Phase 9 : Infiltrer le terrain ennemi
Pendant un long moment, Boubli était resté bouche bée. Il ne comprenait pas vraiment ce qu’il avait vu. Quelque chose le troublait, plus encore que la totale nudité des protagonistes. Il s’était passé un truc qu’il aurait voulu vivre ou au moins deviner. Mais là, il affrontait un mystère face auquel sa petite existence ne lui avait rien appris. Il y avait aussi une forme de jalousie, celle de ne pas avoir été choisie alors qu’il était quand même bien plus futé que son ami. Et sans doute plus beau, mais ça, il n’en était pas si sûr car personne ne lui avait vraiment dit.
- Alors, dis-moi ce qu’il s’est passé ? T’as l’air tout bizarre, avait dit Boubli une fois qu’ils s’étaient retrouvés tous les deux, encore plus que quand Grien t’a fait un bisou sur le front ?
- Encore !
- Hein quoi ?
- Encooooore !
- Eh ho ! C’est Boubli ! BOU-BLI !
Effectivement, Grobul ne l’entendait pas. La scène avec les trois elfes l’avait rendu complètement groggy. Il ouvrait la bouche, comme s’il mangeait des fruits imaginaires, pinçait l’air bizarrement et, surtout, son visage était barré d’un sourire niais qui agaçait prodigieusement Boubli. Il lui avait fallu plusieurs dizaines de minutes pour redevenir un peu normal et daigner répondre aux questions de son ami. Il répondait alors que Boubli « ne pouvait pas comprendre » et qu’il était incapable de dire ce qu’il avait vécu, mais que « c’était super ! ». Ce dernier était agacé, non pas parce qu’il répondait évasivement mais parce que il sentait que Grobul savait quelque chose que lui ignorait de la vie. Il en était sûr, car, en toute innocence, son gros camarade le narguait d’un air qu’il considérait comme supérieur alors qu’il n’était pas si différent de son habitude, parce que Grobul non plus n’avait pas compris ce qui lui était arrivé. « Il sait quelque chose ! Et il ne veut pas me le dire ». Il avait fini par s’énerver franchement en lui disant que « puisque c’est comme ça, je ne serais plus ton ami, na ! » Mais Grobul n’avait pas réagi, la tête toujours plongée dans une espèce de rêverie qui le faisait sourire à tout. Il ignorait même s’il avait été entendu.
Depuis, les deux amis étaient en froid, même si Grobul ne voyait vraiment pas pourquoi et n’y pensait pas vraiment. La seule pensée qui le perturbait, c’était qu’il avait fait quelque chose de mal vis-à-vis de Grien. Et les deux mamelles qui l’enserraient maintenant ne faisaient que le lui rappeler. En effet, pendant la confusion qui régna lors des torrides échanges avec les elfes, il avait tété l’un des deux tétons qui avait pendu à cet instant devant lui, et il avait senti un liquide sucré en sortir. A ce moment là, il s’était senti si perdu qu’il avait continué s’en trop comprendre les gémissements qui résonnaient de toute part autour de lui. Mais lorsque Boubli interrompit la scène, un flot de pensées nouvelles envahit sa petite tête : il réalisa qu’il avait trahi sa Grien, car ce qu’il avait eu en bouche était bien plus gros que ceux de sa belle aimée. En même temps, il s’était opéré d’étranges réactions chimiques et physiologiques dans tout son corps qui lui donnèrent l’impression d’avoir changé, tout en ayant ressenti une chose unique, comme si tout son être était parti un instant hors de lui, au fond d’un puit de volupté. Il se sentait donc à la fois plus fort et honteux. D’autre part, il aurait voulu vivre ça qu’avec elle mais, d’un autre côté, la voluptueuse poitrine que le compressait actuellement l’attirait comme un moustique l’est avec la lumière. En lui, c’était véritablement un déchirement, parfois, il était au bord des larmes. Il aurait voulu pouvoir soulager son cœur en racontant tout à Grien, mais, avec les préparatifs pour l’expédition souterraine, il n’avait pu trouver un instant pour le faire. Si bien qu’il finit enfermé dans cette semi obscurité du bustier, dans laquelle rien ne le distrayait des multiples questions, rêves et remords qui ballottaient dans sa tête, au rythme des balancements de la poitrine de l’elfe.
L’unité d’Anarylle avait pris position là où Grien les avait conduites. L’entrée de la grotte par laquelle étaient sorties les deux créatures était à nouveau obstruée par l’énorme rocher gris beige. Une fois les explications de leur évasion donnée, les elfes ne mirent pas longtemps pour découvrir le même mécanisme à l’extérieur. Après l’avoir mis en branle, la matriarche allait enfin pouvoir prendre pied chez l’ennemi. En tout cas , son unité était prête à en découdre, les armes étaient enduites de poison, des fioles de liqueur de sang prête à être consommée et les deux snotlings bien au chaud et solidement harnachés au plus près du corps de Grololothi et Meganichonaëth. Celles-ci peinaient malgré leur habitude à supporter la lourde charge que la nature leur avait généreusement confiée, mais là, l’effort était bien plus important. Elles avaient pris des bâtons pour soulager leur corps et on leur avait confié des sacs à dos pour équilibrer le poids. Malgré toute leur bonne volonté, elles avaient bien du mal à suivre le rythme de leurs camarades.
L’obscurité qui régnait maintenant donnait des accents oppressants à leur avancée. Peu à peu, la fraîcheur des sous-sols et leur relative humidité donnaient la chair de poule aux elfes. Elles avaient quand même emporté une torche pour éclairer quelque peu leurs pas, en espérant pouvoir l’éteindre avant que les skavens ne les repèrent. A chaque intersection, le groupe était obligé d’attendre les deux porteuses de snotling pour obtenir des indications. Boubli sortait alors la tête de son nid douillet et donnait ses consignes. Heureusement pour les elfes, il jouait à fond son rôle de guide. Pour être honnête, pour lui, c’était un rôle de totale composition car, très vite, il se rendit compte qu’il était incapable de se rappeler quoi que ce soit sur la direction à prendre. Mais il savait que s’il l’avouait, la matriarche aurait été d’humeur à les transformer en steak haché. Par conséquent, c’était avec une très grande assurance qu’il donnait ses directions, alternant magistralement les « tout droit », les « à gauche puis à droite », au bout du compte, tous les tunnels se ressemblent. Malgré ses mensonges, il ne pouvait s’empêcher de jubiler face à l’attention qu’il suscitait, il était véritablement la personne la plus importante du moment dans le groupe.
De son côté, Grobul était troublé et gêné. Il aimait certes sa position confortable, quoi que quand même un peu oppressé par l’abondante et moelleuse chair qui l’entourait de toute part, mais il aurait voulu être en même temps dans les bras de sa Grien. Il lui arrivait de pousser de longs soupirs qui régulièrement faisaient retourner les furies qui soufflait alors un long « Chuuuuuuuut ! » des plus agacé.
L’expédition errait donc au rythme de l’inspiration de Boubli et elle était intarissable, certains mécontentements sourdaient parfois lorsqu’un « la prochaine à droite » se transformait en « Non, tout droit ! ». Un doute germait dans l’esprit de chaque elfe, et en premier lieu d’Anarylle. Heureusement pour le snotling, une lueur verte se mit à suinter des parois de la grotte, comme si on approchait du but.
Loin derrière, Meganichonaëth s’arrêtait régulièrement pour soulager ses reins et s’étirait le dos qui le lançait maintenant douloureusement depuis plusieurs minutes. Elle avait hâte d’arriver face aux skavens pour se débarrasser de la créature répugnante qui l’obligeait à cette humiliation. Toutefois, elle commençait à s’inquièter car elle se demandait si elle allait tenir jusqu’à la fin. Elle ahanait derrière les autres, à la traîne de plusieurs mètres, souffrant en silence de tous ses muscles qui la tiraient jusqu’au cou. Seule Grololothi prenait la peine de l’attendre, elle aussi mise à mal par l’effort. Soudain, il lui sembla entendre comme un couinement derrière elle. Elle fit un signe à sa collègue, qui était également aux aguets. Effectivement, le bruit se répéta et semblait provenir d’un tunnel que Boubli avait magistralement délaissé d’un « tout droit » péremptoire. Elles se dépêchèrent de rejoindre les autres furies et, bientôt, l’alerte fut donnée, les armes sorties, et les fioles de liqueur distribuées, prêtes à être consommées. Plusieurs minutes s’écoulèrent, mais rien ne dérangea à nouveau le silence, seul un long gargouillis provenant d’un estomac de l’arrière garde qui fit braquer des regards d’une terrible sévérité vers la poitrine de Meganichonaëth. Une petite tête verte joufflue en sortit alors en prononçant un « Ben quoi ? ».
Ayant soudain pris conscience de la mascarade orchestrée par Boubli, la matriarche prit alors la tête des manœuvres et se mit à ignorer les conseils de directions du snotling, ou plus exactement elle en prenait systématiquement l’exact contre-pied. Bientôt des torches de Malepierre apparurent sur les murs, puis des ossements sur le sol. Enfin, des voix sifflantes et couinantes se firent entendre vers ce qui semblait être une grande salle. On désigna un éclaireur qui se glissa au ras du sol pour prendre connaissance des positions ennemies. Elles communiqua par signes le nombre et la disposition des forces en présence, puis fit signe à aux groupes de se rapprocher. Les elfes se regardèrent avec une lueur d’impatience et d’excitation dans les yeux. Les choses sérieuses allaient commencer. Une grande tension régnait dans le groupe, chacune attendant le signal pour prendre par surprise les skavens. C’est alors que, comme sorti du ventre d’une elfe qu’on aurait dit ventriloque, résonna un très sonore « Dîtes, j’ai faim, quand est-ce qu’on mange ? », précipitant prématurément les évènements.
Phase 10 : Troubler l’ennemi pour mieux l’affaiblir
PARTIE QUI EST LA POUR EN FINIR : COMMENT RETOMBER SUR SES PATTES EN S’ETANT PRIS LES PIEDS DANS LE TAPIS
Depuis de longues heures déjà, Grien se sentait quelques peu perdue. Elle regardait ses sœurs et il lui semblait partout voir la même absurdité dans sa vie. « Et si je n’étais pas faite pour cette vie de soumission et de violence ? Et si je m’étais depuis toujours trompée ? » Ces pensées tournaient en rond comme une guêpe dans un bocal de verre. Elles distillaient leur petit bruit grésillant et agaçant au milieu du lourd silence qui partout lui faisait face comme un abîme. Elle s’efforçait de sourire, à s’intéresser aux méandres des couloirs qui défilaient, mais rien n’y faisait : au fond d’elle, cette histoire ne l’intéressait plus. Et tout ça, par la faute des deux snotlings, qui étaient apparus tant comme un enchantement dans sa vie, qu’un chien au milieu d’un jeu de quille. Mais pourquoi ne les avait-elle pas tués ce jour-là ? Cette question la rongeait parce qu’une part de la réponse se logeait en creux sur toute son existence. Ils étaient en fait une preuve vivante de son erreur.
Toute l’unité était suspendue aux lèvres de la matriarche pour l’assaut final, quand, en elle, tout son être avait envie de rire et de prendre dans ses bras Grobul pour le faire danser dans une ronde d’enfant. C’était exactement ça ! Les snotlings lui apportaient une deuxième enfance. Ils ignoraient l’importance de leurs actes avec une constance et une pugnacité irrésistible, alors que, de son côté, elle angoissait depuis une semaine sur son sort, sur sa mission, sur le regard des autres... Tout ceci était aujourd’hui à ses yeux si dérisoire... Elle en venait presque à regretter de ne pas avoir eu la poitrine suffisamment forte pour les dissimuler. Cela aurait été pour elle comme porter l’enfant qu’elle n’a jamais eu. Toute cette dévotion à un Dieu si implacable n’avait plus de sens. Il suffisait de voir les deux petites créatures vivre pour s’en rendre compte. Elles méritaient cette vie autant que chaque elfe sur cette terre. De quel droit en serait-il autrement ? Machinalement, alors que la tension montait irrésistiblement, comme conditionnée aux dangers, Grien serra la garde de ses poignards.
Son entraînement était tel qu’aucune pensée ne pouvait troubler ses gestes, peu à peu, une ivresse montait en elle et malgré elle. Pourtant, elle n’avait pas encore bu la fiole de liqueur. Au fur et à mesure que leur conditionnement opérait, elle sentait qu’elle devenait quelqu’un qu’elle détestait depuis quelques jours, une sorte de démon tapi en elle empli d’une soif de sang inextinguible, avec un corps fonctionnant si mécaniquement pendant le combat et cette inconscience folle devant la mort qui allait bientôt rôdée partout autour d’elle. Non seulement elle en découvrait l’effrayant ridicule, mais elle n’en avait pu l’envie, elle aspirait dans l’instant à retrouver une forme d’innocence. Elle savait que ce qui se déroulerait dans quelques minutes allait l’en éloigner vertigineusement. La bataille qui allait prochainement et inéluctablement éclatée l’emporterait vers des rives sauvages et barbares contre lesquelles il ne fait pas bon s’échouer près d’elle. Son cœur battait étrangement, plus lourdement jusqu’à lui donner la nausée. Son visage était emplie d’une grâce résignée, d’une force mélancolique qui fit peur à Grobul lorsqu’il la vit en sortant sa tête du décolleté. Il devinait intuitivement la souffrance intérieure de l’elfe, même s’il en ignorait les profondes raisons. Il était sur le point de vouloir l’appeler, la réconforter, la faire rire pour qu’elle retrouve ses yeux pétillants de douce moquerie et son sourire pourtant si souvent ironique. Telle était pour lui sa véritable Grien. Mais Ainarylle coupa court à ses intentions.
La matriarche avait hésité de longues secondes, l’intervention de Grobul ayant tout particulièrement résonné dans les cavités rocheuses qui jalonnaient leur chemin. Cela lui suffit pour comprendre combien il était vain de prendre l’ennemi par surprise. Elle décida de se présenter au culot devant ces skavens, qui étaient en train de réagir nerveusement à la phrase si incongrue du snotling, elle n’avait pas le temps de donner des consignes, il lui fallait agir avant qu’il ne soit trop tard.
- Bonjour à vous, noble et mystérieuse race souterraine, fit Anarylle en rentrant seule dans la salle. Nous ne nous connaissons pas vraiment et, pourtant, je crois comprendre que vous détenez quelque chose qui m’appartient. J’ignore comment il vous est parvenu mais je viens voir avec vous, ou tout autre dignitaire susceptible de m’écouter, comment le récupérer, car je doute qu’il n’ait la même utilité pour vous que pour mon peuple. Mais je ne me suis pas présentée : Ainarylle, Matriarche au service de Khaine et de Malekith, notre roi.
La révérence qui suivit amusa l’assistance car les skavens n’étaient pas spécialement portés sur ce type de cérémonial. L’un d’eux, le chef visiblement, s’approcha.
- Kss, Kss, comment êtes-vous rentrée et comment nous avez-vous trouvés ? dit-il en fronçant sévèrement les sourcils. J’ignore de quoi vous parlez mais je veux bien vous conduire à quelqu’un qui pourra vous répondre. En attendant, qu’on se saisisse d’elle !
Visiblement le chef ne souhaitait pas commettre de bévues inutiles. Ainarylle fut immédiatement ligotée, malmenée et conduite vers un tunnel situé de l’autre côté de la salle. Les regards des furies s’étaient dans l’instant retournés vers Grien, comme si elle avait retrouvé toute son autorité dans le feu de l’action. Elle se sentit mal à l’aise, elle n’avait aucune envie de diriger l’unité, mais plutôt de retrouver l’air libre, le soleil et s’enfuir de ce monde guerrier auquel elle n’appartenait plus. Pour agir, il fallait traverser la salle emplie de skavens. Elle était devant un autre dilemme, bien différent de la tourmente qui sévissait en elle. Traverser pour ne pas perdre leur chef et risquer de la condamner avec la totalité de l’unité dans un combat incertain, tout en compromettant fortement les chances de retrouver l’artefact tant recherché. Ou attendre qu’elle sorte, qu’elle manœuvre de son côté et prendre peu à peu position dans le dispositif skaven, pour ensuite la rejoindre en espérant lui apporter un soutien au bon moment. Lucrirthi qui avait été désignée pour être la lieutenant depuis le retour de la matriarche, voyant son autorité naturelle contestée, se redressa et s’empressa de donner des ordres.
- Nous allons la laisser s’éloigner. Puis nous ferons deux groupes : le premier rentrera calmement dans la salle et demandera à être conduit au même endroit qu’elle. S’ils procèdent de la même façon et vous font aussi prisonnières, alors vous tacherez d’attirer avec vous le plus possible de monde, le deuxième groupe pourra agir plus librement. Il nettoiera cette pièce et ensuite les suivra le plus silencieusement possible, pendant que l’autre groupe tachera de faire le plus de bruit possible pour faciliter la poursuite. Nous avons peu de chance de nous en tirer mais mieux vaut ne pas mettre tous nos œufs dans le même panier. Chaque groupe aura un snotling avec lui.
Grien sourit. Elle entendait ces ordres et ne se sentait à aucun moment concernée. Elle espérait juste ne pas faire partie du second groupe, Grobul, lui, espérait juste être dans le même qu’elle. Lucrithi la désigna pour commander le second groupe mais nomma Boubli avec elle, au grand damne de notre amoureux qui se demanda comment il allait vivre si jamais un accident devait les séparer à jamais. Une étrange appréhension l’angoissait. Quelques instants plus tard, une fois les deux unités en position, il ne put empêcher ses yeux de s’embuer en voyant l’elfe disparaître. Plus que jamais il avait besoin d’elle pour vivre.
La salle suintait partout d’humidité et une odeur peu ragoûtante y flottait, mélange savant de crasse, de pourriture et divers corps en décomposition. Les elfes respirèrent un grand coup avant de franchement pénétrer dans ce sanctuaire de la négligence skaven. Deux grands dessins sommaires peints en rouge marron dégoulinant composaient des motifs à base de triangle. Au centre, deux grandes tables étaient remplies de couverts utilisés, de bouteilles couchées et de piles approximatives d’assiettes. Tout à droite, des hallebardes reposaient contre des murs irréguliers vaguement lissés à même la roche. Répartis aléatoirement, une vingtaine de skavens discutaient, mangeaient, couinaient pour un oui pour un non. Quand le premier groupe d’elfes entra, trois d’entre eux s’arrêtèrent immédiatement de mastiquer, le regard absent mais méfiant. Elles étaient elles aussi une vingtaine. L’idée de les neutraliser plus ou moins définitivement trottait dans la tête de chacune, mais le risque de déclencher l’alerte était grand et les autres issus mal connues, il suffisait qu’un seul skaven crie ou s’échappe et tout aurait été réduit à néant. Avec la même attitude désinvolte que la matriarche, Lucrirti s’avança et parla :
- Veuillez excuser notre intrusion dans votre belle demeure, mais nous nous sommes perdues et nous recherchons notre chef. Peut-être pourriez-vous nous aider à la rejoindre ?
A ces mots, sans prendre la peine de s’essuyer la bouche, le skaven du milieu se redressa et hurla :
- Mais on ne peut pas manger tranquillement ?!? Qu’on se saisisse d’elles immédiatement et qu’on les emmène vers Tetriss !
- Mais chef, elles sont aussi nombreuses que nous, fit sceptiquement l’un des gardes vers les hallebardes.
- Débrouillez-vous, je finis de manger !
- Ne vous donnez pas cette peine, sourit narquoisement l’elfe en tendant ses poignets. Nous nous rendons, nous ne sommes presque pas armées et vous êtes certainement plus nombreux. Laisser nous juste nos poignards pour que nous ne nous sentions pas trop nues et nous vous accompagnerons sans résistance.
- Ouais, c’est ça ! Et vous nous tomberez dessus au premier faux pas. Pour qui nous prenez-vous ?
- Disons que c’est ma condition pour que vous finissiez effectivement votre repas, fit Lucrirthi en caressant le poignard rangé le long de sa cuisse. Je n’étais peut-être pas assez claire... Je reprends, nous nous engageons à ne pas vous faire de mal (et, contrairement à votre peuple, vous savez parfaitement qu’une parole d’elfe est sacrée) en échange de votre compagnie vers notre chef, rajouta l’elfe en se pinçant pour garder son sérieux. Vous gagnez la vie et la gloire à écouter cette suggestion. Vous risquez la mort et l’anonymat dans l’autre. Je vois à votre regard que vous avez maintenant parfaitement compris. Et ne me dîtes pas que quelques femelles vous effraient à ce point, alors qu’il vous suffit juste d’appeler pour voir des centaines de vos confrères vous aider et vous voler tout l’éclat de votre bravoure et de votre efficacité ?
Le skaven fronça les sourcils, comme s’il n’avait pas analysé spontanément la situation de cette manière. Un léger sourire rêveur illumina son visage. Effectivement, il était sur le point de se priver d’un bel éclat pour une malheureuse assiette de viande ? Il regarda à nouveau son assiette puis la belle furie et hurla à ses hommes rats : « Prenez les hallebardes et encerclez-les ! Nous appellerons du renfort en cours de route si besoin ! »
Les hommes rats obéirent plus par peur des débordements que par conviction ; si le résultat était là, alors pourquoi chercher des noises inutilement à plus fort que soi... Tandis que le premier groupe sortait de la salle accompagné de la presque totalité des effectifs ennemis, celui de Grien prit possession complètement de ce grand espace en quelques secondes, empêchant les derniers gardes de finir leur repas d’une façon certes très élégante mais un peu trop violente pour une bonne digestion. Deux secondes plus tard, une tête gisait dans les assiettes au milieu d’une bouillie à base de viande grossièrement déchiquetée. Boubli, malgré son petit chantage de départ pour rester caché avait la tête qui dépassait pour ne pas perdre une miette du spectacle. Il n’aimait pas forcément le sens parfois macabre du détail des elfes dans la mise à mort, mais il était admiratif devant leur efficacité.
Pour la suite, laissant à peine quelques couinements sortir de la bouche des victimes qui s’apprêtaient en fait à les conduire une nouvelle fois vers la matriarche, comme si c’était devenu là une requête logique et inéluctable, les furies se regroupèrent vers la sortie qu’avait prise l’autre groupe. Leur priorité était de conserver leur sang froid, et de ne pas laisser monter en elles le spasme qui leur avait valu leur nom, pour ne pas finir leur mission, aveuglées par leur soif de combats. Un long couloire faiblement éclairé les attendait. On entendait à l’autre bout les gloussements volontairement bruyants du détachement de Lucrirthi, qui finit par bifurquer sur la droite. Peu de bruits suspects étaient audibles dans les autres directions. Grien donna l’ordre de se déployer en longeant le plus possible les murs, dans un silence absolu. Peu à peu, ce fut un défilé d’ombres mouvantes, de gestes muets, de légers cliquetis, lorsqu’une victime tombait. A plusieurs reprise, elles tombèrent sur des groupes se déplaçant de salle en salle, le premier fut évité de justesse en se collant contre le paroi la plus à l’ombre, la torche que portait les skavens les éblouissant eux-mêmes pour les détecter.
Le second donna lieu à un affrontement très sérieux. Une fois leur position prise, un skaven eut le temps de sortir par une ouverture dans la roche qui n’avait pas été détectée. Les furies ne purent partir à sa suite car le combat restait pour l’heure trop incertains. Pour son malheur, le skaven reprit juste le couloir d’où venaient les elfes et heurta, dans sa précipitation de s’éloigner du carnage, Grololothi, qui était, elle, très à la traîne du fait de sa charge inhabituelle. Lorsque le petit homme rat s’apprêta à pousser un soupir de soulagement en regardant le couloir vide derrière lui, il sentit très exactement quelque chose de volumineux et de moelleux amortir le choc ; puis il vit comme un bras vert sortir du décolleté et lui planter une lame dans la jugulaire. En cherchant à comprendre ce qui venait lui de lui arriver, il entendit juste un « Bien joué ! » rieur. Lorsque Boubli entendit les gargouillis des spasmes de suffocation et ses couinements asphyxiés, avec ses yeux écarquillés et paniqués, un sentiment de fierté mais aussi un grand malaise s’emparèrent de lui. Deux secondes plus tard, il pria l’elfe de le descendre. Celle-ci comprenant la situation, paniqua à son tour, elle ne voulait surtout pas être la victime de ses nausées. Elle plongea ses mains dans son décolleté pour en extraire le snotling qui ne tarda pas de vider son ventre à quelques centimètres de ses pieds. Bizarrement, elle était toute surprise de s’être échappée d’une telle situation. L’enchaînement de catastrophes des derniers jours avait formé dans son esprit comme un fatalisme à leur accomplissement. Ce petit succès était-il un signe favorable du destin ?
Il fallut quelques minutes pour retrouver le calme. Malheureusement, les furies avaient perdu la trace de l’autre groupe. On en profita pour replacer Boubli dans sa place forte. Deux chemins s’offraient à elles : le premier bien éclairé, filait sur la droite et semblait particulièrement animé, le second, plus sombre, plus propre, semblait descendre beaucoup plus profondément dans la terre, comme pour atteindre un autre niveau de galerie.