Dork posa la main sur l’épaule de son fils.
_ Il est temps Marian.
Celui-ci releva les yeux vers son père. On pouvait y lire une faible appréhension. Marian regarda par-dessus son épaule, tout le village était réuni pour son Ascension. Il vit quelque peu en retrait Anissa avec qui il pourrait se marier une fois redescendu de son expédition, qui le regardait non sans inquiétude. Il y arriverait.
Il se tourna vers les montagnes. Sans prendre la peine de regarder à nouveau derrière lui, Marian se lança en direction des premiers rochers et commença à escalader. Le dernier jour de ses quinze ans touchait à sa fin et le soleil se couchait peu à peu donnant au ciel une teinte rosée.
Ses muscles jouaient sous son maillot de coton et quelques dizaines de minutes plus tard, alors que la sueur commençait à auréoler ses vêtements il ne pouvait plus voir son village, caché par divers pics rocheux entourant le plateau. Depuis tout petit il jouait dans ces rochers bordant les monts dentelés mais jamais il n’avait eu le droit ni la force de monter si haut. Il devrait passer par la forêt de Haïkak puis remonter le long du col brumeux jusqu’au promontoire du phoenix. Il lui faudrait la nuit pour monter jusqu’à l’avancée rocheuse où il relèverait Bryen de sa garde et y resterait à méditer sur sa vie d’adulte, gardant la plume de phœnix.
Il releva la tête, le soleil dans son dos embrasait les montagnes leur donnant une teinte orangée. Marquant une pause il se retourna et put cueillir la vue qui s’offrait à lui. La chaîne des Pics dentelés entourait sur des centaines de lieux la baie des dragons. Au loin il en apercevait l’entrée, noyée sous la masse de sapins constituant une forêt s’étendant sur la majeure partie du plateau. Sur sa gauche et sur sa droite la chaîne de montagne s’élevait progressivement jusqu’au Pic du Phœnix vers lequel il se dirigeait.
Normalement si un autre de ses camarades au pied de la montagne souhaitait demander la main d’une fille du village, il l’aurait remplacé. Mais Marian étant le dernier avant l’hiver, il devrait attendre dans le froid les premières neiges et l’extinction de la plume de phœnix. Alors il pourrait redescendre et se marier avec Anissa. Au printemps la plume renaîtra de ses cendres et la ronde des épousailles reprendra.
Il avait dû attendre d’avoir seize ans avant de demander la main d’Anissa. Le conseil s’était réuni et avait jugé que si Marian y tenait, il fallait lui laisser la possibilité de monter au promontoire du Phœnix avant l’hiver pour prouver sa valeur, même s’il était rare que l’on accorde l’Ascension au dernier moment à quelqu’un.
La nuit était tombée depuis quelques heures à présent et le froid commençait à se faire ressentir. Il sorti de son sac de cuir un gilet de laine, s’en équipa et reprit lentement son ascension. Il savait que dans une dizaine de jours il ne serait plus le même aux yeux du village et de ses parents. Habuk, le père d’Anissa, l’accepterait sûrement comme son gendre et il pourrait construire sa maison près de la forêt où il exercerait son métier de chasseur. Auparavant il lui fallait prendre le relais près de la plume de phœnix pendant quelques jours. Son corps serait mis à rude épreuve dans le froid de la montagne, il devait se débrouiller pour trouver à manger et se réchauffer sans allumer de feu, ce qui leur était interdit pendant leur veille. Cette tradition se perdait dans le fond des âges. La plume en montagne protégeait les gens du village des esprits malsains, de sa lueur visible la nuit. Comment, il ne le savait pas, mais il savait que si quelqu’un la descendait dans la vallée, seule la mort l’attendrait.
La brume commença à se faire plus dense et Marian avait hâte de se retrouver sur le promontoire pour que tout cela se finisse au plus vite. Il n’avait jamais eu le même attrait que ses amis pour ce rituel, tout ce qui l’intéressait était de vivre sa vie près d’Anissa.
Il leva les yeux. Etait-ce la brume où les nuages, mais la Lune n’était pas visible et les étoiles encore moins à son approche de la forêt.
Il pénétra dans les sous bois obscurs de forêt de sapins qui avaient quelque peu gardé la chaleur de la journée. Malgré tout il ne se sentait pas vraiment à l’aise, les branches des arbres lançant dans sa direction leurs longs doigts hérissés d’aiguilles, la brume commençant à se faufiler à travers les premiers sapins. Son pas se faisait discret sur le tapis d’aiguilles et seules quelques branches tombées craquaient sous ses pieds. Le vent se leva par delà les arbres et le faible bruissement des branches le fit frissonner.
Il crut un moment apercevoir une vague forme glisser entre les arbres, une ombre de son imagination. Il jura en repensant aux histoires d’esprits égarés racontées au près du feu avec ses amis. Inconsciemment il allongeait le pas, ayant hâte de sortir du bois et de parcourir les dernières hauteurs le séparant de l’avancée rocheuse.
Il lui semblait sentir sur ses talons la présence de quelqu’un, empruntant ses pas. Son esprit aux aguets, il n’osait se retourner songeant aux tours que son imagination ne manquerait pas de lui faire. Alors qu’il approchait de la lisière, la brume donnait des allures fantomatiques au sous bois, ne laissant apparaître des arbres que leur tronc ascétique. Il remercia silencieusement le Phœnix que la forêt soit moins large à traverser à cet endroit et accéléra un peu sur les derniers mètres à parcourir à couvert.
La nuit était déjà bien avancée lorsqu’il aperçut la tonnelle de pierre recouvrant une stelle illuminée d’une lueur orangée. La chaleur de la lumière lui réchauffa le cœur jusqu’au moment où surgissant de nulle part un homme bondit sur le chemin en criant à sa mort. Marian recula d’un pas, glissa sur une pierre et se retrouva sur le dos contemplant Bryen éclatant de rire, debout les mains sur les hanches, fier de sa blague. Le cœur de Marian battait la chamade, il commençait seulement à sourire lorsque son ami lui tendit la main pour l’aider à se lever.
_ J’espère que tu ne t’es pas fait mal au moins, s’enquit celui-ci, non sans humour.
Marian grommela quelques mots avant de repousser son camarade d’une tape dans le dos.
_ Viens t’asseoir j’ai réussi à capturer deux lapins dans mes collets et je sais que l’Ascension n’est pas très réjouissante.
Marian massa ses muscles quelques peu endoloris par la montée. Il avait l’habitude de la marche à travers la montagne même si le flanc qu’il venait de monter était un des plus abrupts de la chaîne. Personne n’avait le droit de s’en approcher à moins de plusieurs lieues s’il ne comptait pas relever le veilleur en place. La montagne continuait plus haut dans des saillies de plus en plus raides vers les pics dentelés.
Marian tourna la tête et suivit son ami qui s’était déjà éloigné vers un feu de bois à couvert des rochers.
_ Tu sais pourtant que nous n’avons pas... il se tu.
Il était assez près à présent pour distinguer l’origine de la lueur au dessus de l’autel. A quelques centimètres de la pierre de granit taillée sur le sommet, lévitait une plume de feu rayonnante. Il lui semblait qu’une aura de puissance s’émanait des flammèches disparaissant un peu plus au dessus. La plume n’était pas plus grande que son avant bras et les minces filins jaunes orangés qui la constituaient se terminaient en fines flammes brillantes.
Bryen lui tapa sur l’épaule.
_ Viens, tu auras tout le temps de l’admirer... Je sais que nous n’avons pas le droit de faire de feu, fit celui-ci en revenant vers ses lapins embrochés, mais il faisait si froid... cela fait déjà dix jours que je suis ici. Tu n’étais pas censé monter avant le printemps ?! Le conseil a été indulgent mais... Marian !
Il contemplait toujours la plume mais se retourna sous l’injonction de son camarade. Il vint s’asseoir à ses côtés et fit honneur au lapin. Celui-ci n’était pas très bien cuit mais il avait si faim.
_ Il y a une source qui jaillit de la montagne à une centaine de mètres plus à l’Ouest si tu as besoin d’eau, je peux aussi te laisser mes collets si tu sais comment t’en servir.
Marian releva la tête.
_ Bien sûr que tu le sais... je voulais juste faire la conversation, ici c’est un peu morne le soir.
Marian opina du chef.
_ Toujours aussi peu causant à ce que je vois...
_ Anissa aime ce trait de caractère, fi-t-il doucement.
_ Ah... alors si Anissa aime.
Ils sourirent tous les deux.
_ Bien il va falloir que je descende maintenant avant que les brumes ne cernent la montagne, je ne voudrais pas perdre le chemin du retour.
Marian hocha la tête, il savait pertinemment que Bryen ne s’y perdrait pas, son sens de l’orientation étant particulièrement aiguisé. Il avait sûrement hâte de retrouver Andrea, maintenant qu’il avait prouvé sa valeur. Il se leva comme pour accompagner son camarade et le regarda ranger ses affaires dans son sac.
_ Dis à Anissa que je la rejoindrais en première dès la chute de la plume...
Il vit Bryen sourire alors qu’il se relevait. Les flammes du feu les séparant projetaient des ombres contre le rocher à leur gauche. Marian regarda à sa droite vers la plume de feu quelques mètres plus loin au bord du précipice, comme pour éviter le regard moqueur de son ami.
_ Tes sentiments te joueront des tours un jour, Marian, si tu ne fais...
Il s’arrêta regardant son ami le désigner du doigt, la bouche ouverte comme pour happer les moustiques alentours. Marian n’arrivait pas à bouger ni à articuler un son. Une silhouette venait de surgir derrière Bryen, ses traits dissimulés sous une capuche.
_ Arrête, tu n’arriveras pas à m’eff...
Ses mots restèrent en suspens, Bryen ouvrant grands les yeux alors que la main de la silhouette se posait sur son épaule. Sa tête partit doucement en arrière, ses genoux pliant avant que son corps ne s’affaisse complètement près du feu, le visage crispé dans une douleur silencieuse.
_ Bryeeeeen !
La silhouette recula d’un pas, disparaissant dans les brumes montantes. Marian restait comme paralysé. Il esquissa un pas en arrière et sentit alors la froide présence se déplacer sur sa gauche, ses poils s’hérissant uns à un le long de son bras. Son esprit était comme bloqué, il ne pouvait penser à rien d’autre que cette froide silhouette. Il suivit du regard la direction dans laquelle il lui semblait voir apparaître la silhouette. Le feu à ses pieds l’empêchait de voir à plus de quelques mètres, la brume dissimulant le reste.
Il recula lentement vers une position plus chaude, instinctivement. Dans son dos la plume de feu rayonnait de plus en plus à mesure qu’il s’en approchait... il sentit un voile glacé parcourir son visage alors que la silhouette encapuchonnée s’approchait de lui comme flottante dans les airs. Ses pensées étaient rivées sur sa vie, une terreur froide le tenaillait, l’empêchant de résonner. Bryen... que... non, Sa vie primait. A mesure qu’il reculait son dos se réchauffait de la chaleur dispensée par la plume de feu... A mesure que l’ombre drapée approchait il sentait ses mains en avant refroidir...
Ses jambes tremblaient, refusant de le tenir debout, le froid gagnait son ventre, ses tripes, remontant le long de ses poumons, gagnant la gorge. La peur s’insinua par tous les pores de sa peau... il sentait une sinistre brise lui caresser le visage tandis que dans son dos la plume commençait à le brûler de sa vive lumière. La silhouette avança alors plus rapidement comme pour le rattraper avant que... Il trébucha contre une marche menant à la stelle et tomba sur le dos... passant à travers la plume de feu. Il sentit alors ses entrailles se réchauffer brusquement, la plume comme plantée dans son abdomen sans qu’aucune blessure ne soit visible.
La chaleur... le feu... il cria comme pour dissiper la douleur lui brûlant les tripes. La plume se mit alors à tournoyer lentement sur elle-même. Marian aurait dû tomber plus bas, le dos contre la pierre mais il semblait comme stoppé dans son élan. La plume s’illumina, éclairant d’une lumière aveuglante les alentours. Il lui sembla pendant un instant apercevoir un visage sous la capuche, maigre, froid, étiré par la douleur. Des mains bleuies sortirent des manches, tentant de protéger la présence glaciale. Puis la silhouette se retourna et disparut rapidement à travers la brume.
La plume de phœnix tomba en cendres, marquant la peau de Marian au fer rouge. Finalement il finit sa chute contre la pierre avant de rouler sur le sol, les ombres gagnant la pointe rocheuse.
Le jeune homme s’éveilla. Ses muscles lui semblaient être de gros glaçons. Il se releva en se tenant à la stelle de granit. Son dos lui faisait affreusement mal et ses jambes tremblaient comme s’il était vidé de ses forces. L’aube n’allait pas tarder... il regarda l’endroit où devait se trouver la plume. Son estomac se serra. Qu’avait-il fait ! La plume n’était plus là et il était très improbable qu’elle ait perdu consistance cette nuit, l’hiver ne venant que dans une lune. Un sentiment de culpabilité naquit en lui. Quand le village saurait... bizarre se dit-il, la nuit était passée, la plume avait disparue mais personne n’était monté pour savoir ce qui se passait. Il réfléchit... que s’était-il passé ?
La nuit était bien avancée à ce moment là, il en était sûr, ce qui expliquerait pourquoi les villageois endormis n’auraient pas remarqué l’absence de la lueur du phoenix. Tout se bousculait dans son esprit, les idées s’enchevêtraient l’empêchant de savoir ce qu’il avait réellement besoin de savoir.
Bryen !
Il se souvenait à présent, l’image de son ami couché par terre... que ? Il partit tout d’abord en marchant rapidement puis courut jusqu’aux cendres du feu de bois. Son camarade gisait par terre, tout du moins ce qu’il pensait être Bryen. La personne à sa place devait avoir un demi siècle de plus, la peau comme collée sur les os, la chair aspirée de son corps... ces traits étirés, bleuis lui rappelaient quelque chose mais il n’arrivait pas à mettre d’image dessus. Il fit quelques pas en arrière, un sentiment d’horreur lui parcourant la nuque. Une brise glaciale le cueillit et il resserra son gilet de laine sur ses épaules.
Le ciel se teintait à présent de rose au-delà des pics qui lui faisaient face. Dans son dos, la baie des dragons et la forêt n’étaient encore que peu éclairés.
Il devait descendre au village pour...
Le soleil se leva et ses rayons entrelacèrent les pics dentelés au sommet de la montagne, lui caressant doucement le visage. Il sentit ses forces remonter en lui rapidement, ses pieds se revigorer. Ses pieds ! Il sentait ses jambes vouloir avancer vers le sommet, vers la douce tiédeur de l’astre. Une chaleur remonta de ses mains le long de ses bras, gagnant ses épaules.
Que se passe-t-il
Il faut aller vers le soleil.
Pourquoi ?
Parce que c’est là que je suis bien.
Mais le village...
Non. La chaleur.
Le soleil apparut et lui aveugla les yeux un moment, Marian se laissa porter par cette douce torpeur quelques temps...
Renaissance
Il heurta violement le tronc d’un sapin. Des étoiles lui voilèrent les yeux quelques secondes. Il se massa le front... les épaules et les bras et regarda l’arbre qu’il venait d’embrasser si fougueusement. Se retournant il grimaça en imaginant les pierres qui l’avaient fait glisser du haut de... il leva les yeux... du haut des pics ! La pente était si raide qu’il voyait aussi les différents rochers qui avaient dû ralentir sa chute. Il jeta un coup d’œil alentour et se rendit compte qu’il ne connaissait pas ce paysage, pourtant les pics dans son dos... une idée saugrenue lui traversa l’esprit, non ce n’était pas possible. Et pourtant ses mains semblaient déchirées par une ascension dans les pierriers. Il était passé de l’autre côté de la crête, la baie des... se trouvait de l’autre côté de cette falaise abrupte. Il devait revenir de l’autre côté pour... il ne savait plus pourquoi. Que... Qui... ?!
Qui suis-je ?
Il regarda ses vêtements, ses mains et toucha son visage comme s’ils allaient lui rappeler son prénom. Il songea à l’arbre qu’il venait de percuter et pensa que le choc avait du l’affecter. Cela lui reviendrait plus tard... gardant son sang froid il réfléchit à retourner de l’autre côté de la crête. Si ç’avait été là une des ses premières pensées après sa chute, c’est qu’il devait y aller, que de l’autre côté quelqu’un saurait sûrement... que voulait-il savoir à nouveau ? Son nom, sa famille... d’où venait-il et... il sentait que quelque chose lui vrillait l’estomac, une image allant et venant dans son esprit...
N’arrivant pas à refaire le point dessus il se leva, grimaçant en songeant aux bleu qui allaient lui couvrir le corps et entreprit de contourner la crête qui lui était impossible à remonter dans ce sens. De quel côté. Il regarda vers le nord mais son instinct lui fit comprendre que le sud serait plus judicieux... qu’il devrait suivre la chaîne rocheuse, la contourner par le sud afin de regagner l’entrée de la baie des... il n’arrivait pas à se souvenir des noms. Quelle distance... il réfléchissait si fort... il tentait d’abattre une barrière dans son esprit l’empêchant d’accéder à ses souvenirs personnels. Non, il savait qu’il y avait une centaine de lieues avant de rejoindre la passe mais à chaque fois qu’il tentait de tricher avec son esprit et de savoir qui le lui avait appris, comment, où, il se heurtait à cette barrière.
Après quelques pas il se passa les doigts sur le crâne qui lui faisait cruellement mal. Massant avec dextérité ses tempes et l’arrête de son nez. Il fit disparaître la douleur et se détendit.
Tout en marchant il essayait de se rappeler d’où il était... puis au bout d’une bonne heure, se rendant compte que chaque vaine tentative faisait croître un sentiment de peur en lui, il préféra laisser son esprit se reposer. A l’ombre des sous bois il sentait la fraîcheur monter de la vallée. Le soleil était haut dans le ciel narguant les gigantesques nuages dérivant du nord, annonciateurs de l’hiver, mais quelque chose en lui d’inconscient le tenait dans l’ombre des sapins... à l’écart de la lumière.
L’après midi était entamée et inconsciemment il évitait toujours de se porter en plein jour. Malgré tout il ressentait le besoin de s’en approcher. Une partie de son esprit gardait en mémoire une cicatrice récente due au soleil, l’autre attendait avec impatience de s’y exposer. Il sentait l’ombre l’éroder, lui stimuler la mémoire, la fraîcheur des bois lui aspirait le moral, le faisant se sentir plus proche de ses souvenirs, lui avalait ses forces et bientôt il ne put avancer très vite, sentant ses jambes se dérober sous son corps. Une image dansait encore dans son esprit... Il resserra son gilet de laine autour de son torse, sentant la fièvre monter. Il se voyait avancer vers la silhouette, s’en approcher, tendre la main et presque toucher son châle... Quel était son nom ? L’ombre le rongeait... un visage fin apparut, un large sourire et des yeux bleu profond... le front du jeune homme se couvrait de sueur... la chevelure de la fille, longue, noire et nacrée se perdait en fines bouclettes... Anissa ! L’image devint soudain sombre comme perdant de sa couleur. Non ! Revient, je... Quel était son nom ?
Il avança encore pour toucher l’apparition diffuse et sortit des bois en plein soleil. Elle disparut et à nouveau il ne pouvait plus mettre un nom sur cette pensée furtive. Il reprit quelque peu ses esprits. Une grande prairie s’étendait devant lui et en son centre un village autour d’une église. Dans les champs des hommes emmenaient leurs ballots de paille à l’abri. Le soleil tapait fort pour une journée d’automne et il se surprit à vouloir lever les yeux, quitte à se les brûler en fixant l’astre de feu.
De la chaleur... j’ai besoin de chaleur...
N’arrivant plus à s’accrocher à ses propres envies il se laissa à nouveau porter dans cette douce léthargie.
Il reprit conscience dans une vision opaque de son environnement. Des gens passaient autour de lui mais il ne pouvait les discerner, ses yeux lui faisant un mal atroce. Il ne voyait presque rien, des formes, quelques couleurs froides... chaudes... la fraîcheur de l’air lui indiqua que les nuages avaient du obscurcir le soleil à moins que la nuit soit tombante.
Ses sens lui revinrent tout doucement...
Ses bras étaient douloureux. Il se tenait debout, semble-t-il en équilibre sur quelque chose de rond et pourtant il ne sentait pas qu’il devait fournir d’effort pour se maintenir droit. Ses bras étaient ligotés dans le dos par ce qu’il pensait être des liens métalliques autour d’un cylindre. Il sentait sur sa tête une sorte de cagoule lui laissant uniquement les yeux libres, pourtant incapables d’appréhender son entourage.
Une forte odeur lui parvint, âcre et lourde, lui irritant le nez, s’insinuant dans ses poumons, le faisant tousser. Il lui semblait connaître cette odeur sans pouvoir pour autant la nommer. Une vive angoisse le submergea, il ne se sentait aucune attache à cette réalité et pourtant il avait peur de subir quelque chose. Il chercha au fond de son esprit ce qu’il faisait ici. Que se passait-il ? Où était il ? Au fur et à mesure que les réponses sonnaient par la négative il ne lui resta plus qu’une question.
Qui suis-je ?
Il lui semblait s’être déjà posé la question... quand ? Une faible réponse, une voix dans le vent, un murmure dans le lointain lui parvint. Il ne put la discerner.
Qui suis-je ?!
Il avait envie de hurler dans son crâne, crier à quel souvenir pouvait l’entendre... il sentit le délire monter en lui mais quelque chose le stoppa, lui percutant le crâne. Un coulis frais lui coula dans le coup alors qu’il sentait et entendait des gens s’approcher, rire et crier autour de lui. Quelques instants plus tard il se sentait entouré de centaines de personnes qu’il ne pouvait discerner. D’autres projectiles le touchèrent pendant plusieurs minutes. Il refusait, ne comprenait pas.
Qui ?
Des rires autour de lui, de plus en plus tonitruants. Il tournait la tête de droite et de gauche espérant apercevoir un détail net. Ses yeux rougis par les larmes lui coulant sur les joues se brouillèrent encore plus. Il entendit à nouveau un murmure dans son esprit ajoutant à son désespoir. Il poussa un cri qui s’étouffa dans sa gorge, noyé par les sanglots.
Quoi ? Pourquoi ?
Il ravala ses plaintes tentant de réunir ses pensées... vides. Tentant de rassembler ses souvenir... absents. Il tremblait de tristesse et les cris de joie continuaient à s’amplifier.
La voix revint dans sa tête comme un écho.
Soudain un cri bref et perçant dans son esprit. La foule se calma au même moment comme si elle avait put entendre le fruit de son imagination.
Il ne put pour autant comprendre, il se sentait piégé mentalement, enserré. Il entendit des pas, sentant sous ses pieds le "sol" vibrer. Puis le silence se fit totalement.
Seuls le murmure du vent et une légère vibration de ses tympans.
L’odeur s’était amplifiée. Etaient ses sanglots ? Quelqu’un venait le libérer peut-être ? De quelle injustice...
_ Oyez, Oyez ! Ici se trouve un jeune homme qui a été reconnu par les ecclésiastiques comme un hérétique !
_ Je l’ai vu ! Cria une voix.
_ Moi aussi cria une autre, il avait les yeux retournés, fixant le ciel et marchant bizarrement !
_ Silence ! Cria à nouveau la personne près du jeune homme. Il se trouve que les dieux ont tranché et ont jugé qu’il devait mourir sur ce bûcher aujourd’hui, sans perdre de temps afin de garder au loin les mauvais esprits qu’il aurait put attirer avec ses manigances.
La foule approuva par un grand cri. Accroché à son poteau par les bras dans le dos, il sursauta, ouvrit des yeux ronds ne lui rendant pas l’image des alentours.
Mais !
De nouveaux projectiles lui parvinrent. Il ne les sentait plus. Il était figé.
Comment ?
Dans son esprit l’écho d’un murmure le narguait. Un mot revenant de temps à autre. Un mot qu’il n’arrivait à saisir. Le délire remontait à nouveau le long de ses tripes. La peur le prenait à la gorge. Il ne savait que faire, il ne pouvait rien faire.
Il entendit les pas redescendre de ce qu’il savait maintenant être son bûcher.
_ Noooon ! Vous ne pouvez pas... Je n’ai rien fait !
La foule parti dans une série de huées violentes. Les insultes fusaient et il ne pouvait que tenter de s’échapper de cette situation se réfugiant dans ses pensées... désespérément vides... dans ses souvenir... irrémédiablement absents. Il était si jeune !
Jeune ?
Comment le savait-il ? Un nom revenait tambouriner à ses oreilles alors qu’il sentait une soudaine chaleur s’élever d’en dessous. Le craquement du bois se fit entendre et les premières flammes vinrent lécher ses pieds nus. Des forces semblèrent monter en lui.
Il poussa un cri à s’en déchirer la gorge. Le mot lui parvint :
Marian !
Les flammes montaient le long de ses jambes ruisselantes de jus dégoulinant des fruits lancés dans sa direction.
Qui est-ce ?
C’est ton nom.
La foule autour s’était lancée dans un chant religieux glacial.
Qui êtes vous ?
Je serais toi.
Il criait, souffrait et hurlait à travers les flammes entamant ses vêtements. Il sentit ses capacités remonter. Ses souvenirs lui revinrent en bloc. L’Ascension. Bryen. Une présence. Bryen gisant au sol. Une plume de feu et une silhouette. Un jeune homme se tenant entre les Pics Dentelés les bras en croix, accueillant le soleil. Le même jeune homme dans une prairie les bras levés vers l’astre de feu, les yeux révulsés, psalmodiant.
La foule chantait d’une note grave. Le bois crépitait et le feu lui dévorait la peau. Il criait encore inconsciemment cherchant à dissiper toute cette souffrance brûlante. Pourtant il semblait que le feu l’érodait autant qu’il le revigorait. Il se réfugia à nouveau dans ses pensées, traumatisé.
Anissa !
Il ne pouvait pleurer les moments qu’il aurait voulu passer avec elle. Une vague de douleur commençait à le faire chavirer. Il cherchait à fuir ce moment à partir loin de son propre corps et pourtant il sentait une force extérieure l’empêchant de s’évanouir afin de le purger du mal. Les ecclésiastiques. Il n’en avait cure.
Il hurlait à pleins poumons, ses cordes vocales menaçant de lâcher. La douleur était insupportable. Le feu le mordait, le guérissait.
Aidez moi !
Tu veux partir ?
Les brûlures cloquaient sa peau qui était aussitôt remise.
Oui ! Je veux retrouver Anissa !
Tu veux quitter ce moment ?
Oui ! Anissa !
Il s’accrochait à ses pensées se réfugiant dans sa tête comme s’il pouvait recroqueviller son âme dans son crâne, ramenant ses effluves contre lui, le protégeant de la chaleur insupportable qui lui grillait et lui vivifiait le torse.
Bien.
La souffrance diminua. La douleur se fit moindre puis disparut. Il se sentit quitter son corps poussé par une force extraordinaire vers l’extérieur. A présent libéré de toute chose il se retourna et contempla sans aucune émotion une colonne de feu s’élevant d’un monticule de bois, au milieu duquel se trouvait, attaché à un poteau par des fers, un jeune homme la tête pendante, inconscient comme accueillant les flammes qui pourléchaient déjà son cou cloqué.
Marian. Je suis Marian.
La foule avait stoppé son chant funèbre.
NON.
Sursaut de sensation. Il prit un ton plus assuré, comme tentant de se convaincre.
Qui ?! ... Je suis Marian.
NON. MAINTENANT, JE SUIS TOI.
Il se sentit alors tiré vers le corps plongé dans les flammes, inexorablement aspiré par la même force qui venait de le libérer.
TU ES A MOI
Non ! Pourquoi ? NON !
Il contorsionna son esprit, étirant sa conscience, tendant son âme pour se retourner et tenter de fuir cette chaleur qui le gagnait à nouveau. Il aperçut une estrade avec une dizaine de prêtres en robe noire qui semblaient consternés par la mort prématurée du condamné. Le ciel était sombre comme à la veille d’une tempête et la lueur des flammes dansait sur les toges des villageois.
Il sentit des fers chauffés à blanc lui enserrer les poignets et les chevilles, son âme venait de regagner son foyer. Il se voyait retenu spirituellement par une lanière de feu lui lacérant l’esprit et ne pouvait se débattre contre ce pouvoir dantesque.
Il perdit conscience de lui-même et dès lors ne fut plus.
La tête du condamné se releva. Les yeux rouges d’une lueur braisée.
La foule entonna à nouveau son chant d’une manière plus angoissée. Les prêtres ouvrirent grand les yeux.
Le feu sembla partir en vrille autour du poteau. Les fers du jeune homme fondirent sous l’effet de la chaleur intense. Les bras libérés du condamné se levèrent au dessus de sa tête à la verticale...
Un échange de force avait lieu, les prêtres contrant le pouvoir s’élevant des flammes, le condamné semblant y puiser sa force.
Il abaissa brusquement les bras. Le pilier de flamme implosa et s’étouffa en un instant éteignant le bûcher de la même façon. Seule une bouffée de cendres remplaça le jeune homme qui se tenait quelques secondes auparavant au milieu du bûché.
Le foule se tu. Un vent chaud soufflait les dernières fumées au loin. Tous les villageois se tenaient cois. Les prêtres se regardèrent. Un cauchemard venait de renaître.