde. Peut-être trop belle également. De toute façon, il y avait certainement encore dans cette jolie tête un mauvais tour qu’il lui faudrait déjouer une fois de plus.
Alors, à nouveau, il chercha à se défaire de ses liens car maintenant qu’il connaissait son adversaire, aussi forte et puissante était-elle, elle n’avait pas le pouvoir de le maintenir prisonnier. Elle sourit malgré tout en le voyant se démener de la sorte.
- Oh, tu peux t’amuser longtemps… Je crains que, cette fois-ci, tu ne puisses t’en sortir aussi simplement.
- Tu crois, ricana-t-il en se démenant davantage contre ses chaînes.
- Oui.
Il continua de bouger les bras et les pieds. Elle s’amusa juste à tourner autour de lui pour le regarder se contorsionner en vain.
- Continue… Fais comme si je n’étais pas là. Mais, cette fois, tu vas voir, ensemble, on va bien s’amuser…
- Et si je ne veux pas jouer avec toi ?
- Parce que tu crois que tu as le choix ?
Quoi qu’il fît, le métal résistait. Il était véritablement prisonnier. Il détesta cette impression d’impuissance face à elle. C’était quelque chose d’impensable pour lui. Normalement, aucun maléfice, aucun métal n’étaient assez puissant pour le maintenir ainsi ligoté sur sa chaise, et pourtant, c’était ce qu’il constatait. Elle le laissait tranquillement faire, totalement certaine de son fait.
- Vois-tu, comme toi, j’ai obtenu du Maître des Clés un don. Un don tout simple. Voilà, en ma présence, tes pouvoirs n’existent plus. Certes, tu les as toujours en toi, ils sont toujours aussi puissants, mais face à moi, tu deviens un homme comme les autres. Bien entendu, dès que je quitterai cette pièce, tu les retrouveras. Complètements intacts.
- J’ai comme qui dirait une petite idée sur la manière dont tu l’as obtenu !
- Tu dis ça parce que ça t’arrange de le penser. Parce que je suis une femme dotée d’un physique avantageux qui sait séduire les hommes, alors je ne peux avoir d’autres solutions que d’user de mes charmes pour obtenir ce que je veux, c’est ça ?
Il avait maintenant en lui de la colère. Une colère contre cette femme qui l’humiliait. Une colère tournée contre lui-même de s’être ainsi laissé piéger. Une colère rouge et noire qui montait sans cesse et qu’il aurait voulu libérer sur ces chaînes qui le maintenaient assis sur cette chaise devant elle. Intérieurement, il bouillait. Il avait envie de mordre et de se battre encore, mais il semblait là uniquement pour écouter l’histoire que cette satanée femme se plairait à lui raconter. Prisonnier et totalement entre ses griffes. Mais toujours libre de la provoquer.
- Pourquoi en serait-il autrement ?
- Tu as raison. Pourquoi en serait-il autrement…
- Tu dois bien t’amuser maintenant. Tu as dû bien te moquer de lui…
- Tu te fais une bien piètre représentation du Maître des Clés. Et si je te disais qu’il a été déçu de la façon dont tu usais de tes pouvoirs ? Et que je n’ai pas eu à le forcer parce qu’il était très heureux de te jouer un tour, que répliquerais-tu ?
Il n’osa répondre. Peut-être disait-elle vrai ? Mais elle n’était pas comme le Maître des Clés, elle ne disait pas uniquement la vérité. Au contraire, elle excellait dans le mensonge et dans l’art de les revêtir des plus beaux artifices. Pour elle, vérité et mensonge ne formaient qu’un jeu. C’était à lui de démasquer le contenu de l’un et de l’autre. Dans ces cas-là, il fallait partir d’un axiome incontournable et, petit à petit, avancer et dérouler l’ensemble pour en extraire l’unique vérité. Or, à cet instant, le seul fait incontournable qu’il devait accepter, c’était qu’il n’arrivait pas à se libérer de ses chaînes et qu’effectivement, il était probable que la simple présence de la magicienne lui retirait tous ses pouvoirs. En tout cas, ça tenait la route. Seulement, aucune autre solution ne lui apparaissait pour se libérer.
Jusqu’à présent, il avait toujours réussi à déjouer les innombrables pièges qu’elle lui avait tendus. Il avait à sa disposition deux pouvoirs : une force insurpassable et une voix très grave. Il rajoutait toujours le second pour rire, parce qu’il trouvait le sien trop classique et parce qu’il avait effectivement la voix très grave. Il avait cependant un petit plus, cette certitude que, quoi qu’il ait envie de faire, il en aurait la force. Elle s’adaptait à chaque fois à la situation et y rajoutait juste ce qu’il fallait pour y parvenir. Il avait un autre pouvoir mais, celui-la, il le gardait secret car il le touchait intimement et créait un lien très fort entre lui et le monde. Un pouvoir presque effrayant lorsqu’il se révélait à lui et qu’il découvrait le poids de ses responsabilités autour de ce qu’il pouvait en faire.
Aussi, dès qu’il serait libéré, il savait que sa prochaine priorité serait de neutraliser définitivement cette maudite magicienne. Elle avait dépassé les limites, il fallait qu’elle paye. Et, seul ou avec l’aide des autres super héros, il saurait l’anéantir et lui en faire payer le prix exact.
Il y avait visiblement dans les yeux de la magicienne une véritable jubilation à le voir ainsi à sa merci. Elle devait y percevoir une délicieuse ironie qu’il devinait pour partie, mais dont il savait qu’elle en gardait l’ampleur pour en savourer graduellement toute la saveur raffinée qu’elle savait dans ce cas déployer.
Devant lui, avec son expression mutine, elle avait vraiment de jolis yeux gris vert, avec dans l’iris quelques lamelles dorées qui leur donnaient cet aspect quasi surnaturel. Pour la première fois, il remarqua combien son maquillage, à la fois discret sur sa peau, et au mascara et au rimmel au contraire plus appuyés sur les yeux, avait été disposé pour les magnifier, en accentuant leur intensité et en allongeant la finesse de ses cils pour créer cette image un peu fatale sous des atours promettant en même temps d’infinies douceurs.
« Décidément, elle sait très bien combien elle est belle. Tout comme elle sait que je la regarde et qu’elle espère que je tombe sous son charme si elle insistait. Tu peux toujours courir ! Tu n’es définitivement pas mon genre !»
Il le devinait d’autant plus que son sourire était devenu plus enjôleur, presque malicieux. Il remarqua également qu’elle avait parfaitement dessiné ses lèvres d’un rose indien qui se mariait très bien aux teintes de ses cheveux clairs et de sa robe olive. Et il se fit également la remarque que sa longue coiffure qu’elle avait laissée librement tomber derrière elle, seulement maintenue de part et d’autre de son visage par son diadème, avait un éclat d’un blond encore plus claire que d’habitude, comme si le soleil avait l’avait soudain éclaircie pour lui donner l’image d’un ange.
« Tu parles d’un ange ! ».
Pour autant, la pièce autour de lui ne lui disait rien. Alors, pour la première fois, il imagina qu’il put s’agir de la chambre de la Magicienne des Ombres et qu’il était dans son palais, ce qui expliquait sans doute qu’elle semblait si assurée et si impassible, presque arrogante devant lui. D’ailleurs, on le disait empli d’enchantements et de maléfices pour quiconque s’y aventurait. On disait aussi qu’il était un immense labyrinthe pour ceux qui y rentraient sans obtenir ce qu’ils étaient venus y chercher. Combien d’amants avaient dû ainsi disparaître ? A dire vrai, il ignorait si quelqu’un en était un jour sorti vivant de son plein gré… Si tel était le cas, se débarrasser de ses liens ne serait qu’une petite partie du problème. Peut-être était-ce même le plus simple…
Elle le regardait, les bras repliées avec les mains sur ses hanches, sur lesquelles une natte légèrement plus claire avait été enroulée en guise de ceinture et dont les extrémités tombaient jusqu’entre ses jambes, soulignant ainsi sa taille tout en attirant sensuellement l’œil sur l’emplacement du nœud qui reposait non loin du pubis. Elle attendait, visiblement amusée, le moment propice pour dire ce qu’elle attendait de lui, car, après tout, elle ne l’avait pas tué. Inconsciemment, il nota dans sa tête qu’il s’agissait du second fait incontournable dont il disposait. De toute façon, derrière toute cette mise en scène, il y avait un enjeu qu’il ne mesurait pas encore et qui justifiait qu’il n’était à cet instant que prisonnier.
Elle le regardait toujours. Il devina qu’elle allait parler. Son sourire faisait maintenant adorablement briller ses jolis yeux vert clair.
- Tu te demandes sans doute les raisons de ce piège ? Elles sont pourtant très simples. C’est une épreuve pour mesurer ta force. Les chaînes et les menottes qui entourent tes poignets et tes chevilles appartiennent au Maître des Clés. Et dans la boîte en ivoire que tu vois sur ma coiffeuse se trouve une dizaine de clés dont celle qui peut les ouvrir et donc te délivrer.
Immédiatement, il chercha au milieu des fioles et des peignes et autres produits de beauté cette fameuse boîte. Il la connaissait parfaitement. C’était effectivement celle qui appartenait au Maître des Clés. Se pouvait-il qu’il lui ait même confié certaines de ses clés ? Pourquoi ce revirement soudain et cet acharnement sur lui ? Après tout, s’il était devenu aussi puissant, c’était uniquement parce qu’il lui avait confié cette force insurpassable. Les implications et les enjeux devenaient trop grands. Ce ne pouvait être sa vraie boîte mais plutôt une copie ou un enchantement d’illusion. Avec elle, tout était possible. Seulement et visiblement, elle n’en avait pas fini.
- Oui, c’est bien la boîte à laquelle tu penses. Et le plus drôle, vois-tu, c’est qu’autour de ton cou se tient également la clé qui ouvre cette boite. Donc tu as tout à ta disposition pour te libérer. Cela devrait être dans tes cordes, non ?
Il remua le torse et sentit effectivement un objet bougé sous sa chemise blanche, sans doute attaché autour du cou par un lacet. Il en apprécia presque l’ironie.
- Voilà. L’épreuve est simplissime. Comme tu le vois, avec ou sans tes pouvoirs, je t’ai laissé tout ce que tu avais besoin pour te libérer. Tu auras ainsi toute la liberté de construire l’histoire qu’il te plaira de construire. Je t’avoue que je suis même déjà impatiente de la découvrir…
- Oui, mais, tant que tu es présente à mes côtés, si je comprends bien, je n’ai pas accès à mes pouvoirs, donc c’est impossible d’imaginer autre chose que ce que tu auras décidé.
- Tu te reposes peut-être trop sur eux… Et qui t’a dit que j’ai du temps à perdre pour te regarder te libérer ou échouer ?
- Mais c’est absurde. Si j’ai mes pouvoirs, alors je n’ai plus besoin des clés… Cela devient ridicule.
- Tu oublies que ces chaînes appartiennent au Maître des Clés. Tu te mesures à moi, mais aussi indirectement à lui. Et il m’a confié un autre secret. Un enchantement qui devrait particulièrement te donner du fil à tordre et dont je suis très fière…
Si tout était si simple, alors il y avait forcément quelque chose qui clochait. Ou alors, elle continuait à lui cacher l’essentiel. Par exemple, pourquoi le Maître des Clés aurait-il d’un coup basculé dans son camp ? Avait-il lui aussi peur de lui ? Il y avait forcément une raison, car jamais le Maître agissait à la légère. Et encore plus, si elle disait vrai et qu’il lui avait révélé autant de secrets jusqu’à lui confier une partie des Clés du Destin… Il devenait impératif qu’il comprenne les enjeux qui se cachaient derrière la mise en scène de la magicienne. D’ailleurs, il devinait que cela faisait partie du jeu. Il devait tout avoir à sa disposition pour mieux s’en échapper comme si c’était là le piège, c’était en tout cas tout à fait dans l’esprit tordu de la Magicienne des Ombres.
- Voyons voir si tu as compris mon petit jeu… Puisque rien n’est censé surmontée ta force, que se passerait-il si je montrais aux yeux de tous que je t’ai justement vaincu par la force ? Moi, une simple femme avec mes muscles ridicules et avec, pour ultime arme, mon sourire ravageur… Terrassé par la force d’un sourire. Quelle image tu laisserais !
- Mais ce n’est pas ton sourire qui me terrasse, ce sont les pouvoirs du Maître des Clés ! Et tu le sais bien ! Et tout le monde le sauras !
- Tu as raison. Oublions mon sourire et changeons légèrement le jeu.
Les traits de cette femme pouvaient très vite basculer, mais ils gardaient pour autant un irrésistible attrait. Il n’y avait plus de vrai sourire, mais un regard un peu plus vague, plus sérieux, avec même un léger voile mélancolique qu’il ne lui connaissait pas.
- Tu connais le Maître. Il sait lui aussi fixer son prix…
- Mais, si c’était le cas, pourquoi tu ne m’as pas tué tout de suite ?
- Parce que ce serait la preuve que je ne t’ai pas vaincu. Tu ne comprends pas ?
- Pas vraiment, non.
- Pour que je gagne aux yeux du Maître, je dois te forcer à utiliser tes pouvoirs. Mais si tu réussis ainsi à te délivrer, alors, c’est moi qui gagne aussi.
- C’est ridicule !
- Tu ne sembles pas comprendre. Pour te vaincre, je dois aller encore plus loin. Je dois te forcer à capituler, à renoncer à jamais à qui tu es et à tes pouvoirs. Pour me montrer que tu es capable de me vaincre, il ne te restera qu’à te libérer sans eux. Seulement, autant te prévenir, il est possible, en renonçant à eux pour me vaincre, que tu ne les perdes à jamais. Le paradoxe est savoureux, non ? Pour te vaincre, je dois te forcer à te libérer ! Et pour que tu gagnes, tu dois me prouver que je suis plus forte que toi ! Avoue que c’est un joli chalenge pour nous deux ?
Seulement, il y avait dans cette dernière phrase comme un étrange accent de défaite. Au lieu de jubiler, elle semblait presque paniquer à l’idée de gagner. Jamais il ne l’avait sentie à ce point fragile et vulnérable. Il était possible qu’elle se jouait une nouvelle fois de lui, mais ses yeux tremblaient comme si elle retenait des larmes. Il commençait à deviner les enjeux. Du moins, l’étendue de ceux qu’on lui cachait…
Ce combat ne se situait plus entre elle et lui, mais entre elle et le Maître de Clés. La négociation avait dû être certainement rude et sans doute était-ce pourquoi la Magicienne des Ombres, en contrepartie, avait autant obtenu de lui. Mais si le prix avait été aussi élevé, pourquoi avait-elle orchestré ce vaste jeu ridicule ? Se pouvait-il qu’elle ne soit devenue qu’un pion entre les mains du Maître ? Et ce duel entre elle et lui n’était-il pas plutôt un affrontement à peine voilé entre lui et le Maître ? Les réponses à ces questions, pour l’instant, le dépassaient totalement. Il ne disposait à cette heure que de deux certitudes : les liens qui le retenaient étaient paradoxalement plus forts que lui et la magicienne ne l’avait pas tué. Le reste n’était peut-être que des mensonges ou des embrouilles dont elle avait le secret.
Elle se tut alors comme pour le laisser mesurer l’ampleur de ce qui l’attendait. Le silence qui les séparait dura ainsi pendant de longues minutes. Il en devenait si gênant que le prisonnier chercha comment l’interrompre.
- En gros, je perds quoi qu’il arrive…
- Non… Tu n’as rien compris… Rien du tout…
- Parce que tu vas, comme ça, me laisser tout seul, récupérer mes pouvoirs avec une partie des Clés du Destin à portée de main ? Je ne te crois pas. Il y a forcément un piège.
- Et pourtant, il va falloir. Et tu ne crois pas que la situation que je t’ai exposée est déjà suffisamment un vaste piège en soi ? Que te faudrait-il de plus ?
- Je ne comprends toujours pas ce qu’attend le Maître de moi. Ou de toi.
- Tu n’as pas à le savoir pour l’instant. La seule chose qui compte, c’est le défi que je te lance : si vraiment rien n’est plus fort que toi, alors je te défie de te débarrasser de tes liens. C’est tout. Certes, ces chaînes appartiennent au Maître des Clés, mais elles sont recouvertes de ma seule magie. Je veux savoir si elle peut être plus forte que toi. Tu comprends mieux l’enjeu ? Si rien n’est censé l’être, alors cela doit être chose facile. Si tu échoues, tu devras admettre que mon pouvoir est devenu plus fort que le tien. Tout le reste n’a pas d’importance. Seulement, je te laisse le choix sur la façon de gagner. Tu peux gagner pour que je perde. Ou tu peux gagner pour que je gagne. A toi de choisir ce que tu souhaites vivre.
Elle énonçait toutes ces phrases d’une voix presque fataliste, comme si le résultat ne l’intéressait plus vraiment. Le seul moment où il avait vu ses yeux briller avait été provoqué par la possible puissance de sa magie. Son attitude commençait d’ailleurs à l’agacer. Plus elle lui montrait l’étendue de son piège et plus elle semblait capituler face à son issue. Or, à cet instant, c’était lui qui ne voyait comment sortir de son piège sans s’enfermer dans sa logique inexorable. Une impression qu’il détestait plus que tout.
Pourtant, il peinait encore à mesurer toute la portée de ce qu’elle avait dit, tout du moins, il n’en cernait pas pleinement les subtilités évoquées parce qu’il avait besoin pour ça d’être plongé dans le feu de l’action. Mais il se mit à sourire, car la magicienne avait écarté une hypothèse qui, soudain, lui parut avoir un certain charme.
- Et je peux aussi perdre pour que nous perdions tous les deux… Tu sembles l’oublier…
- Oui, tu peux aussi décider de nous faire perdre tous les deux… Mais ça, cela voudrait dire que tu n’as pas compris les vrais enjeux…
- Mais comment puis-je être sûr que tu dis vrai sur toutes ces clés ? Admettons que je renonce à mes pouvoirs pour me libérer, tu es fort capable de te jouer de moi en ne me confiant que les mauvaises ?
- Ah, je vois. Tu te dis que la magicienne joue une fois de plus avec la vérité et les mensonges. Tu veux jouer à ce jeu ?
- Mais non, on ne joue plus. Tu cherches juste à prouver au monde entier que tu es la plus forte. C’est pitoyable !
- Oui, c’est sûr. Toi, tu ne te poses jamais la question. Chaque matin, tu connais la réponse. Seulement, moi, je suis une femme, jamais je n’aurai ta force… C’est dans la nature des choses. Et pour autant, suis-je plus faible que toi ? Vois-tu, dans ce jeu, le but n’est pas de savoir qui de nous deux est le plus fort, contrairement à ce que tu penses, mais plutôt lequel de nous est le plus faible. Et aussi bizarre que cela puisse te paraître, l’un comme l’autre, nous sommes pitoyablement faibles. Ça en est même risible !
Les propos de la magicienne firent étrangement mouche. A cet instant, il douta qu’elle put mentir. En fait, jamais il ne l’avait sentie aussi sincère. A nouveau, il songea au prix qu’elle avait dû payer face au Maître des Clés. Sans doute était-il le seul à véritablement jouer, à tenir les tenants et aboutissants de cette mascarade ? Pour autant, il détestait se sentir prisonnier. Et en même temps, la façon de se libérer le répugnait. Ce sentiment était curieusement monté en lui au fil des entrelacs des mystérieuses formulations que la magicienne se plaisait à distribuer. Il y avait autour d’eux une logique à la fois vertigineuse et consternante qui se dérobait à lui à chaque fois qu’elle expliquait un peu plus le jeu qu’elle lui proposait. Tout paraissait limpide sur le moment, puis quelques secondes plus tard, il ne restait en lui que des paradoxes.
Il eut soudain hâte de se retrouver seul face à ce magma d’idées qui bouillonnait et s’entrechoquait dans sa tête. Il se disait que la vérité n’apparaitrait qu’en prenant un peu de recul. Seul face à lui-même et face aux chaînes qui lui tiraient les membres derrière lui, autour de cette chaise.
- Un dernier mot. Tu veux vraiment savoir pourquoi je ne t’ai pas tué ? Parce qu’en toi se cache ce que je cherche. Et toi aussi, tu le découvriras dans cette boîte quand tu auras compris qui je suis vraiment pour toi.
- Tu mens. Tu ne fais que mentir.
- Oui, peut-être. Mais, ne trouverais-tu pas effrayant que l’un de nous disparaisse avant de découvrir ce que nous sommes l’un pour l’autre à cet instant ? Et en même temps, ce serait d’une incommensurable beauté, n’est-ce pas ?
- Tu ne dis que des conneries !
- Oui, tu as raison. De belles conneries. Seulement, moi, à la fin, quoi qu’il arrive, j’aurai acquis un dernier pouvoir : celui de faire jaillir de toi ton vrai visage.
Pourquoi avait-elle dit ça ? Il connaissait parfaitement l’homme qu’il était. Y compris quand une femme était en face de lui. D’ailleurs, il n’avait pas cédé, il la trouvait toujours aussi belle mais toujours pas à son goût. Elle se dirigea bientôt vers la porte derrière lui et il ne parvint plus à la suivre des yeux. Il la devinait encore quelque part dans la pièce.
- Sur ces mots, je te laisse à ton sort. Et surtout, amuse-toi bien…
Quand la porte se referma, un immense soulagement l’envahit. Tous ces échanges lui en avaient donné mal à la tête. Et en même temps, il voulait savoir si vraiment il était resté le même. Cela aurait été un nouvel élément tangible pour comprendre et raisonner. Pour ça, il n’avait qu’à contracter ses muscles et briser ses chaînes. Or tout le travail de la magicienne avait été de semer le doute dans son esprit. Et elle y était complètement parvenue.
Il devina combien elle devait sourire derrière la porte à le voir soudain hésiter. Il eut le désagréable sentiment qu’elle avait déjà gagné avant même qu’il ne commençât à jouer. Il y avait un autre élément tangible, sous sa chemise : quelque part sur son torse se tenait un objet qui ressemblait fort à une clé.
- Résumons : tu es vivant et la magicienne ne t’a pas tué ; de son côté, elle a trouvé le moyen de t’immobiliser mais tu ignores lequel et tu as quelque chose autour du cou qui est peut-être une clé. Et cette clé est censée ouvrir la boîte qui te permettra de te libérer. Et, en plus, dans quelques instants, tu sauras si tes pouvoirs sont intacts. Tout est décidément parfait dans ce monde.
Pour autant, pour la première fois depuis qu’il avait reçu sa force surhumaine du Maître des Clés, il redouta de l’utiliser, comme si elle avait désormais le pouvoir de le briser lui-même.