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La Symphonie de Sonaruo, Premier Mouvement : le Murmure des Musiciens - Première Partie : Augez

Augez. Ici commence le récit, sur cette ile isolé au milieu du golfe du Morra, cette ile minuscule ou se dresse une cité inattendue. Galwyn Lornal, la vingtaine passée est l’assistant du Bibliothécaire du Monastère Oméritien, Grégoire. Voici la première apparition de ce personnage.

Une toile blanche était posée sur un chevalet si vétuste qu’il semblait à peine croyable que l’ensemble puisse tenir debout. D’autant plus surréaliste que le-dit chevalet se trouvait au sommet d’un pic démesuré battu par des vents d’une violence inouïe ! Mais par quel extraordinaire prodige le souffle phénoménal de la nature ne parvenait-il pas à faire basculer dans le vide ce ridicule petit ensemble ? Les morceaux de bois du chevalet ne semblaient pourtant pas enfoncés dans le sol. La toile elle-même n’était pas attachée aux boiseries. Absolument rien ne retenait ces objets fragiles d’une chute vertigineuse. Cet attirail d’artiste aurait dû s’envoler. Il devrait s’envoler, ce n’est pas possible.

Comment suis-je arrivé ici ?

Galwyn se posa la question sans y prêter vraiment attention. Elle était passée dans son esprit aussi vite qu’un messager concentré sur sa mission traversant un hameau.

Que font ici ce chevalet et cette toile ?

Le jeune homme essaya de s’approcher de l’objet, mais à peine eut-il esquissé un mouvement que le bleu azur du ciel, dans une immense vibration, vira à un noir impénétrable. Les mugissements du vent disparurent. Une nuit sans étoiles, une nuit dont le silence oppressant qui l’accompagnait la présentait comme éternelle, venait de tomber sur le monde.

Mais quel monde ? Ou suis-je ?

Encore une fois, la question fut seulement esquissée par l’esprit de Galwyn. Il se l’était posée, mais sa formulation lui paraissait si lointaine qu’il ne voyait pas d’intérêt à s’attarder sur ce murmure. D’autres préoccupations habitaient ses pensées devenues confuses par la brusque métamorphose de l’environnement : il ne distinguait plus la forme de la montagne, ni le sol sur lequel il marchait. Ni le chevalet. Les ténèbres avaient tout absorbé. Presque. La toile, lumineux carré blanc dans un océan de néant, était toujours visible. Elle paraissait flotter à quelques centimètres du sol.

Une forme parfaite. Quatre côtés égaux.

Mais ce n’est pas ça qui fait sa perfection, tu le sais.

Oui.

D’où vient sa perfection ?

Je ne sais pas.

Un soupir d’immense désespoir parut monter de la toile. Le blanc frémit, se voilà de gris, et un courant d’air glacé frappa Galwyn.

Si, tu le sais.

L’objet carré s’approcha du jeune homme comme s’il venait d’être poussé par derrière. Il semblait avancer sur des roulettes, lentement. Mais, s’avançait-il vraiment ? N’était-il pas plutôt en train de s’agrandir ?

D’où vient sa perfection ? Tu le sais, Galwyn.

Non.

Tu le sais ! Si tu le sais ! Dis-le !

Le soupir désespéré devint l’esquisse d’un cri de colère. Une nouvelle bouffée d’air, plus chaude. Plus violente. Furieuse.

Non. Je n le sais pas. Où-suis-je ? Qui es-tu ?

A qui poses-tu cette question ?

A toi.

Mais je suis déjà toi.

La toile arrêta sa marche en avant (ou son agrandissement ?) et un jet de lumière s’en échappa.

Cette lumière est pure.

L’éclat laiteux envahit le néant et s’y déversa avec douceur. Tout ce qui était sombre devint limpide.

Pure comme au premier jour de la création.

Quelle création ?

La création continue. La création qui n’a jamais commencé. La création qui ne prendra jamais fin.

Nouveau silence. Au loin, les bruits d’un battement de coeur commençaient à résonner.

Que perçois-tu ?

Je ne sais pas.

Le rythme s’amplifiait avec la régularité d’un métronome et la puissance d’une marée montante.

Tu es dans la toile à présent. Perçois. Tu es la toile.

Les ténèbres se déversèrent à nouveau sur le monde. Par petites touches d’abord, comme une pluie d’orage au début de sa chute. Puis tout se précipita. La vitesse de la transformation laissa Galwyn totalement désorienté jusqu’à ce que la lumière reprenne sa forme initiale devant lui.

La toile.

La toile dont le carré rassurait le jeune homme par sa stabilité. Tout autour - autour de quoi ? -, les battements de coeur atteignaient une intensité impressionnante. Puissants comme une armée avant la bataille. Majestueux comme un prince lors de son couronnement. Sereins comme les paroles d’un grand sage.

Tu ne comprends pas, Galwyn. Tu ne comprends pas.

Les battements s’accélérèrent. Au même rythme, un liquide rouge et poisseux sortait de l’intérieur de la toile et à s’étalait sur elle.

Tu ne comprends pas. Tu ne comprends pas !

Le son immense et précipité qu’était devenu ce coeur phénoménal se transforma en une horrible cacophonie. Lorsqu’il explosa en une gerbe de sonorités stridentes, le rouge absorbait définitivement toute trace du blanc.

Il te faudra le comprendre, pourtant.

Comprendre ?

La vie a besoin de tuer la pureté pour s’exprimer.

Une odeur infecte de putréfaction envahit les sens du jeune homme. Le carré rouge commença à se fendre par le milieu en suivant une ligne discontinue . Des milliers de morceaux écarlates, autant de lames de poignards, volèrent en sa direction lorsqu’il se brisa. Le jeune homme voulut crier, mais sa bouche ne s’ouvrit pas. Il voulut marcher, mais ses jambes étaient enfermées dans un étau. Il essaya dans un dernier réflexe de lever les mains pour se protéger, mais ses bras étaient fondus à l’intérieur de sa poitrine.

Réveille-toi, Galwyn ! Vite ! Réveille-toi !

Il reconnaissait cette voix qui résonnait dans sa tête. Elle était sienne. Tout comme ce monde incohérent et dantesque. Un hurlement strident accompagna cette constatation et le jeune homme se sentit chuter lorsqu’il se rendit enfin compte de son état.

Je suis en train de rêver.

Ses perceptions se brouillèrent. Des couleurs défilaient, accompagnée d’un fracas assourdissant. Noir. Rouge. Gris. Blanc. Puis le vacarme s’apaisa. Un court instant de perplexité lui fit perdre la notion du temps alors que ses premières sensations physiques revenaient. Il sentit d’abord l’air passer dans ses poumons. Frais. L’air était frais. Le sang battait ses tempes. Chaud. Il sentait que le sang était chaud. A nouveau l’air entrait en lui. Pas frais. Froid. Nous sommes en hiver . Un battement de coeur. Chaud. Mon corps est au chaud. Je suis dans mon lit . Sa peau fit chair de poule et ses muscles engourdis fourmillaient alors qu’il essaya de bouger ses bras. Dans mon lit à Augez. Il perçut ensuite la température anormalement basse de ses pieds et de ses mains, puis la sueur toute aussi glacée qui collait son corps à ses vêtements de nuit. L’air, frais. Le coeur, chaud. Ces deux rythmes parallèles le rassurèrent. Mais il lui fallut ouvrir les yeux pour se sentir définitivement évadé de ses pays intérieurs.

Devant lui, toujours la même image, toujours le même plafond. Au réveil, il ne se rappelait pas avoir eu une autre vision que celle de ces vieilles poutres basses et sombres. Pourtant, ses yeux avaient bien connu un autre toit en ces temps ou il ne se connaissait pas lui-même. A quoi ressemblaient les boiseries de la chambre où sa mère lui avait donné naissance ? Avaient-elles été aussi rassurantes à revoir tous les matins pour elle que celles-ci l’étaient pour lui ?

Galwyn se posait les mêmes questions à chaque fois qu’il émergeait du sommeil. Quel que soit la teneur du rêve qui précédait. C’était devenu un automatisme de son esprit qu’il n’essayait plus de contrôler. Enfin, seulement depuis qu’il avait cessé d’essayer de répondre à ces interrogations.

« Laisse les questions résonner dans l’infini. » lui avait dit Grégoire. « Laisse-les partir d’elles-mêmes à la recherche de leurs réponses. Tu ne dois pas suivre tes points d’interrogations dans l’inconnu, leur destination naturelle, si tu ne veux pas risquer de te perdre avec eux. Car si tu décides de pénétrer dans ce labyrinthe infernal, lorsque tes questions reviendront chargées de certitudes, ou seras-tu ? Qui seras-tu ? Un homme abandonné par lui-même. Un être qui a préféré s’oublier dans ses errances. Une pauvre créature égarée au milieu d’une forêt qu’elle ne connaissait pas. Galwyn, tu dois te préparer à recevoir les réponses et non pas partir à leur recherche. Une fois qu’une question est lancée aux quatre vents, laisse-là faire son oeuvre toute seule. Tu dois te concentrer sur la construction de ton univers intérieur, de ta vie, et de ta personnalité. C’est la seule façon de se préparer à reconnaître les réponses que tu demandais quand elles arriveront. »

Grégoire. C’est en se remémorant ces phrases que Galwyn entreprit de remonter ses draps jusque sous son menton. Sa chambre ne possédait pas de cheminée. L’humidité glaciale de l’hiver n’avait pas trop de peine à se frayer un chemin entre les murs, du moins si aucun feu ne chauffait à proximité. Mais le foyer de la cuisine, toujours allumé en cette saison, n’offrait ses faveurs qu’à la seule chambre de Sarhen, dont les murs étaient contigus à la pièce principale. Alitée depuis plus d’un mois, la vieille femme était la seule personne de la maisonnée à avoir réellement besoin de la rassurante température. Elle se mourrait. Elgar Erchadouel, le maître-guérisseur, avait déclaré hier soir qu’elle serait certainement passée « dans les bras de notre éternel seigneur » au début du printemps. Quarante jours. Mais bien avant que soigneur ne fasse ses prévisions, Galwyn savait que sa vieille nourrice allait « stopper bientôt l’aimable comédie », comme elle aimait à le dire, autrefois. Quand elle pouvait parler. Les quatre décades promises par Elgar n’étaient que l’une des formes de la politesse du médecin.

« Politesse hypocrite » aurait dit Grégoire.

« Quand je me préparerais à m’en aller raconter mes pêchés à ce foutu rigolo qui pisse dans les nuages, tu le sauras tout de suite. Mais attention, je te dirais rien concrètement ! Ce sera à toi de comprendre ! D’abord je n’essayerais plus de faire prendre conscience à ton père de la gravité de sa situation mentale. Quand j’arrêterais d’essayer de le secouer, ce sera vraiment le prélude de ma dernière musique. Tu peux en être sur. Deuxième étape. Je n’irais plus discutailler toute la matinée avec cette petite parvenue de Madame Mairyda. Là, les mouvements de ma symphonie seront sacrément bien avancés. Enfin, quand j’arrêterais de vouloir te prouver que ton foutu Grégoire est un sacré coquin, tu sauras que ma chansonnette existentielle approchera de son dernier couplet. Je ne laisserais pas ma mort te surprendre. Elle viendra doucement. Je le sens. »

Tout s’était passé comme elle l’avait dit. Pour son père. Pour Madame Mairyda. Et à propos de Grégoire. Elle n’en parla plus. Progressivement.

C’est en soupirant que Galwyn tourna son visage vers le mur placé à l’est. Là, à hauteur d’un torse humain, s’ouvrait une fenêtre sans rideaux ni volets. La lune était pleine et frappait la modeste ouverture de sa luminescence blanchâtre. Malgré la petite taille du carreau, la lumière éclairait assez bien les lieux pour permettre au jeune homme de visualiser la sobriété de sa chambre. Un grand coffre. Une petite table d’écriture. Une chaise en bois placée au dessous de la fenêtre. Coincé dans un angle, une autre table, plus petite. Un plat en terre cuite qu’il avait rempli d’eau hier soir y était posé. Au-dessus, un miroir. Placé contre le mur, il laissait distinguer le reflet de la porte qui lui faisait face. Ce relatif dénuement matériel n’était pas dû à une situation financière difficile. Grégoire donnait chaque semaine au jeune homme assez d’argent pour qu’il puisse se permettre certaines fantaisies , s’il le voulait. Mais Galwyn n’aimait pas ce que l’on entendait par ce mot.

« Aussi austère que peut l’être une chambre de moine ! » pestait Sarhen à l’époque ou elle pouvait encore le faire. « Ton père me rend folle avec son bazar, toi, tu me rends triste avec ta propreté. A presque vingt ans ! Ce n’est pas normal d’être aussi peu extravagant ! Vingt ans ! »

Contrairement à Errion, Galwyn n’avait jamais aimé s’embarrasser de tout ce qui ne n’était pas nécessaire à ses activités. Grégoire lui donnait son salaire d’assistant-bibliothécaire depuis ses seize ans, jamais il n’avait utilisé ses sous pour d’autres achats que des denrées alimentaires, de l’encre, de feuilles et, à l’occasion, de divers objets utiles à la vie quotidienne. En cinq années, le jeune homme a placé de côté une somme capable de l’aider à commencer une nouvelle vie loin de l’île d’Augez. Au grand dam de Sarhen, il n’avait jamais eu envie de départ.

« Et que feras-tu sur ce rocher perdu au milieu de l’eau ? Il n’y a que des moines, des artistes, des bourgeois, et des fous ! Ne me dis quand-même pas que tu vas rester toute ta vie fourré dans ces livres. Foutu Grégoire. Il t’a bien attrapé va ! Comme ton père ! »

Ma pauvre Sarhen . Galwyn voulait s’accrocher à d’autres souvenirs, mais aucun n’émergea dans son esprit. Lentement, les images du rêve se remettaient en place. Vas le noter avant de l’oublier . Un temps, il voulut chasser les sensations renaissantes de ce songe. La caresse glacée de l’angoisse qu’il avait ressenti restait à la lisière de sa conscience. Il se sentait oppressé rien qu’à l’idée de devoir concentrer son esprit sur ce souvenir. Vas-y. Cette désagréable impression ne disparaîtra définitivement qu’au moment ou tu l’auras rajoutée à tes notes. Tu le sais. Sous les conseils de Grégoire, Galwyn avait pris l’habitude d’écrire en mots-clefs les thématiques principales de sa vie onirique. Se remémorer des visions et sensations qui s’évaporait généralement si vite l’aidait à appréhender d’une nouvelle manière les évènements de sa propre existence. Transformer ses expériences en mots l’aider à se détacher des sensations suscitées par les rêves pour analyser ces derniers avec sérénité. L’encre absorbait les émotions, les gardant prisonnières de la feuille. L’esprit pouvait ainsi réfléchir sans filtre à ce qu’il avait vécu. Ainsi l’expliquait Grégoire.

« Pour interpréter un rêve, seuls comptent les détails. Si tu me dis avoir rêvé d’un bateau -par exemple- ce n’est pas suffisant. Il faut que tu apprennes à te souvenir de la petite chose qui différence ce bateau de celui du monde réel. Quelle est sa couleur, sa façon de se déplacer, sa taille, qui le gouverne... Flotte-t’il ? Vole t’il ? Le rêve est un langage qui ne se comprend correctement que dans l’étude de ses particularités. Attarde-toi sur l’insignifiant apparent de ces mondes chimériques qui ne cessent de mettre en avant le grand-guignolesque. Tu auras la clef de très étonnantes compréhensions .  ».

Galwyn n’avait pas trop su comment interpréter le sourire presque ironique qui fleurit ensuite sur les lèvres du bibliothécaire. La propension de Grégoire à suggérer de mystérieuses possibilités à ses mots était l’un des seuls défauts qu’il lui trouvait. Galwyn avait si idéalisé le vieil érudit, lorsqu’il était plus jeune, que la simple idée de chercher des sournoiseries dans ses non-dits le révulsait. Même lorsqu’il se montrait dur dans ses propos, il ne pouvait se résoudre à y voir autre chose qu’une forme plus mordante de sa philosophie.

Le grincement soudain d’une porte poussée avec discrétion suivi d’un petit miaulement doux dévia l’attention du jeune homme vers des réalités plus immédiates. Galwyn se redressa sur ses coudes juste au moment ou Pochus le rejoignait d’un bond sur le lit. Le chat noir aux yeux d’or cogna sa tête sur son visage avant de lui passer sa fourrure sous le nez.

Il est déjà six heures ? Un ronronnement sonore répondit à ses pensées. Où les chats ont-ils leur horloge . La tête ou l’estomac ?

Pochus vivait avec la famille Lornal depuis presque dix années. Galwyn se souvenait de Sarhen qui se présenta un matin, au retour du marché, avec une petite créature chétive, effrayée et affamée trouvée devant la maison.

« Monsieur Errion, vous comprenez, j’ai pensé que ça ferait une bonne expérience au petit que d’entretenir une relation avec un animal. » Sarhen estimait toujours qu’il fallait justifier ses choix aux yeux de celui qu’elle considérait encore à l’époque comme étant « le maître de la maison ». Galwyn ne se remettait pas les mots peu concernés que ce dernier avait répondu, avant de repartir d’un pas traînant vers son atelier. Par contre, il se rappelait avoir compris à ce moment là que l’esprit de son père était en train de fuir vers des terres ou personne ne pourrait jamais le suivre.

Et il n’en est toujours pas revenu.

« Miaow ? » questionna Pochus. L’animal s’était planté face au visage de l’humain, et ses pupilles rondes brillaient d’un éclat fascinant dans cette semi-obscurité.

Il ne fallut pas plus d’une minute au jeune homme pour se lever et passer l’un de ses vêtements habituels, un pantalon et une tunique de lin au coloris uni gris anthracite. Calculant ensuite le temps interminable que lui prendrait la mise de ses chausses (leurs liens entrecroisés jusqu’aux genoux étant fastidieux à enfiler), il resta pieds nus, mais regretta aussitôt cette décision lorsqu’un froid glacial lui engourdit le bas des jambes. Qu’importe, il n’avait que trop attendu pour écrire les mots de son rêve. Plus de temps à laisser filer en réflexions s’il je veux encore capter les restes du songe . Déjà son souvenir s’effilochait au milieu d’autres pensées ! Le chat minaudant collé aux mollets, Galwyn se dirigea vers sa table d’écriture, devant laquelle il s’assit. Il attrapa dans une petite boite en chêne l’une des allumettes fabriquées par les moines : un bâtonnet de pin imprégné de soufre qui, frotté sur un étrange grattoir à la composition gardée secrète par les religieux, s’enflammait. Il put allumer une chandelle en suif dont il émana d’abord une petite lumière tremblotante qui semblait donner vie aux objets environnants ; puis d’une fumée noirâtre dont l’odeur désagréable lui rappela avec regret combien les bougies en cire du monastère, bien plus efficaces et agréables aux sens. D’un tiroir, il prit une feuille vierge, un petit coffret, et une fiole de verre contenant un liquide sombre et épais. L’odeur profonde d’une encre de bonne qualité titilla ses narines lorsqu’il ouvrit ce dernier. Du coffret il sortit avec respect une plume pourtant banale, qu’il trempa sans tarder dans ce que Grégoire nommait « le sang de l’écriture ». Il ne put s’empêcher de penser au bibliothécaire durant un moment très particulier aux yeux du vieil homme : le silence qui suivait le bruit de la plume plongée dans l’encrier, et précédait le son ronronnant de la pointe du stylet traçant les premiers signes sur le parchemin. « Solennel. » disait Grégoire avec révérence.

« Ma main est suspendue par un présent éternel. Il lui est impossible de ne pas aller au bout de son mouvement. L’inévitable est en branle, il s’apprête à se fondre dans la matière par l’intermédiaire de ma main, de la plume, de l’encre et de la page. Ce silence, Galwyn, est le silence le plus puissant du monde. Le silence avant la création. »

Grégoire avait toujours eu l’art d’allier la verve à la sagesse. Avec subtilité.

« La sagesse ! ».

Sarhen, qui avait croisé une dizaine de fois le vieil homme, s’était forgée un avis très virulent sur sa personnalité.

« C’est un hypocrite. Un faux. Un fourbe déguisé en vieux maître protecteur. Je n’ai jamais pu le sentir. Ses bons mots dégoûlinants sont une façon de flatter des hommes tels que toi ou ton père, des hommes sensibles à ces questions existentielles qui finissent par empêcher de vivre ceux qui les portent. Je suis sure que Grégoire te manipule, exactement de quelle manière il a manipulé ton père. Il suffit de voir comment il s’est rendu indispensable à vos vies ! Sans lui, tu n’aurais rien ici, tout comme ton père autrefois. Mais sans lui, ton père ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. »

Ce type de critiques, Galwyn les avait souvent entendues, mais elles s’étaient répétées plus régulièrement depuis l’année mille-neuf-cent-neuf, durant laquelle le jeune homme devint « officiellement » le secrétaire personnel de Grégoire à la bibliothèque. Galwyn essayait de n’y prêter qu’une attention distraite, car il appréciait beaucoup Grégoire, mais ces discutions à sens unique se terminant toujours par des crises de larmes du côté de la vieille femme, il se voyait contraint d’abonder en son sens pour ne pas la laisser se noyer de tristesse.

Hypocrite.

« Ah ! S’il n’était pas là ce foutu Grégoire, ton père serait certainement revenu à Sharez. Et Argant lui aurait pardonné, j’en suis sur ! Et tu aurais pu grandir à côté de tes grands-parents. Ils t’auraient sûrement parlé de ta mère beaucoup mieux que je ne le fais moi-même avec mes pauvres mots d’inculte. Oh oui ! S’il n’avait pas été là ! »

Pauvre Sarhen ! Elle avait passé les vingt dernières années de son existence sur une île minuscule perdue dans du golfe du Morra, à vivre au milieu de quatre petites pièces sous-louées à un couple de vieux bourgeois, les Mairyda.

« Et tout ça pour s’occuper pendant douze ans des taches ménagères d’un homme désordonné comme le chaos originel et d’un nourrisson braillard comme pas deux ; puis, les huit autres années, d’un homme rigide comme la pierre et d’un malade mental aussi dérangé qu’on peut l’être ! Moi aussi j’avais une vie ! Moi aussi ! Mais qui y pensé hein ?! Sûrement pas ton grand-père quand il m’a envoyé sur ce roc avec toi dans les bras, aussi gros qu’un melon. »

La vieille femme s’était écroulée d’une immense fatigue nerveuse il y a un an ; quelques jours après s’être embarquée dans cette diatribe que Galwyn n’avait, sur le moment, pas su à quoi attribuer. Ce fut Grégoire qui lui en apprit la raison la plus probable : Argant Tedour, son grand-père maternel, venait de mourir à Sharez. Sarhen lui ayant toujours présenté cet homme sous des aspects bien peu glorieux, Galwyn ne se sentit pas bouleversé par la nouvelle. D’autant plus que Argant n’avait jamais voulu voir son petit-fils, alors qu’un bateau dont il était le propriétaire assurait quotidiennement la liaison entre Augez et Sharez. Sarhen avait travaillé pour cet homme quarante années. Gouvernante de ses enfants, puis cuisinière. Cette période -disait Grégoire- fut la plus belle de sa vie. Le décès d’Argant représenterait donc à ses yeux la mort symbolique d’un âge dorée.

« Elle n’est pas triste pour l’homme. Elle l’exécrait depuis ta naissance. »

La mère de Galwyn, Enora, respirait ses dernières bouffées au moment même ou son fils aspirait ses premières. Errion ne supporta pas cette disparition. Il s’enfuit avant même de savoir si son enfant allait survivre et ne revint jamais. Argant Tedour engagea des enquêteurs pour retrouver sa trace ; ce qui fut fait trois mois plus tard à Augez, dans le monastère oméritien ou Errion voulait rentrer. En l’apprenant, il entra dans une colère si grande qu’il décida sur le champ d’envoyer son petit fils vivre sur l’île avec son père.

« Que celui qui l’a fait s’en occupe ! »

Sarhen le lui avait souvent répété. Elle qui, devenue nourrice du bébé, s’opposa vivement à la décision de son patron. Argant resta inflexible. Devant la désapprobation véhémente de son employée, il la renvoya, lui « suggérant » de mener elle-même Galwyn dans les bras d’Errion et « de s’assurer qu’il y reste, pour son bien être ».

« Miaow. »

« Oui. Attends, je dois noter mon rêve. »

Le mot. Tout part du mot. Juste un mot et tu as la porte, le chemin, et le monde. N’écris que des mots quand tu cherches à comprendre.

Et les mots jaillirent d’un trait impulsif.

Chevalet. Toile. Blanc. Vent. Montagne. Force inébranlable. Ciel bleu. Ciel Noir. Toile. Blanc. Carré. Perfection ? Lumière. Pureté ? Coeur. Puissance sourde. Rouge. Pureté. Mort. Mort de la pureté. Toile rouge. Toile brisée. Compréhension ?

Son rêve pouvait-il vraiment se réduire à ces simples mots ? Malgré les discours de Grégoire, il avait du mal à y croire. Parfois. En se relisant, Galwyn trouva sa « prose » en tout points semblable aux notions désordonnées qui sortaient régulièrement de la bouche de son père. Quand il parlait, ce qui était de plus en plus rare. Galwyn préféra ne pas s’attarder sur ses notes maintenant. Il les emporterait à la bibliothèque et pourrait en discuter sereinement avec Grégoire quand l’occasion se présenterait. Nul doute que le bibliothécaire saurait ouvrir des pistes de réflexions encore voilées. Comme toujours. Galwyn alla s’asperger plusieurs fois le visage avec l’eau glacée que contenait sa cuvette de terre cuite. Il frotta énergiquement ses joues piquantes d’une barbe de trois jours, puis plaqua ses cheveux en arrière en les mouillant. Les innombrables ondulations de ses mèches rebelles ne lui permettait pas d’avoir d’autres espoirs que d’habitude : cette coiffure n’allait pas finir la journée. Qu’importe , soupira-t’il en devinant ses traits dans l’image claire-obscure que lui renvoyait le miroir, on ne peut pas obliger la nature à se plier à nos exigences .

Pochus suivit Galwyn lorsqu’il sortit de la pièce bougeoir en main. Dans le couloir, le jeune homme remarqua sans s’en étonner la lueur clignotante qui passait par intermittence sous la porte de l’atelier de son père. Il s’y était enfermé à clef depuis hier soir. Il lui arrivait de passer trois jours sans en sortir ni presque dormir. Les nuits blanches lui étaient aussi communes que les errances mentales. Il doit être endormi, assis devant son chevalet en maudissant silencieusement tous les dieux du monde de ne venir pas l’aider « sa quête de compréhension » ! Depuis combien de temps Galwyn n’avait-il pas entendu son père parler d’autre chose que « sa mission », de sa « grande tache », ou de sa « vérité à révéler » ?

Sa folie !

Le sol craqua lorsque le jeune homme avança ses pieds nus sur les planches. Il trouva ce contact avec le bois, tout comme le son qui l’accompagnait, agréablement rassurant. En passant devant la chambre de Sarhen il voulut s’arrêter pour un coup d’oeil furtif. Mais les miaulements empressés de Pochus lui firent abandonner cette idée. Il passa dans la cuisine. Une épaisse table rectangulaire en bois sombre, et deux bancs tout aussi lourds placé sur ses plus longs côtés, occupait le centre de la pièce. Juste derrière, encadrée à droite par une fenêtre basse, et à gauche par un grand placard touchant le plafond, s’ouvrait la gueule béante d’une imposante cheminée. Un feu épuisé y soupirait de fatigue sous des braises rougeoyantes. Quelques nouvelles bûches et de grands coups de soufflet le tirèrent de sa léthargie et la température monta un peu. La vue des flammes renaissantes accompagnée d’un doux crépitement sembla attiser la faim de Pochus, qui miaulait sur des sonorités fort aiguës pour un chat approchant de sa dixième année. Le félin noir nourri, Galwyn alla ouvrir les volets des deux fenêtres, jetant au passage un oeil sur la silencieuse passation de pouvoir entre la lumière lunaire et l’aube naissante. Devant un froid glacial atrocement sublimé par l’air humide de la mer, le jeune homme ne s’attarda pas longtemps sur sa contemplation. Il rentra dans la cuisine se préparer son petit déjeuner. Trois tranches d’un gros pain rond grillées devant le feu puis tartinées du beurre salé local suffirent à son appétit.

Comme d’habitude.

Et c’est également l’habitude qui faillit lui faire préparer un repas pour Sarhen. Mais la vieille femme ne pouvait plus rien avaler depuis trois jours. Même la bonne des Mairyda, qui s’occupait de la malade lorsque Galwyn était à la bibliothèque, n’avait pas réussi à lui faire digérer quelque chose.

« M’est avis que c’est bientôt la fin m’sieur Galwyn. » avait-elle lancée hier soir au jeune homme. « Je veux bien continuer à m’en occuper pendant que vous êtes pas là, mais faut plus vous faire d’illusions. »

Galwyn eut pourtant encore l’illusion de la trouver endormie en allant ouvrir la porte de sa chambre. Il se surprit à imaginer que le grincement la réveillerait. Mais la variété d’odeurs aigres qui vinrent à l’assaut de ses narines lui firent l’effet d’une claque. La chambre de Sarhen, malgré des nettoyages et aérations quotidiennes, sentait déjà la mort . Pas la mort apaisée des cryptes, mais celle, affreuse, de la putréfaction du vivant. Galwyn déposa son bougeoir sur une petite table de nuit. Il contourna le lit pour aller entre-ouvrir légèrement le rideau qu’il avait lui-même placé ici depuis la maladie de la vieille femme. Cette pièce ne possédait pas de volet et la fenêtre se réduisait aussi à de très petites proportions. Il fit mine de s’attarder à arranger les quelques faux plis du tissu pour éviter la vision qui l’attendait, mais l’abominable sifflement rauque et irrégulier qui venait de derrière lui était difficilement inaudible. Il pesta devant son attitude déplacée et se tourna. Sarhen avait la bouche à demi-ouverte. Elle émettait de temps à autre un râle sinistre qui s’échappait entre des lèvres boursouflés par d’immondes croûtes noires. Autrefois si rond, son visage s’était réduit à la proportion d’un crâne. Ses joues vides donnaient un relief pointu à ses pommettes jadis rebondies et roses. Dix jours que le vieille femme avait sombré dans ce coma ! Dix jours perçus comme de longues semaines par l’esprit de Galwyn ! A la lueur cumulée de l’aube naissante et de la flamme qu’il avait apporté, il put constater que la peau tirait maintenant vers une tonalité violette des plus effrayantes. Il ne s’attarda pas trop sur ce visage autrefois si pétillant, ni sur ces long cheveux gris collés au crâne par une sueur dont même le savon n’enlevait pas l’odeur Et ces yeux grands ouverts et fixes ! Il détourna la tête, avala sa salive et approcha finalement une chaise du lit. Il souleva les couvertures malgré l’odeur insupportable et, sans jamais la regarder, prit une main moite et inerte dans les siennes. Ce contact le pétrifia d’angoisse. Combien de fois ces gros doigts enthousiastes lui avaient-ils ébouriffé les cheveux ?

« Sarhen. »

Il lui pressa la main. Elle ne répondit pas. Hier encore, une énergie infime semblait couler au creux de cette paume. Aujourd’hui, à la froide étreinte de la mort prochaine s’ajoutait l’absence du courant de la vie.

« Nous sommes au matin du huitième jour de la quatrième décade de l’hiver, en l’année mille-neuf-cent quatorze. Il doit être un peu plus de six heures et demi. Le soleil se lève à peine. J’ai pu voir que le ciel était dégagé, ce qui nous promet beaucoup de vent pour la soirée. » Ses lèvres bafouillèrent. « Mais ce sera une belle journée. Comme d’habitude, je me suis réveillé très tôt. Je ne vais pas tarder à aller à la bibliothèque. Je crois que frère Ascelus a besoin de moi pour classer de vieux parchemins. Et puis Grégoire aussi bien sûr. J’archive sa correspondance tu sais. C’est un travail qui me prend beaucoup de temps vu le nombre incroyable de lettres qu’il reçoit de Sonaruo tout entier, ou presque ! Tu verrais cela, c’est impressionnant. Hier une missive est même arrivée avec le sceau officiel des Griméniévon. Les Griméniévon ! Tu te rends compte ? »

Il se forçait à lui parler. Un peu tous les jours. Même si elle ne pouvait plus l’entendre.

Du moins avec ses oreilles. N’est-ce pas ? N’est-ce pas Sarhen ? Tu m’entends ?

« Galwyn, tu es d’une invraisemblable puérilité. »

La voix dure de Grégoire le frappait encore.

« La mort est un moment de l’existence qui ne peut se vivre que dans la solitude. Tant pour le mourant que pour ses proches. Tes pensées apitoyées détruisent ton bon sens. N’ai pas l’indécence de vouloir rester toute la journée auprès de quelqu’un qui ne peut même pas se rendre compte de ta présence, aussi grand soit l’amour que tu lui portes. » lui avait-il dit.

« L’indécence me semblerait plutôt être du côté de l’indifférence. Je la laisse agoniser aux milieux des relents putrides de sa chambre ! Seule. Vous vous rendez compte ? Ma nourrice ! Ma seconde mère ! ».

Grégoire frappa son bureau du plat de la main.

« Mais que veux-tu faire au juste ? Rester à ses côtés toute la journée ? Lui nettoyer le derrière chaque heure en murmurant à son oreille des mots doux qu’elle ne comprend même plus ? Te lamenter de la souffrance que ta mort se cause à longueur de temps ? »

« Grégoire ! »

« Qu’est-ce qui te choque dans mes mots ? As-tu peur de ta propre image ? Serais-tu si réfractaire à l’idée que tu ne peux plus rien faire pour sauver Sarhen ? »

Il considéra son assistant. Tête baissé, il se mordait la lèvre inférieure pour ne pas éclater en sanglots.

« Tu souffres parce que tu as peur. Tu as peur parce que tu n’as jamais connu la mort, du moins cette mort là, celle qui frappe des êtres proches. Je t’en ai abondamment parlé, pourtant. Je croyais que tu serais prêt. »

Il s’arrêta de parler quand qu’une larme coulait sur les joues de son assistant.

« Galwyn, je ne cherche pas à te séparer de ta tristesse. Ni à l’exacerber d’ailleurs. C’est un sentiment légitime qu’il ne faut pas chercher à combattre à moins de mettre en branle son équilibre intérieur. »

Il le fixait mais le jeune homme évitait son regard, obstinément rivé ailleurs.

« Mais tristesse n’est pas folie de l’âme. Tristesse n’est aveuglement du coeur. Tristesse n’est pas étouffement de l’esprit par des illusions candides ! Je t’ai mis en garde, déjà. »

Il s’arrêta et attendit une réaction. Qui ne vint pas.

« La tristesse est une pluie qui tombe dans ton monde intérieur. Pour ne pas détruire le monde, la pluie -comme la tristesse- se doit d’être sereine. Un vivant qui a l’horrible voyeurisme d’assister à l’agonie des gens qu’il aime n’est pas un vivant serein. Tu ne peux pas te permettre de perdre ta sérénité si tu ne veux pas finir comme ton père. M’entends-tu Galwyn ? Dis-moi. As-tu quelque chose à te reprocher ? »

Galwyn resta silencieux, le visage prostré. Puis il parla :

« J’aime Sarhen. » Il redressa la tête avec un léger air de défi au fond des yeux. « J’estime qu’il me serait légitime d’être à ses cotés jusqu’à la fin de son existence. Mon grand-père l’a chassé d’une maison ou a elle presque toujours vécu. Elle aurait pu ne pas se soucier de mon sort, mais elle a fait passer mon bien-être devant l’affection qu’elle portait à ses employeurs. Elle a abandonnée toute sa vie pour venir s’occuper de moi, puis de mon père, sur cette île. Je me dois de l’accompagner vers la mort avec le même amour qui l’a menée à m’accompagner ici. »

« Foutaises de poète romantique ! Humanisme hypocrite ! Ce n’est pas quand quelqu’un est en train de mourir de la manière dont le fait Sarhen qu’on doit lui donner une présence et de l’amour ! » Ses yeux flamboyaient d’agacement. « Tu fais de l’acharnement sentimental. Je suis sur que Sarhen elle-même te le dirait si elle le pouvait ! »

Galwyn en ravala ses larmes. Je t’en prie. Ne sois pas dur. Pas toi Grégoire.

Le bibliothécaire poursuivit :

« Je suis très surpris de te découvrir une si grande naïveté. Surtout après toutes les discussions que nous avons eu depuis que tu es en âge de me comprendre correctement. A bientôt vingt-et-un ans, une telle attitude est d’autant plus surprenante. Je me demande si mon choix était vraiment judicieux lorsque j’ai décidé de te prendre à mon service. »

Galwyn sourit avec aigreur.

« Je ne vous savais pas capable de provocations si grossières Je vous sais sage Grégoire, mais je suis parfois surpris par la nature de votre sagesse. J’ignorais qu’elle vous rendait impitoyable. »

« C’est mon érudition qui me rend impitoyable, non ma sagesse. »

Le ton semblait empli d’amertume. Son acidité dut l’amuser puisqu’un sourire apparut sur ses lèvres juste après.

« Imagine quel maître du mal incroyable je serais si j’en étais dénué ! » Il ne laissa pas à Galwyn le temps de déterminer le degré de sa plaisanterie : « Je ne te provoquais pas lorsque je mettais en doute la pertinence de mon jugement à ton sujet. L’agonie de Sarhen me semble être en train de ravager tes attitudes, tes pensées, et la façon dont tu accomplis tes travaux ici. Songe à ta vie avant de vouloir la sacrifier pour ceux qui sont déjà partis. »

Cette dernière phrase fit frissonner Galwyn.

Sarhen, pense-tu que Grégoire a raison ?

Galwyn attendit une pression de doigts qui ne vint pas. Il replaça le bras sous les couvertures. Cette fois-ci, il ne lâcha pas un seul instant ce regard fixe, terrible, qui voyait déjà une partie des réponses à de bien insolubles questions. Sans un mot, Galwyn se leva, reprit la chandelle et sortit de la pièce. Sur ses yeux pourtant humides, les larmes refusaient de couler.

Dans le couloir l’attendait Pochus. Il se nettoyait consciencieusement les dents de sa langue rose. Ses yeux d’or curieux semblaient poser au jeune homme une multitude de questions. Galwn retourna vers sa chambre, enfila ses chausses, et mit sa pèlerine noire. Il enferma son matériel d’écriture et la feuille de son rêve dans un petit sac de cuir, qu’il porta sur son dos. En sortant, il vint y plaquer son oreille sur la porte de son père. La lumière dansait toujours au dessous. Devant le silence il tenta de tourner la poignée. A sa grande surprise elle n’était plus bloquée.

Se serait-il levé pendant que je dormais ?

La pièce était deux fois plus grande que la chambre de Galwyn. Au milieu d’une quantité incroyable de peintures à moitié terminées réparties à travers la pièce en un incroyable chaos, trônait un lit défait dont les couvertures tombaient sur le sol. Pourquoi l’a-t-il déplacé ici ? Sur les murs, s’étiraient des étagères poussiéreuses qui supportaient péniblement une accumulation de livres et de parchemins. Les rayonnages des bibliothèques étant remplis, une immense table recueillait sur (et sous) ses planches le mélange confus d’une grande quantité d’objets dont l’état et la propreté laissaient à désirer. La lampe à huile, qui brûlait dans le fond de la pièce, mêlait sa lumière ondoyante et dorée à la pâle froideur de celle d’une aube naissante. Cette union, qui donnait à l’environnement un mouvement de vie, aurait été d’une incroyable beauté au sein de la chapelle du monastère. Elle paraissait ici totalement déplacée.

Même indécente.

Lors de sa douzième année, Galwyn avait quitté la chambre de Sarhen pour celle d’Errion. Ce dernier voulait depuis longtemps s’installer dans son atelier et il accueillit avec empressement les besoins d’intimité de son fils. »

« Mais tu seras encombré dans ton atelier, papa. Ou vas-tu mettre le lit ? La pièce n’est déjà pas très grande. Tu ne pourras pas travailler correctement. »

« Mon esprit n’a besoin que d’une toile vierge pour s’exprimer. »

La toile est toujours vierge. Elle n’a pas bougé de sa place à côté de la fenêtre depuis l’année mille-neuf-cent six. Huit ans. Devant elle, Errion. Courbé sur son tabouret, un pinceau à la main, il regarde fixement le tableau immaculé et tourne le dos à son fils. Lui aussi n’a presque pas bougé depuis tout ce temps. A sa droite se trouve une table basse sur laquelle la mèche d’une lampe à huile brûle encore.

Il te faudra comprendre.

Galwyn s’avança en essayant d’éviter d’attirer l’attention de son père mais, malgré l’inévitable craquement des planches, Errion n’eut aucune réaction. Il ne remua pas, restant de dos dans sa position assise aux jambes croisées.

Il te faudra comprendre.

Arrivé juste derrière lui, Galwyn eut un frisson en sentant cette odeur aigre de sueur un peu semblable à celle qu’il venait de renifler dans la chambre de la mourante. Errion ne se lavait presque plus depuis un an, malgré les remontrances répétées de Sarhen. Elle n’hésita pas à lui lancer dessus une cuve emplie d’eau bouillante un jour ou son exaspération toucha des sommets

S’est-ils seulement rendu compte qu’elle est en train de mourir ?

« Papa ? »

Il ne bougea pas. Galwyn lui posa une main sur l’épaule. D’un bond vif qui tira au jeune homme un cri de surprise, il se leva en poussant un hurlement furieux et se tourna vers son fils, le visage décomposé par une peur terrible. Il plaça sa main devant lui comme si des coups allaient pleuvoir, mais en reconnaissant son enfant, il l’abaissa.

« Ah. » dit-il en tremblant. « Ah, c’est toi. »

Son visage barbu avait une tournure hystérique. Il se passa les mains dans ses longs cheveux sales puis sur le visage, en gestes fébriles ; Il murmura quelques mots désordonnés et inintelligibles tout en balayant sa chambre des yeux. Les mouvements de son regard, vifs et désordonnés, semblaient chercher autour de lui quelque chose à quoi se raccrocher

Comment peut-il rester debout et conscient ?

« Je voulais... heu.. je.. j’ai vu la lumière... Sous ta porte. La lumière. Je me demandais... »

« Tu te demandais quoi ?! » coupa Errion en serrant les poings. « Je suis resté éveillé toutes les nuits depuis presque vingt ans et tu te... tu te demandes pourquoi j’ai la lumière allumée !  »

Il criait. Et plus il criait, plus le ton de sa voix montait en suivant une courbe au moins égale à l’évolution de la rapidité de son débit. Ses mains fermées tremblaient frénétiquement.

« Tu... tu crois que je m’amuse  ? Ou que suis fou  ? ».

Des larmes perlèrent au coin de ses yeux. Il ne sembla pas s’en rendre compte et les laissa tracer de longs sillons parmi l’anarchie des poils de ses joues. Les mouvements de la lumière induis par la lampe à huile donnaient à son visage un aspect terrible. Son menton traversé par des spasmes convulsifs lui déformait tout les traits.

« Tu penses que.. que je fuis la vie. Oui, c’est ça. Que je fuis la vie et mes responsabilités  ! N’est-ce pas ? C’est cela n’est-ce pas  ?! Mais je construis la vie, et... et je... je les assume mes responsabilités. Oui. Oui ! Plus que jamais ! Plus que quiconque ! Tu ne t’en rends pas compte ! Non. Tu ne peux pas t’en rendre compte ! ».

Il te faudra comprendre.

Il fit mine de vouloir s’avancer vers son fils, mais il s’effondra lamentablement sur son tabouret. Sa main rencontra quelques pots dont il renversa le contenu sur un plancher déjà très sale. Errion pleurait à gros sanglots pendant que Galwyn regardait d’un air fasciné la longue flaque écarlate d’une peinture rouge qui s’étalait sur le bois.

La vie a besoin de tuer la pureté pour s’exprimer.

« J’ai une mission. » articula Errion en reprenant son souffle. « Une tâche. Un savoir à transmettre. Comme mon père. Comme toi peut-être. Je ne sais pas. Peut-être, oui. Je dois peindre cette toile (il la désigna d’un doigt tremblant) pour te l’expliquer. »

Comme son père ? Comme moi ?

Errion leva les yeux vers son fils. Terrible vision que ce regard de dément qui autrefois rassurait celui d’un enfant !

« Là tu me comprendras. Oui. Tu me pardonneras. Oui, tu me pardonneras. Mon fils ! Je le sais. Tu me pardonneras. Et à nouveau, tu m’aimeras. Et mon père, le pauvre, lui aussi m’aimera. Et Enora. Oh ! Enora. Notre fils ! »

Un air désolé se peignit sur son visage alors qu’il tendait les bras vers Galwyn comme un malheureux attendant la bénédiction d’un messie. Sanglotant plus doucement, il s’effondra à genoux en plongeant ses mains dans la peinture qui venait de se renverser. Il plaqua ses doigts rougis partout là ou il pouvait. Tantôt il marquait son empreinte sur les pieds de la table, tantôt sur le plancher, tantôt sur lui-même. Galwyn regardait ce spectacle sans réagir. Au bout d’une minute, il cessa son manège et observa sa main d’un air absurde. Son fils restait debout sans rien dire. Il savait qu’il devrait faire quelque chose . Mais quoi ?

Il te faudra comprendre.

« Excuse-moi. » murmura Errion. « Je crois que je suis très... fatigué. Oh oui. Quelle fatigue. Dieux des cieux. Je vais... je vais m’allonger, je crois. »

Il s’appuya sur les bras pour se redresser mais n’y parvint pas. Lorsqu’il s’effondra à nouveau avec un petit cri harassé, Galwyn s’approcha pour l’aider, mais Errion le repoussa du même air violent qu’un enfant caractériel à qui on essaye de prendre un jouet qu’il vient de casser.

« Laisse-moi ! »

Le jeune homme recula en trébuchant sur un tas de chiffons usagés, il se retint sur une table encombrée par un amoncellement d’objets disparates dont il fit tomber la moitié en un fracas épouvantable. En entendant ces bruits, Errion se redressa soudainement, d’un bond brusque et il poussa de petits cris en se bouchant les deux oreilles de ses mains.

« Laisse-moi ! Laisse-moi ! Oh laisse-moi ! Je t’en prie. »

Sans même chercher à ramasser ce qu’il avait fait tomber, le jeune homme se dirigea vers la porte, perturbé par la réaction de son père. Mais qu’est-il devenu  ! Arrivé devant elle, il entendit Errion pleurer à nouveau, et se retourna. La vision de ce grand homme sale et effondré se tenant la tête entre les mains au milieu d’une pièce crasseuse possédait une aura déconcertante. Comme celle qui plane sur des ruines dont on peut supposer l’ancienne magnificence à partir des gravats.

Comme Galwyn avait aimé venir ici pour regarder le peintre qu’il était caresser passionnément des liquides colorés et brillants avec les plumes de ses pinceaux ! Il y avait alors une myriade d’odeurs mystérieuses qui planaient dans les lieux, des odeurs qui semblaient toujours révéler une face différente de leurs parfums. Et la lumière ! Elle semblait s’infiltrer à travers les carreaux avec tant de respect ! Tant de déférence !

« Tu devrais te reposer maintenant. S’il te plaît. »

Errion, acquiesça en hochant la tête plusieurs fois de suite. Il jeta d’une manière peu orthodoxe le contenu d’un verre d’eau dans ce grand pot rempli d’huile ou flottait une mèche enflammée. La pénombre du jour naissant fit disparaître les ombres dansantes de la flamme. Un voile pudique. A pas glissants, Errion alla ensuite tirer un grand rideau devant sa fenêtre. Ses mains barbouillées de peinture laissèrent de nombreuses taches rouges sur le tissus. Ferme son tombeau. Il s’effondra sur le lit, les bras en croix, le visage tourné vers le plafond.

« Je ne vais certainement pas tarder à m’endormir. » Il ricana. Rire aigre, rire amer, rire horrible pour Galwyn, car ce rire était une folie pure. « Oui, dormir. Dormir. Dormir pour rêver. Rêver pour chercher, encore. Chercher toujours. Je vais rêver de ma toile. Ma toile. Ma toile blanche. »

Galwyn se figea.

D’où vient sa perfection ?

« Toujours blanche. »

Ce n’est pas ça qui fait sa perfection, tu le sais.

Errion avait fermé les yeux et parlait d’une voix si harassée que son fils ne voulut rien répondre pour ne plus avoir à entendre encore cette sonorité si morte . Il allait s’en aller lorsque le grincement de la porte sembla faire réagir Errion, qui l’interpella :

« Galwyn ? »

Son ton retrouva une tonalité plus familière, plus rassurante. Il eut un silence si long que le jeune homme crut son père endormi.

« Tu dois me comprendre. Je t’en prie. »

Vite. Vite !

Le jeune homme tira la porte et s’en alla d’un pas précipité vers l’extérieur. La vie a besoin de tuer la pureté pour s’exprimer. Arrivé en bas, il ne fit même pas attention à la bonne des Mairyda qui balayait sur le palier. L’énorme femme lui demanda s’il avait bien dormi, lui dit qu’il avait la peau bien blanche, et lui assura qu’elle monterait bien à la même heure que d’habitude s’occuper Sarhen. En le voyant s’éloigner sans un seul mot à son encontre, elle secoua la tête d’un air désolé. Dehors, la morsure du froid rassura le jeune homme. Il aimait cette température glaciale et resta un moment à observer le souffle chaud qui sortait de sa bouche.

e froid était bien plus mordant que les jours précédents.->

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