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Dans la chambre faiblement éclairée, on entendit, au loin, quelques coups de canon ourdir des murs blanchis à la chaux. Une menace plus que tangible, sauf pour Durak qui dormait, vautré au dessus de ses draps, chaussures crottées au pied. La pièce était, pour ainsi dire, complètement vide : pas de vêtement ni valise, ni mobilier. Seules deux bouteilles, dont l’une était couchée dans une flaque rougeâtre, tenaient compagnie à un lit rustique. Par contre, partout flottaient de fortes odeurs acides de transpiration et de vinasse. A nouveau les vitres vibrèrent, sous l’effet d’une nouvelle salve, sans qu’il ne réagisse davantage. Puis, pendant un longue heure, rien ne bougea et seuls des ronflements caverneux restaient suspendus dans l’air, comme une question.

 

Après avoir hoqueté trois ou quatre fois, comme s’il peinait à respirer ou à ouvrir la bouche, il se leva, vacilla un cours instant, puis se planta devant un miroir. Il regarda. Quoi ? On l’ignore. Il souffle sur la glace, un léger voile se forme, le temps qu’il grimace à l’odeur de son haleine. Et, sans que rien ne changea en lui, une première larme coula dans son œil droit, une belle grosse larme qui ne s’arrêta qu’au milieu de sa joue, juste au moment où une seconde se formait dans le gauche. Alors, l’espace de quelques secondes, il se vit tel qu’il était vraiment, vieux et moche. Il regarda vers son lit, repéra la bouteille remplie au tiers et s’en saisit d’une main tremblante. D’un geste nerveux, il la vida d’une longue traite. Soudain, son visage devint moins laid, une petite lueur scintillait dans ses yeux. Il s’assit, prit un vieux cahier jaunâtre et écorné pour se mettre à écrire.

 

Ce matin, j’ai versé une larme. Non, pas une, mais deux. Une dans chaque œil. Une belle et grosse larme... Comme tous les matins. Pourtant mon cœur est vide, terriblement vide, autant que la bouteille que je tiens encore dans la main.

 

Il la regarda un court instant, méchamment, comme si soudain elle lui était devenue hostile, et la fracassa contre le mur. Ses mains se mirent à trembler. Il les regarda : elles étaient encore recouvertes d’une pellicule brunâtre, qui s’effritait comme de la rouille lorsqu’il frottait ses doigts entre eux. Sans savoir pourquoi, il éprouva un certain plaisir à se nettoyer ainsi ; il aima également la petite odeur métallique qui s’en dégageait et qui lui montait aux narines, mais ça, il savait pourquoi. Ses mains tremblèrent un peu moins. « Ces mains sont capables de grandes choses... Décidément de très grandes choses... ». Il ricana en reprenant son vieux crayon.

 

Je regarde mes mains. Je n’avais jamais vue à quel point mes doigts sont fins, ou alors il y a si longtemps que je l’avais oublié... Oui, de très grandes choses. Dommage que je ne m’en rappelle pas.

 

Et il éclata d’un rire aux accents presque enfantins.

- DE BIEN BELLES CHOSES, hurla-t-il en regardant le plafond fissuré.

Puis, il se mit à rire nerveusement et s’effondra sur sa couche poussiéreuse en pleurant. Comme le bruit d’une mouche tournant autour de sa tête, l’idée de la bouteille fracassée le réveilla soudain de sa torpeur. En se levant, on l’entendit à nouveau grogner. Une fois debout, toute sa tête était emplie de cette idée. Alors, il se pressa d’enfiler ce qui pouvait être un uniforme et glissa son cahier dans la poche de sa veste. Il n’avait que deux rues à traverser pour se rendre là où il voulait. Il s’agissait d’une vieille taverne, sale mais accueillante. Il s’installa à une table, sans même jeter un œil au patron qui lui apporta une choppe, sans même l’avoir commander, choppe qu’il vida immédiatement.

- Grun’, encore une bière !

- Encore une ?

- Oui !

Il ressortit son cahier avec son crayon et se remit à écrire.

 

Oui, Grun’, mon ami, parce que tu es mon ami, n’est-ce pas ? Tu l’ignores mais je suis un alchimiste. Oui, un alchimiste ! Avec des vides et des pleins, ou plutôt avec des pleins et des vides, je dissous le temps. Demain, hier, aujourd’hui, tout ça disparaît. Pfiuuut, comme avait dit notre Empereur à propos de je ne sais plus quoi ! Tout ça n’est plus ! Pour ça, il me faut encore quelques bières... Et tu le sais bien... Boire un verre, deux verres, trois... Qu’importe ! Je veux dissoudre ce maudit temps. Juste remplir ma vie de ces riens. Juste vider ces pleins pour en faire ma vie. Et je le veux maintenant. Comme chaque matin.

 

- Une autre !

- Bien, mon vieux Durak ! La voilà !

 

Il y a de la magie à faire disparaître cette bière. Le verre est plein. C’est une réalité. En tout cas, c’est la mienne. Et rien n’est moins sûr... Tout ça semble exister si peu, finalement. Le plus étonnant, c’est que mon geste est invisible. Personne ne le voit. Pas même moi. Soudain, le verre est dans ma main tout prêt de ma bouche, c’est comme ça. Là, d’un seul coup. Et rien n’a bougé autour de moi. C’est comme si je ne l’avais pas fait. Je le vide, et c’est comme si aucune force ne pouvait s’y opposer. Je le repose, mais l’ai-je vraiment fait ? La preuve, en me concentrant, je suis sûr qu’il sera à nouveau plein. Et ce sera comme si rien ne s’était passé. Pourtant, si ! Un jour, il s’est passé quelque chose. Quelque chose qui fait que ma vie n’est plus une vie. Quelque chose que nulle magie ne peut expliquer ni inverser... Mais, là, c’est le présent qui m’intéresse, rien que le présent, rien que ce non-temps que je créée avec mon pouvoir. Je me concentre, oui, je me concentre et je sais que ça va se produire... J’attends, je fixe, et voilà ! C’est magique ! Il va être à nouveau plein !

 

- Je t’en sers encore une ?

- Oui.

 

Ah mon amour, mon amour ! Ma vie avec toi était, comment dire... Elle était... elle était aussi pleine que ce verre devant moi ! Oui, aussi pleine... Quel fanfaron je faisais ! Ma tirade sur l’alchimie, tu devais la connaître par cœur ! « Amour, laisse-moi dissoudre le temps ! » Combien de fois l’as-tu entendue ? Et pourtant, tu restais... Oui, tu restais avec moi... Tout est de ma faute. Pourquoi y es-tu allée encore ce jour là ? Pourtant je devais bien quand même connaître le danger. Je n’ai pas pu te le demander ! A moins que tu t’ y sois rendue parce que je t’avais promis une nouvelle volée de bois vert ? Je ne me rappelle de rien... Comme chaque matin... Qu’es-tu devenue ce soir là ? Je n’en sais toujours rien...

 

- NON ! J’EN SAIS TOUJOURS RIEN !

- La ferme, Durak ! LA FERME !!!

 

Oui, je n’en sais toujours rien. Comment l’aurai-je pu ? Les brumes d’hier ne sont ni plus belles ni plus amères que celles du présent. Toujours, elles m’habitent comme des fantômes. Toujours, elles flottent dans mes pensées. Toujours elles emportent mes souvenirs et ma vie. Elles me laissent cette infinie sensation de n’être nul part. Parfois, j’espère que tu t’es simplement enfuie de moi. Mais je sais combien c’est faux ! Ce jour-là, comme chaque jour, toutes les bouteilles devaient être vides, et il m’en fallait encore d’autres. Et c’est toi qui t’en chargeais, comme chaque matin... Mais pourquoi ne pas avoir fait une exception ? Ce jour-là, on se massacrait dehors ! Tout ça pour moi ? Oui, pour moi... Mais comment le saurai-je vraiment un jour ? C’est toujours le brouillard. Le brouillard, le vide, comme chaque matin.

 

- Au fait, il est vide, Grun’ !

Au même moment, des soldats ouvrirent violemment la porte. Un sergent rentra en gueulant :

- Nous avons besoin de volontaires si vous voulez sauver la ville ! Nous vous attendons dans une demie heure vers le pont. Et surtout faîtes le savoir. Patron, quant à vous, si vous voyez de nos hommes, faîtes passer le message, les permissions sont annulées...

Personne ne se retourna vers Durak, pourtant incontestablement en uniforme. Même miteux et sale, c’était bien un uniforme qui l’habillait. Il ne se leva pas, il ne bougea pas. Avait-il seulement entendu ? L’assemblée, elle, s’agitait, murmurait, s’inquiétait. Certains savaient déjà tout, d’autres se contentaient de l’expliquer, mais personne ne regardait Durak, toujours en train d’écrire.

 

Qui suis-je ? J’en arrive à ne plus le savoir. J’étais un poète, non, pas « étais », je SUIS un poète. Un grand poète. Il fallait me voir devant la foule déclamer la passion, l’angoisse et la flamme. Tu en doutes, Grun’ ? Attends que l’alcool me réveille ! Tu verras combien j’étais volubile, je veux dire combien je suis volubile. Car, vois-tu, j’étais un grand poète. Je suis un grand poète, voilà qui je suis ! Toi, mon amour, tu l’avais bien compris. J’aime jouer dans les théâtres, un grand acteur, j’étais. Parfaitement, je suis un grand acteur. La preuve, personne n’a vu mon pouvoir. Je suis donc un acteur, un poète et un alchimiste. Tout ça à la fois. Avec ça, si je ne trouve pas le bonheur... J’oubliais, je suis même soldat ! Mais ça, tout le monde me croit, bizarre, non ?

 

- Alors, elle vient, oui ou merde ?

 

Mon amour, pourquoi l’as-tu fait ? Ne me dis pas que tu m’aimais... Pas à ce point ! Pas un ivrogne comme moi ! Depuis, qu’ai-je fait ? Rien d’autre que boire, diront certains, que j’ai troqué les vers contre des verres. Les imbéciles, comme ils sont drôles ! Sauf que ces idiots ont oublié que je buvais depuis bien longtemps avant. Moi et la boisson... Comme si j’avais commencé ce jour-là... Ils croient me connaître, ils me jugent en un regard. Combien je dois leur paraître insignifiant ! Que savent-ils sur le fait de boire ? S’ils savaient seulement depuis quand j’ai commencé ! Depuis quand déjà ? Mais me voient-ils seulement ? Ne suis-je pas moi-même à l’intérieur du néant que je créée ? Plus personne ne me fait le plein de bouteilles, plus personne ne me couche quand il est trop tard. Ce doit être ça, je n’existe plus dans ce monde... Mais au juste, qui suis-je vraiment ? Ah oui, un alchimiste, j’oubliais. Un alchimiste... Qui crée des vides... Mais qu’ai-je fait de ma vie ?

 

- MAIS QU’AI-JE FAIT DE MA VIE ?

- TA GUEULE, DURAK ! TA GUEULE ! OU J’TE VIRE PAR LA PEAU DES FESSES VITE FAIT, MOI !

 

Mais si ! Ma vie, depuis, je la remplis de combats, de hauts faits glorieux, comme dit mon officier ! Tu parles ! De la merde ! Je fais un bien beau soldat ! Avec de belles médailles, qui font la fierté des tenanciers qui les portent contre une misérable rallonge de solde ! Sur les champs de bataille, ce n’est pas le courage qui me gagne, mais le néant que je créée autour de moi. Oui, je suis un alchimiste, un alchimiste encore plus puissant qu’avant. Je ne dissous plus le temps, non, je fais plus que ça : je fabrique du néant ! Ce néant-là est terrible pour qui le rencontre ! Plus je bois, et plus j’ai cette colère en moi qui fait merveille sur les champs de bataille, et que, toi aussi, tu craignais tant... C’est une colère contre moi qui terrassent les autres. Comme c’est drôle ! C’est les autres qui paient à ma place ! C’est les autres qui trinquent ! Les salauds ! Très drôle... Et le plus drôle encore, c’est que je ne suis même pas foutu de me blesser. J’ai beau mettre le paquet, à peine tenir debout... De toute façon, je me rappelle de rien... Qui suis-je ? Un alchimiste, bon Dieu ! Un AL-CHI-MIS-TE ! On dirait que, ce matin, tu peines toi aussi à le croire. D’où vient cette violence en moi, contre moi et qui détruit tant de choses autour de ma vie ? Il me semble qu’elle a toujours été là. Menteur ! Elle a commencé le jour où tu as commencé à boire... Maintenant, va savoir pourquoi j’ai commencé ! Pour être plus brillant en société ? Pour moucher les nobliaux qui se moquaient de mon habit ? Peut-être... Comme j’étais brillant orateur à cette époque... D’abord, je le suis toujours ! Attendez que je n’ai plus soif et vous verrez ! Mon amour, fondamentalement, rien n’a changé, tu vois ! Rien ! N’ai-je pas la vie que je voulais ? N’oublie pas que tu es libre de boire et que, chaque jour, chaque heure, chaque minute, tu savoures cette liberté. Tantôt pour dissoudre le temps tantôt pour créer du néant. Et parfois pour pleurer sans raison. Ne gaspille pas inutilement tes larmes, tu devrais les boire aussi !

Pourtant... Pourtant, que ne ferais-je plus pour quelques verres de moins ? Tout simplement, pour que cesse ce brouillard... Pour que j’aperçoive ce que je suis devenu. Et peut-être, ainsi, chaque matin, arrêterais-je de pleurer sur mon sort ?

 

- Allez, une autre, Grun’ ! Et vite ! On m’attend !

 

Effectivement, on l’attendait. Cela faisait longtemps qu’il avait rendez-vous. Comme il dissolvait le temps, il ignorait que l’heure était toute proche ; et, même s’il le savait, rien ne changerait aux secondes transparentes qui s’écoulaient petit à petit pour former cette brume apaisante qui l’enfermait peu à peu chaque matin, comme un nouveau linceul tout propre. Il n’y avait plus de début, plus de fin. Tout est éternel sauf ce qui se vide. Il fixa, immobile, un point si précis qu’il concentrait tout l’univers : son verre qui se remplit, qui déborde, qui brille, qui pétille et qui l’appelle. Imperceptiblement, quelque chose changea : au fond de son ventre, dans son cœur, et dans ses poings, une immense colère rouge et noire l’emplit d’une force nouvelle jusqu’à lui en donner la nausée. Personne ne le vit mais il n’y eut plus de larmes dans ses yeux, il n’y eut plus de tables autour de lui, il n’y eut plus de sens dans les mots qui circulaient dans la pièce, il n’y eut plus que sa colère pour montrer aux autres combien il existait encore. On l’attendait et l’heure allait bientôt sonner.

Dans une autre auberge, un peu plus loin. Thausen, Bornekele, Fernand le Borgne, tous ses amis s’impatientaient pour faire la dernière virée, avant de rejoindre la garnison et partir à la guerre. Comme à son habitude, il était en retard, mais cela n’avait pas d’importance. Il s’empressa de vider sa chope, reprit son cahier pour le glisser dans la poche de sa veste rapiécée et sortit, les yeux brillants d’intelligence cette fois. Il n’était pas encore beau, mais il était presque fier, il faisait plus jeune également. Derrière ce regard, on devinait néanmoins une fêlure, un grand vide, qu’aucun de ses amis n’aimaient voir. Pendant ce temps, le tenancier comptait ses pièces sans même lever la tête pour le voir partir. Il esquissa un vague sourire satisfait : le compte était bon et la caisse était pleine.

 


 

Partout autour de lui, la ville continuait son murmure inquiet. Tout le monde était informé tant par les rumeurs que par le canon du matin. Un premier pont avait été détruit, certains disaient même que ce n’était pas l’ennemi mais leurs propres soldats. Par contre, on ignorait si c’était pour empêcher l’ennemi de prendre l’assaut ou au contraire pour mieux l’enfermer s’il s’infiltrait. En tout cas, si jamais le deuxième pont venait à sauter, la ville aurait beaucoup de mal à faire rentrer des vivres, enclavée qu’elle était par les montagnes environnantes. Dans deux heures, il ferait nuit. Durak accéléra le pas. Loin du brouhaha des civiles, à l’ombre d’un vieux châtaignier, la fine équipe l’attendait.

- Alors, t’as entendu ?

- Entendu quoi ?

- Ben, où on allait, pardi !

- Non... Et j’m’en fous !

 

Durak fixa tour à tour ses amis qui le dévisageaient comme s’il avait gâché en quelques mots toute leur soirée. Ses yeux, déjà, recommençaient à briller de fièvre. La soirée allait être terrible.

- Bon, alors, vous attendez quoi ? On y va ?

- Allez, on y va !

- Vu l’avance que tu as sur nous, t’as raison, on a intérêt à se dépêcher !

- Connard !

Tous éclatèrent de rire. Puis, les quatre hommes se mirent bras dessus, bras dessous, et entonnèrent de leurs belles voix de baryton, en avançant d’un bon pas dans la ville, une chanson de soldats, A l’exception de celui de Durak, leurs uniformes étaient impeccablement soignés, leurs bottines astiquées, prêts pour l’ultime parade absurde qui précéderait le gros massacre. Avant cela, il leur restait quelques heures pour trouver des femmes. En plus, ils n’avaient pas envie de celles de la Grosse Jeanne, trop faciles à leur goût. Et puis, ils n’avaient pas envie de partager leurs dernières heures libres avant longtemps avec la moitié de la garnison. Ils s’étaient donc décidés à s’éloigner du bourg pour se rendre au lavoir. Ils aimaient y espionner les femmes en train de frapper leurs linges. D’abord, ils pouvaient à loisirs contempler leurs croupes dodues, mais surtout, ils adoraient écouter leur parler si différent de celui des soldats, même si leurs sujets en étaient très proches. Régulièrement, leurs conversations bifurquaient sur les hommes et c’est là qu’ils intervenaient en sautant à la volée sur une phrase qui leur permettait de décocher une pique tantôt grivoise tantôt spirituelle. Thausen était doué pour ça, mais le plus doué de tous les quatre était encore Durak, du moins lorsqu’il se donnait la peine de s’y intéresser. Et ça, on ne le savait jamais à l’avance ; ça sortait de sa bouche, d’un coup, sans crier gare, alors qu’il semblait parfois, quelques secondes avant, perdu dans ses brumes lointaines.

- Alors, mes toutes belles, y en a-t-il une parmi vous qui souhaiterait dissoudre le temps avec moi ?

Derrière lui, on entendit ses amis pouffés des « mais d’où peut-il sortit ça ? ». Ils étaient quatre, elles étaient trois, il y aurait donc au moins un parmi eux sur le carreau. D’habitude, c’était Fernand, avec son œil en moins, mais cette fois-ci, il avait taillé sa barbe de près, mis de l’eau de Cologne et enfilé son œil de verre. Bornekele allait donc batailler dur lui aussi pour parvenir à ses fins. Chacun tacha de prendre position, mais, l’une d’entre elles s’avéra être très jeune. Si, de loin, pliée en deux avec ses jupons, elle avait fait illusion à s’échiner avec énergie sur ses draps mouillés, sa peau était encore tendre et son regard très timide. Lorsque Thausen commença à se faire un peu trop pressant, les deux autres femmes l’alpaguèrent verbalement pour qu’il la laissât tranquille.

- T’aurais peur de vieilles carnes comme nous ? Tu veux faire dans le fruit vert ? Allez, sois gentil, laisse la Manon. Elle a encore le temps pour ça.

La jeune fille se retourna. De longues mèches mouillées lui collaient au visage et descendaient jusque sur sa gorge, sur laquelle un bustier légèrement délassé par l’effort baillait sous le poids de l’eau, dont il était empli par les éclaboussures du travail. De grosses gouttes perlaient encore sur sa peau légèrement cuivrée et parfaitement lisse. Son visage hésitait déjà entre la gravité douloureuse d’un adulte et la grâce d’un enfant perdu. On devinait un peu sa peur à la façon dont sa poitrine ponctuait sa respiration. Mais elle n’osait regarder les nouveaux arrivés que de biais, préférant s’affairer comme si de rien n’était. Elle reprit aussitôt son travail, montrant en même temps un corps qu’on devinait souple et déjà formée.

- T’as raison, il m’en faudrait deux comme elle pour me satisfaire, répondit-il en serrant à leur tour les deux autres par la taille.

- Tu veux rire ! Et moi, il m’en faudrait deux comme toi pour me contenter, fit la plus forte des deux laveuses.

De son côté, Durak, malgré son entrée en fanfare, donnait l’impression d’être déjà ailleurs. Il regardait ses mains qui tremblaient. Il avait plus que jamais soif. « De grandes choses... », S’efforçait-il de penser pour se distraire. Puis, il regarda Manon battre le linge, puis le ciel, qui formait un socle gris clair au-dessus de sa tête et y vit comme de la mousse blanche qui débordait d’un verre, puis à nouveau le lavoir, dans lequel se formaient des petits nuages de bulles blanches de savon, comme si tout pétillait. A cet appel invisible, tout son corps frémit. La jeune laveuse se retourna et le vit se tordre de dégoût, avec ses yeux brillants, dans lesquels elle crut voir de la détresse. Elle lui sourit timidement, comme pour le plaindre, juste avant de replonger ses bras dans le filet d’eau qui recouvrait la pierre devant elle. Il ne lui répondit pas, même si ses yeux restaient fixer sur elle ; ils ne la voyaient pas, ils avaient déjà dissous cette réalité, ils percevaient ce point précis, dont la puissance aspirait toute son âme, pour ne former qu’un tout avec lui. Un tout, complètement seul, complètement perdu, un monde sans voix, sans bruit, sans eaux, sans flots de sangs, sans cadavres mutilés. Puis des mots, entendus il ne savait combien de temps avant, réemergèrent dans sa tête. Où se battrait-il demain ? Pourquoi son ami lui avait demandé s’il savait ? Toutes ces questions, ou plutôt toutes leurs réponses, car il les connaissait finalement avant même que les questions existent, d’un coup, nourrissèrent sa colère. Dans quelques heures, il allait distribuer du néant à tour de bras. Mais, avant, il avait une mission à remplir.

- Allez, venez tous, je vous paye à boire, fit-il dans un sursaut. Il traînait parfois sur certaines syllabes, comme s’il cherchait ses mots. Allez, toi aussi Manon, promis, on te fera pas de mal, poursuivit-il, on est juste là pour s’amuser avant de nous battre. Ton sourire mérite un plus bel écrin que ce lavoir. Peut-être même mieux que ce que nous avons à t’offrir... Mais ce que nous te donnerons ce soir, c’est peut-être aussi nos derniers souffles de vie. Alors, ne sois pas bégueule, accompagne-nous un p’tit moment ! Tu sais, ça peut-être beau le dernier souffle d’une vie... C’est peut-être même le don le plus précieux dans toute la tienne...

- Allez, arrête ta tirade ! Tu nous as promis à boire, tu sais, t’as rien d’autre à rajouter pour qu’on te suive, s’esclaffa Fernand. Ce dernier partageait l’une des autres femmes avec Bornekele qui bécotait déjà son cou. Alors, Manon tendit la main à Durak pour se redresser, celui-ci la lui prit, tout en lui servant une révérence improvisée et bancale en guise d’invitation.

- D’accord, mais il faut que je sois rentrée d’ici une heure, dit-elle d’une voix légère, presque effacée. Au dessus d’elle, le tapis nuageux laissa filtrer un tout petit coin bleu, si bien qu’avec son reflet dans le lavoir, on eut dit que la compagnie venait d’extraire de l’azur la jeune femme et qu’elle laissait son empreinte bleue dans l’eau sombre derrière elle. Et les quatre amis reprirent leur chanson de tout à l’heure, accompagnée des rires fluets de leurs nouvelles compagnes.

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