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Un portrait qui est en fait le premier qui a été écrit et qui fait écho à un autre : l’Alchimiste.

  - Merde !
Fin du troisième acte. Certains auraient voulu le voir, ce troisième acte. Une scène de bataille, pardi, ça ne se refuse pas ! Mais Durak n’en a que de vagues souvenirs. Tout comme il ignore combien de temps s’est écoulé depuis la scène du lavoir. Il n’en sera donc rien car voici déjà le dernier acte qui commence. Après les préparatifs, après la bataille, voici le grand rôle de toute une vie qui commence : peu de dialogues, peu de gestes, tout dans l’intensité des nuances. Et aucun spectateur pour le regarder jouer. Pourtant il était parfait dans son personnage. Vu de loin, il n’avait vraiment pas l’air d’un dormeur, mais bien d’un cadavre : il était complètement allongé à plat ventre, son visage à moitié plongé dans la boue, seul son faciès crispé soulignait que la vie luttait toujours dans ce corps. Mais...Chut ! Le rideau se lève.
 - Quel con ! Mais quel con !
Durak avait beau serré les dents, il n’empêchait pas la douleur de traverser son ventre et de se propager jusque dans son dos, comme un torrent de plomb fondu. Il était pour l’instant immobile et une grande torpeur aurait pu s’emparer de lui s’il n’avait pas eu en tête…

« La Manon, on l’aime bien au petit matin
Parce qu’elle sait prendre soin de nos gourdins !
Ah Sacrée Manon ! Tsouin ! Tsouin ! Tralala ! Tsouin ! Tsouin ! »

 - Mais quel nul ! J’en connais qui vont bien se marrer avec mon histoire. Encore faut-il que je puisse la leur raconter…
Il était tombé de son cheval, heurté de plein fouet par le puissant coup d’un adversaire. Si sa cotte de maille avait amorti le choc, la question était de savoir jusqu’à quel point… Pour l’instant, tout son flanc gauche le lançait. Oui, il allait pouvoir en raconter une bien bonne ! Un peu comme l’ami de Thausen avec le gros cul de la Fleurette. Ce jour là, alors que ce dernier était entre la vie et la mort, il avait raconté qu’il n’avait eu qu’une seule image en tête : sa belle croupe offerte droit devant lui. « Satané Thausen ! Qu’il ferme les yeux ou qu’il les ouvre, il l’avait devant son nez. Là… ». Il le revoyait mimer la scène, il en souriait encore… Ce soir là, en l’écoutant, ils avaient tous bien ri ! Riraient-ils autant en entendant son histoire ? Durak aurait aimé « voir » ce beau cul sauf que ce n’était pas possible parce que, à la place, il « entendait ». Il entendait cette satanée chanson :
« La Manon, on l’aime bien au petit matin
Parce qu’elle sait prendre soin de nos gourdins !
Ah Sacrée Manon ! Tsouin ! Tsouin ! Tralala ! Tsouin ! Tsouin ! »

 L’histoire serait savoureuse… Juste avant de chuter, il combattait avec un entrain peu commun, presque un sentiment d’ivresse. Une forme de gaieté rythmait son bras, lui prodiguant fougue et détermination dans ses gestes, jusqu’au moment où il prit conscience qu’il était en train de guerroyer en chantant cette gaillardise. L’espace de ce moment d’inattention suffit au chevalier face à lui pour le pourfendre de sa lance. Il avait juste été surpris par sa réplique. Il était d’autant plus vexé qu’il avait la profonde conviction d’avoir été vaincu par quelqu’un de moins habile que lui, le créateur de néant. Pourtant, c’était bien lui qui gisait là par terre, le nez dans la gadoue, pas l’espèce de troufion qui avait osé le défier. Il n’avait aucune envie de bouger, il souhaitait juste qu’on lui foute la paix, qu’on arrête de le piétiner, de le bousculer et de crier, mais, partout autour de lui le combat faisait rage, difficile et fort indélicat de sa part de réclamer un peu d’attention ou de calme dans ces conditions... Il aurait bien voulu dormir aussi, mais, impossible, même la douleur n’arrivait pas à chasser de sa tête la fichue rengaine.

 « La Manon, on l’aime bien au petit matin
Parce qu’elle sait prendre soin de nos gourdins !
Ah Sacrée Manon ! Tsouin ! Tsouin ! Tralala ! Tsouin ! Tsouin ! »

 Mon Dieu, qu’elle était insupportable, cette chanson ! Tout ça, parce qu’il avait passé une bonne partie de la nuit à s’égosiller dessus avec les autres. Ils l’avaient inventée en l’honneur d’une petite laveuse, c’était quand déjà ? Durak se disait poète, il usait de ce talent naturel pour se mettre en valeur en toute circonstance, même si présentement il avait trouvé, pour ainsi dire, plus fort que lui. De ce bon temps avec elle, et surtout malgré elle, il avait alors poussé le vice à vouloir en faire des alexandrins. Et une fois terminées, les paroles les avaient faits bien rire… Surtout quand Thausens avait trouvé le bon air pour les chanter ! Sauf que là, non, il ne riait plus du tout ! Mais alors plus du tout ! Il aurait même tout fait pour s’en débarrasser. Mais pourquoi avait-il fallu qu’ils la rechantassent hier soir ? Parce qu’ils la chantaient à chaque fois qu’une grande bataille s’annonçait, pardi ! Il sourit malgré lui devant sa pitoyable position. Et elle lui en rappelait d’ailleurs bien d’autres. Ce n’était pas la première fois qu’il restait ainsi sur un champ de bataille. Il avait déjà eu plusieurs blessures par le passé, ça n’allait sans doute pas être la dernière…L’espace d’un court instant, il revit un visage perdu dans les brumes de sa mémoire, sa splendide chevelure brune, sa bouche en forme de promesses, ses fossettes pleines de malice … Elle était pourtant belle, bien plus que Manon. Pourquoi n’avait-il pas pu s’arrêter de boire pour elle ? Elle le méritait, elle, pourtant. A ce moment précis, ce souvenir ne lui apportait rien de bon, il chercha autre chose pour se distraire. En fait, il n’avait plus grand monde à qui se rattacher. D’ailleurs, en de pareilles circonstances, à chacune de ces occasions, il était très étonné de voir combien son cerveau s’occupait avec des riens, la fièvre faisait le reste : tourner en boucle les mêmes mots, les mêmes images, les mêmes questions sans réponses... Tout ceci lui apparut affligeant de banalité. Seulement, il n’avait finalement plus personne à qui penser, personne pour lui faire oublier ce…
 « La Manon, on l’aime bien au petit matin
Parce qu’elle sait prendre soin de nos gourdins !
Ah Sacrée Manon ! Tsouin ! Tsouin ! Tralala ! Tsouin ! Tsouin ! »

Pour ça, elle ne le quittait pas, non, elle était même collée à ses pensées. Mais tout ce vide en lui l’inquiétait. Quelle ironie ! Le vide et le néant ne sont-il pas la même chose ? N’était-il pas un alchimiste ? N’en distribuait-il pas autour de lui chaque jour, comme il se plaisait à le répéter ? Alors pourquoi en aurait-il peur aujourd’hui, lui le grand créateur de néant ? Il n’avait pas envie de bouger, juste de se reposer encore un moment, le temps que la douleur s’estompe. La ligne des hostilités avait dû progresser, à moins qu’elle n’ait reculé, tout dépendait du côté vers lequel on regardait, et il s’en foutait royalement, encore plus que d’habitude. Ca n’avait jamais été trop son problème. Il se battait juste là où on lui disait de se battre, et c’est tout ! De toute façon, il était toujours ivre, beaucoup trop pour comprendre ce qui pouvait se passer autour de lui. Non, ce qui importait, là, maintenant, c’était de se débarrasser de cette maudite rengaine ! S’occuper la tête avec autre chose ! Mais avec quoi ? Difficile à faire ! C’était soit continuer d’entendre ce refrain, soit laisser son esprit être envahi par la souffrance qui le vrillait par moment tout le long de son flanc. Mais il l’avait tellement entendu qu’il en venait même à préférer l’autre solution… Non, peut-être pas tout à fait… La douleur restait par instant si aiguë… A ses côtés, son cheval était revenu et broutait paisiblement avec un bruit caractéristique de mastication tout près de sa tête. A la place des « Clic ! », des « Boum ! » et des « Aaaaaaaaaaargh ! », il entendait à présent de manière plus reposante des : Schcrampf… Schrampf… Schrampf… Etait-ce la fièvre qui amplifiait le moindre son autour de lui ? En tout cas, elle était toujours bien insuffisante pour emporter cet air :
« La Manon, on l’aime bien au petit matin
Parce qu’elle sait prendre soin de nos gourdins !
Ah Sacrée Manon ! Tsouin ! Tsouin ! Trala la ! Tsouin ! Tsouin ! »
En voulant bouger, il poussa un grognement sourd, qui fit frémir sa monture. Puis, elle se rapprocha de son visage baignant toujours dans la boue et la flotte. Il sentit ses naseaux souffler du chaud dans son cou, et avec sa tête, comme si elle avait compris son intention, elle chercha à le pousser. Sans aucun effet. Il essaya d’utiliser cette aide inattendue pour s’asseoir. Rien ne se passa. Il n’arrivait pas à bouger. Il le voulait mais sa tête le lui refusait ; sans doute savait-elle que sa position actuelle était la meilleure pour lui ?

Pourtant, il distinguait dans son corps des milliers de picotements et, surtout, dès que le vent se faufilait sous son armure, il sentait toute une zone humide et fraîche à le faire grelotter. Une curieuse sensation quand tout son corps brûlait. En effet, avec l’humidité du sang qui s’écoulait de sa plaie, l’étoffe de lin qui recouvrait son corps se collait à sa peau. Pour la première fois, il sentit la panique le gagner. Ce froid se propageait et prenait des proportions bien trop grandes pour une simple blessure. Il sentait parfois comme une rigole le long de ses côtes. Son bras qui avait voulu le gratter ne répondait pas non plus.
 « La Manon, on l’aime bien au petit matin… »
Soudain, il employa toute son énergie pour chasser ce foutu refrain. Il ne voulait surtout pas le garder comme dernier souvenir. C’était trop pitoyable. Non, son histoire n’avait rien de comique, il la garderait pour lui… S’il en revenait… Il paniqua. Trop de choses n’allaient pas. Son corps semblait paralyser. Ce besoin de dormir aussi lui faisait peur. Et puis, non, c’était trop insupportable d’entendre des paroles si stupides à cet instant précis. Il avait besoin d’un autre réconfort, d’un baume pour son esprit, d’une bouffée d’oxygène pour avoir le courage de lutter. Pas de ces trivialités affligeantes…

Il commença à chercher une image qui en vaille la peine. Un truc simple, qui ne nécessite pas d’efforts. Il ne cherchait rien d’original, non. Il fallait que ce soit à sa portée et que l’émotion produite balaye cette atrocité, qui résonnait toujours et encore dans sa tête. L’image du cul de la Fleurette se dessina, mais ce n’était pas ce qu’il recherchait. C’était bien trop proche de l’esprit de la chanson. C’est alors qu’il voulut simplement regarder le bleu du ciel. Le combat avait également dû stopper. Il devait faire beau, les oiseaux recommençaient à chanter. En d’autres circonstances, l’idée lui aurait paru bien navrante. Mais là, il y voyait comme un début d’apaisement. En de pareils moments, un artiste n’aurait pas cherché le bleu du ciel, non, il en aurait profité pour extraire toute la beauté violente du réel, des bras inertes couchés sur des monticules de terre, des têtes arrachées par des obus, des corps piétinés, ou bien même sa propre gueule ouverte plongée dans cette merde qui l’entourait, mais, ça, il n’en savait rien. D’ailleurs, la couleur du ciel, l’arrêt des combats, en fait, il n’en savait rien non plus, son visage était si couvert de terre qu’il avait du mal à ouvrir les yeux, qui, de toute façon, restaient cloués au raz du sol. Oui, se laisser envahir par le bleu du ciel. L’azur, l’azur, l’azur, l’azur. Il se concentra.
« Parce qu’elle sait prendre soin de nos gourdins… »
« Non, le bleu du ciel… Le bleu du ciel, j’ai dit ! Pas cette damnée chanson de poivrot ! ». Il chercha à lever sa tête pour le voir. Il frissonna de douleur avant même d’avoir réussi à la décoller. Le temps de son cri, l’eau toujours pleine de boue rentra une fois de plus dans sa bouche. Il n’essaya même pas de la recracher. Surpris par le bruit, son cheval renâcla et fit un bond de côté. Durak ferma les yeux et attendit que la crampe se calme. Il évita de respirer trop fort pour ne pas la réveiller. Il sentit encore le froid dans son dos s’étendre sur ses côtes et frémit en imaginant tout le sang qu’il avait déjà perdu. C’était particulièrement terrible de voir sa volonté vaciller pour si peu. Juste le bleu du ciel, repensa-t-il…Ce fut en vain.

En rouvrant les yeux, il devina juste, en guise de couleur, quelques rares brins d’herbes piétinés dans des monticules de terre retournée. Sans trop le savoir, cette quête avait quelque chose de mystique en de pareilles circonstances. Elle incarnait tout ce qu’il n’avait jamais sérieusement envisagé mais qui, soudain, prenait corps et donnait in extremis sens à sa vie. Le bleu du ciel, supplia-t-il….Des larmes commencèrent à couler sur ses pommettes allongées et pleines de crasse argileuse. A l’interstice de ses lèvres, un petit filet de bave rougie se forma malgré lui, en même temps qu’il recrachait l’air par sa bouche bâillante. Le bleu, souffla-t-il… Mais l’avait-il vraiment déjà seulement regardé un jour ? L’avait-il seulement approché dans la vie ? Et sa vie, contrairement à ses dires d’ivrogne, ne s’était-elle pas passer au raz du sol dans la merde ? Sans cette chanson et sa fièvre, il aurait certainement eu ce sursaut de lucidité. Peut-être l’aurait-il même poussé à arrêter de boire ? Peut-être en aurait-il fait un poème dans son vieux carnet ? Mais sa tête, à ce moment présent, était devenue si fragile et si vide… Aussi vulnérable que celle d’un petit enfant dans les bras de sa mère… Tellement faible que seul y régnait librement et impérialement, comme le battement d’aile du rouge gorge dans l’air, un impérial et éclatant : « Ah Sacrée Manon ! Tsouin ! Tsouin ! Trala la ! Tsouin ! Tsouin ! »

- C’était folie de la chasser ! Viens, jeune Manon, viens ! Ne sois pas farouche ! N’aie pas peur ! Je ne te veux aucun mal, au contraire ! Ne tremble pas ! Ne pleure pas. Il faut bien que tu y passes un jour, tu sais ? Et inutile que je te bouscule, tu crois pas ? Voilà, comme ça… ». Il délirait, il était ailleurs, dans des sphères de rêves et pourtant pas très loin du réel. Cette scène n’était pas très vieille, à peine quelques jours, mais, si le brouillard qui embuait son esprit s’était vraiment levé, il aurait dit, en réalité, quelques années. « Manon, tu es si belle et si jeune, Manon. A quoi bon me supplier ? Tu sais que ça devait arriver, Manon… Avec moi ou un autre, quel importance ? »
« La Manon, on l’aime bien au petit matin
Parce qu’elle sait prendre soin de nos gourdins !
Ah Sacrée Manon ! Tsouin ! Tsouin ! Tralala ! Tsouin ! Tsouin ! »
Il avait presque hurlé ces derniers mots. Maintenant, l’eau brunâtre était libre de s’infiltrer dans sa bouche grande ouverte. Plus rien ne le dérangeait. Il ne s’en était pas vraiment rendu compte, mais il était mort en chantant dans les bras d’une belle. Pouvait-il rêver plus belle fin ?
Toujours pas de spectateurs.

Le rideau se laisse tranquillement tomber, indifférent, sur ce quatrième et dernier acte : la mort d’un poète.

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