Cette chambre, Elann ne la quittait plus depuis plus d’un mois. Sans même avoir consulté un médecin et bien qu’il n’eut aucune douleur, il se savait condamné. En fait, il l’était depuis bien longtemps, mais il entrapercevait seulement maintenant sa propre mort. Il se demandait plus particulièrement d’où elle venait vraiment et qui en était responsable. Pourquoi maintenant alors qu’il avait un dernier travail à accomplir ? Il n’avait plus la force de bouger, pas même d’écrire. Toute sa vie durant, écrire avait été son unique plaisir, sa vraie passion. Il avait vécu toute son existence dans une grande solitude. Et plus il s’était investit dans l’écriture, et plus il s’était coupé du monde. Aujourd’hui, il éprouvait des remords, il avait la très nette impression de s’être fourvoyé à chaque carrefour ou à chaque cap qui aurait pu l’écarter de sa quête d’absolu. Au bout du compte, son long travail solitaire ne lui avait rien apporté d’important devant l’ultime menace qu’il allait affronter.
Là, de son lit, par la fenêtre qu’il eût tant voulu pousser pour agrandir son espace, il regardait un bout de plage depuis de longues minutes et se demandait si toute sa vie n’avait pas été construite justement et uniquement dans du sable. Dans le contre jour de la pièce, de faibles rayons de lumière illuminaient quelques uns des tableaux d’écrivains, qui avaient été ses modèles et qui couvraient, de leur air maussade, les murs de la chambre. C’était comme si la somme de ces visages avaient créé une présence à part entière qui l’épiait en permanence. Il voulait les rejoindre en étant digne. Seulement, il se doutait qu’il avait failli dans sa mission. Il lui restait encore du temps, mais il était incapable de le mesurer ou de savoir s’il suffirait.
De son côté, sur sa magnifique et austère chaise Louis XVI tout en velours bleu, la jeune infirmière s’ennuyait ferme. L’inconfort de la chaise rendait sûrement les minutes encore plus longues. Il n’existait entre eux aucune complicité. Il était très visible qu’elle ne le comprenait pas. Trop de choses les séparaient : plus d’un demi siècle. Parfois, il devinait une curiosité qui luttait contre son professionnalisme, comme s’il possédait un étrange secret à ses yeux déjà blasés. Le regard vide, elle devait penser à toute cette joie de vivre qui filtrait constamment du dehors. Elann l’aurait trouvé à son goût, il y a quelques années, quelques dizaines d’années même. Il aimait la voir s’activer autour de lui, avec sa robe d’été légère et fleurie. Et lorsqu’elle lui parlait, il pouvait deviner à la fois la gêne que sa vieillesse provoquait et l’hésitation à assumer pleinement son statut de femme. Il se prit à se rêver rayon lumineux pour parcourir impudiquement les formes de son corps. Elle baissa les yeux, sans doute de manière à fuire son regard transparent et insistant.
Pourriez-vous m’apporter un peu de café ?
Certainement.
Elle déposa la tasse fumante sur la table de chevet, juste à côté d’un vase rempli de fleurs fatiguées. Elann regarda la légère volute s’enrouler dans l’air, tel un reptile affamé autour d’un bras de lumière. Au moment où il se saisit de sa tasse, un petit papillon bleu se mit à voleter autour de lui, l’imprégnant de sa liberté insouciante. Il suivait inconsciemment des yeux ses ailes légères et colorées. Son esprit sembla vaciller un instant, figeant anormalement les images qu’il recevait, comme si l’apparition de l’insecte avait fait basculer toute une réalité. La tasse lui échappa des mains, heurtant le sol et y déversant son noir contenu. Le vieil homme était comme hypnotisé. Il regardait la tache noire se répandre, s’élargir à une vitesse excessivement lente. Puis, ses yeux fixèrent les pétales prêts à tomber du bouquet avachi et les portraits bienveillants du mur. L’espace d’un instant, il perdit toute sensation, il était happé par ce qui s’étalait aux pieds de son lit. La tache grossissait encore et encore pendant que la tasse continuait à tanguer nonchalamment.
L’infirmière avait dû se lever, lui parler, mais rien ne le touchait plus à l’exception de cette flaque infiniment noire qui luisait en bas. Il se sentait tout faible, encore plus qu’un bébé. Il aurait voulu se recroqueviller pour dormir, mais ses muscles ne répondaient plus que par intermittence, depuis longtemps déjà. Pourtant, il eut l’impression d’être soudain très jeune, de vivre telle le jeune fœtus qu’il avait été à sa naissance. Plus exactement, il se retrouvait dans un état vierge de tout, comme si aucune année ni journée n’avaient laissé en lui la moindre trace. Un souffle de profonde sérénité le caressait, lui chuchotait des images de réconfort. Il voyait cette chambre pour la première fois, chaque détail se gravait dans une ronde essoufflée. Sa tête dodelinait, sans pour autant être victime de vertige. Il lui sembla qu’il n’était plus seul et que chaque couleur de la pièce frissonnait dans sa rétine. Il revit le papillon tournoyé près des portraits, la chaise au bleu devenu électrique, l’ombre des piles d’ouvrages qu’il avait pu lire ou écrire s’agrandir. Bien que complètement inerte, chaque objet murmurait à son oreille attentive des mots qui voulaient donner sens à sa vie. Chacun n’était plus un simple objet mais un signe à décrypter, une piste pour rejoindre un monde frémissant. Il contemplait maintenant le visage de la jeune femme tout près du sien qui semblait s’affoler de sa passivité. Pourtant, il ne l’était pas. Il fixait maintenant cet oeil vif et paniqué. Il aimait voir ses longs cils graciles battre. Ils étaient aussi noirs que le café par terre. Légers comme les ailes du papillon.
A quelques mètres derrière, la vieille chaise outremer vide semblait le narguer, immobile et bien verticale, alors qu’il était alité depuis plusieurs semaines. Son velours bleu défiait, par son éclatante couleur, l’ombre de la pièce et la blancheur des murs, comme si par sa couleur elle appartenait déjà à un autre monde : celui de l’extérieur, de la mer et du ciel. Et la fenêtre, encore une fois, s’érigeait face à lui comme les murs d’une prison invisible. Puis, tout redevint normal. Il réentendit le tintement de la tasse qui s’immobilisait, les mots de l’infirmière qui lui sommait de revenir à lui, les cris des jeux du dehors.
Je vais bien, calmez-vous. Je ne sais pas ce qui m’est arrivé mais c’était assez agréable. Je me sentais si jeune. Jeune comme un bébé. Pendant quelques secondes, j’ai cru même trouver ce que, toute ma vie durant, j’ai cherché.
Vous m’avez fait une de ces peurs. Mais c’est vrai que vous aviez l’air heureux.
Vous avez vu le papillon bleu ?
Non.
C’était un joli petit papillon qui volait autour de moi. Il paraissait si libre, si insouciant… Vraiment, vous ne l’avez pas vu ?
Ah si, mentit-elle.
Elle se tenait encore à côté de lui, mais elle s’était raidit.
C’est étrange que vous dîtes que vous vous sentiez tout jeune, car on dirait que votre voix a changé. Et je vous rassure, ce n’est pas celle d’un bébé mais d’un homme qui a encore plein de choses à faire.
Vous avez raison. Vous pourriez m’apporter des feuilles et un crayon ?
Elann essaya de trouver une position à la fois confortable et lui permettant d’écrire le plus proprement. Sa main caressa la surface du papier, à défaut de la peau de la jeune femme. Sa tête était lourde. Il vivait dans un espace de plus en plus réduit. Il se sentait irrémédiablement détaché du monde, comme si la fenêtre de sa chambre se dressait en une barrière translucide et infranchissable. Elle le coupait de l’extérieur, tout en lui montrant tout ce qu’il perdait peu à peu. Que resterait-il de lui une fois disparu ? « Des traces dans le sable, tout au plus », se dit-il à mi-voix dans l’obscurité.
Il ferma les yeux pour que les phrases viennent à lui, mais elles le lui refusaient depuis plusieurs semaines. A défaut de phrases, plein d’images tournoyaient dans son esprit : un papillon, des visages, des fleurs fanées, une rivière de sable, une chaise vide, tout ça se fondait dans une grande flaque noire. Pourtant, il ne voulait pas mourir maintenant. Il avait effectivement plein de choses à faire, un long voyage, des traces à laisser pour l’éternité. A défaut, si vraiment ses forces l’avaient abandonné, il pourrait toujours les rêver. Il savait combien il était difficile de retranscrire fidèlement avec des mots ce qui pouvait flotter dans sa tête. Il la cala contre son oreiller, à l’affût des moindres frissonnements.
**
*
Rien. Encore une fois, il ne s’était rien passé.
L’homme regarda la magnifique salle qui l’abritait : partout autour de lui, une atmosphère tantôt chaleureuse tantôt glacée se distillait des parois de marbre blanc, recouverts de drapés bleu nuit. Dessus leur surface, d’étranges dessins traçaient de subtils portraits faits d’ombre et de lumière. Plusieurs d’entre eux lui paraissaient même magnifiques, animés d’une petite lueur de douce folie ou rongés par un doute de sang et de cris, le même qui le hantait jour et nuit.
Toujours rien. Son travail posé au milieu de la pièce n’avait pas bougé, tout comme le précédent, pour ainsi dire.
La salle avait toujours produit en lui des sentiments contradictoires. Au milieu de sa fascination, un soupçon d’angoisse l’appréhendait dès qu’il franchissait le seuil. Ainsi, la peur de ne pas avoir été lu ou apprécié se bataillait avec la jalousie de ceux qui franchissait cette épreuve mystérieuse, un rituel dont les règles étaient tenues secrètes.
Il avait longtemps cherché à les découvrir, mais, à plusieurs reprises, il avait senti quelque chose de menaçant dans ce lieu. Au début, il s’était dit que la communauté qui le visitait religieusement ne voulait pas que son secret fût percé. Depuis peu, il pressentait qu’il touchait à son but. Il s’était convaincu qu’un ennemi lui en voulait personnellement, sans doute parce qu’il était sur le point de mettre à jour quelque chose : un complot ou une présence malveillante, qui expliquerait tous ses échecs répétitifs. Pourtant, il avait tout essayé pour déjouer le piège : il s’était grimé, il y avait laissé des ouvrages non écrits par ses soins, des romans entiers aux antipodes de ses penchants personnels, mais le résultat restait le même à chaque fois : personne ne semblait même toucher les pages qu’il avait laissées.
Il rentra chez lui, le cœur lourd.
Que faut-il faire pour qu’on m’aide ? Faut-il encore donner sans rien attendre en retour ? Ou suis-je de trop ici ?
Il ne voulut pas répondre à cette dernière question. Il se rappela en souriant ce que lui aurait dit son vieil ami l’Alchimiste : Il faut créer du néant et finir son verre, surtout finir son verre. Lui, il aurait plutôt dit vaincre le néant. Mais savait-il seulement ce qu’était le véritable néant ? Il prit une feuille de papier, puis sa plume et voulut commencer. Mais rien ne se produisit. La feuille blanche le défiait. Dans quelle direction partir et pour aller où ? Si, à ses débuts, l’acte d’écrire avait été très naturel, l’usure du temps avait asséché sa plume. Il était aujourd’hui trop rongé par le doute. Vaincre le néant, pour quoi faire ? Se retrouver seul et démuni face aux autres ?
Depuis son premier texte, une petite nouvelle écrite dans l’insouciance la plus totale, il avait changé d’ambition. Il avait l’impression d’avoir toujours échoué à atteindre, ne serait-ce qu’une fois, le niveaux de ses aînés. D’ailleurs, il avait depuis longtemps abandonné ce rêve, il ne cherchait plus à les surpasser ou à devenir un des leurs. Bien sûr, il avait d’abord déversé toute son âme dans chaque phrase pour créer quelque chose d’unique qui puisse montrer au monde l’immensité de son talent, les premiers échecs lui prouvant juste l’avance sur son temps ou soulignant avec force l’incompréhension face à son ambition démesurée. Aujourd’hui, il était beaucoup plus modeste, il voulait juste arriver une fois à attirer l’attention du plus grand nombre par son travail, qu’on lui reconnaisse un début de talent, qui pourrait peut-être faire renaître ses écrits passés. Il sentait qu’en lui-même, il possédait ce quelque chose d’unique qui font les grands.
Sans avoir encore de rancœur, il était persuadé que, pour obtenir ce qu’il recherchait, il devait percer le secret de la mystérieuse salle. Le rituel devait posséder des codes qu’il ignorait. Peut-être que certains acteurs jouaient des rôles qu’il n’avait pas cernés. Pour cela, il s’était interrogé des dizaines de fois sur ce qu’on attendait d’un livre et attaché à y répondre au mieux. Ecrire n’était plus devenu une quête de soi mais la découverte de l’autre. Avec tous les efforts qu’il avait faits, il était impossible que rien n’eût changé depuis le premier jour où il s’y invita. Il avait suffisamment puisé au plus profond de lui pour admettre que la vérité se logeait finalement à l’extérieur et que là seul devait s’orchestrer un complot contre lui. A force de s’interroger et d’observer les invités de la salle, il se demandait si on utilisait pas son travail à d’autres fins, voire même que l’on s’en inspirât à son insu. Des auteurs beaucoup plus médiocres avaient eu droit au moins à une certaine reconnaissance. Ses ouvrages restaient trop parfaitement intacts, comme si on avait l’ordre de ne pas les ouvrir ou si, une fois parti, on créait de toute pièce l’illusion que personne ne le touchait. C’était comme si seuls les siens avaient droit à la poussière.
Pourtant, bien qu’il se refusa de l’admettre, ses derniers travaux n’avait plus rien à voir avec ce qu’il était lui-même, ils étaient une ombre lointaine qu’il espérait suffisamment profonde pour qu’une âme puisse s’y retrouver. A chaque fois, il constatait le même échec. Qu’il soit lui-même ou un autre, personne ne prenait la peine de le lire. Il recherchait une fois de plus ce qui avait pu clocher les fois précédentes mais son esprit restait vide. « Un truc court, cette fois-ci ». Et soudain il eut une idée. Un sourire amer soulignait ses traits encore jeunes, même si le poids des années commençait à le marquer.
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Elann eut un sursaut. Pendant quelques secondes, il ne reconnut pas où il était, comme si le néant l’eut envahi. Puis, petit à petit, un décor se dessina. D’abord, une pièce blanche baignée de lumière aveuglante. Une fois ses yeux habitués à la luminosité, il remarqua une chaise tout en bas. Il comprit alors qu’il était suspendu dans les airs dans une sorte de bocal. Pas n’importe quel bocal : un sablier. Il leva le nez et se prit une pluie de sable sur le visage. L’idée lui parut complètement loufoque. Il eut beau regardé tout autour de lui, il n’y avait aucun doute : il était bel et bien dans un sablier. Il ignorait depuis combien de temps il était enfermé dedans mais il avait l’impression que déjà son esprit avait fini par complètement ignorer la caresse continue qui ruisselait sur ses cheveux. Il braqua à nouveau son regard vers la fine ouverture de sa prison de verre pour comprendre cette réalité impensable, mais il reçut la même punition. Une lourde angoisse l’étreignait à sentir cette menace au dessus de sa tête. Il ne pouvait cerner le mécanisme qui laissait filtrer les grains, mais une sensation de poids l’écrasait rien qu’en l’examinant. Il remarqua qu’il était libre de ses mouvements. Il souleva son pied et constata que le sable avait déjà recouvert ses mollets. Il avait beau osciller la tête de droite à gauche, le filet qui s’en écoulait finissait toujours par le rattraper.
Il essaya de se rappeler comment il avait pu atterrir dans un tel endroit mais rien ne lui vint à l’esprit. D’ailleurs, il ne comprenait pas non plus comment il avait pu entrer dans la paroi de verre car il n’y avait aucune ouverture visible si ce n’était au dessus de lui, une ouverture tout juste assez large pour du sable. La situation était complètement absurde. Tout d’abord, il n’avait pas pu atterrir ici tout seul, il avait fallu que quelqu’un l’y enferma. Mais dans quel but ? Qu’avait-il fait pour mériter cette farce ? Il vivait pour ainsi dire dans la plus totale solitude. Qui donc pouvait lui en vouloir pour lui infliger une telle torture ? Il s’agissait bien d’une torture, car, s’il ne réalisait sa situation que depuis quelques minutes, la lenteur du processus et l’issu quasi mathématique du sablier commençaient à le faire paniquer. Et puis, cette sensation d’être enfermé tout en lui montrant l’extérieur lui était insupportable. Il y avait dans cette simplicité un raffinement surprenant, une sorte d’évidence qui poussait à trouver une logique et une solution.
Il commençait à sentir tout le poids qui l’immobilisait au sol. Il dégagea son second pied et chercha à le poser à la surface, mais, très vite, il s’enfonça comme l’autre. Le sable se déposait systématiquement sur les bords de la paroi, s’amoncelait en périphérie pour toujours finir par glisser au centre et recouvrir les pieds. Quoiqu’il fit, la scène débouchait fatalement sur cette même et inexorable fin. Une fin qui n’était encore qu’un début et qui avait tout son temps pour parfaire son spectacle. Le présent n’avait encore rien d’effrayant, mais la perspective qu’il se figea et que le futur ne fût qu’un éternel recommencement l’angoissait encore. Une telle absurdité devait avoir un sens, ou, plus exactement, une solution devait exister pour sortir de ce piège. Peut-être était-elle si évidente qu’il ne la voyait pas ? En fait, il avait pour l’instant uniquement cherché à comprendre la situation et chercher une logique dans des éléments du passé. A aucun moment, il n’avait tenté de sortir physiquement du sablier. L’objet qui l’emprisonnait était si chargé de sens dans son subconscient qu’il avait accepté de mourir selon sa logique, avant même de commencer la moindre réflexion.
Alors, il tendit une paume de main sur la paroi de verre. Bien que froide, elle était agréablement lisse. Il la heurta de toutes ses forces avec ses poings. D’abord, rien ne se produisit, si ce n’était une vibration désagréable due au choc. Puis, il comprit que le sablier s’était mis imperceptiblement à se balancer. Il redoubla ses efforts, mais le poids de l’ensemble était tel qu’il n’avait dû bouger, en tout pour tout, que de quelques centimètres.
Il chercha ensuite à déterminer la distance qui le séparait des murs, mais l’incroyable luminosité qui se réverbérait dessus rendait toute estimation impossible. D’après la chaise sous ses pieds, il devait y avoir plusieurs mètres. Il réessaya d’amplifier le mouvement de balancier en percutant les parois de gauche à droite et en suivant la progression du mouvement. Après quelques minutes, les murs lui parurent encore plus inaccessibles.
Il était en nage et le sable se mettait à lui coller à la peau et au visage. Il s’essuya, mais ses mains en étaient également recouvertes. Il dût d’abord frotter l’extrémité de ses doigts pour les nettoyer et attendre que sa peau ne sèche un peu, avant de chercher à ôter les grains qui le dérangeaient le plus.
Peu à peu, la chaleur dégagée par la réverbération du verre rendit l’exercice encore plus difficile. L’air était de plus en plus étouffant. Il avait soif et il mourrait d’envie de pouvoir se baigner pour se sentir propre et frais. A la place, il avait une toute autre douche. Il sourit en pensant qu’il y avait peut-être un bouton pour régler le débit et pourquoi pas stopper cette mauvaise plaisanterie. Il chercha à tâtons au fond du sablier mais ne retrouva que la même paroi lisse qui partout l’encerclait.
Il s’assit un instant, persuadé de vivre un mauvais rêve et qu’il se réveillerait bientôt.
**
*
Lorsque l’homme arriva au petit matin dans l’immense salle, rien n’avait changé, ou presque : les statues étaient toujours là ; son travail aussi, juste un peu plus enfoui par la poussière et d’autres travaux posés là pour les mêmes raisons. Bizarrement, certains semblaient toujours rester visibles à tous ; qu’on le veuille ou non, ils attiraient immédiatement l’œil. Comme toujours, il voulut avancer en direction des statues mais chaque pas qu’il faisait l’en éloignait. Et comme toujours, il finissait par se retrouver au cœur de la salle. Il regarda de manière à comprendre pourquoi. Il supposa qu’une fois de plus, l’éclairage devait produire une illusion d’optique. Peut-être n’étaient-elles que les reflets d’une autre réalité encore plus insaisissable ? Mais il n’était pas là pour ça, il sentait la présence de son ennemi qui devait l’épier depuis si longtemps, qu’il fut surpris de ne pas l’avoir deviné avant. Il chercha un instant où il pouvait se cacher. Des dizaines d’individus s’activaient dans le calme et parfois la résignation, sans que rien ne lui permît de le confondre parmi eux. Il devait être là pourtant, et il le voyait comme le responsable de ses échecs.
Il s’étonna qu’il pût se dissimuler si près d’un espace où l’esprit de communauté aurait dû régner et le déloger rapidement. Cette salle était un peu la sienne, mais il n’avait jamais pu ôter l’impression d’y entrer en étranger. Ses murs de marbre, ses drapés, ses lumières orangées et bleutées offraient tant de belles promesses, mais ce décor possédait un éclat irréel. Encore fallait-il qu’il chassât ou comprît qui était son ennemi ?
Il balaya une dernière fois le cœur de la pièce où l’on déposait, aux yeux de tous, les si précieux ouvrages. Au dessus de lui, il crut voir une ombre immense se déplacer. Il se retourna, prêt à en découdre, mais ne vit rien. Bizarrement, il n’avait jamais fait attention à l’étrange balustrade qui surplombait l’ensemble, ni à l’escalier sur la gauche qui y montait, trop focalisé qu’il avait toujours été par l’attente des réponses sur son travail. Il s’en approcha et resta un instant immobile : personne ne faisait attention à lui. Il commença à grimper. Il lui sembla que ses pas résonnaient dans toute la pièce. A mi-parcourt, il eut un remord, il se demanda s’il n’aurait pas dû laisser la feuille avant de monter, mais il était trop impatient de savoir qui pouvait se cacher là haut. Peut-être lui donnerait-il les secrets de la salle ? En tout cas, il était curieux et angoissé à l’idée de cette rencontre. Un pressentiment tenace lui dictait de ne pas monter, tout comme, dans le même temps, il savait que sa vie entière pouvait en être bousculée. Fébrilement, il serra la garde de son épée.
Devant lui, les dernières marches lui faisaient face. Il hésita à les franchir. « Et si ça se passait mal ? ». Soudain, une voix retentit.
Viens, mon brave ! N’aies pas peur.
Qui êtes-vous ?
Qui donc croyais-tu rencontrer ? Une âme charitable ? Mais pourquoi faut-il que ce soient toujours des utopistes qui viennent me voir ?
Il connaissait cette voix, mais le visage qui lui faisait face n’évoquait rien en lui. Des cheveux mi-longs soulignaient un visage androgyne aux traits fins et bienveillants avec un teint presque cadavérique.
Vous êtes la Mort, c’est ça ?
Mais non, voyons, je suis bien plus puissant qu’elle… Cherche deux secondes et tu me verras partout en ce monde…
Vous mentez ! Et que me voulez-vous ?
Rien, encore une fois. C’est toi qui me cherches depuis longtemps. Tu voudrais me déloger d’ici mais il faudrait encore qu’ils soient tous d’accord, fit l’inconnu en désignant les hommes et les femmes en bas.
Il s’approcha, l’épée toujours à la main. Il était intrigué par les réponses. Il ne voyait pas parfaitement clair, mais une image de plus en plus précise se dessinait sur l’identité de son vis-à-vis.
Mais pourquoi vous acharnez-vous sur moi ? Car c’est bien vous qui êtes responsable de tout, n’est-ce pas ?
Crois-tu ? Réfléchis bien… Je me moque de toi comme d’une guigne, c’est même mon unique force. C’est ça qui te dérange ? Tu aimerais bien que ton mensonge soit vrai, mais regarde plutôt en toi ou dans le cœur des autres. Pourquoi voudrais-tu que je m’intéresse à toi ? Pourquoi toi plus qu’un autre ?
Il sentait l’agressivité monter en lui. Il comprit qu’il était en train de faiblir. Au fond de lui, il savait qu’il était monté pour l’anéantir, et non pour entendre ses paroles. Il avait espéré un moment qu’on l’aurait aidé dans sa mission, qu’on lui aurait livré ce pouvoir qu’il jalousait pour l’avoir débusqué. S’il le tuait, il était persuadé que les autres l’en remercieraient mais la réalité apparaissait maintenant toute autre. Il avait à affronter un vrai danger, devenu tangible à travers les mystérieux traits de cet homme, qui n’avait rien à voir avec la menace abstraite qu’il s’était imaginé. Et il devait jouer un rôle qui lui était inconnu et qui impliquait de tuer cet être devant lui. Il essaya de le prendre par surprise, d’un coup d’estoc, qui rencontra le vide. Puis, en inversant immédiatement la direction de son bras, le tranchant fouetta le flanc de son adversaire. Celui-ci le regardait avec la même expression placide, tandis que du sang coulait goutte à goutte sur la pierre.
Que cherches-tu à prouver ? Seul, tu ne peux rien me faire. C’est même là toute ma force. Enfin, tu le sais bien…
Vous vous méprenez, c’est moi qui suis armé, pas vous. Surtout que je ne suis pas seul, ils sont tous avec moi !
Crois-tu ?
Si tant sont malheureux, c’est bien de votre faute, non ?
Non, c’est de la tienne, de la leur. Moi, je ne suis là que parce qu’ils existent et qu’ils font tout pour me rendre plus fort.
Le visage qui le fixait n’exprimait rien. Bien que du sang s’écoula régulièrement le long de la plaie, la voix qu’il entendait restait parfaitement neutre. Alors, la colère s’empara de tout son corps. Il n’avait pas encore formulé les choses dans sa tête, mais instinctivement il l’avait enfin reconnu.
Crève !
Tu veux me tuer ? Mais tue-les d’abord ! N’as-tu rien compris ?
Crève ! C’est parce que tu existes là qu’ils sont tels qu’ils sont ! Pas le contraire !
Soit, fais comme tu veux. Mais d’abord, comment veux-tu tuer une ombre ?
L’homme fixa son adversaire avec toute la détermination qu’il pouvait dégager. Il chercha à nouveau à planter la lame de son épée dans cet être qui le fascinait malgré lui. Avec surprise, elle s’enfonça sans résistance. Puis, quand il la retira d’un coup sec, la silhouette tomba comme un pantin, sans qu’il ne comprît vraiment ce qui venait de se passer. Il regarda partout autour de lui pour trouver son vrai adversaire, car cette victoire si aisée le laissait perplexe. Le corps n’avait même pas cherché à éviter le coup, il était resté face à lui, avec ce même regard fixe et froid. Il chercha même des fils qui auraient pendu du plafond et expliqué un tel effondrement. Aucune trace. Le visage qu’il contemplait paraissait décomposé : les traits étaient affolés, la bouche tordue de douleur, si bien qu’il avait l’impression de voir un autre homme. La main cramponnée à la garde de son arme, il réalisa seulement le danger de sa situation. Il ne pouvait avoir gagné aussi facilement face à un tel ennemi. Il devait se cacher quelque part et le cadavre à ses pieds ne pouvait être qu’un leurre.
La balustrade était toute petite, taillée à même la roche, laissant peu d’espace entre la paroi et le vide. Seule un chaise de velours outremer lui faisait face. Il chercha des traces, mais rien ne semblait indiquer que ce qu’il avait vu eut vraiment existé. Il était finalement soulagé de se retrouver seul, car il avait été de plus en plus effrayé par l’extrême assurance et la puissance si surnaturelle de son adversaire. Devant lui, maintenant, il pouvait voir l’immense salle dans son ensemble et découvrir des recoins qu’il n’avait jamais vus. Où pouvait-il se dissimuler ? Vu de si haut, les personnes qui rentraient semblaient se joindre à une procession ancestrale. Il devinait, dans leur démarche mal assurée, toute la dévotion quasi religieuse qu’ils ressentaient à approcher le cœur de la salle. Un murmure continu et apeuré s’élevait en permanence, comme des volutes d’encens. Plus que jamais, il voulait en faire partie, plus que jamais il la trouvait belle, mais toujours cette question restait suspendue dans son esprit : Ai-je ma place ici ? Que dois-je faire pour en être digne ? Il serra contre lui sa feuille de vélin en soupirant. Plus que jamais, le danger qu’il avait voulu débusquer en montant devait rôder quelque part. Malgré tout ce qu’il venait de vivre, il se sentait toujours exclu de ce monde. Il avait eu beau tout essayer, jusqu’à mettre sa vie en question, il n’avait toujours pas percé le mystère de la salle. Se pouvait-il que ce qu’il avait entendu fût vrai ? Quel mal emplissait ce lieu ? L’avait-il vraiment terrassé d’un coup d’épée ? Il doutait et, en même temps, il avait l’impression que le dernier travail qu’il avait couché sur ce vélin allait briser sa malédiction. Il misait beaucoup dessus. Il ne lui restait plus qu’à le déposer parmi les autres. Il ne voyait son salut que dans le regard des autres. Eux seuls pouvaient lui donner le droit de vraiment exister ici.
A cet instant, la luminosité de la salle sembla changer. Tout s’obscurcit. Quelque chose scintillait sur les murs devenus suintant, comme si des formes fantomatiques cherchaient furtivement à en sortir. Ce n’était en rien des visions bienveillantes mais des masques torturés. Ces spectres prisonniers donnaient l’impression de vouloir hurler quelque chose. Etaient-ils enfermés à l’extérieur des murs protecteurs de la salle si mystérieuse ou renfermait-il au contraire, en son sein, le cœur même de ténèbres prêtes à fondre sur la communauté ? Dans tous les cas, il avait bien un ennemi à débusquer. Il fixa à nouveau les parois de marbre pour découvrir la réponse, mais elles avaient retrouvé leur somptueuse blancheur, tandis que les chatoyants rayons bleutés et orangés les parcouraient à nouveau en de fascinantes striures. Devant l’intangibilité du marbre, il comprit que seule la peur lui avait suggéré ces images. Il n’y avait même plus de cadavre à ses pieds. Face à lui, la chaise bleue, bien réelle, le défiait de toute son indifférence. Il serrait toujours dans sa main la feuille de papier.
Au moment où il s’apprêta à redescendre pour enfin la déposer, un rire énorme, que lui seul sembla entendre, explosa tout autour de lui, comme une silhouette au milieu d’un jeux de miroirs. Il se retourna mais ne vit rien, sauf la paroi nue de la roche. Il crut entendre tout près de son oreille comme un battement d’ailes qui s’éloignait. Puis, il sentit comme un courant d’air derrière lui. Le temps de se retourner, son corps se mit à basculer dans le vide, comme si on l’avait poussé, bien que personne ne se dressa derrière lui. Il fit quelques efforts vains pour s’agripper aux rebords avec les pieds. Rien ne pouvait plus le retenir. Il battit ridiculement des bras pour ralentir sa chute, et pourquoi pas voler, mais l’air ne lui offrit que sa caresse en guise de soutien. Au loin, les statues semblèrent le regarder chuter avec regret. Pendant la brève trajectoire qui le séparait du sol, la même voix lui chuchota :
On ne tue pas une ombre avec une épée. On ne tue pas l’Indifférence tout seul. Mais moi, je tue sans rien faire, vois-tu ? J’ai juste le petit doigt à lever pour ça.
Personne ne fit attention au corps qui gisait maintenant à terre, une feuille de papier vélin à la main, soigneusement pliée. Pour qui l’aurait dépliée sans s’y attarder, il y avait presque une page blanche. Pour qui l’aurait dépliée pour comprendre sa mort, il y avait un immense vide et trois gouttes de sang. Trois gouttes de sang pour défier le néant. Trois cris pour que cesse le silence.
**
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Depuis plusieurs minutes, son rêve se bloquait. Elann se revoyait chuter encore et encore, puis son bras s’ouvrait sous le choc et, dans un dernier geste, sa main se crispait sur le vélin plié. Son cerveau, qui repassait en boucle cette scène, semblait chercher une autre issue toute aussi cohérente mais moins tragique. Il avait besoin d’une échappatoire pour affronter le piège fatal qui l’emprisonnait depuis plusieurs heures. Il allait certainement mourir, mais il n’avait pas besoin que son subconscient pour le ramener si sinistrement à la réalité fatale du sablier.
Le langage complexe des rêves et son processus créatif sont incompatibles avec la lucidité qui prenait peu à peu le dessus dans son esprit. Rêver, c’est en partie fuir la réalité, alors que son inconscient le plongeait dans un monde encore plus sordide que ce qu’il devait affronter. Il était toujours enfermé dans un sablier qui peu à peu l’étoufferait sans qu’il ne puisse rien faire. Rien ne pouvait enrailler cette mécanique simplissime. Il allait être enseveli d’ici quelques heures ou quelques jours. Nul repère temporel ne lui restait pour mesurer le temps. Quelle ironie suprême ! Et nul grain de sable n’enraillerait le processus. Surtout pas ! Il aurait pu écrire de cette situation une belle nouvelle qu’il aurait remplie d’humour noir. Encore fallait-il avoir de quoi écrire ? Pourtant, écrire sur du sable, n’était-ce pas ce qu’il avait toujours fait ? Et n’avait-il pas tout le temps pour le faire ?
Soudain quelque chose se passa. La même scène de son rêve venait encore une fois de se reproduire mais il fut saisi par un changement brutal de luminosité : tout devint gris, comme si toute couleur devait être bannie pour obtenir une autre issue.
Il était allongé toujours avec son bout de papier dans son poing et personne ne se souciait de lui. Chacun fixait égoïstement le fruit de son propre travail avec impatience, attendant fébrilement qu’on s’y attarde, qu’on le félicite ou qu’on lui donne des axes de progrès, quand une grande silhouette élancée de femme surgit dans l’immense salle. Son ombre prenait des dimensions incongrues, irréelles, comme si elle était montée sur des échasses. Elle tenait à la main ce qui devait être une petite fille, habillée elle même avec une élégance raffinée. A son tour, elle ignora complètement l’homme à terre, pour se rendre immédiatement au centre de la salle et y déposer son ouvrage. Seule la petite se retourna dans sa direction et sembla s’animer à son sujet. En retour, elle reçut quelques réprimandes sèches et glacées. Les deux visages semblèrent se défier un court instant lorsqu’on entendit un cri déchirant : « Moi, je refuse ! Je veux l’aider ! ».
La petite se libéra en se tordant et tirant énergiquement vers le bas la main qui la retenait. Elle se précipita vers lui, laissant l’immense femme derrière elle, à nouveau indifférente. Une coiffure mi-longue laissait deux mèches se rabattre sur une bouche malicieuse, tandis que ses yeux espiègles animaient son visage de vie. Plus elle s’approchait de lui et plus elle semblait grandir. Quand elle s’agenouilla à ses côtés, il s’aperçut qu’elle n’avait rien d’une petite fille, au contraire, c’était une jeune femme adorable.
Il tient une feuille !
Personne ne se retourna. Elle réussit à la dégager et la déplia soigneusement. Elle était toujours blanche à l’exception de trois formes rouges. Chacune d’elles semblait vibrer étrangement, comme si elles étaient des éclats vivants d’une réalité sur le point de disparaître, un cri d’un autre monde, les derniers signes d’une vie. La première avait la forme d’une fine et longue fleur qui se courbait sous le poids de ses pétales ; la seconde dessinait un œil ombragé de longs cils courbés ; la dernière prenait les traits d’une forme recourbée comme un fœtus. Lorsqu’elle regarda à nouveau l’homme à terre, ce dernier ouvrit les yeux :
Comment t’appelles-tu ?
Lumière.
Merci à toi, Lumière.
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Lorsqu’Elann se réveilla, il constata que le sable avait encore monté. Même debout, il recouvrait maintenant entièrement ses cuisses. Et toujours, il sentait les grains tomber impassiblement sur le sommet de son crâne. Toujours, les parois de verre l’excluaient de l’extérieur tout en le suspendant dans le vide
Il s’étonna même d’avoir pu dormir au vu de l’inconfort de sa position, mais il avait tant puisé dans ses réserves durant les derniers jours que seuls ses nerfs lui avaient permis de tenir. Son rêve le troublait. Il résonnait en lui comme une étoile dans la nuit. Il devait forcément signifier quelque chose, sinon pourquoi restait-il aussi précis dans son esprit ? Quel en était le sens ? Qui était Lumière ? Se pouvait-il qu’elle ait compris son message ?
Difficile de réfléchir lorsque une lourde et impitoyable caresse s’écoule en permanence sur votre crâne. Il essaya de se dégager du centre pour une nouvelle fois appliquer ses mains sur la paroi indifférente et translucide qui l’enfermait. Elle le coupait du dehors avec la même force, comme une femme jalouse aux bras de pieuvre.
La multitude de grains infimes s‘infiltrait partout : dans ses cheveux, dans ses oreilles, dans sa bouche. Il détestait entendre ses dents les croquer et, pourtant, il ne pouvait s’en empêcher, comme si ce geste était le seul à lui donner une petite victoire sur l’inexorable progression de son ennemi. Et sa langue pâteuse en était recouverte en permanence, à lui en donner la nausée. Et lorsque la peur prenait le dessus, un flot de questions se déversait en lui avec la même force tranquille que le sable. Existait-il une mort plus horrible ? Il en doutait. Il se sentait oppressé à être ainsi enfermé, sans qu’aucun espoir n’existât pour en sortir.
A force d’observer le sable monter, il entrevoyait de plus en plus précisément ce qui allait se passer. Plus que tout, la lenteur de son agonie l’insupportait. Il se voyait déjà ne plus respirer ; il devinait également la sensation que font les grains de sable lorsqu’ils obstrueraient peu à peu ses oreilles ; la douleur qui devait découler lorsqu’ils heurteraient un à un ses tympans. Il en venait à se poser continuellement des questions ridicules : le sable allait-il complètement remplir ses poumons ou mourait-il avant ? Le poids de son corps lui permettrait-il de le tasser pour espérer s’élever, en nageant en quelque sorte, au fur et à mesure que le niveau monterait ? Auquel cas, il finirait également submerger mais contre la paroi du haut… A moins qu’il ne manqua du sable pour atteindre le sommet, ce qui lui permettrait de rester en vie. L’espace d’un instant, il fut gonflé d’espoir. Il ne pouvait y avoir du sable à raz bord. Un sablier est fait pour mesurer le temps, il est inutile de le remplir entièrement. Mais si personne ne venait le sauver, il finirait de toute façon asphyxié pour avoir respirer tout l’oxygène. Quelle mort serait la plus douce ? Certainement l’asphyxie, puisqu’il se rappela qu’on sombrait peu à peu dans l’inconscience… Tel était le monologue intérieur qui l’habitait et que rien ne pouvait interrompre.
Plutôt que de mourir inutilement et sans rien faire, il s’était mis à écrire sur le sable. Pour cela, il s’était assis sur la surface et formait de grosses lettres de manière à ce qu’il puisse se relire. Ainsi il réussissait à tracer une ou deux phrases qu’il était ensuite obligé d’effacer pour retrouver de la place. Parfois, il corrigeait le peu qu’il avait écrit pour l’améliorer, ou bien il en gardait une parce qu’il la trouvait particulièrement réussi. Il lui arrivait même d’essayer de les retenir pour pourvoir les réutiliser lorsqu’il ressortirait. En fait, il savait qu’il resterait certainement ici, il s’était résigné à force de ne voir personne. Ceux qui l’avaient déposé là semblaient lui refuser toutes justifications. Ils l’avaient condamné à cette mort selon des motifs qu’il devait certainement découvrir tout seul.
Pour l’heure, il avait mis ce type de questions dans un coin de sa tête, au moment où il n’aurait plus rien à faire. Il préférait s’adonner aux plaisirs de l’écriture. Au moins, ses ennemis n’avaient pu le lui ôter, aussi impitoyables et intelligents qu’ils fussent. D’ailleurs, c’était peut-être même une autre preuve de la férocité de leur ironie : le forcer à écrire dans le sable, à donner son meilleur puisqu’il était seul face à lui-même et la mort, et lui ôter toute possibilité de le faire sortir du sablier. S’il écrivait les plus belles pages qu’il puisse exister, personne ne le saurait jamais. Il faudrait le retrouver au milieu des grains de sable qui ne cessaient de recouvrir impitoyablement son travail. Il fut un instant affolé. Il sentait en lui une inspiration fulgurante. Peu à peu, les phrases coulaient en lui avec un débit incroyable, il ne prenait même plus la peine de les tracer à même le sable car sa main ne pouvait suivre la cadence. Il fermait les yeux et se dictait pour lui-même des pages d’une beauté étonnante, dont il n’avait d’ailleurs jamais approché. Et toutes se gravaient dans sa mémoire au fer rouge. Ses ennemis avaient gagné, le supplice de savoir abandonné à un tel moment dépassait toute la cruauté qu’il n’avait jamais imaginé. A moins que ce ne fût des amis et admirateurs inconnus qui l’avaient précisément plongé dans cette situation pour qu’il produise un travail digne de son talent. Il se mit à hurler pour qu’on vienne le délivrer. Il ignorait si les sons pouvaient sortir de la coque de verre. Mais il savait maintenant pourquoi il était là et ce qu’il devait faire une fois qu’il serait libre. Il avait trop gâché son talent et trop perdu son temps dans des choses indignes de lui. Il avait fallu qu’on le punît ainsi pour qu’il le réalisât. Une fois l’excitation de cet instant de grâce passé, il réalisa que personne ne venait à son secours. Ce n’étaient donc pas des amis qui l’avait enfermé ainsi. Il avait une impression bizarre. Une fois de plus, l’idée n’était pas sans dissimulé une part de cruauté. Il se demandait maintenant si le sable qui s’écoulait n’était pas une allégorie de sa propre inspiration. Il avait envie d’écrire des dizaines de romans. Il les savait là maintenant, dans sa tête, prêt à se libérer dès que la moindre feuille serait à porter de sa main. Il appréhendait presque davantage que la fin du temps du sablier coïncida avec la fin de son inspiration, plutôt que le début de sa mort. Puis, à nouveau, ses angoisses resurgirent. L’inexorable face à face avec lui-même recommença, avec de moins en moins d’espoir d’échapper à son sort.
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Lumière regardait le corps libéré une énorme flaque de sang. Elle s’étendait inexorablement, d’un éclat incroyablement sombre, comme si elle aspirait toute la lumière de la pénombre qui l’entourait. Tout d’abord, elle recula pour ne pas être souillé par le liquide, qui progressait de plus en plus vite. Le phénomène l’effrayait par son aspect surnaturel. Mais les trois formes que contenait la feuille de vélin continuaient de flotter dans son esprit, distillant une émotion fragile et fascinante, comme si elles lui avaient dévoilé des réponses à une question qu’elle ne connaissait pas encore. Elle voulut aider cet homme qui était sans doute déjà mort, parce qu’elle se sentait liée à lui. Contrairement à sa mère, cet homme avait dû rejeter ces rituels ridicules. Il avait sans doute trouvé ce que les autres cherchaient en vain. Un petit frisson la parcourut. Elle se demanda si on n’avait pas cherché à le tuer pour ces raisons.
Le temps de sa courte rêverie, la flaque avait atteint la pointe de ses escarpins. Elle sursauta à cette vision et eut un léger haut de cœur. Les dents serrées, elle surmonta le profond dégoût qu’elle éprouvait pour plonger les deux pieds dans le liquide sombre. Puis, elle se rapprocha du corps toujours inerte. Elle mourait d’envie de réentendre la voix de cet homme. Elle s’approcha de sa tête pour lui chuchoter une question qui la démangeait.
Monsieur, cette feuille, c’est vous qui l’avez écrite ?
Il n’y eut bien sûr aucune réponse. Pourtant, quelque part, loin d’elle, cette question résonnait sourdement. Elann ne comprit pas le sens des sons qui lui parvenaient. Pourtant, ils semblaient flotter autour de lui. Bizarrement, il ne les comprit pas, alors qu’il entendait maintenant, avec une parfaite acuité, chaque grain heurter sa tête ou ses mains. Ses yeux restaient en permanence clos pour que l’ennemi ne s’y infiltrât pas. Il ignorait d’où provenait cette voix mais elle était pour lui le seul lien avec un monde extérieur. Il ignorait lequel.
Monsieur, vous avez mal ?
Il sourit malgré lui parce que, bien que sa mort fût toute proche, pas la moindre douleur ne transperçait son corps. Dans sa tête, il n’y avait rien, sauf une image qui aurait pu être apaisante : celle d’une plage que des vagues langoureuses venaient caresser avec infinie douceur. Lumière était vexée de ne pas recevoir de réponse.
Précautionneusement, elle souleva la tête. Ses doigts rencontrèrent un amas poisseux de cheveux.
Monsieur, c’est vous qui écrivez de si belles histoires ?
Une nouvelle fois, elle n’eût droit qu’au silence doré du corps tiède. Alors que l’idée de la mort se faisait de plus en plus précise, quelques larmes habillèrent son doux regard de leur troublant éclat de rosée sauvage. Au milieu de ses sanglots contenus, tandis qu’elle reposait le lourd crâne sur le sol en tremblant, elle crut voir un papillon de lumière bleue s’extraire de la bouche du gisant pour danser, quelques instants, une valse hésitante. Pas longtemps. Juste quelques secondes avant que sa mère ne la rappelât. Mais lorsqu’elle se redressa, elle n’était plus une petite fille, ni une jeune femme ravissante. C’était comme si le contact avec le mourrant lui avait ôté les derniers vestiges de son enfance.
En plus de ses souliers, toute une frange de sa robe était souillée de sang, de même sa main droite et ses lèvres qu’elle n’avait pu s’empêcher de poser sur celles du cadavre. Elle avait l’impression que toute sa peau respirait à travers une pellicule de ce liquide et que tout le sang de son corps avait fusionné avec celui du mort. Elle n’entendait plus les réprimandes de sa mère, qui revenait, une nouvelle fois en colère de n’avoir pas vu son travail acclamé et qui la voyait ni briller ni grandir dans la pénombre de la salle, comme une main pointée vers l’infinie. Lumière n’écoutait pas. Seules, dans sa tête, dansaient les images du vélin, que sa main gauche tenait fermement.
Pour qui l’aurait dépliée sans s’y attarder, il y avait presque une page blanche. Pour qui l’aurait dépliée pour comprendre sa mort, il y avait un immense vide et trois gouttes de sang. Trois gouttes de sang pour défier le néant. Trois cris pour que cesse le silence.
Pour elle, il y avait maintenant des milliers de mots qui dansaient, des paysages en feu à reconquérir, des myriades d’émotions inconnues à explorer et, surtout, les dernières caresses d’un vieil homme condamné.
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Pendant ce temps, le piège continuait petit à petit à engloutir Elann dans son inexorable logique.
Plus qu’une menace perpétuelle, le filet qui se déversait inexorablement avait fini par tisser un lien entre lui le déversoir du dessus. Elann avait la sensation qu’au fur et à mesure que le sable s’écoulait, un vide se dessinait tout en haut et que ce vide était à lui. Curieusement, c’était pour lui comme un appel d’air. Il ne pouvait s’imaginer cet espace aussi chaud que le sien. Il devait être frais. Et comme il se sentait lié en permanence à lui, plus qu’une menace, ce qui existait au-dessus formait un espoir. Il savait qu’il n’en était rien. Mais il n’était pas maître de cette pensée. Tant que le sable coulerait, il se voyait lui-même sablier. Ce n’était pas lui qui était enfermé, mais il formait un tout. Soit il était le cœur du sablier soit le sablier était lui-même le prolongement de son esprit, une extension de son propre être. Il n’y avait plus de contenu et de contenant. Pour lui, cette notion avait disparu. Le sable était devenu sa réalité et le vide, qui s’agrandissait tout en haut, son rêve.
Puis, ce sable finirait par être l’air qu’il respirerait. Et ce vide, le poison à combattre. Que dirait l’Alchimiste sur ce paradoxe ? Finir encore et toujours son verre ? Il trouverait autre chose de beaucoup plus brillant, de plus pétillant. Boire. Elann aurait été d’accord. Il mourait toujours un peu plus de soif. Il n’avait pas songé un instant à cette mort. Il sourit en pensant à la tête de son ami l’Alchimiste à cette pensée. Il en ferait une sacrée ! Il se rappela de son fameux pouvoir de faire remplir les verres… Mais lui n’avait pas de verre. Il mentait, il en avait un immense puisque c’est à cause de lui qu’il serait enseveli. Sans lui pour le contenir, tout se sable ne serait pas une menace. Pour l’inviter, il aurait pu dire qu’il était enfermé dans une immense pinte… de sable. Pas de quoi rire, finalement. Il allait boire une immense pinte de sable… et mourir… Depuis plusieurs minutes, il était complètement submergé par ce sable, qui l’ignorait maintenant, après avoir épousé si parfaitement chaque partie de son corps. Il savait maintenant qu’il allait mourir et que rien ni personne ne viendrait le sauver, condamné depuis une éternité à la solitude des âmes damnées. Lorsque le vide serait assez grand au-dessus de lui, alors son heure viendrait. Il aurait vaincu le néant, puisqu’il serait sien. Il avait soustrait toute la matière qui le menaçait pour le substituer au vide qui avait empli sa propre vie. C’était un travail hors du commun. Qui pouvait se prévaloir d’une telle victoire ? N’était-ce pas une victoire sur la Mort elle-même ? Et qui sait ? Peut-être reviendrait-il ailleurs ? Peut-être se réveillerait-il dans son lit ? Alors, il aurait tout loisir de coucher sur le papier toutes les merveilleuses phrases qui emplissaient sa tête. N’était-ce pas la réponse à toutes les questions qui le dévoraient depuis si longtemps ? Pourtant, il ne profiterait pas de sa découverte. Elle était tout bonnement arrivée trop tard. Qu’importe, il emportait avec lui un nouveau trésor que nul ne pourrait plus lui voler : il avait vu une Lumière.
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Depuis de longues minutes, l’infirmière était absorbée par la contemplation des piles d’ouvrages dont elle cherchait à déchiffrer les titres de sa chaise. Tous ces écris et ces feuilles volantes sur le bureau l’intriguaient. Elle aurait voulu savoir ce qu’ils renfermaient et ce qui avait poussé le vieil homme à les écrire. Bien qu’elle n’eût que très peu échangé avec lui, la proximité d’autant de textes conférait un statut mystérieux au malade et, surtout, elle se doutait qu’il n’y avait qu’à les parcourir pour pénétrer dans ses secrets les plus intimes. Elle se demanda même un instant s’il n’était pas question d’elle sur la dernière feuille qu’elle lui avait apportée. Elle n’osait se donner à cet élan de curiosité parce qu’elle le trouvait déplacer et qu’elle se sentait épiée par les sombres portraits qui ne cessaient de la regarder obliquement. L’infirmière sursauta en entendant un long râle, suivi d’un silence de marbre. Elle ne paniqua pas. Avec un professionnalisme surprenant pour son âge, elle s’approcha une dernière fois du corps d’Elann. Calmement, elle ferma du bout des doigts ses yeux écarquillés, puis sa bouche grande ouverte, comme s’il avait cherché une dernière bouffée d’air. Elle ne chercha pas à comprendre l’ultime expression figée sur son visage empli de regrets immenses, ni ce cou tendu vers l’infini. A cet instant précis, son métier prenait le dessus sur chacun de ses gestes. Enfin, elle défit les draps, qui libérèrent la feuille de papier qui s’envola jusqu’au sol. A peine posée, quelques auréoles de café traversèrent sa surface.
En la ramassant, elle put y voir quelques gribouillis illisibles qu’Elann avait cherchés à écrire. Par curiosité, elle essaya de les déchiffrer. Ils formaient des groupes de signes compacts et discontinus, comme si la main s’était déplacée par à-coup. Si elle devinait parfois certaines lettres, elle avait le plus grand mal à reconstituer les mots. Et de ces éventuels mots, elle ne pouvait extraire un sens. Et lorsqu’elle semblait suivre un ensemble cohérent, il se terminait dans une tache de café. Pour elle, c’était comme vivre en direct l’expérience qui avait conduit le mort à organiser le chaos avec des signes qui pouvaient donner vie à tout ce qui existait dans la tête de chacun. Visiblement, il avait eu les plus grandes difficultés pour y parvenir. L’idée que ce fut peut-être ses dernières pensées lui traversa l’esprit. Elle chercha au hasard vers la fin si quelque chose était plus distinct pour partager cet instant si secret, comme pour découvrir la part de mystère que chaque homme renferme au frontière de la mort. Elle lut à voix haute : « Trois gouttes de sang pour que cesse… Pour que cesse… ». La suite était illisible. Elle sourit.
A la place, tu aurais dû écrire : Trois gouttes de café au milieu d’une page presque blanche… »
En entendant sa propre voix prononcée une telle phrase, elle fut surprise par toute la cruauté qu’elle contenait. Elle en frissonna. Le mort n’avait pas pour autant réagi. En guise de remord, elle lui lança un dernier regard plein de tendresse. Même si elle n’aimait pas toujours sa façon de la fixer lorsqu’elle s’approchait, il l’avait toujours respectée et s’était toujours arrangé pour lui minorer son travail. Elle avait même fini par ressentir de l’affection pour lui à force de le voir lutter contre quelque chose qu’elle ignorait. Il paraissait si angoissé à l’idée d’échouer si près d’un but qu’elle ne devinait pas. Pour elle, c’était la dernière lubie d’un vieillard, ce genre de chose que sa jeunesse ne pouvait comprendre. En le voyant une fois de plus immobile, elle se dit que mort ou vivant, il n’y avait pas beaucoup de différence. Elle se rendit compte également que, malgré la dizaine de jours qu’ils avaient passée ensemble, elle ne connaissait rien de lui, ni de son histoire. Une pudeur que bien des vieux perdaient en radotant. Elle lui sourit comme pour le remercier de cette ultime gentillesse.
Au revoir, Monsieur. Et pardon pour ma remarque de tout à l’heure…J’espère que vous serez plus heureux… On va pas tarder à venir vous chercher. Je dois y aller.
Puis, elle s’en retourna, elle mourait maintenant d’envie de ressentir le soleil sur sa peau. Depuis quelques minutes, elle réentendait tous les sons de la vie à l’extérieur. Elle n’osait se précipiter par respect du mort. Son travail était pour ainsi dire terminé mais elle eût l’impression qu’il lui restait une dernière chose importante à faire, comme si le mort lui avait confié une ultime mission. Elle regarda une dernière fois les livres, commença à en ouvrir un au hasard. Les mots qu’elle découvrit ne la captivèrent pas, leur sens lui était trop étranger. Pour elle, ils ne ressemblaient pas à l’auteur qui gisait face à elle, c’était comme si un autre homme les avait écrits. En même temps, elle ne pût s’empêcher de penser qu’elle aurait dû faire l’effort de mieux le connaître. Elle avait peut-être à portée de la main de quoi comprendre ce qu’était une vie. Les yeux sur les murs qui la fixaient au-dessus d’elle lui pesaient. Toute la pièce l’étouffait, comme si elle n’appartenait plus à ce monde. Et puis, des rires retentirent encore une fois de la mer. En se disant qu’elle culpabilisait inutilement, elle ferma les volets, prit la feuille qui traînait, la froissa et la jeta dans la poubelle de la cuisine. Tout était en ordre. Il était temps pour elle de profiter de cette belle plage qui l’attendait dehors.