Les Anges
A Nathalie
I
C’est à toi, ma fille, que j’écris cette histoire. Et à moi aussi, parce qu’elle tient trop de place dans ma tête. Je sais que tu as remarqué certains changements de ma part à ton égard. Et qu’ils t’ont fait peur. Je ne t’en veux pas. Mais quand tu auras lu cette histoire, j’espère que tu comprendras un peu mieux de quoi j’ai voulu te protéger. Je ne dis pas que j’ai raison, mais… C’est juste très dur à t’expliquer pour un père. Tout comme tu ne peux pas imaginer combien il m’est difficile de me retrouver complètement seul dans cette pièce…
Tu ne le sais pas encore, mais on vit parfois autant parmi les morts que parmi les vivants. En tout cas, moi, j’ai cette nette impression depuis que je passe mon temps à regarder ce mur blanc devant mon lit, parce que je n’ai aucune envie d’écouter ces cris, ni dehors ni à côté, ni de faire cette chose qu’on attend de moi. La surface blanche qui me fait face est comme un vaste écran noir qui appelle les couleurs et la vie de ce qui a été un jour. Et que ce soit ici ou ailleurs, il y a toujours le visage d’Angéline dans un coin de ma tête. Dis-toi que c’est une femme que ni toi ni ta mère ne connaissez. Sache juste que je l’ai aimée, il y a fort longtemps. D’un bel amour prude et silencieux parce que c’était le seul que j’aurai été capable de lui donner quand je l’ai connue. Seulement ce mur, face à moi, me répète sans cesse qu’elle n’est pas avec moi et qu’elle ne l’a jamais été.
Même si j’ai pris ma plume pour te raconter mon histoire avec Angéline, il faut que je te parle avant de celle de Nathalie. Et cela fait même plus d’un jour que je recherche son nom de famille, donc, entre nous, elle ne sera qu’un prénom : Nathalie. Nathalie Jesaisplusquoi. Sans doute un truc comme Gautier. Pas la peine de farfouiller dans ton portable, je doute fort qu’il reste la moindre trace d’elle sur internet…
Cette histoire se mélange irrémédiablement avec le jour de la mort de ma mère. Tu sais dans cet accident de voiture… Ce fut horrible pour moi. Et pire encore pour mon pauvre papa qui n’a jamais accepté d’avoir survécu dedans. Ce jour-là, il n’était pas beau à voir. D’ailleurs, suite à ça, il n’a plus jamais été beau à voir. Il a tenu ainsi pendant deux ans, puis lui aussi s’en est allé. J’ai presque été soulagé pour lui, car, les derniers temps, il buvait plus que de raison.
C’était il y a longtemps. L’histoire de Nathalie s’est en quelque sorte achevée le même jour, et maintenant que je suis en âge de comprendre, je trouve sa fin encore plus horrible. Tu verras, c’est une histoire triste que je vais te raconter. Vraiment très triste. Elle avait presque ton âge. A trois ou quatre ans près. Même si cela te parait beaucoup plus âgé, dis-toi qu’elle n’était pas très différente de toi dans sa tête. Trois ou quatre ans, c’est rien, tu sais…
A l’époque, tout comme toi, j’allais au collège sauf que nous vivions dans un appartement au dernier étage. Et elle, Nathalie, était une voisine du rez-de-chaussée de mon immeuble et faisait partie de la même classe de troisième que moi. Pourtant, nous ne nous fréquentions pas vraiment. Ou si peu. Et c’était un peu ça, le drame de sa vie, à Nathalie.
Je crois me rappeler qu’elle avait deux ans de retard. Non pas parce qu’elle manquait de sérieux à l’école, mais tout simplement parce qu’elle n’était pas très futée. Et surtout, elle faisait partie des plus moches de la classe. Elle était grande, trop grande, au point qu’on la repérait tout de suite au milieu des autres filles du collège. Et puis, malgré son âge, elle avait des airs d’institutrice un peu austère, avec ses cheveux blonds et lisses, tirés et maintenus en arrière par une large barrette pour former une queue de cheval, et encore plus avec ses lunettes qui lui faisaient des yeux énormes. Elle avait aussi un visage un peu poupon, un peu pâle, de fille de la campagne qui rosissait en fonction du soleil ou de ses émotions. Et c’était un peu ça aussi, le drame de sa vie, à Nathalie.
En soi, je ne suis plus si sûr qu’elle était forcément laide, seulement, elle s’habillait fort mal ; même si à l’époque les Deschien n’existaient pas, elle en avait déjà un peu le look. Je me rappelle notamment d’un pull couleur crème en laine, qu’elle portait près du corps, sans doute tricoté par sa mère ou sa grand-mère. Et puis de cette jupe courte à carreaux noirs et marrons, au tissu un peu raide, qui faisait ressortir ses grandes jambes trop pales et un peu trop fortes. Elle n’était pas pour autant grosse. Non, pas du tout. On aurait même pu dire qu’elle avait la taille fine, mais que rien ne la mettait en valeur. Surtout pas ce pull.
Et puis, quand j’y repense, il se dégageait autre chose qui l’excluait de mon monde, je veux dire de celui des adolescents que nous étions. Avec ses deux ans de plus, son imposant physique, sa taille souvent plus grande que la plupart des garçons de l’école, elle ne ressemblait pas aux autres filles mais à une mère. Notamment à cause de sa poitrine. Une vraie poitrine de femme. Je crois que c’était ça qui nous dérangeait, sans qu’on veuille se l’avouer, à nous, les garçons. Elle était une vraie femme mais avec, dedans, l’esprit d’une petite fille trop grande.
Tout ça faisait que Nathalie était un peu le souffre-douleur de tous. Et les autres filles ne lui faisaient pas de cadeaux non plus et très peu discutaient avec elle (et je crois que, ce qui devait la toucher le plus, était cette indifférence dont elle faisait sans cesse l’objet et j’espère que, toi, tu n’aurais pas été comme ces autres filles). Et on dira encore que c’était un peu ça, le drame de sa vie, à Nathalie.
Aujourd’hui, je suis quasi certain qu’elle n’était pas particulièrement moche. Au contraire, maintenant que j’ai vieilli et que la vie m’a offert un peu plus d’expérience avec la gente féminine, je dirai plutôt qu’elle aurait pu être une vraie belle femme. Bien sûr, avec un peu plus de chance.
Je me rappelle encore d’elle parce qu’un jour, elle est sorti avec un garçon. Sans doute, pour tous les deux leur première fois. Ce n’était pas en soi un très beau garçon non plus, plutôt gras, pas vraiment très intelligents (je crois me souvenir que lui aussi avait redoublé). Et comme elle, il était un peu exclu des cercles de tout le monde. Aussi, lorsqu’on apprit qu’ils avaient ensemble une relation, je ne suis pas sûr qu’on ne se moquât pas d’eux au collège. Il faut dire que je n’étais pas demi-pensionnaire, si bien qu’il se passait souvent des choses que j’ignorais entre midi et deux.
D’elle, j’ai aussi une autre image très nette. Un jour, Nathalie s’était défait ses cheveux en plein milieu d’un cours pour les laisser libre. Finalement, ils étaient bien plus beaux qu’on ne l’imaginait, assez longs en fait, et son visage en avait été transfiguré. Certes, il y avait toujours ses lunettes qui lui faisaient des yeux un peu disproportionnés, mais cette coiffure lui donnait un côté un peu sauvage, comme si elle avait libéré ainsi la femme qui vivait en elle et qu’elle en fut à son tour surprise. Je crois me rappeler que j’avais pensé en moi, ce jour-là, qu’elle n’était pas si mal. En tout cas, autour de moi, c’était ce qui se disait parmi les garçons, qui, sans doute, s’étaient rendu compte de l’injustice à son égard. Et puis, depuis qu’elle avait cette relation, elle faisait des efforts manifestes dans ses tenus, peut-être empruntait-elle des choses à sa mère, je ne sais pas, mais tout concourait à nous donner d’elle une autre image.
Cette histoire ne dura pas très longtemps et reste encore assez mystérieuse quant à son dénouement. Cela devait se passer au printemps. Il était visible qu’elle était heureuse, son visage resplendissait. Et puis, d’autres filles lui parlaient maintenant. En quelque sorte, je dirais qu’elle était sortie du purgatoire dans laquelle on l’avait sournoisement enfermée. On aurait dit pour une fois que la chance lui souriait, à Nathalie.
Pour tout te dire, à cette époque, moi, je m’intéressais particulièrement à Angéline. Quand je dis « intéressais », il faut que tu comprennes qu’elle me plaisait et que j’étais incapable de lui parler ou de l’approcher. Aussi, l’histoire d’amour de Nathalie me passait largement au-dessus de la tête. Tout juste, il m’arrivait de la croiser en fin d’après-midi, sur le seuil de mon immeuble, un peu plus heureuse, sans doute pour sortir avec ce garçon dont j’ai aussi oublié le nom et le prénom. Peut-être d’ailleurs était-ce lui qui s’appelait Gautier. Je ne sais plus.
Je serai incapable de dire précisément combien de temps tout cela avait duré mais je me rappelle que, le 11 juin 1986, le jour de la mort de ma mère, il se passa aussi pour Nathalie quelque chose de terrible. Du jour au lendemain, on ne la revit plus au collège, ni moi non plus sur le seuil de l’immeuble. Sans aucune explication, elle disparut totalement de la circulation. Cet évènement nous surprit tous dans la classe. Puis, bien sûr, il y eut de drôles de rumeurs à son sujet. On parla de suicide. Je ne devais pas être le seul à avoir spontanément imaginé à un truc avec ce garçon. Personne ne sut exactement ce qui s’était passé entre eux, ou même s’il avait été responsable de quoi que ce fût.
La vérité était tout autre, et sans doute plus effrayante une fois qu’on l’avait compris. Nathalie avait tout simplement basculé dans la folie. Une fois qu’on a dit ça, on voit soudain la réalité autrement, car, en fait, ce n’était pas ça le drame de Nathalie, mais tout ce qu’elle avait vécu avant.
De toute façon, on était tous trop jeune pour vraiment comprendre. Un peu comme la mort d’un proche de la famille mais finalement trop lointain pour nous affecter. Inutile de vous dire qu’avec l’accident de voiture de mes parents, je suivis de très loin l’histoire de Nathalie et des rumeurs qui coururent à son sujet. Un peu plus tard, on avait même parlé d’une seconde tentative de suicide. Que de choses qui n’ont aucun sens pour quelqu’un d’âgé de quinze ans qui ne connait quasiment rien, ni de la vie ni de l’amour, et qui venait en plus de perdre sa mère.
Aujourd’hui, cette histoire me touche beaucoup plus par sa sordide logique. Elle est naturellement revenue à moi, et tu comprendras pourquoi. Vraiment je la trouve bouleversante et je me dis que Nathalie n’a pas mérité ce qui lui est arrivé et qu’on avait été sans doute tous responsable. Et dans ces cas-là, on se tait et on n’en parle pas. Même si beaucoup de troisièmes avaient certainement eu mauvaise conscience, je doute que beaucoup d’entre eux se rappellent d’elle aujourd’hui. J’aimerai me dire que je ne suis pas la seule personne à porter encore un peu de culpabilité.
Soyons honnête, je ne peux pas dire que j’en avais particulièrement ressenti sur le coup, je n’étais pas impliqué dans ce qui se passait entre midi et deux. Peut-être un peu en tant que voisin, parce que je n’avais jamais vraiment cherché à créer un lien avec elle. Mais à son sujet, je garde le souvenir d’un profond malaise. Oui, le peu de fois où je m’étais tenu à ses côtés, j’avais été gêné par quelque chose d’effrayant qu’elle portait en elle et que je devinai inconsciemment. Peut-être avais-je senti en moi simplement cet amour qu’elle aurait été prête à donner à quiconque se fût un tant soit peu intéressé à elle ? Et comme il y en avait trop, il m’avait fait peur. Vraiment trop peur. Oui, cela doit être ça. Et c’était un peu ça le drame de sa vie, à Nathalie : trop d’amour à donner, y compris pour ce garçon. Peut-être, commences-tu à voir où je veux en venir ?
II
Quand je dis que je ne me suis jamais rappelé de cette histoire avant, vois-tu, je mens quelque peu. Parce qu’arrivé au lycée dans ma classe de seconde, j’ai vécu une autre histoire similaire. Malheureusement pour moi, un peu trop... Et pas du genre qu’on a envie de raconter à sa fille. Et pourtant, c’est ce que je vais faire, et peut-être comprendras-tu pourquoi à la fin… Tu ne le sais pas encore, mais en quittant le collège, on rentre vraiment dans un autre univers. On peut dire que l’enfance parait soudain loin de nous. Très loin. Tout du moins, nous n’avons plus aucune envie de nous y replonger, on désire au contraire la rejeter, et en même temps, on refuse le monde des adultes qui pointe son bout du nez autour de soi. Je me demande si, toi, tu ressens déjà ça ? En tout cas, moi, à ton âge, j’en étais là.
Quand j’ai débarqué dans mon lycée et que j’ai su qu’Angéline y était aussi, je m’étais tout de suite fait la promesse de ne pas me contenter de la regarder de loin et en cachette. Il fallait un jour que j’attire sur moi son attention et que je lui parle. N’étant ni dans sa classe, ni demi-pensionnaire, j’avais peu d’opportunités pour cela. Et puis, si un collège nous parait immense la première fois qu’on y met les pieds, que dire lorsqu’il s’agit d’un lycée ? En parallèle, j’avais aussi besoin de mon temps pour sympathiser autour de moi avec mes camarades et me sentir un peu mois seul et surtout intégré parmi eux.
Il arrivait parfois qu’Angéline discutât avec d’autres filles que je connaissais parce qu’elles avaient fait un jour partie de mes différentes classes au collège. J’avais remarqué notamment qu’elle paraissait assez proche d’Emilie et que, par chance, cette fille faisait encore partie des effectifs de la mienne. Il y avait également Samuel avec qui je m’entendais bien et qui semblait la connaître, notamment parce qu’ils habitaient le même village et qu’ils prenaient le bus ensemble.
A cette époque, je trouvais Angéline vraiment très belle. J’ignore si les autres garçons pensaient d’elle la même chose, mais, moi, je n’avais d’yeux que pour elle. Il faut dire qu’elle avait un peu de la beauté exquise et pleine d’élégance des italiennes : des yeux foncés surmontés de jolis sourcils de mésange, une peau mate mais très claire, un visage d’une finesse renversante doté d’une petite fossette des plus songeuses, avec de longs cheveux noirs qu’elle gardait défaits et qu’elle glissait derrière ses oreilles à l’aide de pinces ou d’épingles pour dégager son visage. Ils étaient si beaux et si longs qu’ils lui tombaient presque sur le haut des fesses. Ils contribuaient d’ailleurs grandement à ce que je la repère au milieu des autres. Pour le reste, de taille moyenne, on peut dire aussi qu’elle était un peu maigre.
Ce qui la différenciait le plus de ses copines, c’était sa façon de s’habiller en jupe ou en robe, en lieu et place des sempiternels jeans, avec une mise toujours soignée, impeccable. Un rien classe. Il faut dire qu’elle avait un indéniable côté « petite bourgeoise », surtout avec sa médaille en or de la Vierge qui toujours pendait autour de son cou. Ah, si ! Parfois, elle mettait une salopette et cela lui donnait un petit air de clown dont je raffolais, et qui n’avait rien à voir avec l’image qu’elle dégageait le reste du temps.
Un seul point faisait un peu tache : son appareil dentaire. A cette époque, c’était moins fréquent qu’aujourd’hui et on devinait qu’elle se trouvait sans doute enlaidie avec, parce qu’elle souriait souvent en rabattant légèrement ses lèvres pour le dissimuler.
En fait, au-delà de son physique délicat, j’adorais encore plus ce qu’elle dégageait autour d’elle. On pourrait appeler ça de la grâce, une aura, je n’en sais trop rien, mais au milieu du cercle de ces filles, on ne voyait qu’elle. En tout cas moi, je ne voyais qu’elle… J’aimais particulièrement sa réserve qui me rassurait parce que je m’y retrouvais un peu, et puis également sa rêveuse fragilité qui me donnait envie de la protéger et surtout une douceur dans ses yeux et dans sa voix qui me touchaient infiniment, à tel point que je me moquais complètement qu’elle avait si peu de poitrine. A cette époque, je crois que je n’y avais même pas pris garde. On va dire que cela ne faisait pas encore partie de mes critères. Pas comme aujourd’hui. Bien sûr, je ne devrais pas te le dire, mais bon… Ta mère me demande de ne plus te considérer comme une petite fille. Pas sûr qu’elle l’assume pour ça… De toute façon, tu t’en doutais sans doute déjà, non ? Et autant te dire que c’est ce qui m’a principalement plu chez ta mère. C’est un peu dégueulasse de dire ça, je sais, mais tu sais déjà combien nous n’avons pas vécu longtemps ensemble et que ça ne nous empêche pas de t’aimer follement et sincèrement, à défaut de s’apprécier mutuellement. Et puis, ne me dis pas que ce n’est pas elle qui n’a pas manœuvré derrière mon dos la dernière fois !
Pour me rapprocher d’Angéline, je n’avais aucune envie de ressembler à tous ces garçons qui paradaient, avec leurs gros sabots, en terrain conquis, et que je trouvais ridicule, même si leur approche avec les filles fonctionnait bien mieux que la mienne. D’abord parce que j’étais timide, et ensuite parce que je n’ai jamais compris ces filles qui sortaient avec de tels types. Un peu comme si faire partie de leur tableau de chasse était une forme de reconnaissance ou de gratification... A moins qu’elles ne s’en vantaient aux autres, rien que pour les rendre jalouses… Pas très différemment des mecs, finalement… J’espère que tu ne seras pas comme ça. Tu mérites tellement mieux. Et tu as tellement d’atouts pour te faire aimer d’eux que, si tu veux mon avis, tu pourrais les faire tourner en bourrique qu’ils te pardonneraient tout.
Alors, en sortant des cours, j’essayais de discuter avec Emilie, juste dans l’espoir qu’elle me conduirait à elle. Les rares fois où je parvenais ainsi au milieu du petit cercle des filles qu’Angéline côtoyait, je peinais à rebondir sur leurs sujets de conversation, sauf quand il s’agissait des cours que nous avions eus. Je devais être vraiment pitoyable.
Aujourd’hui, avec internet qui vous explique tout et montre tout avant même d’être en âge de comprendre, je sais que tous mes échecs répétés te paraitront ridicules, mais j’avais vraiment l’impression d’être à des lieues d’elle, comme si elle vivait hors de mon monde et que jamais je n’arriverais à lui effleurer la main. A ses yeux, j’avais sans doute l’image d’un garçon un peu réservé, qui ne savait pas ce qu’il voulait et qui essayait de se rendre plus intéressant qu’il n’était.
Et puis, un jour, elle aussi disparut complétement. Forcément, j’avais immédiatement repensé à l’histoire de Nathalie, avec cette fois l’idée que ce cauchemar m’engloutirait en même temps. Par pudeur, je n’osai pas me renseigner immédiatement à son sujet. Au fil des jours, et bientôt des semaines, je ne pus que constater qu’elle ne faisait plus partie du cercle d’Emilie et que je ne l’apercevais plus dans les différentes cours du lycée. Au détour d’une conversation, je finis par apprendre qu’elle était très malade. Le plus mystérieux, c’était l’attitude de ses parents qui confirmait mes soupçons: ils refusaient que ses amies la voient ou même qu’elles l’appellent. On finit par ne plus en parler, ni même à penser à elle. Sauf moi, bien entendu, avec ma profonde et grandissante angoisse qu’elle se transformât en une autre Nathalie. J’imaginai alors qu’elle s’était suicidée à son tour ou des choses pires encore. A force de laisser cette idée, encore et encore, tourner en rond dans ma tête, je réussis à me faire inviter par Samuel dans leur village, en espérant le questionner à son sujet, et peut-être la voir si jamais il avait su où elle habitait.
Ce jour-là, je m’étais fait beau, du moins, tel que je l’imaginais : je m’étais rasé, parfumé, coiffé avec du gel dans les cheveux, et j’avais mis une chemisette à carreau blanche et bleue, ce qui, pour moi, était le comble de l’élégance. Samuel fut assez surpris de me voir débarquer chez lui dans un tel accoutrement. Lui m’attendait simplement en bermuda, avec un T-shirt clair déjà taché, d’autant plus logiquement qu’on annonçait une journée digne d’un mois d’été. Pour en profiter, il avait prévu une virée en vélo en me proposant d’emprunter celui de son frère. Il y avait notamment une belle descente qu’il voulait me montrer.
Bien entendu, avant d’y parvenir, il avait fallu longuement monter, et j’avoue avoir eu un mal de chien à finir la dernière côte sans mettre le pied à terre. Lui, il devait s’entraîner chaque week-end, mais moi qui vivais en ville, cela relevait de l’exploit. Encore plus avec ce soleil resplendissant qui baignait abondamment notre versant de ses rayons. Aussi, lorsque Samuel me vit, en sueur dans ma chemisette, et tirant la langue pour le rejoindre, alors que lui m’attendait depuis de longues minutes, son visage portait un large sourire des plus moqueurs.
Une fois arrivé, comme une immense bouffée d’oxygène, le ciel bleu s’étala solennellement devant moi à perte de vue. Sur le flanc opposée, les arbres resplendissaient à travers leur feuillage le plus vert ou bien étalaient magnifiquement, par dessus la noirceur de leur écorce, le blanc velouté de leur fleuraison, notamment plus bas vers la vallée. Dans son creux, coulait une jolie petite rivière qui, à cette hauteur, nous parut guère plus grosse qu’un ruisseau. Un peu partout, nous entendions des sauterelles dans les herbes pas encore sèches qui bordaient les accotements et peuplaient le flanc de l’imposante colline que nous avions gravie. Pourtant, face à ce paysage, jamais je ne m’étais senti aussi prêt d’avouer à Angéline tout mon amour, même si, sous nos pieds, le macadam chauffé par le soleil rendait l’air autour de nous encore plus sec et étouffant.
Il me montra dans la foulée une petite route sur la gauche qui laissait celle que nous avions empruntée, dévoilant ainsi la longue descente qui nous attendait. On n’en apercevait qu’une portion mais la pente me parut déjà redoutable.
C’est là, profitant que je reprenais mon souffle, que j’eus le courage de lui parler du vrai sujet de ma venue.
- Tu te rappelles d’Angéline ? Elle habitait pas dans le village ?
- Si, si… Pourquoi ? Ce ne serait pas pour elle cette belle chemise ?
Même s’il y avait un peu d’ironie dans sa voix, ses yeux communiquaient toute autre chose. Un sentiment un peu effronté, qui indiquait que ce nom évoquait en lui une idée très précise qui m’était totalement étrangère.
- Ne me dis pas que tu ne sais pas ce qui lui est arrivé !
- Non. Vraiment, je ne sais pas…
- Elle est… comme qui dirait devenue folle. Ouais, je dirais même complètement barjot. Mais, bouge pas, si ça se trouve, tu vas pouvoir la voir…
Même si sa remarque confirmait brutalement mes soupçons et me rappela l’histoire de Nathalie, la formulation choisie me blessa. Et en même temps, j’avais détesté le ton de sa voix et le sourire sur son visage, comme s’il disait qu’il me réservait une surprise que j’allais adorer alors que je savais pertinemment que je le détesterais. Samuel, lui, ne remarqua rien, obnubilé par son idée.
- Il est quelle heure ?
- A peine 15h…
- OK. Avec un peu de la chance, ouais, ça devrait être bon. Allez, viens ! Et surtout, tache de bien négocier les virages, si tu ne veux pas la manquer !
Il avait déjà enfourné son vélo et avançait en direction de la grande descente. Juste avant de baisser la tête sur son guidon, il me conseilla de bien profiter de mon élan quand nous arriverions sur la fin, pour gravir l’ultime montée avant le village. De mon côté, je me calai comme je pus dans le sillon de sa roue arrière pour suivre ses trajectoires. Le vent, immédiatement, me balaya la tête et m’apporta une fraicheur bienvenue sur la sueur qui coulait de mon front, dans mon dos et sous les aisselles tandis qu’un curieux sentiment d’ivresse m’envahit. La route longeait le flanc de la falaise et aucune bordure ne sécurisait le côté du ravin. Pour moi, elle filait vers l’inconnu alors qu’elle semblait simplement vouloir rejoindre la rivière.
Je crois que je n’ai jamais refait une telle descente de toute ma vie. Et encore moins aussi vite. Il fallait vraiment être deux garçons de notre âge pour nous élancer ainsi en niant à ce point les règles élémentaires de sécurité. Heureusement, toi, tu es une fille, et je sais que tu ne serais pas aussi imprudente. Avec l’âge, les garçons changent un peu, mais pas les filles, vous vous moquez de cette fierté ridicule que nous avons et qui nous fait faire souvent n’importe quoi. Et parfois, tu t’en rendras compte, pour chercher à vous plaire, ou tout du moins à attirer votre attention.
Bien entendu, Samuel prenait grand soin à freiner le moins possible et se pencha même en avant sur son vélo de course pour gagner en vitesse avec son poids. Moins téméraire, je me contentai de le suivre du mieux que je pouvais, sauf que la distance qui nous séparait ne faisait qu’irrémédiablement s’agrandir. Il faut dire que je n’avais pas complètement la tête à ça. Je cherchais à comprendre ce qui avait pu faire basculer Angéline dans la folie. On ne lui prêtait pourtant aucune histoire d’amour, mais je la connaissais trop peu pour ça. Peut-être cela venait-il de ses parents ? Elle avait du mal à soutenir le regard des autres, comme si elle manquait de confiance en elle. Par la faute de son père ? Par sa mère à force de la réduire à une poupée sage ? Ce devait être ça. Je fus tiré de ma semi-rêverie par un brusque et long coup de klaxon, un peu plus bas, d’une voiture qui ne tarda pas à me croiser.
Après le virage, je découvris Samuel arrêté sur le bas-côté. Visiblement en état de choc.
- La voiture, je l’avais pas vue… A cause du virage...
- T’as rien ?
- Non… Mais j’ai eu peur. Tu comprends, j’étais complètement au milieu de la route quand elle a surgi… Avec le vent, je l’avais même pas entendue... Et moi, prêt à négocier comme un fou le virage, tu comprends ? J’ai freiné comme j’ai pu. Heureusement, j’ai pas utilisé les freins avant… Tu comprends, sinon…
Ses yeux, malgré eux, s’écarquillèrent d’effroi en dessinant sa probable trajectoire dans le vide du ravin. En bas, la rivière n’était plus ce petit sillon négligeable que nous avions vu au sommet, mais la chute aurait pu largement dépasser les cinquante, voire cent mètres. Difficile à dire. Le reste de la descente se passa sans autre embûche, seulement elle se fit plus prudemment avec l’un dans le sillon de l’autre à tour de rôle. En tout cas, l’incident avait eu le mérite de me faire oublier quelques instants Angéline.
Une fois arrivé dans le village, Samuel m’emmena dans sa partie la plus abandonnée et s’arrêta devant le vieux lavoir. Bien que plus personne ne l’utilisait, l’édifice, tout en pierres, avait été parfaitement nettoyé et rénové. Le soleil donnait en plein sur sa surface et renforçait son éclat ocre qui resplendissait si fort avec la couleur au-dessus de nos têtes immaculée du ciel. Au milieu, un lion en métal vert foncé laissait nonchalamment s’écouler de l’eau de sa bouche en formant sur la surface une onde frissonnante, qui finissait par évacuer son trop plein jusqu’au trottoir, à l’aide d’une petite rigole formée par deux rangées de pavés inclinés, pour finir sans doute par se jeter, un peu plus bas, dans la rivière. L’ensemble était à l’abri, sous une belle voute en pierre, avec une colonne qui la soutenait de part et d’autre et coupait ainsi l’espace en deux. A l’intérieur de la paroi du fond avait été creusée une alcôve de forme ovale pour y déposer une statue de la Vierge qui tendait sa main bienveillante vers quiconque aurait lavé son linge. Il se dégageait de l’endroit un charme du temps passé, un peu irréel et paisible, avec le perpétuel clapotis de l’eau qui s’y déversait, comme suspendu dans l’air.
- T’as soif ?
- Oui.
Je bus quelques gorgées et me rafraichis abondamment le visage, rendu brûlant par l’effort et le soleil resplendissant. J’en profitai également pour me recoiffer. Samuel fit pareil.
- Et maintenant, viens !
- Où ?
- Juste là.
Il me montra un muret derrière lequel il se cacha et qui entourait le devant d’un corps de ferme à moitié abandonné et encombré de vieilles machines agricoles d’un autre âge.
- Si on a de la chance, on pourra la voir dans pas longtemps.
- Elle habite loin ?
- Non, justement. Tu vois la maison là-bas ? C’est là.
Il m’indiqua derrière nous une imposante maison récente, avec un grand terrain arboré, qui avait été construite légèrement en retrait, de manière à se tenir entre le village et la rivière. J’ignore pourquoi, mais j’avais imaginé sa maison toute aussi grande mais plus ancienne, avec des murs imposants qui l’auraient entourée pour protéger des regards indiscrets. A la place, l’essentiel du terrain avait été délimité par de simples barrières en bois, sauf sur le devant où un mur avait été érigé à mi-hauteur, dans les mêmes teintes ocre que les pierres du village, avec un grand portail massif en métal qui empêchait les éventuels importuns d’y rentrer en voiture. Je me rappelle aussi du grand saule pleureur qui trônait également au milieu de la pelouse, côté rivière, sous lequel avait été disposée une belle table de jardin en bois avec ses chaises assorties. Le soleil qui nous entourait et le ruissellement de l’eau qui nous parvenait sans cesse conféraient à ce vaste jardin, tout du moins dans mon souvenir, un véritable charme d’havre de paix.
L’un et l’autre, nous nous assîmes par terre derrière le muret, en nous mettant à attendre je ne savais trop quoi. Les premières minutes, Samuel refusa de discuter avec moi, comme si cela aurait pu signaler notre présence. Mais il avait l’air de plus en plus excité par ce qu’il s’apprêtait à me montrer.
- Tu vas voir, on va bien s’amuser, s’était-il limité à me dire.
- Tu veux vraiment pas être un peu plus précis ?
- Ah non, surtout pas ! Sinon tu me croirais pas… Et puis, ce ne serait plus drôle.
Au bout d’un quart d’heure, le temps commença à nous peser et nous nous remîmes malgré tout à parler pour lutter contre l’ennui qui nous gagnait. Il voulait me montrer des jeux qu’il avait récupérés sur son ordinateur. A force, même moi, je finis par oublier la raison de ma présence et m’intéressai particulièrement à un jeu d’arcade dont j’avais déjà entendu parler. Chez moi, nous n’avions aucun ordinateur et c’était toujours avec plaisir que j’en profitais chez les copains. Forcément, à chaque fois, j’étais moins doué qu’eux, mais j’apprenais vite.
Soudain, je le vis sourire.
- Vite, baisse-toi ! La voilà !
- Où ?
- Baisse-toi, j’ai dit ! Tu auras tout le temps de la voir après. Seulement, faut pas qu’elle nous aperçoive maintenant, sinon c’est foutu. Mais, crois-moi, faut vraiment que tu vois ça, tu seras pas déçu!
Je m’exécutai, un rien frustré, mais également agacé par son sourire et son regard qui évoquaient en moi une sorte de blague croustillante que j’estimai déplacée avec l’image que j’avais d’Angéline. Inutile de préciser que je trouvai le temps fort long à me recroqueviller de la sorte pour que rien ne dépasse du muret. Assez vite, il me sembla entendre des pas légers, puis, quelques clapotis dans l’eau du lavoir.
Samuel, lui, semblait jubiler encore plus. Il me regarda en se mordant la lèvre, tout excité, les yeux hilares, en pivotant sa main flasquement à toute vitesse comme pour préciser que c’était extraordinaire. Puis, il leva enfin la tête.
- C’est elle, regarde !
A mon tour, je sortis de ma cachette. Je fus complètement tétanisé par ce que je vis.
Angéline était effectivement là, dos à nous, debout en plein milieu de l’eau du lavoir. Elle se tenait comme prostrée face à la statue de la Vierge, avec les mains légèrement écartées de son corps, les paumes ouvertes vers le ciel. Mais ce n’était pas ce qui m’avait déstabilisé. Non. C’était de la voir entièrement nue. Nue de la tête aux pieds. Nue comme un ver, comme si personne d’autre n’existait autour d’elle. Je ne peux nier que la vision de ses fesses parfaitement dessinées ne me troubla pas. Ni que je n’eus pas envie de voir dans la foulée sa poitrine ainsi que tout le reste. Non, surtout à mon âge. Tu le sauras, ces idées trottent toujours dans un coin de la tête des garçons, surtout quand on est aussi belle que toi ou Angéline. Mais j’étais trop bouleversé de la voir ainsi perdue dans sa folie qui ne faisait plus aucun doute dans ma tête à cet instant.
- Allez, viens ! Ne sois pas si timide ! Quand elle est comme ça, plus rien ne compte pour elle…
- Non, il ne faut pas ! On doit lui trouver des vêtements ! Il faut la rhabiller ! Il faut l’aider !
- Mais non, fais pas ton timoré…
Il s’était approché d’elle et la contemplait impudiquement sous toutes les coutures. Il y avait quelque chose d’insupportable à le voir se comporter ainsi. Pourtant, à mon tour, je me dirigeai vers lui.
- Angéline ! Ne reste pas là comme ça ! Viens !
- Mais quel couillon ! Puisque je te dis qu’elle ne nous entend pas…
Même si ce n’était pas le but de la manœuvre, je finis par moi aussi la découvrir entièrement de face, dans toute son innocente nudité. Je voulais absolument voir son visage et comprendre ce que pouvait cacher celui d’une folle, en espérant surtout ne pas le découvrir dans le sien. Bien entendu, je ne pus m’empêcher de détourner mes yeux sur toute autre chose. Même si elle n’avait pas une poitrine particulièrement belle et imposante, elle possédait deux adorables petits seins qui se dressaient devant elle, avec leur forme tendre que la fraicheur de l’eau avait rendue érectile. Tout son corps respirait la fragilité et la douceur.
J’aurai voulu l’emporter loin dans mes bras pour la dissimuler aux regards lubriques de Samuel et la rendre à ses parents. Mais ses yeux semblaient si perdus, si loin de nous, avec pourtant un amour éperdu. Je ne pus m’empêcher de penser qu’elle s’offrait dans sa folie au Christ lui-même. Elle lui faisait ainsi don de sa pureté. C’était quelque part très beau et en même temps totalement effrayant. Rien de terrestre ne semblait plus compter autour d’elle, comme si elle avait gagné le pouvoir d’entrer en contact avec l’immanence des choses, de voir l’infinie et l’éternité. Je crois qu’à cet instant, je me demandai si nous ne pouvions pas être fous de refuser de voir ce qu’elle voyait et combien elle seule avait accès à la vérité. J’étais complètement bouleversé. Et finalement incapable de l’aider. Incapable de la ramener dans notre monde. Entre l’espace de mes deux bras.
Puis, il y eut des cris dans notre direction qui nous firent détaler et surtout déclenchèrent les rires de Samuel. Quand je montai sur le vélo pour l’abandonner à son sort, j’étais rempli de honte.
- Bande de voyous ! Vous ne pouvez pas la laisser tranquille ! Ma pauvre petite fille, je t’ai déjà dit de ne pas venir ici toute nue…
Je m’étais arrêté pour la regarder une dernière fois. Sa mère s’approcha d’elle en rentrant à son tour dans l’eau du lavoir, avec une grande serviette à la main. On devinait des larmes dans sa voix.
- Tu vois bien qu’il y a plein de gens autour de toi qui ne te veulent pas du bien. Allez viens. Viens vers ta maman… Et ne les regarde pas.
La mère enroula tendrement son bras autour d’elle pour lui recouvrir ses épaules de la serviette et lui dissimula l’image de la Vierge en même temps avec sa main, tout en l’entrainant hors de l’eau avec son autre bras. Angéline semblait résister mollement, comme si elle ne comprenait pas pourquoi elle ne voyait plus rien, ni pourquoi on l’entrainait contre son gré loin d’ici. Elle finit par marcher, pieds nus sur le sol, sans vie, sans force, trainant derrière sa mère qui la ramenait chez elle, dans sa maison, et toujours fixant derrière elle la statue. Je n’eus pas le courage de la regarder plus longtemps.
De son côté, Samuel ne souriait plus non plus et partageait le même sentiment de tristesse devant ce spectacle sinistre. Sans doute éprouvait-il aussi de la honte à s’être comporté ainsi. Jusque dans sa chambre, nous rentrâmes sans échanger un mot. Ce ne fut que la promesse des jeux d’ordinateur qui rompit le silence entre nous. Pour ma part, je m’y plongeai surtout parce que j’avais besoin de chasser de ma tête cette image d’Angéline, avec ses yeux à la fois vides et exaltés. Mais quand mon père revint me prendre et qu’il me demanda comment s’était passé ma journée, je ne pus retenir mes larmes et me sentis aussi perdu qui lui pouvait l’être à cette époque.
III
Or, tu vois, depuis que je suis père et que je te vois grandir, je pense souvent aux parents de Nathalie et d’Angéline. Qu’ont-ils pu faire ou ne pas faire pour déclencher ou préparer leur folie ? Comment ont-ils survécu à cette chose si effrayante et au poids de leur culpabilité ? J’ignore comment j’aurai pu de mon côté. A travers mon inexpérience de père, des maladresses que j’ignore, ou je ne sais quoi d’autre, j’ai tellement peur à mon tour de t’entraîner dans cette direction. C’est un questionnement sans fin qui me ramène sans cesse vers le visage d’Angéline. Et plus encore depuis quelques temps. Et je me dis que, moi aussi, je suis un survivant. Et j’ignore comment…
Le pire, même si cette histoire m’a longtemps hanté, on finit par oublier. Tout du moins, on le veut plus qu’on ne le peut. C’est ce que j’ai fait pendant plus de vingt ans. J’ai rencontré d’autres filles, d’autres femmes, et j’en ai aimé également. L’une d’elles m’a même laissé une fille. Toi en l’occurrence, comme tu le sais. Quand je l’ai appris, et même si c’était un « accident » et qu’on ne s’est jamais entendu avec ta mère, j’ai bien sûr été fou de joie. Même si c’est très cliché, tu ne peux pas imaginer l’émotion qui submerge le cœur des parents face à la naissance d’un enfant. Toute la tendresse que je portais en moi s’est alors transposée sur toi. Et puis, tu as grandi. Les enfants finissent toujours par grandir. Et quand tu as commencé à avoir des secrets de femme avec ta mère, j’ai eu l’impression de te perdre. Et j’ai eu peur. Et tout m’est revenu en mémoire. Nathalie et Angéline. Leurs histoires. Et l’émotion qui allait avec. Intacte.
Et je me suis dit que je ne connaissais pas le mystère des petites filles qui grandissent. Elles sont si fragiles et vulnérables. J’ai alors ressenti toute cette peur des pères à leur égard que j’avais toujours trouvée déplacée et exagérée. Et pour moi, ce n’était pas juste une peur mais un profond et véritable effroi. Bien sûr, je sais pertinemment que toutes les adolescentes ne finissent pas folles. Seulement, j’ignore ce qui fait que certaines le deviennent. Par amour d’un garçon ? Par peur d’être femme ? Par résurgence d’une blessure d’enfant ? Et je dois t’avouer que j’ai littéralement paniqué à cette idée. J’ai voulu te protéger et comprendre si quelque chose en toi pouvait t’entrainer dans cette spirale, notamment le fait que ta mère et moi n’avions jamais vécu ensemble avec toi en nous aimant. J’ai voulu te protéger et t’empêcher la moindre souffrance, comme le devait pour moi un vrai père. A la place, à force, j’ai effrayé ta mère comme jamais.
Tu connais la suite. Un jour que je venais te prendre pour le week-end, elle est venue vers moi en me disant que tu avais peur de moi et qu’il fallait que j’arrête tout de suite mon numéro. Cela faisait un bail que nous ne nous étions pas engueulés à ce point. Alors, toi, ma fille, tu es rentrée dans la pièce, en larmes, et tu m’as demandé de sortir. Que peut répondre un père à ça quand il porte en lui cette angoisse rivée dans son ventre ? Rien. Je suis parti. Dans un silence glacial effrayant. Oui, il n’y avait rien à dire. J’y ai réfléchi longtemps, tu sais, et je n’ai toujours pas trouvé. Depuis, le monde s’est arrêté de tourner pour moi. Tu ne veux plus me voir. Et ta mère non plus. Ainsi, quand mon monde s’est totalement figé sous le poids de ces deux sentences, il s’est déséquilibré dans ma tête, comme s’il était devenu trop lourd d’un côté.
J’ignore si c’est lié mais je revoyais souvent Angéline en rêve. Elle y avait surmonté sa folie. Elle se tenait seule au milieu de la cour du lycée et nous nous regardions comme si nous avions ce seul secret pour nous. Je savais, et elle savait que je savais. C’est ce qui nous unissait et le reste du monde n’avait plus d’importance.
Dans mon rêve, elle porte une robe bleue mais je dois faire un effort pour ne pas la revoir nue dans ma tête. Et elle le devine et son regard me supplie de me taire. Alors, elle porte son doigt à ses lèvres pour m’imposer le silence et s’approche lentement de moi pour m’embrasser. Après ça, je nous vois partir, main dans la main, à la recherche d’une salle de classe inoccupée, et je suis aux anges.
Nous finissons par en trouver une au premier étage et nous y faisons l’amour, elle couchée sur une table, avec les jambes enroulée autour de ma taille, et moi debout devant elle, tous les deux entièrement nus. A chaque fois qu’une voix s’approche, nous nous arrêtons, pris de panique. Nous nous regardons alors, avec un mélange de sourire et d’angoisse. Puis l’irrésistible envie de nous unir reprend. Soudain, la sonnerie annonce la reprise des cours. Alors, elle me demande de tout arrêter. Or, je refuse : je veux lui donner l’amour qu’elle mérite, et il est trop injuste qu’elle me le refuse pour ça. Alors, je la force à aller jusqu’au bout. Quand je finis par me retirer d’elle, je me sens tout penaud de m’être montré sous un tel jour. Je veux l’embrasser une dernière fois pour m’excuser, seulement il y a dans ses yeux la même lueur que devant la statue de la Vierge. Je n’ai même pas eu le temps de paniquer. Déjà, elle se redresse et s’approche de la fenêtre, sa tête baignant dans la lumière du dehors, sans que je ne puisse l’en empêcher. Puis je la retrouve dans ce même état prostré que la fois où je l’avais découverte avec Samuel, avec les mains légèrement écartées, jusqu’à ce que je me réveille.
Dans mon rêve, je comprends que tout était de ma faute depuis le début. Et je suis encore plus en colère contre moi. Alors, à chaque fois, je me mets à penser à toi. Toi, qu’on m’empêche de revoir. Et j’ai encore plus peur. Tu sais, je n’ai pas le mode d’emploi pour t’aimer et t’aider, mais je sais que jamais je ne te ferai de mal. Et si je te fais peur, alors je te laisserai tranquille quoi qu’il m’en coûte.
Mais surtout, ne crois pas un garçon qui t’explique qu’il veut te faire l’amour parce qu’il t’aime. C’est impossible à cet âge, car il ne le sait pas, et encore plus s’il a dans sa tête toutes ces vidéos sur internet. Dis-toi qu’il ne veut pas te faire l’amour mais juste te pénétrer. Cela n’a rien à voir et tu le comprendras plus tard.
En tout cas, moi, je ne pouvais pas en rester là avec mes rêves. Tout ceci annonçait une suite parce qu’à chaque fois que je refaisais ce rêve, j’avais l’impression que mon histoire avec Angéline était restée en suspens. Alors, un jour, n’en pouvant plus, j’ai pris la voiture et j’ai filé vers ce village où je n’avais plus jamais remis les pieds. Je ne me suis pas rendu immédiatement vers le lavoir. J’avais trop besoin de retarder le face à face qui m’attendait. Par conséquent, j’ai d’abord fait un tour vers la maison de Samuel, où j’ai regardé le nom de la sonnette, mais ce n’était plus le sien. Puis, j’ai pris la grande côte pour regagner la fameuse descente. J’aurais voulu ressentir l’effort de la gravir mais, en voiture, elle me parut juste trop courte pour que je m’en imprègne et me prépare à la suite qui m’attendait.
Enfin, j’ai fini par m’arrêter tout en haut pour contempler la vue. Ce fameux jour, il avait fait tellement beau que, forcément, je fus déçu de voir ce paysage noyé dans la grisaille. A cette vue, je me suis dit que je faisais une connerie, que je ferais mieux de rentrer et dire, à toi ma fille, que je regrettais et que je ne recommencerais plus, que j’avais compris mais que c’était parce que je t’aimais trop. Oui, à cet instant, j’ai pensé très fort à toi. Tellement que des larmes m’en sont coulées. Mais, tu comprends, il fallait que je le fasse pour être à nouveau bien avec toi. Il fallait que j’exorcise ce mal en moi.
Quand j’ai revu la descente, j’ai eu soudain peur. Non pas d’avoir un accident en voiture, car je risquais bien moins qu’en vélo, mais de ce qui m’attendait un peu plus bas, dans le village. Tu comprends, ce souvenir m’a hanté toute ma vie. J’ai eu beau l’enfouir, il était toujours là en moi, avec son poids démesuré qui m’écrasait parfois. Je crois que je n’ai jamais pu construire une véritable histoire avec une femme à cause de lui. Et si j’ai cherché des blondes à cheveux courts, comme ta mère, c’était pour ne pas revoir, dans leurs yeux, le visage d’Angéline. Et toi aussi, tu as de jolis cheveux blonds. Encore plus beaux que ceux de Nathalie ou de ta mère, parce qu’ils sont plus fins, plus fous. Et surtout, tu as toute la vie devant toi. Oui, toute la vie. Or, moi, je n’avais plus que cette affreuse et longue descente qui me faisait face, tu comprends ? A cet instant, vraiment, j’ai eu le sentiment que ma vie s’arrêterait dans ce village. Seulement, il fallait que j’y aille parce que je ne pouvais plus vivre autrement si je voulais te retrouver. Ou disons plutôt si, toi, tu voulais, retrouver ton papa.
Donc, j’ai repris le volant en prenant soin de ne pas rouler trop vite. Et j’ai trouvé cette descente bien plus pénible qu’en vélo. A l’époque, il y avait eu une telle ivresse et une telle angoisse à la dévaler ainsi, avec Samuel devant moi, qui me poussait à me surpasser. On était deux vrais fous. Tandis que, dans ma voiture, je me suis d’un seul coup senti vieux, angoissé et indécis, comme si c’était elle qui me conduisait vers un destin que j’avais toujours refusé… Tu ne me croiras pas, ou peut-être même te ferai-je encore plus peur, mais à descendre cette pente dans mon véhicule, j’avais le sentiment d’être un spectre dans la grisaille qui lui-même s’y noyait.
Le village n’a pas bien vieilli. Il n’est quasiment plus habité. C’était sinistre comme tu ne peux pas imaginer. Je me suis garé sur la grande place complètement déserte et je me suis rendu à pieds au lavoir. Lui aussi n’était plus aussi charmant. Encore plus avec cette lumière morne et triste du ciel. Autour de moi, les granges étaient quasiment toutes délabrées, mais la maison d’Angéline semblait encore habitée. La seule à la ronde en tout cas. Et cela me fit plus peur encore que cette maison fût intacte malgré ce qui y était arrivé.
L’eau du lavoir était devenue sombre. Infiniment sombre sous l’ombre de la voute. Tout autour, les pierres avaient fini par noircir, et des touffes de mousse et toutes sortes petites plantes vivaces s’y étaient accrochées un peu partout. L’eau était pleine d’algues brunâtres et de boue qui gisait au fond et formait comme un miroir opaque sur la surface de laquelle se troublaient le reflet fugace du ciel froid et la réalité violente des choses enfouies qu’on ignore.
Heureusement, la Sainte-Vierge, toujours là, vous accueillait dans son éternelle bienveillance. Je m’assis sur le rebord du muret et je mis la main dans cette eau presque noire. Elle était fraiche et translucide malgré les apparences, mais toujours aussi sombre dès qu’elle regagnait le fond du lavoir. Je gardai sans raison la main humide suspendue au-dessus de la surface. La Vierge Marie me regardait, elle-même avec sa posture similaire de la main, comme si de rien n’était.
Alors, je l’ai contemplée comme je ne l’avais jamais fait, même au sein d’une église. Tout son amour s’est soudain révélé à moi, avec une puissance insoupçonnée. C’était comme si, à travers cette main tendue vers moi, elle déversait à l’aide de son regard cet amour et qu’il s’écoulait ensuite en cascade entre ses doigts sur l’étendu du lavoir, inondant ainsi l’espace et mon visage et débordant sans doute au-delà à l’infini. Et il était si beau, si pur, que le geste d’Angéline m’apparut soudain dans toute son évidente logique. J’avais moi-même besoin que cet amour se déverse sur moi davantage et que je lui fasse don du mien. Un amour sans aucune arrière-pensée, sans subterfuge, et qui pouvait renforcer sa puissance sur ce monde sans vie.
Alors, à mon tour, je me déshabillai et me présentai à elle totalement nu. J’enjambai le muret avec la queue ballante entre les jambes, sans aucune crainte d’être vu. Mes pieds plongèrent dans l’eau qui m’accueillit dans sa fraîcheur finalement bienvenue, le sol légèrement glissant. Prostré devant elle de la même manière qu’Angéline, avec ses bras légèrement écartés, la paume ouverte vers le ciel, elle me regardait et, bien que je ne fusse pas particulièrement croyant, j’eus la certitude que mes pêchés venaient d’être inexorablement lavés. Mon esprit flottait presque au-dessus de l’eau pour m’élever à sa hauteur.
Quelques instants plus tard, les yeux toujours fixés sur la statue, j’entendis des pas derrière moi, puis un léger clapotis annonça qu’une présence s’approchait de moi. Alors, je l’ai revue. Dans la même posture. Toujours avec ses cheveux magnifiques. Ses petits seins tout fiers et tendres. Et elle regardait aussi la Vierge avec ces mêmes yeux que lorsque je l’avais quittée. Je ne saurai dire si Angéline n’avait pas vraiment vieilli ou si j’avais l’impression d’être tout simplement plus jeune, mais je nous sentis infiniment proches l’un de l’autre. Nous étions tous les deux entièrement nus, à offrir cet amour indicible à Marie. Seulement, sa présence à mes côtés l’avait teinté de ce que j’avais toujours éprouvé pour Angéline. Ces vingt années d’amour silencieux se libéraient, avec un soulagement inespéré. Je ne pus m’empêcher d’imaginer qu’elle m’attendait depuis tout ce temps. Elle était toujours aussi belle, tellement que je n’arrivais plus à regarder la statue au-dessus de moi. Seule sa présence m’importait. Elle était si proche et, pourtant, je ne parvenais toujours pas à me décider à la toucher.
J’ignore combien de temps nous restâmes ainsi. Ce que je sais, c’est qu’une camionnette est venue avec mes parents et qu’ils m’ont emporté avec eux. A mon tour, j’étais comme elle, sans force, sans volonté, les yeux rivés sur elle. Ce n’est que lorsque la portière s’est refermée que je me suis mis à hurler. Ils ne pouvaient comprendre à quel point ils me déchiraient le cœur. J’ai gueulé et pleuré tout ce que j’ai pu, comme un gamin, si bien que j’étais épuisé lorsqu’ils me descendirent du véhicule, complètement perdu et paniqué de l’avoir une fois de plus perdue. Au dehors, je ne reconnaissais plus rien autour de moi. Je savais juste qu’il n’y avait plus aucun lavoir, ni de statue qui me tendait la main, ni d’Angéline à mes côtés.
Voilà, tu sais tout. Même ta mère ignore complètement cette histoire. Je voulais que toi seule la connaisses. C’est mon secret pour toi. J’ignore si tu comprendras mieux pourquoi j’ai pu t’effrayer et combien je ne voulais pas te faire de mal. L’amour d’un père est très complexe à donner à sa petite fille qui grandit. Et je comprends que tu n’en veuilles pas. Il est peut-être trop intense, trop pur pour ce monde, tout comme celui de la Vierge.
En tout cas, voilà ce que je vois sur ces murs blancs devant moi qui sont la seule chose que j’aspire à regarder. Je vois des couleurs. Je vois cette histoire qui défile sans cesse dans ma tête et cet amour que je ne peux plus vivre avec Angéline qui m’attend là-bas. Bientôt mes parents vont arriver. Je le sais. Et je compte sur eux. Et là, je pourrai tout leur raconter pour qu’ils me laissent la rejoindre, parce qu’on ne peut interdire un tel amour. Ou alors, le monde serait trop insensé pour ne pas le comprendre.
Ça doit être ça. Parfois, je me dis que même le mur blanc qui me regarde ne comprend pas ce qu’il cache de si beau en lui : Un lavoir, une statue et tout l’amour d’Angéline qui illumine ce monde.
Angéline.
Mon petit ange perdu et rien qu’à moi.
Car, Angéline et toi, vous êtes ce que j’ai de plus précieux au monde. Et si je vous aime chacune différemment, je le fais d’une manière aussi pure et tendre que les reflets d’une opaline. Mais, surtout, promets-moi de ne rien dire à ta mère, ni à personne, car, tu ne la sais pas, mais on cherche à vous arracher toutes les deux des tréfonds de mon cœur.
Voilà ce que je voulais te raconter. Peut-être comprendras-tu ce que mes mots ne parviennent pas à te dire ? Tu ne peux pas savoir combien je t’aime fort. Comme Nathalie, c’est un peu le drame de ma vie.
Signé :
Ton papa qui, impatiemment, attend que tu acceptes un jour de le revoir.