Phase 11 : Le Sens du sacrifice
Après une longue déambulation, Ainarylle fut bientôt conduite dans une salle beaucoup plus propre que celles qu’elle avait déjà traversées. Divers ornements grossiers à base d’os la décoraient, deux grands rideaux déchirés, d’un brun rouge approximatif mais méticuleusement sale, tombaient devant une sorte d’estrade qui aurait pu donner l’illusion d’un théâtre, si elle n’avait pas donné lieux à une disposition très cérémoniale de divers sièges et d’une grande table triangulaire, taillée à même la roche, avec au centre une grande tache verte foncée phosphorescente. Tout autour, l’éclairage beaucoup plus intense de grosses bougies en soulignait l’aspect solennel, qui contrastait d’autant plus qu’une certaine pénombre régnait partout autour de ce mobilier sommaire. Mais elle n’eut pas beaucoup de temps pour l’apprécier, on la bouscula sèchement juste devant les rideaux.
- Ne bouge pas d’ici, nous allons voir si notre maître accepte de te parler, fit l’un des gardes.
- C’est exactement ce que j’attends de vous, défia la matriarche avec ses poignets toujours ligotés.
Trois skavens prirent le tunnel sur sa gauche. Seuls deux autres la surveillaient du coin de l’œil, en faisant frémir régulièrement leur moustache, signe visible d’une certaine nervosité. Une fois tranquille, son regard continua d’inspecter la pièce. Au fond de la cavité, de l’eau luisait tout le long de la pierre et était recueillie dans une rigole qui filait le long du mur jusque dans la pièce voisine, que l’on devinait, aux légers clapotis qui en sortaient, remplie d’un lac souterrain. Deux immenses stalagmites luisantes et jaunâtres encadraient la pièce et recevaient régulièrement de grosses gouttes à leur sommet, comme le tic tac ralenti d’une horloge mesurant un temps éternel, dilaté à l’infini. De manière imperceptible, l’omniprésence de l’eau donnait une acoustique toute particulière dans la grotte, produisant presque une musique mélodieuse incongrue au vu de ce que l’elfe avait jusqu’à présent vu des souterrains. La matriarche frissonna, le froid humide qui l’entourait commençait à lui glacer le dos et les bras. Elle bougea ses membres et esquissa des petits pas pour se réchauffer mais les pointes métalliques des hallebardes tombant contre son dos y mirent immédiatement fin. Elle sourit intérieurement. Dans d’autres circonstances, elle aurait su tirer profit de cette nervosité ; pour l’heure, elle devait juste accepter son sort sans broncher pour espérer obtenir une indication sur leur artefact. Elle s’immobilisa un instant, de légers bruits de troupes semblèrent lui parvenir à son oreille pointue.
Effectivement, quelques minutes plus tard, le groupe de Lucrirthi arriva lui aussi au milieu de la pièce, créant une tension très nette entre les deux races. Chemin faisant, les skavens avaient gonflé leurs effectifs pour se rassurer, si bien que la grotte en devint presque étroite. En quelques mots elfiques, l’ensemble des furies fut informé du déroulement des derniers événements. Un brouhaha monta progressivement, amplifié par les échos. Grobul mourait d’envie de voir ce qui se passait. Mais, présente partout autour de lui, la menace des skavens lui conféra une prudence inhabituelle. Il était tout moite, le contact des deux peaux ainsi compressées le faisait transpirer tout comme l’elfe, il avait chaud partout sur le corps sauf sur le sommet du crâne, sur lequel il sentait également la fraîcheur de l’extérieur lui tombé dessus, il mourrait d’envie d’y mettre la main pour le réchauffer aussi, mais il avait trop peur d’être repéré. Il espérait juste ne pas éternuer au mauvais moment. Pour une fois, il se dit que ce n’était pas le moment de faire une catastrophe, comme si la répétition de ses derniers exploits lui avait apporté un peu de sagesse. Le temps lui durait d’être si éloigné de Grien, il tremblait presque de peur de la perdre. Cette idée le hantait littéralement. Puis un ordre fut hurlé pour obtenir le silence. Le maître skaven arrivait. Un grand silence s’installa. Il se dirigea immédiatement sur l’estrade, racla sa gorge pour s’éclaircir la voix. C’est alors que le snotling crut entendre un drôle de bruit derrière lui.
Face au choix qui s’offrait à elle pour retrouver ses sœurs, Grien n’hésita finalement pas très longtemps. Plutôt que de s’avancer dans l’inconnu, elle préféra continuer sur la droite, là où elle était sûre de rencontrer quelqu’un. Pour prendre le bon chemin, elle se décida de capturer des skavens pour les faire parler. Malheureusement, très peu d’entre eux connaissaient la réponse, le repère était une véritable fourmilière et personne ne semblait avoir le recul pour savoir ce qu’il s’y passait vraiment. Tout au plus obtinrent-elles une vague direction.
Boubli se remettait peu à peu de ses émotions. Si le confort de sa cachette lui avait paru fort agréable jusqu’alors, il en découvrait toutes les limites. Le ballottement, la compression de son corps et la chaleur humide ne l’aidaient pas à surmonter les restes de nausées qu’il continuait de ressentir. Plutôt que de risquer d’asperger sa malheureuse monture, il finit par demander à Grien de pouvoir se déplacer librement et par avouer que tout ce qu’il avait dit n’était que subterfuges. L’elfe le regarda d’un œil soupçonneux mais accepta sa requête, ainsi elle gagnait un éventuel soutien en la présence du snotling mais surtout une nouvelle guerrière à plein potentiel en libérant Grololothi.
Libéré de sa place forte, le snotling respira longuement l’air autour de lui, comme si ses poumons avaient rétréci pendant sa captivité volontaire. Depuis plusieurs minutes, il regardait bizarement les sombres couloirs qu’ils empruntaient. Il n’osa pas immédiatement le dire, mais il avait pour la première fois l’impression de savoir où il était. Il attendit encore quelques minutes, puis, si le chemin débouchait, dans deux cent mètres, sur deux salles d’expériences bizarres, il était décidé à parler à l’elfe. Effectivement, le chemin suivit ce qu’il avait en tête.
- Je sais où nous sommes !
- Allez, ça suffit, tu nous as assez menés en bateau.
- Mais si, je le sais ! Nous sommes dans les quartiers du technomage Tetriss ! Si on nous a conduits jusqu’ici, c’est qu’on a certainement emmené votre chef vers lui. Si j’ai bonne mémoire, sa chambre est derrière nous à 800 mètres sur la gauche et sa salle de rituel derrière également, pas très loin de l’intersection de tout à l’heure.
Effectivement, le snotling ne s’était pas trompé concernant les salles. Au moment où elles arrivèrent vers sa chambre, un groupe de guerriers y entra sans les apercevoir. Quelques minutes plus tard, le technomage apparut avec sa suite, il avait l’air très agacé. Sa toge bleue sale dissimulait un corps assez rachitique et ses longues moustaches à moitié blanches laissaient supposer qu’il était arrivé à un âge tout à fait vénérable pour sa race. Son œil pétillait de ruse, dans un visage assez austère. Le groupe de furies était suspendu au bon vouloir du rat car il se dirigeait à l’opposé de la direction qu’avait prédit Boubli, puis, comme s’il avait oublié quelque chose, il s’arrêta. Les furies furent prises de cours lorsque les skavens firent demi-tour. Seules les deux salles de torture pouvaient les cacher.
Au moment où le bruit étrange avait retenti derrière lui, Grobul eut l’impression d’avoir gagné en place, d’être plus à l’aise dans sa cachette. De son côté, Meganichonaëth eût un regard paniqué, les agrafes de son bustier étaient en train de céder une à une sous le poids. Que se passerait-il si le petit snotling apparaissait en pleine négociation entre la matriarche et le technomage ? Elle ne voulut pas le savoir. Elle croisa ses bras sous sa poitrine de manière à soutenir le plus possible la charge. Malheureusement, ils étaient bien trop menus pour être réellement efficaces, ses formes généreuses engloutissant inexorablement tout dans les environs. Elle finit par se tenir comme si elle avait un bambin dans les bras, sa pose était étrange mais peu de skavens s’en souciaient.
- Alors, vous croyez-vous suffisamment en position de force pour espérer négocier quoi que ce soit, fit le chef skaven ?
- Non, absolument pas. Ne m’en voulez pas d’essayer ? Rajouta la matriarche. Ce que je sais, c’est que vous ne pouvez faire fonctionner l’artefact sans nous. Nous possédons ses clés d’activation...
- Ceci explique sans doute cela. Mais nous devrions obtenir aisément ces informations en étant persuasifs... A moins que vous ne sous-estimiez nos capacités en la matière ?
- Possible... Mais peut-être sous-estimez-vous notre détermination également ? Si nous sommes descendues vous voir, ne doutez pas que la mort ne nous effraie pas. Je n’ai qu’un geste à faire pour vous le prouver. Est-ce le cas de vos soldats et de vous-même ?
Un grand silence régna après ces paroles de sang et de glace. Les skavens se regardaient les uns et les autres comme pour jauger leur courage. Les furies, elles, serraient au creux de leur main leur petite fiole au liquide rouge rubis. Quant à lui le technomage semblait hésiter, l’assurance pleine d’élégance de l’elfe le déstabilisait un peu. Elle était meilleure oratrice que lui, continuer à discourir de la sorte ne ferait qu’affaiblir le courage de ses hommes, pourtant si supérieurs en nombre et certainement devant une victoire facile. Il chercha une voie pour retrouver un avantage.
- Lorsque deux intelligences telles que les nôtres se rencontrent, il serait étonnant qu’aucun terrain d’accord ne se trouve. Proposer moi donc quelque chose où chacun soit gagnant et j’examinerais votre requête. Mais ne vous faîtes pas trop d’illusion. Je n’ai que faire de votre vie, tout comme l’artefact m’importe peu en l’état. Montrez moi en quoi il puit faire changer les choses. Bref, pour l’heure, je ne vois rien à gagner et pas grand-chose à perdre. De votre côté, si j’analyse bien la situation, vous n’avez rien à perdre et tout à gagner. Je comprends votre détermination, mais acceptez que tout ceci, en l’état, ne m’intéresse pas vraiment.
Le technomage regarda avec arrogance l’elfe, encore tout fier de sa soudaine éloquence. Il y eut petit sifflement qui ponctua le discours et qui lui priva de toute considération de la part des furies. Quelque chose d’insignifiant, bien qu’avec une sonorité très particulière, légère et aérienne. Il se réverbéra quelques instants dans la pièce d’à côté pour se mélanger aux sourds clapotis du lac souterrain. Une bonne moitié de la salle n’y prêta pas attention. L’autre sut qu’un atout venait d’être posé dans le jeu qui se déroulait : le groupe de Grien était arrivé à bon port et prêt à entrer en action.
Pour Anarylle, bien que rien ne fût encore joué, les choses s’annonçaient au mieux. Elle sentait qu’elle avait capté l’attention du skaven, que celui-ci hésitait et que l’équilibre des forces était en passe de s’établir. Il lui fallait obtenir une seule information : la localisation de l’artefact. Après ça, qu’elle ait recours à la ruse ou à la force n’avait plus d’importance, elle aurait alors un but et les deux voies l’atteindraient de toute façon.
Au milieu de ce tableau empli d’espoir, le temps était compté pour une raison toute différente et complètement imprévisible. A chaque seconde qui s’écoulait, Meganichonaëth paniquait de plus en plus. Malgré ses efforts, d’autres petits craquements inquiétants s’étaient faits entendre derrière elle. Elle soutenait à pleines mains ses seins presque libres. Sans s’en rendre compte, son geste eut pour effet de décoller l’armature du bustier de sa peau. Pour qui y aurait prêté attention un petit pied vert apparut soudain au niveau du nombril, puis un cri suivi d’un grand « OUAAAAAAAIE » plongea la salle dans un état de stupeur totale. Compte tenu de l’état de tension dans lequel l’assemblée était plongée, la plus terrible des catastrophes venait de se produire. Rien ne pourrait l’arrêter. Et « Trahison ! Qu’on les exterminent toutes » fut le dernier ordre intelligible donné par le technomage avant que le chaos ne s’empare de la place.
Lorsque Grien entra en scène et qu’elle vit le snotling par terre, au pieds de sa guerrière porteuse, le corsage complètement ouvert, elle ne put s’empêcher d’éclater de rire en même temps qu’elle brandissait un poignard et sa fiole de liqueur de sang. Il y avait dans cette succession absurde d’événements surréalistes une forme de logique imparable qu’elle commençait à cerner. L’issu lui paraissait inéluctable maintenant et peu lui importait. Elle regarda d’un œil résigné le liquide rouge et l’absorba d’un trait. Un voile trouble se déposa sur ses yeux, ses oreilles firent disparaître comme par magie tous les bruits inutiles du combat qui commençait, seules les informations vitales pour abattre ses ennemis lui parvenaient ainsi au cerveau. Elle détestait maintenant ce qu’elle allait devenir, une part d’elle voulait fuir le carnage qui allait se dérouler, non par peur mais parce l’horreur qu’il allait faire naître n’avait plus de sens pour elle. D’un geste rapide, elle cisailla la carotide d’un skaven sur son passage en même temps qu’elle plongeait dans une mer de pieds, qu’elle balaya d’un large revers de la lame de son poignard gauche. Lorsqu’elle se redressa, elle était incapable de savoir ce qu’il se passait autour d’elle, seules des cibles à abattre se mouvaient en vagues ombres ralenties, le reste du monde n’existait plus, elle n’était plus que démence sanguinaire.
Quelques instants plus tôt, une furie tendit le fond d’une fiole à Boubli avec un immense sourire extatique et cruel. Le snotling regarda le contenu au magnifique éclat rubis. Il vit autour de lui les elfes se changer en guerrières impitoyables. Cela l’effraya mais l’attira dans le même temps. Sans plus réfléchir, il approcha le goulot puis vida la liqueur. En quelques secondes, il fut comme transporté dans un autre monde. Seules quelques informations lui parvenaient mais elles étaient toutes d’une logique implacable. Il bondit sans réfléchir dans le tumulte qui s’ouvrait à lui à deux pas. Il n’avait qu’à regarder un adversaire pour comprendre à l’avance quel geste il devait faire pour l’abattre et aucune résistance dans son bras ou son esprit ne l’entravait. Bien sûr, il affrontait de piètres guerriers et lui-même s’y prenait à plusieurs fois pour atteindre le même résultat que les elfes. Malgré tout, il eut l’impression de tuer un puis deux, puis trois skavens, pour finir par perdre toute notion autour de lui. Seule une immense jouissance à faire jaillir le sang autour de lui l’habitait.
A quelques pas de là, Grobul était terrifié. Il s’était recroquevillé sur lui par terre et tremblait de tout son corps. Il se sentait si seul et complètement dépassé par ces cadavres qui commençaient à joncher le sol. Il ne cherchait pas à comprendre, tout au plus à se protéger et à attendre que tout ça s’arrête. Il aperçut dans une bouffée de joie son ami et son bel amour juste devant lui. Tous deux l’ignorèrent le regard cruel et absent, les yeux injectés de fureur et le visage fermé sur les horreurs qu’ils perpétraient sans fin. Son coeur lui fit encore plus mal. Les seules personnes qui n’aient jamais compté pour lui semblaient perdues dans une transe vide de sens. Il se redressa et courut dans leur direction. Arrivé à la hauteur de Boubli, il lui prit le bras pour l’entraîner hors du massacre. Il était maculé de sang, plusieurs entailles barraient ses bras et son ventre. Mécaniquement, ce dernier s’apprêta à abattre son épée sur la tension qu’il sentit derrière lui. Au dernier moment, une lointaine information l’appela hors du monde qui le gouvernait depuis quelques instants. Tandis qu’il faisait tomber sa lame sur sa future victime, un visage vert lui barra l’esprit. Il tressaillit mais trop tard, le coup était parti. Lorsqu’il se ressaisit, l’épaule de Grobul était ouverte sur plusieurs centimètres, ce dernier restait pourtant cramponné à son ami, le visage en larmes, le suppliant d’arrêter. Un grand vide régnait dans sa tête, puis l’immense fracas et les cris rentrèrent à nouveau dans ses oreilles. Deux skavens se dirigeaient droit sur eux, il souffla un grand coup et se rua sur eux en hurlant de rage. Grobul fut atterré, tous ses efforts lui apparurent vains. Il se résigna et se laissa tomber à nouveau au sol, prêt à mourir cette fois-ci. C’est alors que son ami le prit par la main et lui chuchota un « suis-moi ! » énergique qui le fit sortir de torpeur. Il se leva, ignorant la douleur dans son bras, et remarqua le corps de deux hommes rats derrière lui. Boubli avait encore la tête brouillée et des voiles sur les yeux l’empêchaient de bien voir autour de lui, mais une chose était sûre, il leur fallait quitter la place. Au moment de sortir de la salle, il sentit son ami se raidir. Ce dernier refusait d’aller plus loin.
- On ne peut pas !
- Mais t’es fou ?!? On va se faire massacrer !
- Non ! Je peux pas ! Je peux pas laisser Grien dans cet enfer ! Elle va mourir !
- Ouvre les yeux et regarde là ! C’est une furie ! Elle se moque que tu soit là ou pas ! Regarde comme elle se bat, tu n’as rien à espérer d’un tel être ! Réfléchis !
- Si ! Je peux, hurla Grobul en larme.
- Allez, soit raisonnable !
- Et toi, tu l’étais, y a deux minutes ? Et j’y suis pas arrivé pour toi ? Pourquoi pas elle ?
- Mais c’est différent ! Elle a bu une sorte de drogue, elle n’est plus elle-même. Moi, j’ai juste bu quelques gouttes et tu as vu de quoi j’étais capable, rajouta Boubli en pointa son nez vers l’épaule en sang de son copain. Regarde là ! Elle est effectivement très belle, mais elle t’entraînera avec elle dans la mort.
- Je veux pas qu’elle meure ! Je veux la sauver ! Et si je dois mourir aussi, j’en ai rien à faire ! Laisse moi, Boubli. Laisse moi, j’y vais !
Il se précipita dans la mêlée. Son ami eut un immense pincement au cœur. Il était inutile de le retenir, mais était-il utile qu’il le laissât mourir tout seul ?
Phase 12 : Vaincre La Mort
Lucrirthi ne perdit pas son temps, elle donna immédiatement l’ordre de foncer sur leurs gardes pour les faire tomber et donner ainsi le temps à l’unité de Grien de les libérer de leurs liens. Pris entre deux fronts, les skavens reculèrent d’un seul coup sous l’effet de la surprise. Puis, ils se scindèrent en deux pour tenter à leur tour de les cerner en utilisant au mieux la force de leur nombre. La masse qu’ils constituaient poussa leurs assaillants à l’extérieur d’un cercle en les dispersant contre les parois. La manœuvre se déroula sans problème jusqu’à ce que la frénésie des furies atteigne son comble car, dès lors, nul ordre ne régna, et un vent de folie ouvrit autant de brèches que d’elfes. Il était très difficile d’anticiper quoi que ce fût dans un espace aussi restreint. Sans le savoir, en poussant leurs ennemies à se diviser en une multitude de petites unités, ils perdirent leur principal atout. Plus rien ne pouvait diriger l’élan qu’ils devaient lutter, ce n’étaient pas des blocs qui formaient un dispositif prêt à être déployé et manoeuvré, mais une multitude de guerriers livrés à eux-mêmes, ignorant par là leur principal atout que de rester unis et compacts, se soutenant l’un et l’autre pour repousser leur adversaire.
Devant la soudaineté de l’attaque, Tetriss n’avait pas eu le temps de s’évader, car, dès qu’Anarylle fut libérée par ses sœurs, il avait été la première cible de la matriarche. Il se contentait donc de courir de cachette en cachette pour lui échapper, profitant des assauts de ses congénères sur elle pour prendre un peu d’avance. Il s’était d’abord dissimulé derrière l’étrange table triangulaire, puis derrière un rideau, puis tout près de la sortie, mais le combat y faisait trop rage pour ne pas risquer sa vie en espérant la franchir. Pour l’heure, profitant d’un accrochage plus sérieux avec sa poursuivante obstinée, il s’était couché sous les corps inertes de deux de ses ex-semblables. Il attendait le plus misérablement possible que le calme revienne. La tournure des événements n’était pas sans l’inquiéter ; bien qu’une bonne dizaine d’elfes avaient déjà péri, le seuil fatidique et sans doute fatal du « un contre un » approchait. Deux solutions s’offraient à lui : attendre et ressortir peu glorieux mais vivant de ce petit incident de parcours ; l’autre n’offrait finalement que des avantages, il lui suffisait de chercher, ou plus exactement, de faire chercher des renforts. Mais quelque chose clochait, en temps normal, il n’aurait même pas dû avoir besoin d’en demander, le bruit du combat aurait dû de lui-même déclencher une alerte. Ce qu’il ignorait, c’est que le groupe de Grien avait particulièrement bien nettoyé le périmètre et surtout déclenché un incendie quelques cent mètres plus loin. En attendant, il voyait un étau se refermer et approcher un autre seuil fatidique à partir duquel ses glorieux combattants prendraient la poudre d’escampette. Une troisième solution germa alors dans son esprit : laisser l’artefact à ces folles furieuses. C’était encore moins glorieux mais il aurait la vie sauve. C’était décidé, il opterait pour cette sage et dernière option dès qu’il serait capturé. Osant jeter un coup d’œil derrière lui, il vit la matriarche folle de rage le chercher dans la salle. Il plongea la tête dans les habits des cadavres et prit une pose la plus inexpressive et inerte qui soit.
Quant à eux, perdus au milieu d’une ronde chaotique et mortelle, les deux snotlings tentaient d’approcher Grien en évitant au maximum les coups qui pleuvaient partout autour d’eux. La ramener vers eux pouvait sembler chose aisée, de loin, mais devant l’ardeur qu’elle mettait à exterminer ses ennemis, la mission paraissait plus qu’incertaine pour nos petits compagnons. Grobul n’hésita pas un instant, il voulait la sauver, un point c’est tout, inutile d’analyser en long et en large les probabilités d’y laisser sa peau, comme le faisait Boubli. Il prit par conséquent le chemin le plus court, dessinant une ligne droite quasi parfaite, mais dont la trajectoire se heurtait à une résistance de plus en plus serrée pour espérer progresser ainsi jusqu’à son objectif final. Même avec ses yeux fous et son visage froid de haine, elle était pour Grobul la plus belle d’entre toutes. Son front gardait, pour lui, comme une douleur intérieure et ses gestes étaient empreints de grâce résignée et fatale, comme aucune de ses sœurs n’en avaient. Il s’accrochait à ses petits signes que lui seul semblait voir pour garder un espoir de la sortir de sa transe meurtrière. Au milieu de la mêlée, elle ne put éviter le choc avec une hallebarde qui la heurta de plein fouet sur sa hanche. Elle ne hurla pas, elle fut juste projetée à terre par la violence du choc. A peine tombée, elle se releva en bondissant droit sur son adversaire. Seule une forme de raideur dans ses gestes soulignait l’importance de la blessure.
Voyant une combattante affaiblie, deux autres skavens se dirigeaient sur elle. Boubli vit le danger et somma Grobul de ramasser une arme pour l’aider. Ce dernier prit un poignard elfique encore enduit de sang et se rua sur celui qui allait faire abattre sa hallebarde derrière elle. L’adversaire reçut dans le mollet la pointe et le choc fut suffisant pour qu’il lâche son arme. Le bruit que causa sa chute fit se retourner instantanément l’elfe qui, d’un large mouvement de rotation du bassin, lui asséna un formidable coup de pied et lui sauta au cou alors qu’il tombait à son tour. En quelques secondes, elle lui avait planté sa lame dans la bouche et traversé la boite crânienne, pour replonger ensuite sur d’autres ennemis, sans même voir un instant les deux petites formes vertes qui couraient autour d’elle. C’est alors qu’un grand et sonore « Griiiiien ! » retentit tout près d’elle. Un vague souvenir s’associa à l’appel, mais elle n’y prêta pas attention tandis qu’elle parait de toutes ses forces l’assaut plein d’élan d’un énième guerrier. Cependant, à chacun de ses gestes, subsistait comme un écho de plus en plus fort du cri. Sa vision était parfois striée de couleurs réelles, son corps réagissait moins mécaniquement et ses multiples blessures distillaient soudainement leur douleur partout dans son corps. Une nausée la figea un instant, comme s’il fallait qu’elle recrache un corps étranger et nocif, un morceau d’elle-même qui la brûlait et dont elle ne voulait plus. Malheureusement pour elle, elle s’était mise au cœur du combat, ces quelques instants d’inattention ne pourraient que lui être fatals. Son regard s’emplit de doute, un bras lâche tomba le long de son corps et ses mouvements précis et vifs se figèrent inconsciemment. Des skavens s’approchaient dangereusement d’elle. Sans qu’elle ne fit rien pour se défendre, deux anges gardiens tout verts apparurent dans son champ de vision et s’activèrent autour d’elle, tantôt avec audace, tantôt maladroitement, pour chasser toute menace. Ces deux formes vertes se fixèrent fugitivement dans son esprit, comme une bouffée d’oxygène, puis elle se sentit tirée malgré elle, sans qu’elle ne saisît encore ce qui se passait. Elle eut un vague réflexe pour se débattre, mais elle était maintenant comme perdue, paralysée par l’épuisement d’un trop plein d’énergie.
Il ne s’était passé que quelques secondes entre le cri et la retraite. Les deux snotlings l’entraînèrent ainsi hors du combat. Beaucoup moins nombreux qu’au début, le gros des troupes faisait encore barrage aux deux principales sorties de la pièce, laissant libre une bonne partie de l’arrière salle. En s’y dirigeant, ils découvrirent une somptueuse salle naturelle. Un immense lac s’étalait devant eux, sous une voûte de stalactites jaunes et parfois translucides. Toute une partie de la roche sur leur gauche était colorée d’un orange rouille et dessinait comme un aigle géant, avec ses ailes grandes ouvertes, prêt à les emmener loin d’ici. Une fine fissure au plafond donnait un grand arc de lumière, libérant des milliers de scintillements sur la surface de l’eau. Immédiatement, ils furent saisis par cet appel au calme, que les clapotis de l’eau amplifiaient de leur musique régulière et légère.
Peu à peu, le masque de psychopathe de l’elfe disparaissait, laissant place à un visage encore perdu mais plein de détresse et de lassitude. Grobul lui apporta de l’eau à travers ses mains pour la rafraîchir et s’inquiétait du sang qu’elle perdait le long de ses multiples plaies. Boubli, lui, repoussait, assommait parfois avec un peu de chance mais surtout baladait toute menace ennemie qui aurait pu s’approcher. Il exaltait de découvrir son efficacité au combat. Bien sûr, il lui fallait deux ou trois coups là où une elfe n’en aurait mis qu’un, mais sa modeste taille obligeait ses adversaires à porter des assauts en bout de course pour l’atteindre ou à se baisser de manière inhabituelle, modifiant ainsi tout leur centre de gravité, les coups qu’ils dispensaient étaient donc par conséquent beaucoup moins puissants et beaucoup plus prévisibles. Le snotling tirait maintenant parfaitement partie de son petit avantage. Derrière lui, profitant de la relative intimité de la situation, son ami serra alors très fort le corps de Grien dans ses bras et blottit sa tête contre son sein. Il était désespéré de la voir si passive, elle qui pétillait habituellement d’esprit et de vie. Il posa sa main sur sa joue et sentit une larme lui couler dessus. Tandis qu’il la regardait pétrifié d’angoisse, elle lui prit à son tour sa main et le remercia d’une voix faible et douce. Elle posa sa tête sur son épaule, à bout de souffle et de nerfs.
Les furies étaient sur le point de gagner le combat. L’effet de surprise provoqué par l’unité de Grien avait désuni et paniqué les skavens. Ils se battaient maintenant exclusivement pour défendre leur peau alors qu’ils auraient dû se regrouper pour se protéger l’un à l’autre et fondre sur leurs victimes. Les furies finirent bientôt par encercler les quelques skavens qui n’avaient pas fui. Petit à petit, l’élan frénétique qui les habitait s’estompa faute de combattants. Un vertige s’abattit sur elles, certaines dodelinant quelques instants de la tête comme pour chasser les derniers spasmes qui les hantaient. Un calme effrayant s’installa.
Anarylle enrageait intérieurement. La victoire était sienne, mais elle avait besoin de trouver d’autres victimes. Ses furies le devinèrent immédiatement et gardèrent leurs distances avec elle en s’affairant à soigner leurs sœurs blessées. C’est alors qu’elle repéra un tissu bleu poussiéreux qu’elle avait cherché pendant tout le combat. Elle s’en approcha et eut comme l’impression qu’il tremblait. D’un geste sec, elle le tira et découvrit le technomage complètement paniqué.
- Alors, pauvre skaven, es-tu prêt à me rendre ce qui m’appartient maintenant ?
- Oui, oui, tout ce que vous voulez si vous ne me faîtes pas de mal...
- Bien sûr... Je sais être clémente, répondit-elle férocement. Qu’on le pende par les pieds le temps qu’on interroge les autres prisonniers. Je veux être sûr, avant de te laisser en vie, que tu sois bien le seul à pouvoir me dévoiler l’emplacement. Mais avec un peu de chance, nous n’aurons même pas à te détacher.
Elle le contempla en train de se tordre et bafouillé jusqu’à ce que son rire, énorme et hystérique, emplisse la salle. Une profonde ivresse l’habitait, elle savourait sa victoire. Puis son regard croisa celui de Boubli qui regagnait discrètement la salle où se reposait Grien. Il frissonna. Une étincelle de cruauté noire y brillait.
- Qu’on s’empare également des vermines vertes qui ont osé se moquer de moi ! Qu’on les réduise en bouillis pour que je n’en entende plus jamais parler !
D’un geste ample et las, elle désigna la direction de notre héros. Quatre elfes se mirent en chemin pour exécuter l’ordre avec une joie malsaine sur les lèvres. Elles s’approchaient d’eux comme on essaie d’attraper un petit animal, poussant des « petits, petits » pleine de féroce ironie. Elles étaient sur le point de les capturer lorsque l’une d’entre elles reçue en plein cœur un violent coup de poignard surgit de la paroi. Avec stupeur, elles virent Grien leur barrer le chemin.
- Tachez d’abord de trouver adversaire à votre taille, soeurettes !
- Que fais-tu ? Tu es folle ? Tu vas te faire massacrer !
- Je m’en moque ! Ces deux snotlings valent plus que vous toutes ! Et jamais vous ne les tuerez devant moi !
Grobul sentit une ivresse dans tout son corps. Les dernières paroles de l’elfe lui avaient donné un coup de sang. Il ne comprenait pas le changement de sa fascinante amie, même s’il en avait rêvé. Il était empli d’espoir. D’un pas décidé, il reprit dans sa main le poignard qu’il avait trouvé tout à l’heure. Sa Grien était bien trop affaiblie pour s’en sortir seule une nouvelle fois, il n’était pas médecin, mais il le savait. Boubli était déjà à ses côtés. Pour espérer s’échapper de cet ultime imbroglio qu’ils avaient une fois de plus causé, mais cette fois-ci bien malgré eux, l’elfe allait avoir besoin de toute leur aide. A trois contre trois, le combat n’était toujours pas équitable mais les snotlings étaient persuadés du contraire, là était l’essentiel. Ils poussèrent un cri guerrier en se lançant sur les trois furies. Celles-ci les balayèrent d’un revers du bras avant même qu’ils n’aient pu les toucher. Grien en profita pour se décaler sur la gauche et plantée sa lame dans la cuisse de l’une d’entre elles. Malgré tout, le combat s’engageait mal, l’espace qui leur restait pour esquiver les coups se réduisait, derrière eux, ils sentaient le souffle de l’eau glacée se rapprocher.
Agacée par les manœuvres des snotlings, la plus éloignée de Grien décida de cesser de les ignorer pour les anéantir à leur tour. Du coin de l’œil, leur ancienne lieutenant anticipa son intention d’un plongeon pour les protéger de ses attaques. Malheureusement, elle reçut à leur place la feinte qui devait les abattre. Elle s’affaissa, plié par la douleur qui immobilisait sa jambe droite. Voyant les deux autres se ruer sur elle et sa dernière heure approchée, elle balaya du pieds gauche valide les jambes des deux snotlings, qui furent déséquilibrés et plongèrent dans le lac, puis elle roula elle-même jusque dans l’eau, dans un plongeon approximatif. Le temps que ses sœurs s’interrogent sur la nécessité de plonger, elle avait pris sous ses bras les deux compères et, en poussant le plus énergiquement possible des pieds, se laissa entraîner par le courant vers une destination inconnue. Le contact de l’eau sur ses plaies lui arracha une grimace, chaque effort la brûlait et ses membres blessés étaient trop raides pour nager correctement. Comprenant qu’aucun des deux snotlings ne savaient nager, elle se mit sur le dos en les maintenant du mieux qu’elle le pût leur tête hors de l’eau. Quelques minutes plus tard, lorsqu’ils comprirent qu’aucune poursuivante n’avait plongé, elle les rassura en leur demandant de bien s’accrocher à elle et, en leur soufflant dans un murmure à peine audible que tout allait bien se passer, elle les invita à l’aider de leurs jambes.
Cramponné à celle qui lui était la plus précieuse, Grobul se moquait de l’issu de cette aventure. Il était tout contre son seul amour et mourir à ses côtés était pour lui, à l’heure actuelle, la plus belle d’entre toutes les voies possibles. Tout près de lui, Boubli s’inquiétait des efforts de l’elfe. Il voyait bien qu’elle donnait là ses dernières forces, plusieurs blessures semblaient profondes, mais il ne voulait inquiéter ni l’elfe ni son ami. Il faisait de son mieux pour la soulager en propulsant ses membres inférieurs le plus vigoureusement possible. Le courant semblait se faire plus fort et les entraînait droit sur la paroi de la cavité, ils allaient sans doute être aspirés par un tourbillon qui les conduirait soit vers le néant soit vers une autre sortie. Tous se mirent à aspirer une grande bouffée d’air pour plonger dans les profondeurs inconnues de ce lac.
Effectivement, une ouverture dans la roche laissait l’eau s’écouler en une rivière souterraine le long de la roche polie, suivant une pente relativement douce qui leur permit de reprendre leur souffle. Puis, dix mètres plus loin, ils devinèrent une vraie cascade. Grien serra très fort ses deux compagnons. Régulièrement des chocs la meurtrissaient. Le froid anesthésiait agréablement ses douleurs, tout en engourdissant dangereusement tous ses membres. Sa chair devenue molle avec l’eau se déchirait plus facilement à chaque heurt, laissant fréquemment une traînée de plus en plus rouge se détacher d’elle. Lorsque la chute s’amorça, elle fut prise d’un vertige, sa tête heurta violemment un rocher, un voile noir avec quelques points blancs s’abattit quelques secondes sur ses yeux. Lorsqu’elle refit surface, elle se vit seule tout en bas de la chute. Elle chercha du regard les deux compères. Très vite, elle devina Boubli échoué un peu plus loin. Sans perdre un instant pour elle, puisant dans ses toutes dernières forces, elle plongea pour chercher Grobul. L’eau, bien que très sombre compte tenu de la faible luminosité ambiante, était parfaitement translucide. Elle ne tarda pas à voir, à un mètre à peine d’elle, la petite créature en train de se débattre pour ne pas couler. En une brassée, elle put l’agripper pour le ramener à la surface. Lorsque leurs têtes émergèrent, leurs visages s’illuminèrent d’un grand sourire malgré l’adversité qu’ils affrontaient.
- Accroche-toi bien à moi et tu verras que tu vas flotter tout seul !
- Grien ! Tu es vivante !
- Tu croyais que j’allais te laisser tomber après tout ce que je viens de faire !
- Je sais pas ! Tu peux pas savoir comme je suis heureux d’être avec toi !
- Allez, garde tes forces. Remue tes jambes comme tout à l’heure pour m’aider...
Elle était épuisée, la tête lui tournait encore plus, parfois, elle s’arrêtait de nager et il lui fallait faire un effort pour savoir où elle était vraiment. Puis, sans s’en rendre compte, ayant puisé dans ses dernières réserves, elle bascula dans l’inconscience, errant comme un radeau fantôme vers le bord de l’abîme, puis s’enfonça la tête la première dans l’eau sous l’impulsion du petit snotling qui mettait toutes ses forces pour la soulager. Les cris d’alerte de Grobul, qui battait sauvagement des bras pour rester hors de l’eau tout en essayant de garder l’elfe à portée, en serrant une grosse poignée de cheveux qu’il avait saisi en train de flotter, réveillèrent Boubli. Il était bien embarrassé pour savoir comment l’aider à son tour. Son ami n’était pas très loin de la rive et semblait s’être stabilisé. En fait, si Grobul avait la tête hors de l’eau, c’était uniquement parce que ses pieds reposaient maintenant sur le corps de l’elfe au fond de l’eau. Il replongeait régulièrement pour la tirer vers la rive avec ses bras tout en s’appuyant sur la roche glissante. Lorsque Boubli put l’aider à la hisser hors de l’eau, il était incapable de savoir combien de temps s’était écoulé. Il regardait son ami les yeux plein d’angoisse. Nul signe de vie ne transpirait de la belle elfe. Sa peau si claire aspirait toute la faible luminosité de la grotte, comme une étoile filante dans la nuit. Elle avait pourtant un visage radieux, les yeux perdus dans une rêverie infinie et un sourire de princesse. Lorsqu’ils comprirent qu’ils ne pouvaient plus rien faire pour la sauver, Grobul poussa un long hurlement de douleur qui fendit le cœur de son ami.
- Je veux pas la laisser là !
- Mais c’est impossible ! On ne sait même pas comment faire pour sortir...
- M’en fous, je veux rester près d’elle !
- Sois raisonnable !
- Nan ! pleura Grobul à chaudes larmes. Elle m’a sauvé la vie, tu te rends compte ! Plutôt que de m’abandonner, elle s’est sacrifiée pour moi. Et tu voudrais que je la laisse ici !
- T’as raison. On va l’emporter avec nous. Elle nous a sauvés tous les deux, en fait. Tu verras, rajouta Boubli, on y arrivera, et on lui fera la plus belle des cabanes en bois pour l’abriter et l’y reposer. Il paraît que les elfes font comme ça. Puis ils mettent le feu pour que leur âme s’envole dans la fumée jusqu’au ciel pour rejoindre les nuages et donner à nouveau la vie sur terre. C’est beau, non ?
- Oui, c’est exactement ce que je veux pour elle. Et bien, on fera comme ça ! D’accord ?
- Bien sûr, compte sur moi ! Tu sais, c’est vrai qu’elle était très belle ! dit Boubli en la regardant très ému lui aussi. Regarde, elle semble nous regarder et nous donner son accord.
Il leur fallut de longues minutes pour surmonter les larmes qui leur coulaient abondamment sur les joues. Ils se blottissaient l’un contre l’autre, caressaient malgré eux la joue maintenant froide de l’elfe comme pour espérer lui redonner vie. Puis Boubli surmonta sa tristesse, serra longuement contre lui son ami qui s’effondrait toujours un peu plus à chaque sanglot. Avec persévérance, il réussit peu à peu à lui faire comprendre que s’ils voulaient la garder belle pour sa dernière demeure, il était temps de partir. Grobul s’agenouilla une dernière fois et, sans comprendre ce qu’il allait faire, posa un long baisé sur les lèvres de sa bien aimée. Lorsqu’il se redressa, il détourna ses yeux pour ne pas s’effondrer une nouvelle fois. Il regarda la voûte de la cavité et se mit à hurler comme une bête sauvage, à en faire peur son ami. Il cria ainsi une fois, deux fois, puis trois, jusqu’à ce que sa voix se brise. Puis, il aspira une grande bouffée d’air et dit à son ami, le regard vide mais d’une voix froide et déterminée : « Allez, on y va, maintenant ! » Ils fermèrent les yeux de Grien et prirent chacun un de ses bras.
Le chemin fut long et difficile. Ils n’échangèrent presque pas de mots pendant les heures infinies qui s’écoulèrent jusqu’à leur délivrance. Ils faillirent se noyer, se fracasser la tête, mais toujours ils emportèrent avec eux la dépouille de l’elfe. C’est ainsi que les deux snotlings continuèrent leur route. Lorsque, il y a maintenant si longtemps, ils avaient quitté leurs semblables, ils voulaient alors trouver la liberté, un rêve inaccessible leur avait-on dit. Aujourd’hui, ils avaient découvert tout autre chose, ils traînaient derrière eux, à la place, un poids bien plus terrible et plus léger, celui de l’amitié et de l’amour éternels.