Le Prisonnier
L’Evasion
Il pouvait à nouveau utiliser ses pouvoirs. Il le sentait… Quelque part en lui… Tapis dans chacun de ses muscles… Tout aurait pu être si simple s’il cédait à leur appel… Plus de piège… Plus de doute sur de possibles mensonges… Seulement avant, il voulait lutter contre la magicienne, et surtout ne pas lui offrir ce plaisir de capituler trop vite avec cette facilité à portée de main.
C’était vraiment curieux. Il était prisonnier, du moins pour l’instant, mais, maintenant qu’il était seul, il avait la certitude d’être libre dans sa tête. Et que cette liberté ne pouvait être entravée par rien au monde. Au contraire, les liens qui le retenaient à cette chaise ne faisaient que la renforcer. Il était libre. Totalement libre. Aussi libre qu’une petite goutte d’eau qui ne sait pas encore qu’elle va se dissoudre dans un immense lac.
D’ailleurs, la magicienne le lui avait laissé entendre. Il avait le choix d’agir à sa guise. Mais avoir le choix est-il synonyme de liberté ? Non. En l’occurrence, ce choix l’enfermait dans un autre piège. De même qu’à ce stade, utiliser ses super pouvoirs aurait surtout prouvé qu’il n’était pas libre. C’était comme si la seule façon de le rester consistait à demeurer prisonnier. « Je sais, c’est complètement idiot ou paradoxale, mais pourquoi ai-je en moi cette certitude ? ».
Le problème était ailleurs. Dès qu’il cherchait à se défaire des liens ou envisageait d’ouvrir la boîte avec la clé susceptible de le détacher, il entrait de plein pied dans l’histoire de la magicienne et subirait totalement sa volonté. Et en rien, ce n’était son histoire. Depuis le début, c’était comme si elle lui en avait brossé une mais qu’il n’en acceptait pas la fin. Et il avait l’étrange sentiment qu’il peut en construire une autre en lui-même qui lui aurait paru plus acceptable car, même ligoté ainsi à cette chaise et à ce point perplexe devant le piège de la magicienne, il y avait toujours une petite voix qui ne cessait de lui chuchoter qu’il était libre. Entièrement libre. Follement libre.
Pour que le piège fût parfait, il devait comprendre sa faille. Or, à cet instant, il s’imagine face à un mur, enfermé dans les contradictions, car plus les chaînes l’enferraient sur cette chaise, moins il voyait comment se libérer sans exploiter son super pouvoir. Et en même temps, cette situation lui permettait curieusement de voir le monde avec une plus grande acuité, comme si la réalité qui l’entourait résonnait en lui à la manière de l’onde de choc sur la surface du lac. Il en cernait chaque soubresaut et tout partait de lui. Il était la goutte d’eau. Et il était l’onde. Et au milieu de tout ça, aucun de ses doutes n’arrêtait en lui cette sensation d’être plus que jamais libre.
Libre comme un oiseau. Libre grâce à ses chaînes.
**
*
Pourtant, la réalité était tout autre. Ses bras et ses pieds, toujours bloqués en arrière, diffusaient une douleur de plus en plus vive à ses muscles des triceps et des cuisses. Et puis, il en avait marre de se tenir aussi droit, avec ce dossier de chaise qui lui rentrait dans le dos. Sa tête était libre, mais les contraintes sur son corps rendaient sa position insupportable. Elle l’empêchait de réfléchir, de penser ou de comprendre. Or à quoi servait sa liberté s’il ne pouvait penser ? A rien ! A rien quand on était prisonnier comme lui. A rien sauf fixer ce lit vert olive devant cette fenêtre qui appelait l’évasion et le rêve, alors que cette échappatoire se cachait sans doute dans la boîte en ivoire. Cette boîte qu’il voyait, là, sur sa gauche, sur la coiffeuse au milieu des fioles de parfums, des peignes, des produits de beauté et des colliers en désordre. Et dedans, il y avait une clé à trouver, sa clé des champs en quelque sorte.
Il devenait urgent qu’il comprenne la situation pour s’en sortir.
Cette maudite magicienne l’avait laissé en vie. Curieux choix. Lui n’aurait pas hésité : éliminer un tel adversaire, franchement, pourquoi s’en priver ? Elle venait donc de commettre sa dernière erreur. Et elle le paierait très cher. De sa vie. Et pour ça, il prendrait tout le temps qu’il faudra pour qu’elle en comprenne le prix.
Et qu’elle le paie pièce par pièce.
D’abord, il prendrait un immense plaisir à défigurer ce visage d’ange. Il placerait pour cela un grand miroir où elle pourrait contempler sa déchéance physique à chaque coup qu’il lui porterait. Ce serait son jeu à lui. Son ironie. La détruire entièrement en se contentant de son seul visage.
Elle serait alors face à lui, ligotée comme lui l’était à cet instant, sauf qu’il n’aurait pas besoin de magie pour cela. Pour autant, utiliserait-il ses supers pouvoirs pour la faire souffrir comme elle le méritait ? Pour lui meurtrir la chair plus en profondeur et briser le moindre de ses os ? Peut-être pas. Il lui montrerait qu’il pouvait l’anéantir sans eux. Et lorsqu’elle l’aurait compris, alors seulement, il lui dévoilerait quelle était l’étendue de son vrai pouvoir. Il puiserait en lui pour la torturer toujours plus intensément, pour qu’elle regrette chaque manigance à son égard, pour qu’elle réalise qu’il n’y avait pas à concevoir de tels pièges pour annihiler son adversaire tant physiquement que psychologiquement. Il fallait juste un peu de volonté. Or, lui avait une volonté de fer.
Donc, il commencerait par le visage, parce qu’il était certain ainsi de toucher cette femme le plus profondément dans sa fierté, dans ce qu’elle avait à offrir, en quelque sorte, pour régner sur le monde. Une fois qu’il aurait retiré la beauté de ce corps, que lui resterait-il pour vouloir vivre encore ? Pas grand-chose. Il voyait déjà ce visage ensanglanté, les yeux boursoufflés, la bouche plus ou moins édentée, les lacérations profondes sur chaque joue avec les pommettes éclatées, rougies et bleuies. Non, ce ne serait pas beau à voir et pourtant, elle le verrait dans le miroir placé devant elle. Il la forcerait à contempler son visage défiguré. Elle ne pourrait rien faire d’autre si ce n’est découvrir combien la laideur dissimule autant de choses que la beauté. Elle verrait ainsi ce qu’elle n’était plus autant que ce qu’elle était en train de devenir. Et après…
Après, il s’occuperait du reste avec le même soin. Et il n’y prendrait aucun plaisir. Ce serait seulement un travail, un juste châtiment pour qu’elle comprenne qui il était et qu’on ne joue pas ainsi avec un tel adversaire. Peut-être… Peut-être que... Oui, dans une certaine mesure… Quand il utiliserait son pouvoir pour disloquer ce corps… Quand il mesurerait sa force juste ce qu’il faudrait pour ne pas lui arracher la tête… Alors, si… Il éprouverait un certain plaisir, non pas de faire mal, mais de sentir toute cette puissance en lui et sa faculté à la contenir, à la mesurer précisément au degré près pour maintenir l’unité du corps qu’il frapperait. Il appelait ça, les contraintes de la physique. Quand il frappait trop fort, d’une manière démesurée, la matière elle-même semblait éclater en poussière. Et ça, elle ne pouvait pas comprendre la beauté et l’ivresse qu’il y avait à mesurer aussi précisément cette force colossale que contenait chacun de ses muscles. Peut-être qu’avec sa magie… quand elle dosait elle aussi les effets de ses sorts… peut-être avait-elle ce même plaisir que lui… une profonde et douce volupté à sentir le monde entièrement à soi et à sa pogne. Une jouissance infinie. Vraiment infinie.
Rien que cette évocation lui donna l’envie plus grande de briser ces maudites chaînes qui le maintenaient depuis trop longtemps prisonnier. Pourquoi faire durer inutilement ce piège ridicule ? Rien ne pouvait égaler sa force maintenant. Il le savait. Il le sentait. Son cou se tendait de cette manière si particulière quand se manifestait son pouvoir. Et son souffle contenu dans sa poitrine et qui montait de sa bouche et descendait dans ses poumons le lui disait également, et plus encore lorsque son torse se gonflait et qu’il sentait toujours derrière lui ses bras tirés en arrière.
Il se redressa et respira lentement en fermant les yeux, en fermant les poings, en fermant son esprit. Tout serait si simple maintenant qu’il savait. Alors, petit à petit, il écarta ses poignets jusqu’à tirer de part et d’autre sur les chaînes. Des cliquetis caractéristiques résonnèrent derrière lui, puis se turent immédiatement sous la tension. Juste avant de les briser, il se rappela les paroles de la magicienne. S’il utilisait sa force, il perdrait. Que voulait-elle dire ? N’était-ce pas rentrer de plein pied dans son jeu ? De même, pourquoi voulait-elle qu’il se libère et qu’il ouvre la boîte ? Et si le jeu était là et que, depuis le début, il refusait de le voir ? La magicienne voulait qu’il l’ouvre. Peut-être n’avait-elle pas le droit d’employer cette clé qui pendait à son cou ? Comme si tous les deux, l’un et l’autre, étaient au final deux jouets entre les mains du Maître des Clés ? Mais tout ceci n’était que des supputations, un monde d’hypothèses bâti sur les mensonges de la magicienne. Comment savoir où se logeait la vérité ?
Finalement, il renonça à utiliser son pouvoir sur les chaînes. Parfaitement intactes, elles demeuraient autour de ses poignets et de ses pieds en tirant encore et plus toujours douloureusement sur ses membres.
A chaque fois, il revenait au cœur du problème : quelle était la part de vérité dans tout ça ? Comment en sortir, et ce, quelles que fussent la vérité et les mensonges dans tout ce fatras d’hypothèses ? Car, même au milieu des mensonges, il devrait de toute façon trouver une solution lorsqu’il les affronterait. Et si jamais il réussissait sans son pouvoir, alors il aurait vaincu la magicienne, cela valait le coup d‘essayer, juste pour voir sa tête lorsqu’il la défierait… Debout… De toute sa taille. Elle comprendrait alors son erreur de l’avoir laissé en vie… Un beau challenge qu’elle lui proposait là et qu’il eut soudain envie de relever.
Le décor sous ses yeux dissimulait le parcours qui l’attendait. Devant lui, il y avait le lit avec derrière la fenêtre qui apportait sa vive lumière dans la chambre. Sur sa gauche, la coiffeuse en marbre gris. Et dessus, la boîte blanche. Et derrière lui, la porte de la chambre qu’il prendrait pour s’enfuir dans le labyrinthe de son palais. A moins qu’il ne l’attende à la fin sur sa chaise, tranquillement, comme s’il avait été vaincu, pour la piéger à son tour… Il ne lui restait plus qu’à réussir…
Il déroula alors dans sa tête chaque étape.
La première chose à faire consistait à se rapprocher de la coiffeuse où se trouvait la boite avec les clés. Il y avait tout au plus trois mètres entre elle et lui. Pour cela, il fallait d’abord pivoter pour être dans le bon axe, et non plus face au lit comme actuellement. Restait à trouver comment avancer avec ses foutus pieds coincés derrière ceux de la chaise alors que leur pointe touchait à peine le parquet. Et tout ça, sans tomber, bien entendu.
Ensuite, il lui faudrait parvenir à extraire la clé qui pendait à son cou. Or, tant qu’il serait à ce point le dos coincé contre le dossier de cette chaise, il pouvait à peine se pencher en avant pour espérer l’extraire de sa chemise. Et, s’il y parvenait malgré tout, il n’aurait que sa bouche pour manœuvrer la clé. Sauf que la serrure était sur le côté et bien trop basse pour caler aisément sa tête à bonne hauteur. Et même ça, comment ferait-il sans que la boite ne recule en même temps qu’il enfoncerait et actionnerait la clé dans la serrure avec sa tête ainsi posée contre le plan en marbre de la coiffeuse ? Quand même pas avec sa seule langue ? Enfin, une fois la boite ouverte, il lui faudrait se saisir de la bonne clé et parvenir à la glisser à ses mains derrière lui. Le plus simple consisterait certainement à tout faire tomber par terre, y compris lui avec la chaise.
Et là, bien sûr, il fallait que la magicienne n’eût pas menti et qu’il y eût bien une clé qui ouvrît ses chaînes… Et encore une fois, que se passerait-il si le seul objectif de la magicienne n’était pas qu’il se libère pour prouver lequel des deux était le plus fort, mais juste qu’il ouvre la boîte du Maître des Clés à sa place parce qu’elle ne le pouvait pas ? Surtout que cela expliquait tout… Notamment le fait qu’elle le laissât en vie et qu’elle souhaitât qu’il se libère... Et pour elle, ce piège n’était rien d’autre qu’un nouveau jeu pour obtenir secrètement de lui ce qu’elle attendait…
Donc, oui, techniquement, il pouvait s’échapper sans avoir recours à son pouvoir. Pour autant, pourquoi chaque étape, lorsqu’il s’imaginait en train de les réaliser, lui apparaissait pour ainsi dire impossible ? Parce que chacune d’elles relèvent tout simplement du concours improbable de circonstances. Et aucune ne gagnerait de sens s’il ne parvenait pas à la dernière étape.
Au final, la clé enfermée dans cette boîte blanche sur la coiffeuse, à trois mètres à peine de sa chaise, fut alors pour lui comme une autre réalité mais soudain inaccessible. Un bloc insaisissable qui le défiait.
Comme une vérité improbable et impossible.
**
*
Malgré ses sinistres conclusions et l’angoissante impression d’être enfermé dans une réalité qu’on lui imposait, il se sentait encore libre. Sans doute était-ce précisément ce que la magicienne attendait de lui pour montrer sa toute puissance ? Elle devait divinement jubiler à le réduire ainsi à un vulgaire imbécile en train de se démener dans ce vaste numéro de bouffon, priant à chaque instant pour que l’une des clés contenues dans la boîte fût susceptible de le libérer. Un prisonnier plus que jamais suspendue à son bon vouloir, conditionné dans une chaîne de causes à effets qu’elle avait dès le départ orchestrée de main de maître. Il y avait forcément une autre solution pour s’échapper de ses chaînes, même s’il en doutait de plus en plus.
Cependant, une partie de lui n’avait toujours pas capitulé.
Son cerveau continuait d’examiner la situation, mais tout le ramenait inexorablement, poings et pieds liés, à son inconfortable position sur sa chaise. Avec ce dossier qu’il ne supportait plus dans son dos. Avec ses pieds tirés en arrière à lui en faire affreusement mal. Avec cette chambre verte dont la douceur féminine et l’intimité enivrante l’écœuraient désormais.
Il avait maintenant en horreur de s’abaisser à rentrer dans cette succession de séquences toutes plus absurdes les unes que les autres. Le plus simple consistait à sonder avec sa force surnaturelle la réalité du sortilège qui le maintenait prisonnier, seul dans cette chambre feutrée, à la quiétude trompeuse.
Alors, il meure d’envie de se mesurer à cette soi-disant magie. Dans ses muscles et depuis trop longtemps, il sent la présence de sa force incommensurable. Sur ce point, elle n’avait pas menti. Qu’importe s’il prouve ainsi qu’il était moins fort qu’elle. En la matière, ce serait toujours très relatif… A dire vrai, c’est même l’existence du piège tout entier qui en dépend. S’il peut briser ses chaînes, il n’y a plus de piège. La réalité d’avant et d’après seraient alors exactement la même : rien ni personne ni jamais ne pourront un jour surpasser sa force.
Par conséquent, il s’est décidé à rompre les chaînes, mais en douceur, avec juste ce qu’il faut de puissance pour qu’il sente le métal s’écarter et plier sous sa volonté. Ses bras à nouveau exercent leur tension. Immédiatement, ses poignets force implacablement le métal qui immédiatement rentre dans sa chair. Il devine l’énergie magique se concentrer derrière lui et lui résister d’une manière redoutable. Il jubile à l’idée de pouvoir puiser un peu plus dans son pouvoir. Cette résistance est si rare. Il contracte alors un peu plus ses muscles. La tension est déjà telle qu’aucun cliquetis n’annonce ce changement de puissance, juste peut-être un léger crissement métallique. Ses bras, toujours tirés en arrière, commencent à créer une vive tension au niveau du haut de son dos, juste entre les omoplates, pour décupler sa force. Pour autant, le métal ne cède toujours pas.
Une nouvelle fois, il écarte ses poings encore plus vigoureusement. Rien. Toujours rien. Au contraire, il a même l’impression que ses poignets se rapprochent l’un de l’autre, comme si l’étreinte avait augmenté. Il doit reconnaître que la magie qu’il affronte s’avère plus largement puissante qu’il ne l’avait imaginée.
Alors, pour la première fois, il se met à douter.
Et si sa force n’était pas suffisante pour le libérer ? Le Maître des Clés lui avait pourtant assuré que rien ne serait jamais plus fort que lui. Et il disait toujours la vérité. Même la formulation de son super pouvoir ne laissait aucune ambiguïté: « Tu auras la force de terrasser tous tes ennemis, car rien ne sera désormais plus fort que toi ! ». Tels avaient été les mots du Maître des Clés. Telle est la Vérité.
Seulement, une autre évidence était apparue. La magicienne avait trouvé le moyen de le neutraliser. Comment était-ce possible ? Il cherche une seule solution logique pour résoudre ce paradoxe. Et immédiatement, tout devient simple et évident. Les chaînes ne sont pas plus fortes que lui, mais juste aussi fortes. Ainsi, la magie de cette femme sournoise n’a pas créé quelque chose qui le surpasse, elle se contente de le copier et de le retourner contre lui, ce qui fait en quelque sorte qu’il lutte tout simplement contre lui-même. Un piège vraiment magnifique. Pourtant, il veut toujours croire qu’il peut vaincre sa magie. « Et si ces liens n’étaient que dans ta tête ? Rappelle-toi des mots de la magicienne. Pour gagner, tu dois trouver le moyen de te libérer sans tes super pouvoirs». Tout devient logique : il ne peut briser les chaînes parce que jamais il ne pourra se surpasser lui-même. Il y a même quelque chose d’effrayant que d’affronter derrière lui autant de puissance et qu’elle soit soudain annulée, comme si son propre pouvoir était réduit à rien, à une notion dérisoire et totalement inutile.
Seulement, la Magicienne des Ombres lui avait également dit que, s’il renonçait à les utiliser, il pouvait les perdre à jamais. Or, étrangement, il a de plus en plus l’impression qu’il s’est trompé sur elle : bizarrement, depuis le début, elle lui a toujours dit la vérité, comme si elle avait voulu l’aider à se libérer. Et en le forçant à renoncer à ses pouvoirs, elle l’oblige à se révéler à lui-même. Ainsi, pour parvenir à s’évader du piège, il ne lui reste qu’à devenir quelqu’un d’autre.
L’idée a quelque chose d’effrayant. Cette force qu’on lui a donnée lui apparait soudain comme le plus grand des leurres. Depuis toujours, elle lui a empêché de se voir tel qu’il était lui-même tout au fond de lui. Que deviendrait-il sans ses super pouvoirs ? Sans doute un homme normal qui devra alors payer pour tout ce qu’il a fait aux autres, super héros ou pas. Un homme infiniment vulnérable, comme pour ainsi dire nu. Un homme qui est face à un choix : il peut lutter, se démener et pousser aux dernières extrémités sa force pour briser les chaînes, ou alors il peut aussi chercher comment retirer la clé qui se tient sur son torse et s’approcher de la coiffeuse, pour enfin ouvrir la boite. Mais, dans les deux cas, il comprend maintenant qu’il ne sera jamais libre s’il agit ainsi.
Pourtant, il devine que sa vraie liberté est là, quelque part, dans le fait de perdre son pouvoir et de devenir une autre personne. Il n’y a pas d’autre issu. Du moins, tel est son devoir. Son seul et unique et véritable Devoir. Or jamais la perception de sa liberté n’a été plus forte que dans son devoir. Il doit devenir quelqu’un d’autre en renonçant à ses pouvoirs et l’accepter sans lutter. Du moins, telle est sa liberté. Sa seule et unique et véritable Liberté.
Juste accepter ce choix sans réfléchir, sans comprendre, comme l’incarnation de sa liberté la plus parfaite. Une liberté qui se tient devant lui en dehors de toute relation de cause à effet. Une liberté qui ne dépendrait de rien d’autre que de cette seule nécessité intérieure. Une liberté éclatante qui brille en lui de mille feux. Et il aime laisser la douce ivresse qu’elle contient l’envahir. Pour autant, il y a bien une autre réalité physique, des douleurs qui commencent à apparaître de manière atroce dans ses bras, dans son dos et même horriblement dans les cuisses sous perpétuelle tension à force d’avoir les pieds tirés à ce point en arrière.
Dès lors, comment trouver la force de renoncer à ses pouvoirs et à ce qu’il est ? Peut-être d’ailleurs s’est-il directement ou indirectement toujours battu contre lui-même ? Ou peut-être était-il devenu un monstre en croyant se battre pour une juste cause ? Pourquoi avait-il accepté de commettre toutes ces choses qui parfois le répugnaient ? Et ce n’est plus uniquement ces choses, mais maintenant tout son être qui le répugne. Heureusement, il sent qu’il a encore la possibilité de changer, de devenir enfin quelqu’un de meilleur et surtout qu’il n’a plus besoin de ses pouvoirs pour ça.
Certes, il serait plus simple de capituler tout de suite devant la Magicienne des Ombres et de refuser de perdre ses pouvoirs, mais c’est comme si, toute sa vie durant, il avait été prisonnier sur cette chaise. Or, ce que lui dicte cette voix qui ouvre devant lui ce choix si difficile offre davantage, comme un appel grisant, un défi, une évidence, là où l’alternative contraire l’oblige à se justifier pour garder encore et toujours ses pouvoirs, comme s’il aimait se tenir dans une vieille prison. A rester à l’intérieur d’un monde déterministe où chaque chose provoque un effet qui est lui-même expliqué par une cause et où tout s’explique et se justifie selon ce principe. Dans un monde sans liberté. Dans un monde de prisonnier.
Or, il peut soudain s’en échapper. Il en a la ferme conviction. Par sa seule décision, il peut incarner cette goutte d’eau venue de nulle part qui imprimerait sa volonté sur l’onde au moment où elle percuterait cette surface impeccablement lisse. Un goutte d’eau qui se serait formée uniquement parce qu’il aurait décidé d’agir selon son devoir sans avoir à le justifier. Parce que cette seule nécessité intérieure se suffit à elle-même et lui permet d’envisager la véritable liberté contenu dans ces quelques mots qui brillent soudain d’un puissant éclat dans son esprit : «Parce que tu le dois, alors tu le peux ». Comme une nouvelle vérité. Son nouvel axiome, en quelque sorte. Et lui obéir lui retirerait instantanément ses chaînes parce qu’il l’extrairait soudain du monde déterministe qui l’entoure.
Avec cette nouvelle certitude en lui, il devine qu’il a gagné un autre pouvoir : il peut changer le monde, changer l’issu de cette histoire censée le piéger. Pour l’heure, la goutte est comme suspendue dans les airs, contrariant jubilatoirement les forces de la gravité.
Bizarrement, il devine aussi que cette liberté qui l’attire si ardemment a totalement été inspirée par la magicienne. Même si elle est sur le point de gagner totalement sur lui, il en est soudain content. Il n’a pas déjoué le piège, il l’a compris et il n’y avait en fait aucun piège. Pour se libérer, il devait juste renoncer à qui il était. Les clés, la boite, ces chaînes étaient juste une mise en scène pour lui permettre de le comprendre. Il devait devenir un autre et c’est ce qu’elle a toujours voulu. Mais qui ? Alors, il comprend et la goutte d’eau en lui heurte le lac. La solution pour gagner devient évidente. La clé qu’il tient autour du cou, tout près de son cœur, n’était pas là par hasard. Elle a peut-être le pouvoir de lui ouvrir le secret de l’âme de la magicienne. Il doit devenir elle pour se libérer.
Soudain, l’onde de choc forme ses petit cercles d’abord parfaitement nets, puis les libère autour d’elle. Les cercles se propagent maintenant d’une manière telle qu’on ignore d’où est venu l’impact mais rien ne les arrête plus. Au-delà de ce corps magnifique, il y a un secret à percer pour y parvenir. Et ce secret se loge dans ce cœur, tout comme la clé dans la boîte en ivoire. Il lui faut juste tourner la clé sur son cœur pour que son regard sur le monde change et qu’il soit libre… Alors les cercles sur l’onde redeviennent plus concentriques et la goutte se reforme dans l’air en aspirant tout avec elle.
Il ne reste alors plus qu’à prendre sa place. Et les clés du destin seront enfin à portée de sa main.
Maintenant, la surface de l’eau est à nouveau impassible. Il n’y a plus de chaines ni à ses pieds, ni à ses poignets. Il a réussi. Il est entièrement libre d’agir. Et c’est comme si la goutte d’eau n’avait jamais existé.
**
*
La pièce est toujours aussi mal éclairée. Et les murs aussi sales. L’odeur d’humidité plane partout autour, avec son atmosphère moite des plus désagréables. Les deux protagonistes se regardent. L’un sourit et l’autre se démène dans ses chaînes, coincé sur sa chaise de métal.
- Bonjour, mon amie. Bien dormi ?
L’homme, désormais, regarde la jeune femme sur la chaise, ligotée par des chaînes. Au gré des éclaboussures provoquées par les coups, des auréoles rouges parsèment sur la soie blanche du chemisier. Même si elle endure son traitement avec un certain courage, elle a un peu perdu de sa splendeur.
Sa longue chevelure blonde lui colle parfois au visage et ses cheveux sont crasseux de sueur. Il s’approche lentement d’elle. A cet instant, il aurait pu dire qu’elle était encore belle, malgré les marques que chacun de ses gestes sur elle a laissées sur sa peau à. Son chemiser de soie, à moitié déchiré, laisse également transparaître dans son décolleté trop large, du fait des boutons arrachés, la dentelle d’un soutien-gorge noir curieusement peu assorti. Cette noirceur attire désormais son œil au milieu de tout ce blanc et ce blond qui entourent son visage. Et puis, il aime aussi regarder ses longues jambes sortir d’une jupe étroite de couleur taupe. A cause de ses chevilles soigneusement fixées extérieurement aux pieds arrière de la chaise, le tissu remonte peu à peu du fait de la tension maximum provoquée par l’écartement indécent de ses cuisses. Cambrée en arrière avec l’aide des chaînes, elle est comme entièrement offerte lui et il pourrait en faire ce qu’il veut s’il cédait à son tour aux pulsions très sensuelles que provoquent toujours son corps malgré son visage tuméfié.
L’homme a posé ses mains sur les accoudoirs de la chaise. Il ne dit toujours rien. Ils sont si près de l’un de l’autre que leurs souffles se touchent. Elle ose encore soutenir son regard, mais, en elle, il y a certainement quelque chose de briser. Sa peau moite luit dans la légère pénombre de la pièce et l’on devine le souffle saccadé soulever cette poitrine vibrante. La sueur coule parfois du visage et entraine avec elle une partie du sang qui le recouvre. L’homme peut voir ainsi chaque goutte formée une petite rigole écarlate qui se faufile le long du décolleté ouvert et glisse parfois jusqu’entre les deux formes rebondies et affermies par les deux bonnets pigeonnants qui les soutiennent. Même là, une partie des contours noirs de la lingerie prend un éclat rouge sombre. A cet instant, oui, elle est encore fière et irrésistiblement belle. Dommage que ce si beau visage…
De son côté, elle semble attendre qu’il parle ou peut-être même qu’il l’embrasse. N’importe quoi du moment qu’il agisse. Or, le silence que l’homme se plait à faire durer ne fait qu’accroître son pouvoir sur elle. Il se redresse alors lentement avec un sourire qui montre qu’il en apprécie toute l’ironie. Puis, toujours sans un mot, il lève sa main droite dans l’air et lui inflige une nouvelle gifle magistrale. Sous le choc, le visage a tourné sur lui-même et la chaise en a pivoté de quelques centimètres. L’homme se sent vivant et fort comme jamais. Il y a curieusement presque une jouissance à sentir cette force enfermée dans son corps et à la libérer ainsi sur elle.
- Alors, tu en dis quoi ? Et encore, je n’ai pas encore testé sur toi mes super pouvoirs…
- Je sais… Ce n’est que le début…
- Exactement.
Un filet rouge sombre s’écoule à nouveau du nez et défigure encore plus sinistrement ce joli visage qui ressemblait, il y a peu, à celui d’un ange et qui fixe maintenant son tortionnaire avec l’air de celui qui en attend plus. L’homme se frotte le dos de la main qui vient de la frapper avec la paume de l’autre. Toujours avec ce même sourire.
- Tu es d’accord maintenant pour finir l’histoire comme j’en ai envie ?
- J’ai le choix ?
- On a toujours le choix.
- Alors vas-y puisque c’est ce que tu veux.
L’homme redresse légèrement son dos et incline la tête de gauche à droite pour détendre sa nuque. Puis il fait quelques cercles autour de la jeune femme, juste pour accroître sournoisement la tension entre eux. Le visage de plus en plus contracté, elle l’a suivi silencieusement des yeux et ne peut rien faire d’autre avec ses chaînes qui l’entravent si fort à la chaise froide et métallique, si ce n’est attendre qu’il exerce à nouveau sur elle sa violence. Il a changé. Ses yeux ont une jolie lueur sauvage et une partie de ses dents fait encore plus illuminer son sourire en coin. Il est imprévisible et beau comme un fauve. Il s’approche de la chaise à pas de velours et, du bout de son index, lui fait pivoter son menton pour qu’elle le regarde.
«Et maintenant, je vais écrire cette histoire à ma façon, lui chuchota-t-il à l’oreille. Et tu verras, on va bien s’amuser ! »
L’homme qui se tient face à la silhouette enchaînée sur la chaise peut indéniablement la briser comme il le veut. Extérieurement, il est évident que la magicienne a échoué. Pour autant, intérieurement, elle sait qu’il n’en est rien. Tout n’était qu’illusion dans ce jeu. Elle a à cet instant exactement obtenu ce qu’elle avait toujours voulu depuis le départ. Mieux, elle avait totalement déjoué le piège du Maître des Clés.
Et si on y regarde de plus près, il se peut même qu’elle ait gagné.
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