Anissa se hâta en entendant des hurlements non loin d’elle. Ses pas s’enfonçaient profondément dans la neige fraîche. Finalement l’hiver n’avait pas mis de temps à venir et rapidement la forêt s’était vue recouverte d’une blanche et froide couverture.
Cela faisait maintenant six jours qu’elle avait quitté son village pour en trouver un autre dont un coursier avait parlé. On y avait brûlé sur le bûcher un jeune garçon répondant à la description de Marian. Elle savait pertinemment que c’était son fiancé, aussi sûrement qu’elle avait eu une vision de ce qui allait lui arriver lors de l’ascension. A présent elle s’en voulait de ne pas être intervenue. Mais c’était son destin que de se faire attaquer sur le promontoire. Pourtant elle ne savait toujours pas pourquoi il avait été accusé d’héréticité.
Elle était partie le surlendemain au soir du village, avait passé l’entrée de la baie des dragons aux premiers flocons et avait compris qu’elle ne pourrait s’y rendre à nouveau avant le printemps et la fonte des neiges.
Le père de Bryen et celui d’Andrea, sa promise, avaient maudit son don. Elle n’avait pu s’empêcher d’aller voir leurs familles afin de leur avouer son pressentiment. Par respect pour Habuk, son père et conseiller au Cercle du village, ils n’avaient pas porté l’affaire plus loin et pourtant... elle aurait, elle aussi, pu être accusée de sorcellerie et promue au même sort que Marian. Anissa avait alors préféré quitter le village et savoir ce qui s’était réellement passé pour son fiancé, espérant que les invectives se calmeraient à son retour.
A présent elle traversait une pinède clairsemée et ne se trouvait plus qu’à une dizaine de lieues du village où Marian avait été exécuté. Cette partie de la région se trouvait peu peuplée et les rares villages environnants étaient en partie dirigés par le clergé qui ne développaient pas les routes mais maintenaient plutôt leur autarcie, gagnant en pouvoir.
Les hurlements de loups se rapprochaient et l’hiver prématuré avait dû les prendre au dépourvu. Elle accéléra le pas inconsciemment, se sentant suivie, et déboucha dans une petite clairière au centre de laquelle se trouvait un affleurement rocheux pointant vers les étoiles. Le ciel était dégagé et la lune déjà haute dans le ciel.
Elle s’assit quelques instants, le temps de reprendre son souffle. Elle n’avait pas fait beaucoup de pauses, se contentant le soir de manger la viande séchée qu’elle avait pris soin de prendre chez elle avant son départ. Elle s’obligeait aussi à ne pas allumer de feu de peur d’attirer les bêtes sauvages. Il semblait que celles-ci avaient tout de même trouvé sa trace dans la neige. Depuis quelques jours les chutes de neige s’étaient raréfiées et les arbres coupaient le vent et la protégeait des morsures de l’hiver.
Elle se releva brusquement, entendant la neige crisser en maints endroits autour de la clairière. Les loups avaient faim et même s’ils ne s’attaquaient que rarement aux hommes, ils sentiraient sa faiblesse et ne reculeraient pas devant un dîner facile.
Elle rassembla son paquetage et reprit rapidement sa route. Les bruits de pas se rapprochaient et elle se mit à courir, son cœur battant la chamade. Un son sur sa droite la fit bifurquer à gauche, elle se faisait encercler et des silhouettes furtives apparaissaient à travers les arbres non loin.
Les loups.
Tentant de distancer ses poursuivants, elle se prit le pied dans un creux dissimulé par la neige et s’étala de tout son long sur la souche déterrée à l’origine du trou. Elle grimaça de douleur lorsque sa cheville craqua et étouffa un cri, de peur d’ameuter les bêtes.
Trop tard, certains d’entre eux commençaient à s’approcher d’elle. Anissa en compta une demi douzaine mais savait que certains ne l’avaient pas encore rattrapée. Malgré sa situation il lui sembla qu’ils étaient plus grands que des loups ordinaires. Bien sûr elle n’en avait vu que dans la salle du Cercle et empaillés, mais ceux-ci semblaient une fois et demi à deux fois plus grands. Leurs poils étaient plus proches du bleu pâle que du gris clair mais peut-être était-ce un effet de la nuit...
Ceux-ci avancèrent lentement alors qu’elle tentait de dégager son pied des racines de l’arbre.
Le grognement des loups contrastait le silence de la forêt enneigée et faisaient vibrer le cœur d’Anissa au même rythme. Elle se trouvait seule à des lieues de toute habitation et ne pouvait espérer aucune aide. La peur la prit au ventre et elle senti que la fin se rapprochait à chaque pas des canidés. Elle prit son baluchon et le fit tourner à bout de bras, tentant de repousser les premiers. L’un d’entre eux prit un coup sur la gueule tandis qu’un autre donnait un coup de crocs sur la cheville meurtrie d’Anissa. Elle étouffa à nouveau un cri qu’elle ne pourrait contenir plus longtemps. Ils semblaient plus robustes et pas si affamés que ça.
Elle tira son pied vers elle si fort, se dégageant de l’étreinte du loup, qu’elle le libéra des racines. Mais d’autres s’étaient déjà rapprochés et l’un d’eux sauta vers sa gorge.
Elle plaça son bras en travers la trajectoire pour se protéger le visage, mais rien n’y ferait, elle le savait.
Un grand silence se fit, Anissa rouvrit les yeux et resta ébahi quelques instants. La lumière sembla changer et une brusque éclaircie se fit, comme en plein jour, autour d’elle. Le loup l’avait finalement évité pour venir se coucher aux côtés de ses congénères autour d’Anissa. Quelques uns continuaient de grogner sourdement quand à travers le rai de lumière, une vapeur s’amassa lentement, descendant des cimes et tournant lentement. Anissa ne sut dire si c’était une déformation de l’environnement où si cela avait une consistance. Puis, de ce mince filet prit forme une silhouette féminine.
Une femme drapée d’une toge d’un bleu très clair, rappelant le reflet de la lune sur la neige, se tenait assise en amazone sur le tronc d’arbre déraciné. Ses cheveux étaient courts, hérissés vers l’arrière et d’un gris très pâle nuançant la blancheur de son visage, découvrant de fins apparats tressés le long de ses oreilles.
La femme plissa les yeux en direction d’Anissa :
_ Qu’y a-t-il ?
Anissa ne comprenait pas. La forêt semblait avoir accueilli la femme, le vent s’était tu et les loups cessé de grogner. En les observant, elle remarqua qu’ils devaient êtres aussi hauts que des poneys, que leur crinière semblait plus longue autour du cou et dressée malgré leur calme apparent.
_ Allons mademoiselle je n’ai pas toute la nuit. Que faites vous ici ?
Anissa ne se rappelait pas que ces terres appartenaient à quelqu’un. En vérité, la région dans laquelle ils habitaient n’appartenait à personne et les hommes étaient libres de cultiver les terres qu’ils voulaient puisqu’au final leurs cultures étaient mises en commun. Peut-être était-ce une personne appartenant au clergé, mais elle oublia de suite cette idée : les ecclésiastiques ne prenaient pas de femmes dans leur communauté.
_ Je m’appelle Anissa et je recherche un village où mon fiancé a été...
Elle hésita, craignant que le crime de Marian lui vaudrait la même peine si les ecclésiastiques pensaient que le mal n’était pas entièrement réparé par sa seule mort. La femme ne lui inspirait pas totalement confiance mais c’était aussi la seule aide qu’elle avait à proximité pour la libérer des loups. Il serait bête de la laisser partir pour continuer son entrevue avec les canidés.
_ Et vous, qui êtes vous ?
La femme sur le tronc tressailli. Il ne semblait pas habituel qu’elle reçoive des questions directes. Mais après un court silence un sourire se dessina sur ses lèvres :
_ Je ne crois pas que cela vous sera utile. Néanmoins...
Elle releva la tête comme pour regarder la cime des arbres et Anissa sentit quelque chose l’effleurer, comme une fine brise ou une caresse remontant le long de ses bras. Elle frissonna légèrement regardant autour d’elle l’origine de cette sensation. La femme tourna la tête et plissa à nouveau les yeux :
_ Qu’y a t il ? Tu as senti quelque chose ?
Anissa gardait les yeux grands ouverts, ne comprenant toujours pas la situation.
_ Hum... intéressant. Je vais prendre un peu de temps pour toi, peut-être que ce ne sera pas si dénué de sens. Oui, après tout...
Le regard de la femme traduisait un intérêt pour la jeune fille qui se raidit instinctivement.
_ Dis moi ce que tu fais ici. Si tu me mens je le saurais et il vaut mieux pour toi me dire la vérité.
Anissa se releva un peu sur le tronc par la force des bras pour s’asseoir plus confortablement, elle entama lentement son récit sans quitter des yeux les loups qui de temps à autre relevaient la tête dans sa direction alors que la femme réfléchissait. La femme tourna le regard lorsque Anissa lui appris qu’elle avait eu vision des évènements survenus sur le promontoire du phoenix.
_ Etait-ce la première fois que tu avais ces visions ?
_ Oui... je crois bien. Je...
_ Etonnant, la plupart du temps les personnes qui ont ce talent ne peuvent voir les évènements qui ont un lien avec le déroulement de leur propre vie.
_ Savez vous quelque chose à propos de Marian ?
La femme inspira et Anissa cru un instant qu’elle partirait sur le champ, contentée de ses informations. Elle n’arrivait pas à cerner cette personne et il ne lui semblait pas pour l’instant qu’elle puisse vraiment lui faire confiance. Pourtant il lui fallait gagner ce sentiment afin qu’elle la laisse repartir loin des loups. Anissa n’était pas bête et savait que la présence de cette femme avait un lien avec le calme des loups, comme si elle pouvait les contrôler.
_ Dis m’en plus sur la plume.
_ Je n’en sais pas grand-chose, toujours est-il que les prétendants de notre village se relaient toute l’année pour garder la plume qui garde les mauvais esprits à distance. L’hiver la plume s’étiole et il faut attendre le printemps qu’elle se reforme. Ma vision était floue mais la silhouette encapuchonnée devait être un de ces mauvais esprits. Nous n’avons jamais eu de problèmes au village quand la plume était présente. Maintenant les hommes et femmes du Cercle sont indécis et se demandent ce qu’il va pouvoir advenir d’eux si on ne récupère pas la plume au plus vite. J’ai choisi de venir chercher le village où Marian aurait...
Elle tourna la tête, ravalant ses larmes. Cela faisait déjà plusieurs jours qu’elle ne faisait que pleurer tout en marchant, à présent il lui fallait se montrer forte si la femme à ses côtés pouvait l’aider.
_ Je crains avoir une très mauvaise nouvelle à t’annoncer.
Anissa ferma les yeux attendant la suite. La femme conservait un ton détaché qui ne présageait rien de méchant et qui pourtant ne la mettait pas du tout à l’aise.
_ Ton fiancé a été victime d’un accident très regrettable et... je ne peux pas t’en dire plus pour le moment. Sache seulement que je sens en toi des prédispositions à la magie. Oh bien sûr tu es un peu âgée pour pouvoir devenir quelqu’un de puissant, mais de toutes façons il se peut sue, le moment venu, nous ayons besoin de toi et de ce lien que tu as avec... avec lui.
_ Qui ça nous ? Comment aurez vous besoin ? Il est mort n’est ce pas ? Vous pouvez me...
_ Non. Mais il arrivera un moment où tu préfèreras le savoir mort plutôt que dans sa position.
_ Oh. A ce point mais... si vous me dites... il y a un espoir ?
Elle leva les yeux vers la femme, cherchant dans son regard impénétrable un réconfort qui ne vint pas.
_ Il faut te ressaisir. Un espoir ? Ne te voile pas la face, c’est une bien maigre chance et pourtant il faudra bien que l’on fasse tout ce que l’on peut pour le ... pour l’aider.
Anissa avait senti la nuance de ses propos et savait que la femme ne lui disait pas tout.
_ Que faut-il que je fasse ?
_ Prépare toi de ton côté. Apprends à maîtriser ton don et plus encore. Tu as une forme de talent qui n’est pas rare et que l’on ne travaille pas habituellement. Mais le lien que tu as avec... Marian nous aidera si tu évolues toi aussi. Sache que pour arriver à un certain niveau la plupart des enfants sont sélectionnés dès leur plus jeune âge pour apprendre les prémices de la magie. Toi tu as déjà une quinzaine d’années de retard sur eux et il te sera pratiquement impossible d’atteindre le niveau qu’ils ont à ton âge. Pourtant tu dois essayer.
_ Mais comment ? Qui sélectionne les enfants ? Les ecclésiastiques...
La femme claqua sa langue contre son palais comme pour lui intimer de se taire.
_ Tu vis au-delà de la frontière Est du Royaume là où peu d’hommes s’aventurent. Tu dois rejoindre ce royaume et apprendre ce qu’ils appellent la magie. Reviens me voir dans cette clairière que tu as traversée il y a peu de temps une fois cela fait... Oui je pense que cela aidera.
Il parut à Anissa que la femme retournait dans ses pensées et qu’elle ne l’éclairerait pas plus.
_ Quand devrais-je revenir ?
_ Tu le sauras au fond de toi, tu le ressentiras. Dans une dizaine d’années je pense. Laisse les évènements te guider, il n’est pas utile de vouloir maîtriser ce qui se passe autour si l’on veut bien apprendre.
_ Mais que vais-je faire pendant...
La femme claqua à nouveau la langue.
_ Tu ne m’écoutes donc pas ?! Débrouilles toi, apprends la magie, fais toi aider, progresse.
_ Mais mes parents ?
_ Depuis que tu as quitté ton village pour chercher ton fiancé tu as fais un choix. Maintenant reste à savoir si tu veux assumer ce choix et tenter de... d’aider Marian ou retourner chez toi.
Anissa baissa les yeux vers les loups. Si elle refusait la laisserait-elle en pâture ? Y avait il réellement un espoir pour Marian. Cette femme, elle ne la connaissait pas et pourtant il lui semblait au fond qu’elle ne lui mentait pas. Elle songea au village d’où elle aurait été bannie si elle n’avait pas pris la décision d’elle-même de faire ce voyage.
Ouvre les yeux, se dit-elle, ils ne voudront peut-être plus de toi du tout. Maman, Papa, elle aurait simplement voulu leur dire au revoir plus longuement. Au fond, elle ne sut pas trop ce qui la décida et pourtant elle se lança, sachant qu’elle devait à présent faire face à sa vie d’adulte.
_ Un conseil ? demanda-t-elle.
La femme semblait s’être impatientée.
_ Eh bien, je vois que tu t’es décidée. Je vais même t’en donner deux : pratique la magie à tes heures perdues ça t’aidera à maîtriser la Trame.
_ La Trame ?
_ Je n’ai plus le temps de t’expliquer, il faut que j’y aille. Le deuxième conseil : fais tout pour obtenir une longue vie car à notre prochain rendez vous je t’expliquerais plus en détail la suite des évènements, et pourtant nous ne seront pas encore près du but.
_ Vivre longtemps ? Que faut-il que ... ?
La femme conserva son air impassible et il semblait à Anissa qu’elle partait.
_ Que voulez vous dire ? Que j’évite de mourir ou que je prenne soin de moi ?!
Mais le rayon de lumière avait disparu et Anissa se retrouva seule au milieu des loups qui se levèrent. Pendant un instant elle cru qu’elle avait rêvé et que le combat reprendrait mais ceux-ci semblèrent se désintéresser d’elle et se regroupèrent avant de partir vers l’ouest.
Anissa réfléchit deux secondes et se rappela qu’elle se trouvait à l’Est du "Royaume" dont elle ne connaissait même pas l’existence. Après tout, personne ne s’était jamais vraiment posé la question de savoir ce qu’il y avait plus loin que le village, les ecclésiastiques coupant court à ces questions.
Elle prit un bâton qui lui semblait solide et s’en servit comme béquille puis elle jeta un coup d’œil dans la direction des loups mais ceux-ci disparurent de sa vue rapidement. Elle reprit son sac et partit en direction de l’Est, espérant qu’elle trouverait vite quelqu’un pour l’aider et guérir sa cheville qui la faisait souffrir.