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Kirla sortit de sa torpeur.

Des rayons solaires venaient de s’échouer contre ses paupières closes, et avaient dissipé cette brume rêveuse dans laquelle il errait. Il hésita entre se lever directement, et être sûr d’avoir un bol plein de baies, ou alors rester encore quelques instants à lézarder sur cette branche. Il reposa sa tête contre le coussin de feuilles, et referma ses yeux.

Une étrange sensation l’habitait encore, comme s’il n’était complètement éveillé... Plutôt, nuança-t-il intérieurement, comme si le rêve ne s’était pas encore entièrement dissipé et présentait sa part de réalité. Comme à chaque fois, de très brèves images demeuraient encore dans sa conscience, celles d’yeux noirs... Non, verts... Il ne savait plus vraiment... A part cette sensation de désespoir mêlée à la tyrannie, il ne restait rien.

Il fixa rapidement ses pensées sur l’Esprit - le Dieu des Aths -, et aussitôt s’évanouirent ses doutes. Finalement, il retira son drap feuillu, et se leva. Déjà sa nuit était oubliée, et il ne pensa plus qu’à son père et au chef de la tribu d’Älthwe, partis depuis une semaine, à la recherche d’un important troupeau de sangliers. Comme à chaque approche de l’hiver, une battue conséquente était réalisée pour fournir des vivres au clan avant des jours plus froids - en réalité la chasse apportait avec elle surtout une opportunité de fête, l’Esprit fournissait aux hôtes de la Loriath de la nourriture quel que soit la saison, car dans cette forêt le climat ne se montrait jamais très rude. Pourtant, cette année, la Loriath n’avait pas été aussi prodigue que les précédentes saisons, et des fruits, d’habitude nombreuses et vivaces, avaient pourries avant même d’être cueillies.

Kirla jeta un coup d’œil par une ouverture naturelle dans le tronc qui lui servait de chambre, et découvrit de jeunes cerfs s’amusant en courrant l’un après l’autre à toute vitesse dans la clairière. Il ne lui serait même pas venu à l’idée de les dépecer pour manger. Ces créatures, comme les chevaux et les très rares licornes - des créatures d’origine magique -, ainsi que de nombreuses autres plus petites, étaient des créations de l’Esprit et avaient toujours vécu en Loriath. Les elfes n’étaient qu’une peuplade parmi tous ces animaux, et ils vivaient en harmonie entre eux. La seule viande qu’un Ath se permettait de manger était les sangliers, ces immondes bêtes introduites par les hommes, ces êtres cruels et répugnants, en des temps lointains. Les phacochères étaient à leur image : dégoûtants et destructeurs, s’attaquant aux arbres les plus jeunes et défiant les plus vieux, perturbant même le pouls intérieur de la Loriath - ce dernier était créé par les foulées des créatures de l’Esprit ; depuis des siècles il était agité de soubresauts, témoin d’une discorde au sein même de ce monde.

Kirla rit légèrement lorsqu’un cerf un peu trop bravache se trouva monté par un elfe. La bête marqua son mécontentement d’un balancement de ses bois naissants, avant d’abdiquer et de mener l’Ath où il le désirait. Kirla s’éloigna finalement de ce spectacle merveilleux de la vie en Loriath, et commença à s’habiller. Encore jeune pour sa race - à peine deux cent ans - il était svelte mais d’une taille limitée au vu de celle des autres elfes, environ un mètre soixante-dix. Ses cheveux semblaient d’or, comme tous les Aths, et l’on aurait dit des rayons solaires venus s’attacher à un visage gracieux. Deux profonds saphirs ornaient ses pupilles ; toute la splendeur et l’orgueil des elfes pouvaient s’y lire. Mais il y subsistait encore l’éclat des Athis - les jeunes elfes - dont le moindre arbre escaladé ou bien le cerf récalcitrant rendu doux sont autant de sources d’une joie intarissable. Cette lumière se voilait pourtant de jour en jour à l’approche de l’âge adulte, bientôt sa jeunesse ne serait plus qu’un lointain souvenir. Kirla se trouvait ainsi à un âge intermédiaire, un palier de l’existence qui déterminait quel Ath il serait par la suite - chasseur ou bien cueilleur, soldat ou bien cuisinier... De nature timide et réservée - sûrement une conséquence de la mort de sa mère lors de son accouchement -, il ne possédait pas véritablement d’amis, et n’excellait pas dans le maniement de la dague et de l’arc comme tous ses congénères. Mais son cœur était pur, et il se savait prêt à se sacrifier pour le bien de la Loriath.

Une fois passés ses deux capes vertes, et un bas de chausse de la même couleur, il enfila prestement de fines bottes de cuir. Il finit de s’habiller en attachant sa ceinture, et en engageant dans les fourreaux deux dagues - une habitude prise dès la très tendre enfance.

Il sortit alors de sa couche et déambula dans les escaliers de l’Habitat : ce lieu avait toujours été et serait à jamais le seul foyer de la tribu d’Älthwe, et jamais il n’était venu à l’esprit des elfes de la baptiser d’un nouveau nom. L’Habitat était composé de cinq troncs imposants qui fusionnaient entre eux à une hauteur d’environ dix mètres. Au centre se trouvaient le salon, ainsi que la salle du conseil, où se réunissaient le chef Imladrik, ses gardes personnels et bien entendu ses conseillers et proches, parmi lesquels Kirtën, le père de Kirla, et meilleur ami d’Imladrik. Les branches, creuses, constituaient les couloirs, tandis que les nœuds réalisaient des chambres parfaites. L’Habitat s’étendait autant en longueur qu’en hauteur, car les troncs finissaient par se séparer à nouveau, et des escaliers naturels permettaient d’accéder aux étages supérieurs, réservés aux soldats, plus athlétiques, qu’une montée de cinquante mètres ne gênait pas outre mesure. L’ensemble était fort vaste, et pouvait abriter en son sein jusqu’à deux mille elfes, bien que présentement n’y vivaient que mille cinq cent. Aucun des habitants ne savait comment s’était créé un lieu aussi majestueux - et il n’était pas unique dans cette forêt, chaque tribu vivant en Loriath s’était établie en des endroits similaires - et finalement tous avaient convenu de l’hypothèse la plus vraisemblable : l’Esprit n’avait pas seulement créé des races par amour, mais sa bonté avait pourvu à chacune d’elle des foyers où prospérer. Certes la race des elfes n’était plus au sommet de sa puissance, comme des siècles auparavant, lorsque dans leur folie les hommes les avaient provoqués, mais ce peuple était fier de vivre en Loriath, et prêt à mourir plutôt que d’abandonner une parcelle de forêt aux mains putrides des humains.

Kirla sauta une série de marches, réalisa une rapide roulade et se trouva finalement dans le salon. Tout en longueur, la tribu dans sa globalité pouvait manger en même temps à la table naturelle. Ne s’y trouvait à cette heure qu’une centaine d’Aths, parmi lesquels son père ; ses cheveux étaient encore sales de sa semaine de chevauchée, et son visage boueux, mais Kirla ne pouvait s’y tromper. Heureux de son retour, il courut à sa rencontre et s’assit à ses côtés.

« - Père, vous les avez trouvés ? »

« - Oui fils. Et ils sont nombreux, très nombreux ! » Il sourit, ce qui craquela la terre séchée sur ses joues.

« - Alors nous passerons aisément l’hiver. »

« - Comme toujours. »

« - Quand chassez-vous ? »

Kirtën tendit la main et prit au passage d’un serveur un bol de baies.

« - Tiens, mange, tu auras besoin de forces ! »

Le regard de Kirla rebondit du bol jusqu’à son père, d’abord lentement, puis de plus en plus rapidement à mesure qu’il comprenait.

« - Tu veux dire que... » Il bégayait d’excitation, si bien que son père rit, avant de répliquer.

« - Bien entendu, tu as l’âge, il est temps que tu chasses. » Un très rapide voile noir couvrit ses yeux, et une larme apparut même au coin de ses yeux, mais son fils ne la vit pas. En effet, la première chasse au sanglier était un évènement capital dans la vie d’un elfe, et représentait l’entrée dans la vie adulte. Parfois des jeunes trop enthousiastes - ou justement trop jeunes et inexpérimentés - mourraient, mais ces accidents étaient rarissimes.

Kirtën jeta un regard en coin à son fils, occupé à dévorer les baies pour être au mieux de sa forme. S’il décédait, sa vie s’effondrerait. Kirla était à son goût l’être parfait, nul n’aurait pu plus convenir à ses rêves, et il avait du mal ne serait-ce qu’à accepter le risque de le perdre. Mais il le devait, sinon jamais son fils n’aurait une place au sein de leur société, et les métiers comme soldats lui seraient toujours refusés.

Finalement, après un soupir si faible que son fils ne l’entendit pas, il lui expliqua :

« - C’est pour cette après-midi. »

« - Si tôt » s’étonna Kirla. « Vous êtes partis pendant une semaine ! »

« - Ils étaient à l’opposé du lieu où on les a recherché. Althior... » marmonna dans sa barbe Kirtën. « Une importante troupe se masse proche - trop à mon goût, mais nous n’avons pas le choix - de l’orée de la forêt. Nous ne voulons pas qu’ils s’en rapprochent encore plus, même si je ne pense pas qu’ils le feront » ajouta-t-il en serrant les poings, sans pour autant expliquer la raison qui immobiliserait un troupeau. « A l’heure qu’il est, tout doit être prêt : nous avons demandé aux éclaireurs qui nous accompagnaient de construire un goulet ; en deux jours, il ont largement eu le temps de le réaliser !

Tu te souviens bien de toutes les leçons que je t’ai donné ? » finit-il par demander d’un ton brusque. Kirla opina, et son père ajouta : « Alors va vite te préparer. Vous passerez la nuit à chevaucher, et arriverez normalement à l’aurore en vue du troupeau. »

« - Tu ne viens pas ? »

« - Je ne pense pas, je n’ai pas l’endurance d’Imladrik. Une semaine à parcourir la Loriath me suffit grandement. » Il se leva et donna une tape dans le dos de son fils.

« - Sois fort ! »

Puis il s’éloigna en direction de sa couche.

Le reste de la matinée ne fut alors pour Kirla qu’une course éperdue contre le temps. Il lui avait semblé qu’il lui aurait suffit de dix minutes pour se préparer, mais au bout de deux heures il se trouvait encore à courir à droite à gauche, oubliant toujours quelque chose dans son empressement. Il était déjà passé par trois fois à l’entrepôt d’armes pour la chasse, situé à une extrémité de l’Habitat, et bien entendu, songea-t-il avec amertume, à l’opposé de sa chambre (alors que l’entrepôt pour la guerre, comble de l’ironie, jouxtait sa couche). Une première fois il avait prit un carquois, puis était reparti à sa chambre. Là il avait remarqué qu’avoir des flèches pourrait peut-être l’aider lors de la chasse, et était allé en chercher. Il était finalement descendu et avait sifflé Talik, le cheval qu’il était parvenu à dompter depuis des années déjà. Alors que sa monture sautait au-dessus d’un fourré d’acanthes et se rangeait à ses côtés, il sentit un manque contre son flanc. Ce ne fut qu’alors qu’il comprit qu’il manquait l’arc. Se maudissant et traitant de tous les noms possibles la salle si éloignée, il repartit en chercher un, tandis que son destrier s’éloignait d’un air désinvolte, mécontent d’avoir été dérangé pour rien. Il était généralement obéissant, mais capricieux, et il lui faudrait un certain temps pour le trouver désormais : il ne viendrait plus à sa demande.

Kirla remercia presque sa bonne étoile pour réussir à se ranger parmi les rangs des chasseurs avant que ceux-ci ne soient déjà partis depuis un certain temps. Lui qui avait compté passer le plus inaperçu possible, ses cheveux se hérissèrent lorsqu’Imladrik, juché sur un cheval et non sur sa licorne - chose étonnante compte tenu du lien unissant ces deux êtres, mais une semaine de chevauchée parvenait tout de même à affaiblir même une licorne ! - annonça d’une voix haute :

« - Tout le monde est enfin là. On peut donc enfin partir. Il est vrai que nous avons failli attendre. »

Sa monture s’ébroua de désapprobation, et il s’élança au trot. Kirla savait que la remarque n’était aucunement acerbe, et les quelques rires qui se firent entendre étaient tous amicaux - chacun était passé un jour par cette épreuve et ils se souvenaient à quel point ils avaient été fébriles. Pour autant, Kirla rougit jusqu’à la racine et chercha en vain à disparaître dans la crinière abondante de Talik, mais il n’y parvint pas - et ce ne fut pourtant pas faute d’essayer.

« - Serait-ce ta première chasse ? » demanda un chasseur, s’approchant de lui.

Kirla passa à toute allure dans sa tête les moyens qui lui permettraient de s’évanouir sous terre, mais comme il n’en trouva aucun, il se trouva forcé de répondre d’un ton qu’il força à rendre le plus sûr de lui - et ce fut donc avec une voix chevrotante qu’il acquiesça :

« - Effectivement. »

« - Je me nomme Iliaron » lui apprit l’elfe, faisant un signe en sa direction.

Kirla frémit, à l’idée des commérages qui pourraient naître sur sa maladresse et entacher son nom, puis se remémora que tous les elfes étaient dignes de confiances.

« - Kirla, enchanté. »

« - Tu sembles être légèrement paniqué. »

Certes les elfes étaient loyaux, mais Kirla ne se souvenait pas qu’ils puissent être autant sarcastiques. Il voulut répliquer, énervé, et finalement seul la vérité sortit de sa bouche :

« - Et ce n’est pas peu dire. »

Iliaron hocha la tête, et expliqua :

« - Nous l’avons tous été, il n’y a aucune honte à cela, au contraire. L’unique opprobre est de vouloir cacher sa faiblesse. »

Kirla remercia alors sa couardise qui l’avait empêché de trouver la force de mentir.

« - Je resterais prêt de toi » dit alors l’elfe d’un ton amical.

En d’autres temps, l’orgueil de Kirla aurait été blessé de devoir concéder son insuffisance, mais pas le jour de sa première chasse.

« - Merci beaucoup ! »

« - Mais je t’en prie ! » Sa voix devint alors plus sérieuse, et même mélancolique. « Dans mon cas, cela avait été un désastre... »

Il laissa tomber sa tête en arrière. Surpris par ce changement si subit dans l’attitude d’Iliaron, Kirla ne sut que répondre, et aurait à nouveau souhaité disparaître, mais pour des raisons bien différentes.

« - C’était mon meilleur ami... » se lamenta Iliaron. « Anéanti par les pourritures des hommes ! Depuis j’ai juré par vengeance de tuer tous les sangliers que je croiserais ! »

Kirla oublia alors toute compassion pour l’elfe et se sentit frappé de plein fouet par cette parole. Dans sa hâte, sa seule crainte avait été de ne pas être à la hauteur de son père, considéré tacitement comme le second chef de la tribu ; désormais il se sentait comme un cadavre en attente de la mort.

« - Je suis désolé » soupira finalement Iliaron, en découvrant le jeune elfe pris de convulsions dues à l’angoisse.

Kirla se força à inspirer fortement, puis éluda les excuses d’une voix rauque :

« - Ce n’est rien. »

Et pourtant c’était tout.

Ils restèrent ensuite silencieux durant des heures, tandis que tout autour d’eux s’excitaient les elfes au sujet du festin qui suivait à chaque fois la dernière chasse de l’année. En son for intérieur, Kirla espéra être des leurs, jamais les cuisses rôties devant lesquels ils bavaient d’envie habituellement ne lui avaient semblé si menaçantes.

Lorsque la nuit finit par tomber, l’excitation se calma peu à peu alors que tous se préparaient à une longue nuit de chevauchée. Le pas des montures n’était aucunement harassant, mais pendant une nuit, cela pouvait devenir irritant.

« - Si tu veux dormir, je guiderais ton cheval » lui apprit Iliaron.

C’était la première parole échangée depuis le début d’après-midi.

« - Jamais il ne m’est venu à l’idée de dormir sur Talik, je ne sais pas si j’y arriverais. »

« - Tu vas voir, il est simple de somnoler quand tu es fatigué. Demain une journée du... tu auras besoin de vigueur » corrigea-t-il.

Kirla se laissa finalement aller à des songes furtifs, ne parvenant jamais ni à s’endormir totalement, ni à se réveiller entièrement. Mais chaque fois qu’il ouvrait à moitié un œil, Iliaron était constamment à ses côtés.

Ce fut une tape qui le força à s’éveiller entièrement. Il tourna vers Iliaron ses yeux encore embués du sommeil qu’il n’avait pu avoir, et lut sur les lèvres qu’ils étaient proches. Alors il fut entièrement réveillé.

Imladrik s’approcha de chacun d’entre eux, et annonça à voix basse :

« - Chacun prend la position convenue. »

Kirla approuva lorsque le chef passa à ses côtés, avant de paniquer derechef. Comment pouvait-il donc connaître ce fameux plan, alors qu’il était arrivé en retard au regroupement ?

« - C’est quoi l’idée ? » souffla-t-il à Iliaron.

« - Tu restes avec moi, on prend de revers les sangliers et on les fait courir dans le goulot. Jurgas est avec nous. »

Ce nom ne dit rien à Kirla, mais au vu du ton empreint de respect pris par Iliaron, ce devait être un bon chasseur. En réalité, Jurgas n’était pas simplement excellent, il était le meilleur de la tribu, peut-être le meilleur de la Loriath d’ailleurs.

« - Une bête à tuer absolument, il paraît » annonça celui-ci en passant dans leur dos, vérifiant la corde de son arc. Alors que l’on aurait pu s’attendre d’un tel Ath une arme décorée et splendide, l’arc brillait par l’absence d’ornements. Jurgas était visiblement un elfe préférant l’efficacité à la beauté d’une arme. D’ailleurs, sa tenue sobre complétait cette impression.

Sur un signe discret de leur chef, les groupes se formèrent et chacun avança vers son objectif : une grande partie allait se placer de part et d’autre du goulet, environ deux cent elfes, tandis que cinquante autres s’apprêtaient à encercler le troupeau et à le diriger vers le piège.

A un moment donné il fut donné à Kirla l’opportunité de voir les silhouettes des sangliers, et pendant un instant il fut tétanisé à la vue des bêtes immobiles. La mort allait déferler sur elles, sans qu’aucune ne puisse en réchapper.

Une fois les positions prises derrière les troncs à proximité du troupeau, chacun discerna clairement les bêtes. Des marcassins dormaient paisiblement contre des laies, tandis que des ragots vantards gardaient l’arrière du troupeau. Au centre, des sangliers grattaient la terre, alors que d’autres faisaient des tours autour d’un attroupement. Alors chacun comprit ce qui nécessitait l’intervention de Jurgas : une femelle mettait bas dans une excavation - cela arrivait parfois à cette époque en raison du climat généreux de la Loriath. Tant que la femelle ne serait pas tuée, le troupeau resterait sur place et sa fureur serait périlleuse. D’ailleurs, maintenant qu’ils voyaient la laie, ils devinaient dans l’attitude de tous les sangliers de la méfiance, et de la rage.

« - C’est donc pour ça » murmura Jurgas.

Il se positionna, sortit son arc, et encocha une flèche de plus d’un mètre de long, à l’empennage absolument intact. Un elfe s’approcha de lui et souffla :

« - Ton tir sert de signal aux autres. Tâche de l’avoir. »

« Comme toujours. »

Il leva légèrement son arc. Kirla ne voyait absolument pas comment un archer, aussi bon soit-il, pouvait toucher une bête à plus de deux cent mètres, alors qu’une cinquantaine de sangliers se trouvaient amassés contre elle.

« - Ces sangliers qui tournent sont gênants. »

« - Althior » jura un des elfes.

« - Il me faut de la visibilité, là je ne peux rien faire ! »

« - Althior » pesta une deuxième voix, en veillant malgré l’injure à parler bas.

« - A trois » marqua finalement l’elfe aux côtés de Jurgas. Lorsqu’il rentra son premier doigt, tous les elfes encochèrent une flèche. Son deuxième fut le signal pour lever les arcs. A l’instant où son poing se referma, une volée de cinquante flèches s’élança dans les cieux.

Des grognements apeurés répondirent en écho à la mort empennée, et des marcassins vinrent se réfugier proche de leur mère lorsque les traits s’abattirent dans leur chair. Des sangliers se levèrent aussitôt et ceux qui tournaient cessèrent aussitôt leur manège pour tourner la tête en direction des agresseurs. Ce si bref instant fut suffisant pour Jurgas, dont la pointe vint se planter dans le flanc de la laie. Un grognement furieux du sanglier le plus imposant, sûrement le chef du troupeau, répondit. Cela cessa aussitôt lorsqu’un deuxième trait vint s’écraser dans ses yeux porcins.

« - C’est si simple » ricana presque Jurgas.

Une nouvelle volée s’éleva de tous fourrés, et les sangliers commencèrent alors à s’élancer à l’opposé, en direction du goulet - et de leur mort. Pourtant, les flèches qui s’abattaient qui de droite qui de gauche ne parvinrent pas à refroidir les ardeurs - bien que ça parvenait à en refroidir quelques uns - des quelques trop blessés pour fuir, ou bien simplement trop stupides. Ceux-là firent volte-face et chargèrent les elfes. Les Aths étaient habitués à ces réactions, et chacun prenait le temps d’ajuster sa cible avant de la tuer, à l’exception de deux d’entre eux : Jurgas, qui n’en avait même pas besoin, et Kirla, qui lui en aurait bien eu besoin. Un sanglier énorme - et qui ne faisait que grandir au fur et à mesure de son approchée - courrait à toute allure vers lui. Le premier trait de l’elfe était venu se planter aux pieds de la bête, le deuxième dans sa fourrure, ce qui ne fit qu’augmenter la rage de l’animal. Il déboulait sur lui et il n’avait pas la force de s’écarter. Ses jambes se dérobaient sous lui, si faibles, et pourtant bien trop pesantes pour le mener derrière un tronc.

Alors que le sanglier n’était plus qu’à une vingtaine de mètres, et qu’il distinguait parfaitement les naseaux fumants et les yeux dilatés par la rage, une étrange impression l’envahit. Il ne perçut plus le sol sous ses pieds, et se sentit exceptionnellement léger. Le temps semblait comme suspendu, alors qu’il voyait Le sanglier passer lentement sous lui, et devinait la présence d’une autre personne contre lui. Une félicité l’habitait à l’idée de survivre, déjà le sanglier ne représentait plus aucun danger.

La réception fut à l’inverse bien moins agréable, et le choc contre un tronc étourdit Kirla pendant un instant. Il cligna des yeux et découvrit Iliaron penché sur lui, suant. Lorsque ce dernier découvrit l’elfe vivant, il soupira et rit même. Heureux, il s’enquit :

« - Tu vas ? »

« - Mieux que jamais je ne l’ai été ! Merci ! »

Iliaron tendit sa main, et aida Kirla à se relever. Ils se serrèrent l’un contre l’autre, une certitude les habitant : désormais, entre eux, c’était à la vie à la mort !

« - Ca a été courageux de ta part ! »

« - Je le devais » annonça Iliaron, « je me le suis promis. Depuis deux cent ans, cela n’a été que mon but, que toi tu vives. »

Kirla fut surpris d’une telle parole, mais ne le montra pas. Il saisissait qu’après avoir perdu son meilleur ami lors d’une première chasse, on devait avoir envie de protéger toute une génération d’apprentis chasseurs.

« - Comment... » Il était sur le point d’ajouter : « fait-on maintenant », lorsqu’Iliaron l’interrompit, refoulant quelques sanglots :

« - Le sanglier me chargeait, exactement comme pour toi. Et mon ami s’est jeté devant moi, et s’est fait embrocher. Il s’est sacrifié pour que je vive. »

Kirla se sentit alors terriblement gêné. Il ne voulait aucunement forcer Iliaron à aller si loin dans ses confidences, et ce dernier n’avait nulle obligation à lui apprendre tant de choses. Mais il n’interrompit pas l’elfe, comprenant que d’une certaine façon parler de ce tragique épisode de sa vie libérait l’Ath d’un poids bien trop oppressant. Il écouta ainsi attentivement le récit complet que lui délivra Iliaron, et à la fin se sentit plus proche de cet elfe que de tous les autres, à l’exception de son père. Cet elfe venait de lui ouvrir son cœur sans crainte, comme à un ami ! Et désormais, ils l’étaient pour toujours !

« - Il faudra que tu m’apprennes à utiliser l’arc, et à rester calme » plaisanta au bout d’un moment Kirla.

« - Et oui, je ne serais pas toujours là » annonça d’un ton moqueur Iliaron. Sa voix s’éteignit dans sa gorge lorsqu’il leva les yeux au ciel.

S’inquiétant de ce brusque silence, Kirla demanda :

« - Qu’y a-t-il ? »

« - A sa cime cet arbre meurt. » Il regarda alentour, et surenchérit : « tous ces arbres semblent malades ! »

« - Sûrement la proximité avec les terres humaines ! » Kirla agita un bras à sa droite. En effet, par-delà des rangées disparates d’arbres se devinait la verdure de champs cultivés.

« - J’espère que les Gardiens Eternels de l’Esprit sont toujours aussi solides ! »

Les Gardiens étaient des arbres magiques qui poussaient à l’orée de la Loriath, protégeant la forée de toute intrusion ennemi. Leurs troncs étaient souples et pouvaient entraîner en une ronde infernale n’importe quel envahisseur, balayant les alentours de leur cime ; tandis que leurs branches étaient acérées et cisaillaient aussi bien l’air que la chair. Tant que ces statues d’écorce étaient en place et vifs, la Loriath ne courrait aucun risque !

Un soufflement de cor interrompit leur inspection des arbres : les sangliers qui s’étaient emboutis dans le goulet avaient enfin fini d’être tué, il fallait désormais ramener les carcasses jusqu’à l’Habitat.

Rapidement, chaque chasseur attacha des sangles autour de leur montures, qui ne bronchèrent pas, à la surprise de Kirla : jamais il n’avait sellé un cheval, et était étonné que des montures puissent supporter un harnais. Ensuite des treillis de toiles furent attachés, sur lesquels les elfes allaient amener les lourdes dépouilles. Des équarisseurs allaient de cadavres en cadavres et découpaient rapidement et avec des gestes experts les sangliers, tout en jetant tout ce qui était immangeable pour ne pas se surcharger. Pour les ragots et marcassins - plus petits - le corps était simplement attaché aux montures, et laissé à même le sol : en glissant dans le sens du poil, la résistance était faible.

Trois heures après, les quelques trois cent dépouilles étaient prêtes à être ramenées vers l’Habitat, et les elfes étaient impatients. Tous avaient en tête le festin proche, et plus tôt ils se mettraient en route, plus tôt ils pourraient déguster des mets succulents ! Cette fois, Kirla participa activement aux conversations, et se surprit à dire à Iliaron :

« - C’est pourtant bien stupide que de s’impatienter, cela rend le temps plus long. »

« - C’est toujours comme ça depuis l’aube des temps, il faut croire. »

« - Songe que nous avons les bêtes pour le festin. »

« - Et oui, mais qui à la faim veut les moyens ! Et nous ne les possédons pas » se moqua Iliaron. « Sans marmites et cuillères, tu ne peux rien faire »

« - Et tu oublies le cuisinier » ajouta Kirla.

« - Ca peut aussi être pratique pour avoir un festin, et non un ragoût fumant... »

« - ... cramé... »

« - ... dégoûtant... »

« - ... bon pour les hommes ! »

Ils éclatèrent alors de rire, et commença une nuit blanche où chaque elfe s’émerveillait des futurs plaisirs gustatifs. Personne ne parvint même à somnoler : le festin s’annonçait tellement faste que les estomacs gargouillèrent intensément avant leur future « hibernation » avec peu de nourriture pour se remplir.

Ils arrivèrent le lendemain midi vers l’Habitat, mais déjà une centaines d’Athi courraient autour des montures et piaillant à qui mieux mieux, simplement heureux. L’euphorie finit par gagner tous les membres de la tribu lorsqu’ils commencèrent à décharger les dépouilles dans la clairière, et des vieillards se mirent à déblatérer à qui voulait l’entendre les repas de leur enfance, quelques huit siècles auparavant. Les seuls, en fait, qui ne furent pas heureux furent les cuisiniers, qui faillirent tourner de l’œil lorsque chacun expliqua en détail ce qu’il désirait, et les serviteurs qui allaient devoir monter toutes ces dépouilles dans l’Habitat. Imladrik leur permit tout de même d’attendre le lendemain, en ce jour ils pouvaient se remplir la panse comme tout le monde.

La fête se finit tard dans la nuit, et ce ne fut qu’après de nombreuses danses et assiettées que les elfes se décidèrent à remonter dans l’Habitat. Leurs jambes étaient alourdies par l’excès de nourriture, et la plupart tombèrent dans une profonde léthargie avant même d’avoir atteint le salon - mais ils pouvaient être content d’avoir réussi à grimper jusqu’à l’Habitat, même s’ils avaient du se servir de l’échelle de corde. Quelques minutes plus tard, tous dormaient du sommeil du juste.

Dans l’ombre de la nuit se profilèrent des dizaines de formes sombres, qui s’approchaient furtivement de l’Habitat. Mais il n’y avait pas un elfe assez éveillé pour distinguer les reflets furtifs des lames.

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