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Joria se réveilla avec l’agréable fumet qui montait depuis la cuisine. La nuit avait été longue, et elle n’avait regagné sa chambre, à l’auberge de Chênepont, qu’aux premières lueurs de l’aube. Depuis quelques jours, la semi-elfe travaillait sur une étrange prolifération de rats dans les cavernes du nord de la cité. Il y a quelques années, lors de la terrible Mousson de Sang, cette partie de la cité des Ponts avait été détruite, des tours et des ponts s’effondrant dans la Dourek. Plus personne n’y habitait depuis, et les nombreux raids de titanides empêchaient sa reconstruction. Certaines cavernes, encore accessibles, servaient néanmoins d’entrepôts pour des marchands. Mais, depuis quelques semaines, la vermine était présente en grand nombre, et l’aide du culte de Tanil avait été requise.

 

Après s’être levée, Joria se dirigea vers la fenêtre, et repoussa en grand les volets. Il lui fallut quelques instants pour s’habituer à la lumière qui inondait la chambre. Elle appréciait pleinement ces moments, pendant lesquels elle sentait ses forces revenir. Quelle que soit l’heure de son lever, elle prenait le temps de respirer l’air revigorant des Kelders avant d’entreprendre quoi que ce soit. D’après la position de l’astre étincelant, la mi-journée devait être proche. Après avoir avalé un déjeuner bien copieux, elle espérait pouvoir élucider le mystère des rats. Une caverne abandonnée semblait être l’épicentre de l’invasion, et Joria était bien décidée à l’explorer de fond en comble.

 

Elle se dirigea vers une chaise sur laquelle elle avait laissé ses habits, et contre laquelle étaient posées ses armes, un arc et une courte épée rangée dans un fourreau de cuir. Après s’être dévêtue de la chemise de lin qu’elle portait pendant la nuit, elle enfila son pantalon et sa tunique de cuir. Elle passa à la taille la ceinture à laquelle était attaché son fourreau, puis elle s’assit sur le rebord du lit. Elle passa ses bottes coupées à mi-mollet, et, après un dernier regard à la vallée de la Dourek, se leva et prit son arc et sa cape avant de sortir de la chambre.

 

La salle commune de l’auberge était calme. Le feu crépitait dans la cheminée creusée à même la roche, et deux marchands Veshiens, arrivés aux Ponts deux jours plus tôt, discutaientà portée de la chaleur des flammes. Ils levèrent rapidement les yeux pour identifier la nouvelle arrivante, puis reprirent leur conversation. Sans doute attendaient-ils quelqu’un d’autre que Joria. Le parfum du déjeuner emplissait la pièce, et la faim commençait à tirailler la demie-elfe. Après s’être approchée du comptoir, elle hêla la serveuse, une halfeline trappue, aux cheveux blonds coiffés en tresses. Celle-ci reconnut l’adepte de Tanil, et s’en alla par une porte battante dans la cuisine. Quelques minutes plus tard, elle en revint avec un plateau sur lequel étaient disposés quelques fruits, ainsi qu’une assiette de ragoût.

 

Pendant que Joria commençait à déguster son repas sur le comptoir, la serveuse, Annaëbel, chercha un tabouret puis s’asit en face de son amie. Comme à leur habitude, les deux femmes discutèrent de leurs soirées respectives, et des prochaines festivités à venir.

 

"Tu as trouvé ton cavalier pour la Fête des Fleurs ?" demanda Joria à son amie.

 

"J’en ai même deux ! Ce matin, Korian et Hertelon m’ont demandé de les accompagner !"

 

"Les deux ! En même temps !" reprit Joria en riant de bon coeur. Son amie, riant elle aussi, eut du mal à reprendre son souffle pour reprendre la parole.

 

"Non, bien sûr. Mais je ne sais pas lequel choisir... Korian, sûrement, il est le plus drôle des deux."

 

"Et Hertelon qui te fait la cour depuis si longtemps..." Joria s’amusait de tourmenter son amie sur ses "déboires" sentimentaux. Les halfelines étaient beaucoup moins nombreuses que leurs semblables du sexe opposé aux Ponts. Annaëbel, toujours célibataire, était de ce fait très convoitée, d’autant que son commerce était florissant. Pour Joria, c’était le calme plat, même si était arrivé il y a quelques semaines un jeune veshien charmant. Son travail l’avait pourtant tenue éloignée des bals et autres festivités, mais elle comptait se rattraper avec l’annuelle Fête des Fleurs, dans quelques jours.

 

Quiconque serait entré à cet instant dans l’auberge n’aurait pu qu’être frappé par leur dissemblance. La demie-elfe était toute en longueur. Son corps forgé par l’entraînement endurant des chasseurs de Tanil ne laissait pas beaucoup de place pour ses formes féminines. Son visage tirait de son ascendance elfique des traits fins, étirés, et des oreilles plus longues que la moyenne. Sa chevelure auburn descendait jusque dans le milieu du dos, et cachait les côtés de son visage lorsqu’elle ne l’attachait pas. A l’opposé, Annaëbel était trappue, et mesurait près d’un pied et demie de moins que son amie. Elle était toute en rondeurs, et son visage respirait la bonhomie. Ses cheveux blonds et bouclés ne descendaient guère plus bas que ses épaules. Malgré ces différences, Joria et Annaëbel s’étaient rapidement liées d’amitié, et la demie-elfe avait tenu à prendre une chambre dans l’auberge de son amie, alors que celle-ci lui offrait systématiquement le repas du déjeuner. Elle en profitait d’ailleurs pour lui piquer quelques baies, quand les clients ne monopolisaient pas son attention.

 

L’astre de Madriel avait atteint son zénith lorsque Joria prit congé de son amie. Le spectacle qui s’offrit à ses yeux lorsqu’elle passa la porte l’impressionna encore, bien qu’elle le voyait tous les jours depuis bientôt trois mois. Creusées à même la roche, la plupart des habitations des Ponts donnaient directement sur la Durek. Ici, le fleuve s’écoulait près de mille mètres plus bas. Les cinq pics sur lesquels reposaient les fondations de la cité écrasaient la vallée de leur mase imposante. La multitude de ponts, en bois, en cordes ou, plus rares, en pierre, qui donnaient son nom à la ville, permettaient de relier rapidement les différents quartiers, et étaient gardés par les Pontiers, les miliciens chargés de leur entretien et de leur sécurité. Trois ponts, le Baspont, le Centrepont et le Hautpont, permettaient de se déplacer entre les deux versants de la vallée. Construits au lendemain de la Guerre Divine, ils avaient tant bien que mal survécu aux sièges successifs qu’avait endurés la cité.

 

Le Centrepont aboutissait à une centaine de mètres de l’auberge. On y accédait en traversant le Parc du Chêne, qui s’étalait sur la terrasse naturelle où avait été bâtie l’établissement d’Annaëbel. Un chêne centenaire avait poussé en son centre, donnant son nom au lieu. Rares étaient ces arbres dans cette région, et encore moins dans cet environnement plus propice aux pins. Un ruisseau traversait l’endroit, et finissait sa course dans le vide, rejoignant les eaux de la Durek. Quelques bancs de bois avaient été installés entre les buissons d’aubépines et les rosiers montagnards. La demi-elfe aimait s’y allonger paresseusement à l’aube, lorsque seuls le grondement du fleuve et la complainte du vent parvenaient à ses oreilles. Elle remerciait alors Tanil de l’avoir guidée jusqu’ici, Denev d’y avoir permis la vie, et Madriel de l’y avoir installée.

 

Pour l’heure, Joria devait se rendre dans les entrepôts du nord de la cité. Elle traversa le parc, passa près du Centrepont, où elle salua les deux Pontiers postés-là, puis prit la direction de la Marche d’Athorn. Ce chemin montagnard avait, par le passé, permis au jeune pâtre du même nom de prévenir la milice des Ponts de l’arrivée des titanides. Après le Premier Siège, au cours duquel il avait trouvé la mort, ce passage avait été renommé et, tous les printemps, depuis lors, une course avait lieu en son honneur. Joria n’avait pas encore vu cette course, mais elle avait régulièrement emprunté le passage, qui lui permettait de rejoindre rapidement le nord de la cité. Elle sentait qu’elle se rapprochait de plus en plus de l’origine de l’invasion, et elle s’était préparée en conséquence. Pour écarter la masse grouillante de rongeurs qu’elle trouverait là-bas, elle avait prévue quelques répulsifs, et la prêtresse de Tanil lui avait enseignée quelques sortilèges qui lui permettraient de devenir invisible aux sens des animaux. Malgré toute son assurance, elle sentait que quelque chose allait lui échapper. Mais jamais elle n’avait reculé, toujours ses pas avaient été guidés par Tanil, celle que prient ceux qui n’ont pas de chez eux, et ce jour ne ferait pas exception.

 


 

La grotte que Joria avait identifiée comme étant la source de l’invasion servait d’entrepôt à la famille Assouras. Bien que le comptoir de la cité des Ponts était loin d’être l’une des priorités de la puissante famille marchande, Ignath Assouras, gérant et cousin reculé du patriarche Telos, n’avait pas accepté que l’on puisse visiter un de ses entrepôts sans la présence de l’un de ses commis. La demi-elfe devait rejoindre ce commis devant l’entrepôt. Celui-ci lui ouvrirait les portes et "veillerait à ce que rien ne soit dérangé", comme lui avait précisé l’employée qu’elle avait rencontrée.

 

Alors que l’astre de Madriel entamait sa lente chute vers l’horizon, Joria arriva en vue e l’entrepôt. Le commis Assouras n’était pas encore arrivé. Joria en profita pour contempler la cité des Ponts. D’ici, la vue était imprenable, et l’intégralité de la vallée était offerte aux yeux couleur de jade de la jeune femme.

 

L’entrée de la grotte était bouchée par un mur de pierre, et le symbole des Assouras avait été gravé au-dessus d’une porte en bois de taille moyenne, mais qui devait être assez épaisse et protégée par divers mécanismes ou sortilèges pour prévenir tout infraction. Arrivée à quelques mètres de l’entrepôt, Joria remarqua que la porte était entrouverte. Elle la poussa du bout de la botte, puis entra. Le commis avait dû rentrer en l’attendant, mais Joria préféra rester sur ses gardes.

 

L’intérieur était faiblement éclairé par la lumière extérieure, qui arrivait par des cheminées creusées dans la voûte rocheuse. Un dispositif complexe de tuyau et de vitres était placé sous chacune des cheminées, sans doute pour récupérer et évacuer l’eau de pluie, et réverbérer la lumière. Mais, malgré ce dispositif et l’emplacement idéal de l’astre de Madriel, la lumière ne régnait pas en maîtresse sur le bazar qui s’offrait aux yeux de Joria. Des caisses de tailles et de formes diverses s’amoncellaient dans tous les coins, portant parfois des inscriptions dans une langue que ne connaissait pas Joria. Par endroits, le contenu de ces caisses était exposé à la vue de la demie-elfe, qui découvrait ici des statues aux positions lascives venues de Shelzar, là des masques primitifs de Termana.

 

"Il y a quelqu’un ?" demanda-t-elle à la grotte. L’écho de sa voix lui parvint pour seule réponse pendant quelques secondes, jusqu’à ce qu’une voix se manifeste dans le fond de la grotte.

 

"Ici ! J’arrive tout de suite !". La voix était un brin aigüe, comme mal assurée. Un homme chétif sortit bientôt de derrière un amoncellement de bibelots en provenance sans doute de la septentrionale Albadie, eu égards aux nombreuses fourrures disposées sous les diverses coupes et pierreries. Vêtu rudimentairement, il ne cadrait pas avec la vision que Joria s’était faite d’un commis de la Maison Assouras. Elle devrait néanmoins faire avec.

 

"Je croyais que vous deviez m’attendre à l’entrée de l’entrepôt ? Pourquoi ne pas m’avoir attendue ?" demanda Joria alors que l’homme se trouvait à une dizaine de mètres. "Je... Hum... J’avais un objet à récupérer avant... C’est cela. Oui, un objet."

 

"Vous auriez pu m’attendre, non ?" Joria sentit le doute s’installer dans son esprit. "Votre père vous a bien informé de ce dont il advenait, n’est-ce pas ?" demandat-t-elle, suspicieuse.

 

"Oui... bien sûr... Pourquoi cette question ?" L’étranger semblait de plus en plus nerveux. Joria savait que quelque chose clochait.

 

"Parce qu’Ignath Assouras n’a pas de fils." Avec la rapidité de l’éclair, Joria s’était saisie de son arc, et avait encoché une flèche. Elle menaçait maintenant l’individu.

 

"Où est le commis qui est venu ici, et qui êtes vous ?"

 

"Hé merde !" Changeant brutalement d’attitude, l’opposant de Joria courut vers elle la rage au visage. Elle lâcha son trait d’acier aussitôt, mais fut surprise de voir son adversaire l’esquiver sans pour autant ralentir sa course. Il avait sorti une courte lame sans que Joria s’en rende compte, et n’était plus qu’à un mètre d’elle, quand elle se laissa tomber en arrière pour le surprendre. Emporté par son élan, l’homme, qui semblait maintenant bien moins chétif, mais plutôt vif et sec, alla s’écraser dans des poteries d’Ahnkilie. Joria se releva le plus vite qu’elle le pouvait, et, laissant choir son arc, se saisit de son épée courte. Dans les débris d’argile qui s’étalaient maintenant sur le sol de la grotte, l’adversaire de la demie-elfe avait commencé à murmurer une mélopée. Un sourire carnassier inondait son visage, qui n’avait plus rien à voir avec celui qu’il avait laisé paraître au premier abord.

 

"Mes petits amis souhaitent s’amuser avec toi, ma jolie... Héhé ! Ils arrivent, ne les entends-tu pas ?" Joria pouvait en effet entendre se déplacer les centaines de rats qui commençaient à se regrouper autour des deux combattants. Quand elle regardait cet homme, elle commençait à lui trouver de plus en plus de ressemblances avec ces rongeurs.

 

"Je les entend, et je les vois... Mais es-tu sûr qu’ils te suivront jusqu’aux portes Némorga ?" Tout en lui parlant, Joria cherchait de sa main gauche le répuslif que lui avait préparé la prêtresse de Tanil. Quand elle eut mis la main dessus, elle se jeta vers son adversaire. Celui-ci partit d’un rire nasillard, et comme un seul homme, la masse grouillante de rongeurs se jeta vers la fidèle de Tanil. Au même moment, elle brisa le sceau du répulsif et un couinement de douleur étourdissant emplit la grotte. Surpris, celui qui quelques secondes plus tôt maîtrisait la nuée ne put éviter le coup d’épée qui lui lacéra la poitrine. Malgré cette blessure qui avait entaillé la chair, Joria en était sûre, il se releva avec facilité, et commença à la harceler de sa dague. Joria maniait bien mieux sa lame, mais son adversaire compensait par une rapidité et une dextérité hors-normes.

 

Alors que Joria parait sans avoir le temps de lancer une attaque, elle découvrit sa garde et reçut un coup de poing à la tempe. Sonnée et à terre, son seul réflexe fut de libérer un des sortilèges qu’elle avait appris la veille. L’effet fut immédiat, et Joria, tentant à grand peine de se relever, put voir son agresseur fuir, les mains sur les oreilles, la grotte des Assouras.

 

Plusieurs minutes furent nécessaires à Joria pour se remettre du coup. En inspectant rapidement la grotte, elle put découvrir le commis des Assouras qui avait sans doute été tué par la même personne qu’elle avait rencontrée. Les rats avaient tous fui lorsqu’elle avait utilisée le puissant répulsif du temple de Tanil, et aucun n’avait ensuite montré le bout de ses moustaches. Joria n’eut pas de mal à retrouver la trace de celui qu’elle considérait comme la source de l’invasion des rongeurs. Il avait agressé plusieurs miliciens sur son chemin, qui menait jusqu’à la Porte de Vesh. Là, il avait pu s’emparer d’un cheval, et avait pris la direction du Sud.

 

Montée sur une jument brune, élevée pour les longs trajets, Joria donnait ses dernières instructions au jeune milicien qui avait pris la relève à la Porte de Vesh.

 

"Donnez cette missive à un membre du temple de Tanil. Ils s’occuperont de vous rembourser cette monture. Je tâcherai de rendre ma piste facile à suivre. Demandez-leur d’hâter leur train, et, s’ils le peuvent, de trouver un des Renards. Cet homme devait porter en lui la malédiction de Belsameth."

 

"Un lycanthrope ?"

 

"Non, pire. Il semblerait que celui-ci descende d’un rongeur. Et les rongeurs sont rarement solitaires..."

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