Ndlr: texte en deux parties parce qu'apprenez à faire plus court quoi...
Une toile blanche.
Galwyn cilla à plusieurs reprises, comme pour vérifier la réalité de sa vision, mais il ne distingua rien d’autre que ce carré immaculé placé devant la portée vierge d’un ciel sans nuages. L’éclat incroyable d’une lumière ambiante, dont il ne parvenait pas à déterminer la source, l’éblouissait ; son instinct lui soufflait de chercher le soleil, qu’il ne voyait pas, mais une partie de sa conscience se persuadait que cette forme vierge, dont la brillance semblait parfois se fondre dans la voûte céleste, devait être l’astre des lieux.
Ses oreilles captèrent soudain un son. Quelque chose, une partie de lui-même qu’il ne parvenait pas à comprendre, l’incitait à éviter la mélodie à venir, mais jamais l’idée de vouloir se boucher les tympans, ou même d’essayer de fuir, ne l’effleura. Il resta debout, figé ; enfin, non, il ne savait plus au juste s’il se tenait sur ses jambes, ou s’il était resté immobile, ou en mouvement... mais quelle importance ? Les notes lointaines, qui se précisaient peu à peu, firent descendre un voile trouble sur ses dernières impressions ; assez vite il oublia ses doutes et ses craintes comme si elles n’avaient jamais existé. Une étrange présence l’incitait à tendre son esprit entier vers cette musique naissante, le rassurait comme une berceuse, et éclipsait les préludes de ses appréhensions .
A nouveau, il cligna des yeux, plusieurs fois, comme secoué par un spasme, mais cette frénésie ne tarda pas à se calmer. Il trouva alors le décor plus lumineux qu’il ne le croyait, sans pour autant s’étonner de l’absence visible de source à ce puissant éclairage ; car seuls l’importaient ces sons montants, toute son attention occultait ce qui ne leur appartenait pas. Les variations, encore un peu indistinctes, poursuivaient une route ascendante, elles déroulaient les fils de leur expansion vers des chemins de plus en plus curieux, se déployaient en suivant une courbe confuse qui révélait par paliers toute la folie d’un improbable magma sonore, mélange ahurissant de voix hurlantes et grossières, d’objets métalliques entrechoqués avec force, et de crissements étranges, au piquant épouvantable, dont l’origine trouble décuplait l’odieux timbre. Ce désordre en épanouissement mûrit très vite, et imposa sans délai son hideuse puissance à l’univers qui le voyait grandir. Alors les cris sulfureux laissèrent exploser leur abomination, des refrains graveleux sans mots intelligibles furent repris en chœur par des milliers de bouches imperceptibles. Galwyn se sentait assailli par une infinité de présences, il s’imaginait des nuées de petits diablotins dansant en ronde autour de lui, il les sentait presque lui frôler la peau, mais ne voyait rien d’autre que ce paysage figé qui paraissait ne pas subir les effets du vacarme.
Ce contraste l’intrigua, bien plus que son absence d’affolement face la monstruosité tapageuse ambiante. A peine sentait-il grandir sa stupéfaction que sa tête se mit soudain à tourner dans tous les sens, réalisant des mouvements impossibles, comme si ses vertèbres possédaient la capacité de tourner sur elles-mêmes, et d’aller et venir autour du corps sans se briser. Pris dans la brutalité de ce mouvement inattendu, il ne s’attarda pas sur son anormalité ; mais, tandis que le décor tournaillait devant ses yeux, une voix, une toute petite voix à peine perceptible, essayait de couvrir le chaos de ses avertissements incessants.
C’est impossible Galwyn, impossible.
Il l’entendait, cette douce sonorité, il la comprenait, malgré le tumulte qui s’étalait autour de lui ; il la sentait comme l’on repère un visage connu au milieu d’une foule dense, un visage qui disparaît à peine a-t-on voulu mettre un nom dessus, et qui laisse dans l’esprit de celui qui l’a vu des morceaux épars de souvenirs que la mémoire peine à rassembler d’une façon cohérente. Un court instant, il concentra l’ensemble de son attention sur cette voix, il savait qu’elle lui disait quelque chose d’important, oui, il devait se concentrer, l’écouter, comprendre cette amie oubliée, savoir exactement ce qu’elle lui expliquait, et pourquoi. Pourquoi ! Il tendit tout son esprit vers une direction qu’il supposait être la bonne ; sa vision se troubla, vacilla, la toile s’étira dans une prodigieuse démesure, et vint se mêler à la couleur du ciel d’une surprenante façon, comme si le blanc devenu liquide tombait en gouttes difformes sur la voûte, et remplaçait l’azur de sa pureté. Galwyn ne distinguait plus rien de rationnel, mais ne s’en préoccupait guère, seule comptait la voix, la voix et ses mots, la voix qui lui parlait par delà le chaos, la voix qui devait sans aucun doute être celle de la vérité, il le savait, il le voulait, cela ne pouvait pas en être autrement. Oui ! Je dois la saisir.
De petits points bleus, seuls restes du tapis céleste noyé sous une pluie lactescente, tournaient autour de lui comme autant d’étoiles dans un firmament immaculé. Il se dit qu’il devrait tendre la main, que celle qu’il cherchait pouvait se cacher au sein d’un de ces petits éclats, mais leur nombre augmentait au fil des secondes, dans une invraisemblable outrance, et ils filaient si vite ! Tout tournait, avec toujours plus de vivacité, changeant de direction à la hâte, bien trop souvent pour parvenir à s’y fixer. Les deux couleurs paraissaient se combattre pour la possession d’un domaine aux étendues infinies. Les marques azur virevoltaient à une vitesse folle, dansant avec lui pour une valse incontrôlée, sans limites ni règles, plus absurde à chaque instant qui passait. Le déluge visuel devint si excessif que le jeune homme préféra fermer les yeux, tandis que le tumulte, qui redoublait de violence, entraînait son ouïe dans son ballet dévastateur. La petite voix avait beau s’accrocher à tout ce qui ne s’envolait pas, Galwyn avait beau vouloir lui donner la main pour qu’elle ne disparaisse pas au sein du désordre, la puissance sonore écrasait le monde de son terrible enchevêtrement, et avalait ce qui ne lui appartenait pas ; elle grandissait encore, toujours, vers des sommets que l’esprit d’un homme ne pouvait pas concevoir sans s’épouvanter de leur démesure.
Affreux.
Il pensait ce mot, il connaissait la conception qui s’y rapportait, mais il regardait cette constatation comme si elle ne représentait rien pour son esprit. Il ne ressentait pas d’émotion, mais les pensait, alors que ce bruit devenu un grondement furieux, démentiel, l’entourait et semblait enrouler ses notes invisibles tout autour de lui pour pénétrer au sein de son corps, puis dans son âme et au-delà même, au cœur son esprit et de sa nature la plus profonde. Telle la rumeur infernale d’une armée de démons hurleurs, l’affreuse sonorité l’enfermait au sein d’une confusion atroce de sons aigus, toujours changeants, à la violence palpable au cœur des rythmes les plus sourds, à l’agressivité tangible dans les résonances les plus aigües. Une partie de lui-même s’étonnait encore de n’éprouver aucune peur, nul trouble ni frisson ; son esprit savait pourtant que cette perception devrait l’effrayer : tout parvenait à se fixer en lui avec une acuité inouïe !
Et tu ne fuis pas ?
A nouveau la petite voix, si dérisoire, si délicate malgré la monstruosité tonitruante dans laquelle elle se perdait. Il ouvrit les yeux et, au milieu d’une gigantesque confusion de couleurs blanches et bleues, il distingua un point doré, immobile, qui semblait l’attendre et le regarder. Ce fragment de son être déconcerté par son absence de ressenti voulut l’attraper dès qu’il le vit, mais le vrombissement effroyable décupla encore sa puissance, autant que la chose fût possible, l’agitation apocalyptique redoubla d’ardeurs, et l’or se noya si rapidement qu’il douta de l’existence du murmure entendu dès le moment ou celui-ci disparaissait de ses perceptions. Le souvenir de cette présence s’effaçait déjà comme un écho finissant, alors que les chants obscènes et sans paroles compréhensibles de ces hypothétiques diables invisibles semblaient s’apaiser autour de lui ; mais pas disparaître. Il baissa les yeux, sans savoir pourquoi, ni s’étonner de son acte, car il avait presque oublié jusqu’à la présence de son corps, et l’éclat incroyable du lieu sembla un instant s’estomper ; il découvrit un sol de roche grise, uniforme, qui formait comme un dôme sous ses pieds. L’immense fouillis de sonorités baissa encore en intensité ; un nouveau vacillement de la lumière lui fit relever la tête, et la toile blanche vint placer son immobilité immuable devant lui.
Dans cette vision, rien n’avait changé, comme si tout ce qui venait de se passer n’existait pas. Il détailla l’objet, pensa à son père, et juste après se demandait pourquoi, il ne savait plus trop l’origine exacte de cette association d’idées. Son père ? Que ce terme lui apparaissait lointain, étranger, comme venu d’un autre monde, d’une vie différente ! Il voulut formuler une question qu’il savait importante, mais il ne parvenait pas à saisir le petit élément qui lui manquait pour comprendre ce qu’il devait se demander. Il reprit finalement son observation, laissant les formulations les plus vagues aller et venir dans sa tête sans leur accorder de l’attention, car la toile le fascinait tellement à force de la regarder, qu’il ne voulait plus s’intéresser à autre chose que sa nature. Il lui semblait la connaître depuis toujours, l’avoir souvent vue ces derniers temps. Oui ! C’est cela ! Je suis déjà venu ici, je me souviens de ce chevalet vétuste... oh oui, si vétuste ! Comment peut-il tenir debout avec tout ce tumulte ?
La question disparût de son esprit au moment ou sa vision s’élargit soudain, il eut l’impression de grandir d’une façon démesurée. Son ouïe s’affina encore, et ses perceptions se précisèrent un peu plus ; il se sentit flotter, et se vit lui-même un court instant, de dessus. Puis il comprit, l’idée se matérialisa devant ses yeux, et toute la scène s’engouffra d’un bloc dans son esprit : il se trouvait au sommet d’un pic démesuré dont les fondements se perdaient sous une brume de même couleur que le ciel. Autour de la montagne, régnait l’azur. Il eût beau chercher, il ne voyait pas de soleil ; l’extraordinaire clarté émanait de cet omniprésent océan bleu clair. Un mouvement tournoyant presque imperceptible dont le toile était le noyau lui fit comprendre que le petit carré blanc aspirait les alentours. Oui ! Voilà l’origine de ce bruit insensé ! La toile avalait l’univers qui l’entourait ; mais celui-ci était si vaste, si gonflé de richesses, qu’il ne semblait pas en être altéré. Hormis la vision de cette immense évanescence tournoyante, qui soulevait un vent terrible, rien ne bougeait.
C’est tout à fait normal.
Cette compréhension ne l’amena pas à se demander les raisons de sa présence ici. Pourtant, son esprit ressentait comme un manque, une évidence qui aurait du se placer devant lui, une question qu’il devrait poser, inévitablement. Il ne s’attarda pas longtemps sur cette sensation, toute son attention se concentrait encore sur la toile, cette toile dont il ne parvenait pas à se détacher, et qu’il voyait à nouveau devant lui. Toujours blanche. Mais par quel extraordinaire prodige le souffle phénoménal ne parvenait-il pas à faire basculer dans le vide ce ridicule petit ensemble ? Les morceaux de bois du chevalet ne semblaient pourtant pas enfoncés dans le sol. La toile elle-même ne se rattachait nulle part aux boiseries qui la soutenaient. Absolument rien ne retenait ces objets fragiles d’une chute vertigineuse, cet attirail d’artiste aurait dû s’envoler ! Il le devrait, et moi avec, ce n’est pas possible.
Comment suis-je arrivé ici ?
La question tomba, brutale, effrayante, mais Galwyn n’eut pas le temps de l’attraper pour y répondre. Quelques traits noirs brouillèrent sa vision, et le point d’interrogation quitta sa conscience aussi vite qu’il y était entré, comme si une présence étrangère à lui-même venait de l’y chasser. A peine s’angoissait-il à cette idée, qu’une autre question prenait la place de la précédente, effaçait toute trace d’elle et des pensées anxieuses qui l’avaient suivie.
Que font ici ce chevalet et la toile qu’il supporte ?
La phrase tout juste formulée, le murmure de la partie de sa conscience qu’il ne parvenait pas à saisir, n’eût cette fois-ci pas de peine à dominer un vacarme bien moins intense. Il ne hurlait pas, il n’entendait pas tous les mots qu’il disait, mais il comprenait parfaitement les idées qu’il lui formulait. Ses perceptions précédentes commencèrent à prendre un sens, une boule d’affolement naquit au creux de son estomac, il voulut courir vers la toile, mais à peine eut-il esquissé un mouvement que l’azur du ciel, dans une immense vibration, vira à un noir impénétrable. Le mugissement incessant disparut, l’armée des démons qui jouait sa symphonie infernale sembla fuir à grands cris angoissés, laissant tomber ses armes sur le champ de bataille devant l’arrivée d’un ennemi plus terrible encore que leur propre atrocité. Une nuit sans étoiles, une nuit accompagnée par un silence oppressant qui la présentait comme éternelle, venait de tomber sur le monde ; et dans ce néant, pas un bruit ne résonnait, pas une lumière n’offrait sa présence.
Ou suis-je ?
La question fut esquissée par l’esprit de Galwyn ; l’instant d’après, il se demandait déjà d’où provenait ce chuchotement lointain, cette voix qui lui semblait familière, qu’il avait à coup sûr déjà entendue dans un passé pas si lointain, et qui lui disait des choses qu’il devrait comprendre.
Inutile de t’y attarder.
Oui.
Regarde autour de toi.
Il n’y a rien à voir.
Regarde. Perçois. Comprends. Même s’il est déjà trop tard.
Trop tard ?
Regarde. Perçois. Comprends. Je n’ai rien à t’expliquer, mais tout à te dire.
Il ne distinguait plus la forme de la montagne, ni le sol sur lequel il marchait, bien qu’il sentait toujours sa présence ; le chevalet avait lui aussi été absorbé par ces soudaines ténèbres. Seule restait la toile, lumineux carré blanc flottant dans un océan de néant ; son éclat doux et serein rassurait le jeune homme. Quelque part autour de lui, il lui sembla entendre comme un immense soupir d’apaisement, suivi d’un murmure diffus. Il s’en étonna un moment, encore ce chuchotement, puis le silence béant, l’oubli. Il ne voyait rien, mais dans sa tête, il perçut comme un sourire.
Regarde la toile. C’est une forme parfaite. Quatre côtés égaux. Toutefois, sa perfection n’est pas ici, tu le sais.
Oui.
D’où vient sa perfection ?
Galwyn chercha à formuler une réponse qu’il savait connaître, mais rares les mots qu’il réussit à trouver ne représentaient pas ce vraiment ce qui habitait ses pensées. Alors il fouilla encore, ne découvrit que du vide, et au milieu de ce sombre désert, brillant dans l’obscurité, l’idée pure qu’il comprenait sans avoir cherché à le faire, et dont il ne parvenait pas à saisir la sonorité. Devant le silence du jeune homme, un souffle chargé de désespoir parut monter de la toile. Le blanc frémit, se voila de gris, et un courant d’air glacé surgi de nulle part vint frapper Galwyn en plein visage. L’objet carré s’approcha de la même manière que s’il venait d’être poussé par derrière ; la toile semblait avancer sur un rail, très lentement.
Galwyn, d’où vient sa perfection ?
Je ne sais pas comment l’expliquer.
Ne pas savoir expliquer, c’est ne pas savoir du tout. Je dis, tu expliques. Je vois, tu comprends.
Un nouveau soupir désespéré devint l’esquisse d’un cri de colère, et une autre bouffée d’air, plus chaude, frappa à nouveau le jeune homme. Puis surgit encore cet étrange murmure qui esquissait en lui tant d’angoisses ; plusieurs voix se mêlaient, semblaient se disputer, mais tout restait si lointain, si flou, si indistinct. Une illusion peut-être ? Tel que ce monde ?
Mais où-suis-je ? Qui es-tu ?
A qui poses-tu ces questions ?
A... toi.
Mais je suis déjà toi. Je dis. Tu comprends.
Cette phrase aurait du l’angoisser, toujours ce petit fragment le savait, mais il n’arrivait pas à briser les barrières qui lui empêchait de l’être.
La toile arrêta sa marche en avant ; elle emplissait à présent tout le champ de vision de Galwyn. Un jet de lumière plus puissant que son éclat naturel s’en échappa, et le jeune homme distingua ses propres contours dessinés, aussi bien que si la clarté surgissait derrière lui, le traversait, et projetait le fin trait de ses formes sur le tableau vierge.
Cette lumière est pure. Je dis. Tu comprends ?
Non.
Il y eût un rire, semblable aux aimables moqueries d’un adulte face à la naïveté d’un enfant, mi-railleur, mi-attendri. L’éclat laiteux envahit le néant et s’y déversa avec douceur. Tout ce qui était sombre devint limpide.
Cette lumière est pure comme au premier jour de la création.
Quelle création ?
La création continue. La création qui n’a jamais débuté. La création qui ne prendra jamais fin. Je dis.
Au loin, la sourde litanie d’un immense battement de cœur commençait à faire résonner ses premières lourdes sonorités. Le silence soudain donna à ce rythme régulier une intensité déjà terrible.
Que perçois-tu ?
Je ne sais pas.
Tu ne sais pas ou tu ne sais pas le dire ?
La cadence s’amplifiait avec la régularité d’un métronome et la puissance d’une marée montante.
Tu es dans la toile. Perçois. Tu es la toile. Je dis.
Les ténèbres se déversèrent à nouveau sur le monde. Par petites touches d’abord, telle une pluie d’orage au début de sa chute ; puis tout se précipita, jusqu’à ce que la lumière reprenne sa forme initiale .
La toile.
La toile dont le carré blanc rassurait Galwyn par sa stabilité. Tout autour - autour de quoi ? -, les battements de cœur atteignaient une intensité impressionnante ; puissants comme une armée avant la bataille, majestueux comme un prince lors de son couronnement, sereins comme les paroles d’un grand sage.
Galwyn, tu ne comprends pas. Je dis. Tu ne comprends pas.
Les battements s’accélérèrent. Au même rythme, un liquide rouge et poisseux sortait de l’intérieur de la toile et s’étalait sur elle. Le son immense et précipité de ce cœur phénoménal se transforma en une horrible cacophonie de sons désorganisés et, lorsqu’il explosa en une gerbe de sonorités stridentes, le rouge absorbait définitivement toute trace du blanc. Le monde environnant prit une tournure grenat, très sombre.
Mais que dois-je comprendre ?
La vie a besoin de tuer la pureté pour s’exprimer.
Je ne comprends pas.
C’est normal. Je dis. Je n’explique pas.
Pourquoi ?
Je dis. Je n’explique pas. Je ne comprends pas. Pas moi. Toi, tu dois comprendre. Je dis. Comprends.
Une odeur de putréfaction, infecte, envahit les sens du jeune homme.
Tuer... Vie... Pureté...Vite !
Galwyn entendait à présent une série de syllabes incohérentes prononcées par une voix variant d’une seconde à l’autre des graves les plus profonds aux aigus les plus inaccessibles.
Mais, bon sang ? Où suis-je ? Qui me parle ? C’est impossible.
Le carré rouge se fendit par le milieu en suivant une ligne discontinue. Des milliers de morceaux écarlates, autant de lames de poignards, volèrent vers lui lorsqu’il se brisa. Le jeune homme voulut crier, mais sa bouche ne s’ouvrit pas. Il tenta de marcher, mais ses jambes étaient comme enfermées dans un étau. Les frontières de la peur levèrent alors leurs barrières, un fluide glacé parcourut de son corps ; il essaya de lever les mains pour se protéger, mais ses bras, fondus à l’intérieur de sa poitrine, refusaient de répondre.
Réveille-toi, Galwyn ! Vite ! Réveille-toi !
Il reconnaissait cette voix qui résonnait dans sa tête. Elle était sienne. Tout comme ce monde incohérent et dantesque. Un hurlement strident accompagna cette constatation et le jeune homme se sentit chuter lorsqu’il se rendit enfin compte de son état. Ses perceptions se brouillèrent ; des couleurs défilaient, accompagnées d’un fracas assourdissant qui angoissait les parcelles encore perceptibles de sa conscience. Noir. Jaune. Or. Noir. Le vacarme s’apaisa. Après un court instant de perplexité, ses premières sensations physiques le ramenèrent progressivement au monde, à ses souvenirs anciens, puis récents et, enfin, à son identité la plus palpable, son corps. Il sentit d’abord l’air passer dans ses poumons. Frais. L’air est frais. Le sang battait ses tempes. Chaud. A nouveau l’air entrait en lui. Pas frais. Froid. Nous sommes en hiver. Un battement de cœur. Chaud. Mon corps est au chaud. Je suis dans mon lit. Sa peau fit chair de poule et ses muscles engourdis fourmillèrent alors qu’il essayait de bouger ses bras. Dans mon lit, à Augez. L’air, frais. Le cœur, chaud. Ces deux rythmes parallèles le rassurèrent ; mais il lui fallut ouvrir les yeux pour se sentir définitivement évadé de ses pays intérieurs.
Devant lui, toujours la même image, toujours le même plafond.
Aussi loin que fouillait sa mémoire, il ne se rappelait avoir connu au réveil une autre vision que ces vieilles poutres basses et sombres. Pourtant, ses yeux devaient bien avoir vu un autre toit en ces temps où il ne se connaissait pas lui-même. A quoi ressemblaient les boiseries de la chambre où sa mère, en quittant le monde, le lui offrait ? Avait-elle trouvé un quelconque réconfort à les revoir tous les matins, comme lui ici ? Galwyn se posait presque toujours les mêmes questions à chaque fois qu’il émergeait du sommeil, quel que soit la teneur du rêve qui précédait. Longtemps, cette obsession l’angoissait, et il finissait alors sa nuit en se perdant en conjonctures dévorantes sur cet étrange fatalité, mais depuis qu’il avait cessé d’essayer de répondre à ces interrogations, il ne pensait plus à contrôler ce qu’il concevait maintenant comme un automatisme naturel de son esprit. D’ailleurs, se laisser glisser sur ces considérations, les écouter comme l’on prête l’oreille aux bruits de la vie, l’aidait à évacuer l’angoisse presque habituelle qui étouffait la fin de ses rêves, quand se manifestait comme une présence étrangère à sa propre conscience, qui lui parlait à travers des mots intelligibles comme rarement un songe les fabrique.
« Laisse les questions résonner dans l’infini. Laisse-les partir d’elles-mêmes à la recherche de leurs réponses. Tu ne dois pas suivre tes points d’interrogations dans l’inconnu, leur destination naturelle, si tu ne veux pas risquer de te perdre avec eux. Car si tu décides de pénétrer dans ce labyrinthe infernal, lorsque tes questions reviendront chargées de certitudes, où seras-tu ? Qui seras-tu ?Un homme abandonné par lui-même. Un être qui a préféré s’oublier dans ses errances, une pauvre créature égarée au milieu d’une forêt qu’elle ne connaissait pas. Galwyn, tu dois te préparer à recevoir les réponses et non pas partir à leur recherche. Une fois qu’une question est lancée aux quatre vents, laisse-la faire son œuvre toute seule. Tu dois te concentrer sur la construction de ton univers intérieur, de ta vie, et de ta personnalité. C’est la seule façon de se préparer à reconnaître les réponses que tu demandais quand elles arriveront, plus tard. »
Grégoire.
En se remémorant ces phrases pour ne pas avoir à maintenir plus longtemps en vie l’angoisse qui accompagnait son réveil, Galwyn remonta ses draps jusque sous son menton.
Sa chambre ne possédait pas de cheminée, l’humidité glaciale de l’hiver ne peinait pas trop à se frayer un chemin entre les murs si aucun feu ne chauffait à proximité ; et le foyer de la cuisine, toujours allumé en cette saison, n’offrait ses faveurs qu’à l’habitation de Sarhen, dont les murs contigus à la pièce principale recevaient tous les bénéfices des flammes voisines. Alitée depuis plus d’un mois, seule la vieille femme nécessitait en permanence la présence d’une température rassurante. Elle se mourait, comme se meurent les feuilles des marronniers à l’automne : en prenant son temps. Elgar Erchadouel, l’un des maître-guérisseurs de l’île, déclarait avant-hier soir au jeune homme, lors de sa visite hebdomadaire, que « les bras de notre éternel seigneur l’accueilleraient certainement au début du printemps ». Quarante jours. Mais bien avant que le soigneur ne fasse ses douteuses prévisions, Galwyn savait que sa vieille nourrice n’allait pas tarder à « stopper bientôt l’aimable comédie », comme elle s’amusait à le dire autrefois quand elle pouvait parler, et se lancer dans ses très expressifs monologues :
« Quand je me préparerai à m’en aller raconter mes pêchés à ce foutu rigolo qui pisse dans les nuages, tu le saura tout de suite. Mais attention, je te dirais rien. Pas concrètement. » Elle désigna le jeune homme d’un index énorme, rigide comme le destin. « Ce sera à toi de comprendre. » Le même doigt se dressa à la verticale devant les yeux de Galwyn, Sarhen se rapprocha, et poursuivit sur le ton des confidences. « D’abord je n’essayerai plus de faire prendre conscience à ton père de la gravité de sa situation mentale. Là, quand j’arrêterai de le secouer, tu aura le premier avertissement. Oui. Comme aurait dit ta pauvre grand-mère, ce sera le prélude de ma dernière musique. » Un second doigt boudiné surgit à côté du premier. « Deuxième étape. Je n’irai plus discutailler toute la matinée avec cette petite parvenue de Madame Mairyda.Là, les mouvements de ma symphonie seront sacrément bien avancés.Et oui.Sacrément bien avancés. » Elle fronça les sourcils, serra très fort ses deux lèvres l’une contre l’autre, et sur son visage bouffi vint se peindre un air résigné qui aurait pu faire sourire le jeune homme, en d’autres circonstances.« Et enfin, quand j’arrêterais de vouloir te prouver que ton foutu Grégoire est un sacré coquin, tu sauras que ma chansonnette existentielle approchera de son dernier couplet. Je ne laisserais pas ma mort te surprendre. Non, non, je t’aime trop mon petit pour te prendre de court et partir comme une voleuse, tout de suite, sans prévenir. De toute façon, je le sais. Ma mort viendra doucement. Je le sens, ça ne s’explique pas, ne me fais pas ces yeux ronds ! » Elle détourna la tête et fit mine de partir, mais se retourna et pris les deux mains de Galwyn dans les siennes. « Tu n’as pas à avoir peur. » Son troisième doigt ne se dressa jamais, mais tout se déroula exactement selon ses prévisions.
En soupirant, Galwyn tourna son visage vers le mur placé à l’est.
Là, à hauteur d’un torse humain, s’ouvrait une fenêtre sans rideaux ni volets, la seule de la pièce. La lune, pleine, frappait la modeste ouverture de sa luminescence blanchâtre et en dessinait les contours irréguliers ; il pensa à la toile, aux fils de sa silhouette projetés sur elle alors que le lumière venait devant lui, mais chassa aussi vite cette vision de son esprit : l’angoisse lui paraissait encore bien trop vive pour être déjà ressuscitée.
Malgré la petite taille du carreau, la lumière éclairait assez bien les lieux pour permettre au jeune homme de visualiser la sobriété de sa chambre ; il en fit le tour du regard, et décida de se concentrer sur ses possessions pour ne pas laisser son rêve l’emporter à nouveau dans ses étranges abîmes : il ne voulait surtout pas se rendormir, pas maintenant.
Son mobilier se restreignait à l’essentiel : au pied du lit, un grand coffre gardait ses vêtements, peu nombreux ; en face, un porte-manteau en bois soutenait sa longue pèlerine noire. Au dessous de la fenêtre, une petite table d’écriture et une vieille chaise lui permettaient de poursuivre ses travaux loin du Monastère, et de rédiger quelques petits textes dès que l’envie se manifestait, ce qui devenait plus fréquent ces derniers temps. Un plat en terre cuite, rempli d’eau, reposait sur une autre table, plus petite, coincée dans un angle ; au-dessus d’elle, un miroir placé contre le mur reflétait la porte qui lui faisait face. Ce relatif dénuement matériel ne provenait pas d’une situation financière difficile : Grégoire donnait chaque semaine au jeune homme assez d’argent pour qu’il puisse se permettre certaines fantaisies, s’il le voulait ; mais Galwyn n’aimait pas ce que l’on entendait par ce mot, et refusait de gaspiller son salaire pour des sottises inutiles, même lorsqu’il y était invité par ses très rares connaissances.
« Aussi austère que peut l’être une vie de moine ! » pestait Sarhen à l’époque ou elle pouvait encore le faire. « Ton père me rend folle avec son bazar et ses obsessions stupides, toi tu me rends triste avec ta rigidité excessive et ton manque d’enthousiasme. Non mais, regarde-toi : toujours l’air soucieux, toujours en train de penser, jamais de s’amuser ! A presque vingt ans ! Ce n’est pas normal d’être aussi peu extravagant ! Vingt ans ! »
Galwyn détestait autant le superflu matériel que la légèreté relationnelle, il n’aimait pas posséder ce qu’il ne nécessitait pas, ni passer du temps à discuter de banalités avec des « gens de son âge », peu nombreux d’ailleurs sur Augez, et pas très digne d’intérêt selon lui ; en cela son esprit s’accordait à la perfection avec celui des moines oméritiens qu’il fréquentait tous les jours. Si Sarhen ne perdait pas une occasion pour lui rappeler cet état d’esprit, qu’elle considérait comme un défaut terrible, une tare digne de toutes celles de son père Errion, Grégoire ne lui adressait aucun reproche à ce propos :
« N’oublie jamais que tu es seul au monde, Galwyn, quelle que soit la nature des illusions que te donne la compagnie des gens. Je ne t’encouragerais pas à fréquenter assidument l’humain, pas plus que je ne t’en dissuaderais ; ce n’est pas ce que tu feras qui suscitera ou non des souffrances dans ton cœur, mais ce que tu percevra dans tes actes accomplis. Accepte les invitations que t’envoie le fils de notre cher Duc, rends-toi dans ses soirées mondaines, qui s’éternisent si tard dans la nuit que la vie de tous les jours semble au matin être devenue une vague étrangère. Rencontre du monde, rejoins ces jeunes, et moins jeunes gens, à la taverne ; rigole avec eux, et avec elles, bien sûr. Puis, si le désir t’en vient, et qu’il est partagé, ma foi, expérimentes tout ce que la vie peu offrir de plus intriguant aux sens. N’hésite pas à oublier quelques instants cette bibliothèque si tu en ressens le besoin, du moment que tu accomplis correctement le travail que je te confie, je n’y vois pas d’inconvénients. A mon sens, vivre un petit peu en dehors de ces moines, des livres, de ton père malade, et de cette Sarhen qui te dévore l’énergie sans même s’en rendre compte, ne serait ni un avantage ni un inconvénient à ton évolution. Tu as choisi la solitude, l’isolement ? Très bien. Ce n’est pas davantage une qualité qu’un défaut. Peut-être qu’un jour ce trait de caractère évoluera, ou que les évènements te pousseront à prendre une autre route, mais ce n’est pas important, pas encore. Je me répète, personne ne saura combler la solitude absolue propre à tout être humain, quelle que soi ta manière d’exister, sinon toi-même.J’aimerais me tromper, mais je ne crois pas que ce soit le cas, malheureusement.Un dernière chose. Prends les illusions pour ce qu’elles sont si tu décides de les embrasser. Ne deviens pas l’esclave de tes échappatoires. »
Galwyn n’aurait jamais osé mettre en doute les conclusions de son maître, rarement ses conseils et avis s’effritaient contre le mur de la vie ; mais sa petite existence se résumait à l’île d’Augez, à une vingtaine d’années passées entre la bibliothèque, le marché et cette maison. Ailleurs, peut-être, il existait des murs plus solides, plus hauts, plus grands, et il fallait sans doute autre chose que de beaux préceptes pour ne pas s’y cogner. Parfois, il brûlait d’envie de mettre à l’épreuve le savoir de Grégoire, de confronter au monde des hommes l’univers de ses connaissances. Alors il se plaisait à développer les plans d’une hypothétique nouvelle vie et en composait les parties les plus marquantes des principaux mouvements : il irait d’abord à Sharez, trouver sa grand-mère maternelle, et lui demanderait les réponses que son père Errion ne pouvait plus lui donner, et toutes celles que Sarhen et Grégoire devaient lui dissimuler ; car il n’était pas dupe, aussi grande que soit leur affection, il sentait derrière les rideaux des pudiques retours au passé les formes douloureuses de certains détails jamais évoqués. La plupart du temps, il se contentait de ce qu’on lui avait dit, se persuadant que connaître l’histoire de sa famille ne l’aiderait pas à construire sa propre vie, pire même, que la vérité lui pèserait comme un boulet accroché autour du cou, dont il ne pourrait plus jamais se défaire. D’ailleurs, personne ne s’était soucié de lui, hormis Grégoire et Sarhen, deux êtres si antagonistes qu’il se demandait encore comment une double personnalité ne lui pourrissait pas la conscience.
Pourquoi s’intéresser à ceux qui m’ignorent ?
Parfois les coins d’ombre du passé l’étranglaient, il ne supportait plus ces ténèbres, maudissait Sarhen de lui avoir raconté l’histoire de ses parents ; il aurait préféré vivre dans une illusion bienheureuse, orphelin de mère, point. Quand la page est blanche, on peut écrire, mais quand elle est déchirée, qu’il ne reste que des mots épars, le manque obsède, ce qui existe appelle ce qui existait à ses côtés, avec tout le désespoir des amputés qui sentent toujours la présence du membre qui leur manque. Et les tourments de son père, touchant chaque jour au délire, lui rappelaient ce qui lui manquait, justement. Les germes de cet état désespérant, dans lequel Errion s’enfermait semaine après semaine, devaient trouver leur origine derrière ce rideau lourd et déformé, le rideau du temps, de la vérité aussi, que personne ne voulait tirer pour lui, et qu’il ne pouvait pas atteindre seul.
Depuis toujours les raisons exactes de la mort de sa mère en couches, et l’exil de son père sur l’île d’Augez lui restaient trop vagues, réduites aux seules explications contradictoires de Grégoire et de Sarhen. Le bibliothécaire et la vielle femme se cachaient derrière une hypothétique ignorance pour expliquer leurs silences, mais Galwyn n’y croyait pas, tous les deux avouaient plus ou moins avoir été aux premières loges des évènements ; à moitié aveugles faut-il croire. Quand à Errion, son père, lorsque son esprit ne fréquentait pas les abîmes dans lesquels il se laissait progressivement depuis vingt ans, il fuyait à toutes jambes chaque élément pouvant le ramener aux temps anciens.
La mère de Galwyn, Enora, respirait ses dernières bouffées au moment même ou son fils aspirait ses premières. Errion ne supporta pas cette disparition et s’enfuit avant même de savoir si son enfant allait survivre. Argant Tedour engagea des enquêteurs dès l’instant ou il se rendit compte que son gendre ne reviendrait jamais ; ses hommes retrouvèrent la trace d’Errion trois mois plus tard, dans le monastère oméritien. En apprenant la nouvelle, Argant entra dans une colère si grande qu’il décida sur le champ d’envoyer son petit-fils vivre sur l’île avec son père.
« Que celui qui l’a fait s’en occupe ! »
Sarhen, l’ancienne gouvernante d’Enora enfant, devenue nourrice du bébé, s’était vivement opposée à la décision de son patron. Argant resta inflexible et, devant la désapprobation de plus en plus véhémente de son employée, il lui suggéra de mener elle-même Galwyn dans les bras d’Errion et « de s’assurer qu’il y reste, pour son bien être, et celui de son père. »
Grégoire ajoutait peu de choses à ce récit : Errion, désespéré, vint frapper à la porte du monastère en hurlant qu’il voulait consacrer sa vie au véritable Seigneur du monde. Le Père Supérieur, qui reconnut l’un des peintres alors les plus en vue de Sharez, appela le bibliothécaire, fin connaisseur du psychisme humain à ses yeux ; tous deux réussirent à raisonner le récent veuf, et même bien plus, à lui offrit un travail tout à fait conforme à la fois à ses capacité et ses désirs d’oubli : la restauration des fresques du Monastère, qu’il accepta après deux jours de repos.
Errion logea quelques semaines avec les moines, et voulait prononcer leurs vœux, mais l’arrivée de Sarhen et du bébé bouleversa ses nouvelles certitudes, et manquèrent de peu de le faire fuir une deuxième fois. Grégoire sût trouver les mots justes, Sarhen s’accorda avec lui pour la seule et unique fois de son existence, et tout s’apaisa avec le temps et les gazouillements d’un nourrisson. La vieille femme trouva un étage que louaient un vieux couple de petits bourgeois, les Mairyda ; Errion se laissa convaincre de vivre avec elle, et s’attacha jour après jour à son « petit ». Et, bon gré mal gré, la famille improvisée s’installa sur Augez.
Alors se posaient les question, terribles, car sans réponses : pourquoi Errion avait-il pris un bateau pour rejoindre le Monastère de l’île d’Augez, précisément, alors qu’il en existait des centaines sur la côte, autour de Sharez, ou il pouvait se retirer ? Pourquoi Argant Tedour ne voulut jamais venir lui-même trouver son gendre, et lui porter son enfant, alors qu’il venait de dépenser de grandes sommes d’argent pour le retrouver ? Et Emmanuel Lornal, le père d’Errion, immense artiste-peintre du Royaume de Créfain, quelles raisons l’ont poussé à ignorer la retraite de son fils ?
« Ton père ne serait jamais suicidé. Il ne cherchait que l’isolement absolu, la fuite dans l’art qu’il chérissait. Il vint ici car seul Augez pouvait lui offrir l’asile rêvé ; asile, oui, car c’est de sa propre folie naissante qu’il voulait se protéger. Regarde cette île : isolée du monde, relativement éloignée des turpitudes de la civilisation, proche d’une certaine idée de l’absolu ; quel artiste à l’esprit vacillant n’aurait pas choisi une telle retraite pour apaiser ses tourments ? Même si je n’avais pas suggéré au Père Supérieur de l’engager pour restaurer les fresques, il aurait continué à peindre, et s’y serait perdu, oubliant tout le reste, toi y compris. Quand à son père, Emmanuel Lornal, il m’a confié une fois qu’il ne se serait même pas déplacé si on lui avait annoncé sa mort. Je crois que tu ne dois rien attendre de la famille de ton père, ni de celle de ta mère d’ailleurs, aussi prestigieux que soient les souvenirs ou anecdotes que tu pourras apprendre à leurs propos.Chez les Lornal, l’art compte avant tout ; le reste n’est que... foutaises. Tu peux d’ailleurs le voir, d’une manière un peu plus diffuse dans l’actuel comportement de père.L’Art, seul l’Art. »
Grégoire apaisait les craintes les plus saillantes, sans hésiter à en créer de nouvelles ; et Galwyn se laissait convaincre, d’autant plus que Sarhen, elle aussi, savait placer des briques dans les trous les plus larges des murs du passé :
« Argant Tedour chérissait sa fille plus que tout. Pauvre petite Enora, ah, je l’aimais bien. Tu sais, je crois que ton grand-père a été détruit par le comportement de ton père. Non, mais quand-même ! Il n’a rien voulu voir de la réalité ce bougre, rien du tout ! Il n’y avait que sa tristesse qui comptait. Hé bien, ton grand-père, c’est pareil, il ne voyait que sa tristesse. J’étais là quand il a qu’Errion avait fait le voyage jusqu’ici ; à son regard j’ai cru qu’il aller te tuer. Non, non, jamais il n’aurait voulu revoir son gendre, il le tenait à moitié pour responsable de la mort de sa fille, le pauvre, ses douleurs le rendaient fou, il ne savait plus ce qu’il pensait. Tout ce qui lui rappelait Errion lui rappelait Enora, et il ne le supportait pas. »
Les questions en appelaient toujours d’autres, et même lorsque Galwyn se trouvait satisfait d’avoir pu entendre quelques réponses apaisantes, il s’en voulait de penser à partir ailleurs pour chercher des solutions à des interrogations qui n’avaient sans doute pas lieu d’exister. Alors il regrettait beaucoup d’avoir eu l’idée de s’en aller en laissant ici tout ce qu’il connaissait, et dont il devrait se contenter, pensait-il ; il préférait oublier ses tergiversations, et ranger dans la catégorie des « mauvaises pulsions » ces désirs de fuite et d’hypothétiques révélations. Après tout, peut-être attribuait-il à ses proches des intentions secrètes qu’ils ne possédaient même pas. Sarhen l’aimait tellement, à sa manière possessive certes, qu’elle ne pouvait pas lui dissimuler une quelconque vérité ; tout au plus édulcorait-elle certains détails, par pudeur. Oui, c’est cela, bien sûr. Et Grégoire, ce cher Grégoire, qui donnait tant de temps et d’énergie à son bien-être, malgré la distance naturelle qu’il prenait avec les choses et les gens, ne devait en fin de compte posséder que peu d’informations sur tous ces évènements. Il n’avait fait que recueillir Grégoire, à Augez, et entendu ce qu’il voulait bien lui dire.
Après avoir composé dans sa tête des symphonies de grands voyages, des opéras de découvertes fabuleuses sur son propre passé, Galwyn déplorait ses attitudes, qu’il considérait soudain comme des égarements mentaux passagers et dangereux ; en lui, grandissait la peur que de telles idées, ces mauvais instincts ne le conduisent à devenir comme son père. Alors il ne cessait de se répéter tout le bonheur qu’il avait de vivre loin du monde, loin des villes que les livres lui décrivaient belles mais terribles, et loin des hommes dont Grégoire peignait sans cesse un portrait sans concessions. Oui, décidément, rien ne pouvait être plus agréable sur Sonaruo que de vivre ici, sur Augez, dans la ville-haute, et de travailler en laïc pour le Monastère, lieu envoutant s’il en est.
Et puis Grégoire ! Grégoire est une telle source d’enseignements !
A ses yeux, le bibliothécaire possédait une sagesse rare, souvent ambiguë, mais il le lui pardonnait aisément ; tout être humain supérieurement instruit et devait forcément prendre ses distances avec les autres hommes.
« Supérieurement ? Je haïs ce mot, Galwyn, et surtout la notion puérile qu’il renferme. Je ne suis pas supérieur, à autrui.Personne ne l’est.Ce genre de conceptions est une illusion ridicule qu’il convient dans l’immédiat de t’ôter de l’esprit, sous peine de voir la vie derrière un filtre trompeur. » Il lui sourit de sa bouche aux fines lèvres un soupçon de nostalgie accroché au regard.« Et puis, ne cherche pas à me définir, je t’en prie. J’ai construit l’édifice de mon existence à la fois beaucoup plus haut et beaucoup plus profondément que la médiocrité ambiante de cette civilisation pourrissante, je le sais bien, mais je n’ai pas encore fini de me bâtir.Le jour de ma mort, tu sauras qui j’étais, et tu n’auras même pas à te demander l’emplacement exact de mon siège parmi les vivants.Il t’apparaitra tout seul dans une incroyable limpidité. »
Souvent, ses propos l’effrayaient par leur dureté inflexible, leur tranchant acéré qui attaquait sans prévenir, et blessait sans concessions ; et bien pire que toutes ces lames, la brume de mystère qu’il se plaisait à laisser planer au dessus de ses phrases, le non-dit toujours suggéré qu’il abandonnait dans ses silences. Que cette brume épaisse donnait à ses suggestions des airs fantasmagoriques ! Galwyn craignait ces moments ou le vieil homme lui paraissait ne même pas se rendre compte du trouble dans lequel le jetaient ses mots.
Mais comment a pu se forger cette incroyable personnalité ?
Souvent, la question le taraudait ; discrètement, il cherchait dans la bibliothèque les immenses annales des monastères oméritiens ; là, il feuilletait les noms de tous les moines et les frères laïcs qui y étaient consignés depuis six siècles, mais ne trouvait jamais rien d’autre que ces quelques lignes, banales, qu’il connaissait par cœur : « Rouanemoez, Grégoire ; né le douzième jour de la quatrième décade de l’automne, en l’année mille huit-cent quarante, à Sharez, de Monsieur Rouamenouez Archambaud et Madame Rouanemouez Ermona, artisans-joailliers à Sharez, capitale du Duché du Morra. Frère laïc au Monastère de Sharez de l’année mille huit-cent cinquante-sept à l’année mille huit-cent soixante-dix-neuf, sous la direction du Père Severtas. Devint grand Bibliothécaire du Monastère d’Augez en l’année mille huit-cent quatre-vingt ». Ses autres recherches restèrent infructueuses, et ses questions, frustrées ; alors il comblait ce vide de réponse par des ruminations incessantes des quelques éléments qu’il possédait déjà ; au bout d’un moment il finissait par se sentir coupable de vouloir percer les secrets de cet homme qui lui permettait de vivre dignement et, tout comme pour son histoire personnelle, il se persuadait qu’il fallait se contenter de tout ce qu’il savait.
Seul Frère Ascelus, le responsable du dernier étage des Archives, laissé à l’abandon et jamais visité, lui racontait parfois quelques anecdotes plus ou moins crédibles sur le vieil homme. Jamais il ne lui demandait de parler sur un sujet en particulier, mais le religieux, à moitié sourd, l’esprit chaotique et la conscience vacillante, s’accrochait à tout être humain lui rendant visite dans sa solitude comme un ivrogne à sa bouteille, et débitait un flot incroyable de mots, jusqu’à l’épuisement. A la lueur des bougies finissantes, quand le soir approchait, que les petites flammes brillaient de leurs lueurs jaunes dansantes, devant des fenêtres d’un bleu de plus en plus sombre, ses radotages à répétition entrainaient le jeune homme dans un immense labyrinthe fait d’anecdotes, de leçons d’histoires, et de révélations absurdes ou terribles sur les différends habitants de l’île ; difficile de s’orienter pour celui qui attendait une réponse précise, mais Galwyn restait patient ; alors, parfois, entre un énième chapitre sur l’appartenance du Duc de Kerouad à la secte des Auditeurs, et une nouvelle variation sur la réalité de la légende des Musiciens, Galwyn captait quelques notes éparses, désordonnées, qu’il jouait sur le thème de son maître :
« Et puis mon aventure chez les Griméniévon avec Grégoire, je te l’ai déjà racontée ? Oh, c’était incroyable ça aussi. Tu t’imagines, mon petit, la cour des Griméniévon ! S’il y a bien un endroit ou il faut aller dans sa vie, c’est là-bas. Je sais plus trop ce qu’il allait faire là-bas, d’ailleurs, ni moi au fond, on était jeune encore, on avait pas prononcé nos vœux, ah oui, c’était un... ah c’était bien. C’est tout ce que je souviens. Enfin, non. Des choses ici, et là. Tu m’écoutes ? Un peu, juste un peu, c’est pas bien long. Puis ça me fait parler, moi, jamais personne ne vient ici, c’est bien dommage, il y a tant de bons textes. Oui, oui, je te montrerais un jour. Enfin..., je disais, Grégoire, oui, Grégoire, il lui fallait un serviteur qu’il disait, moi je lui ai répondu que je pourrais aussi faire secrétaire, c’est que je savais bien écrire moi à l’époque, j’étais doué, ah ça oui, doué. Pas comme maintenant. Enfin. Lui me voulait serviteur, pas secrétaire, alors j’ai insisté, mais il a pas voulu ; il a dit que je venais si j’étais serviteur, sinon rien. Je lui ai demandé pourquoi il voulait un serviteur et pas un secrétaire, il m’a dit qu’il n’avait pas besoin d’un secrétaire. Au début, je voulais pas, tu comprends, un homme comme moi, instruit par des moines, jouer ses serviteurs, l’habiller et tout et tout... non, c’est pas sérieux, pas sérieux du tout. Je voulais être secrétaire, avoir une belle tenue, de belles plumes, de grands parchemins. Il voulait pas. Mais les Griméniévon, le Royaume de Créfain, et tout ça, et... enfin, j’y suis quand-même allé quoi. Serviteur. Oui, dommage hein ? Enfin... Et on est allé là-bas, tous les deux. Ah, je regrette pas le long voyage, bateau, cheval, puis bateau, puis encore cheval... ah ça non, pas de regrets. Puis arrivé là-bas, on lui donnait du Monseigneur, on lui faisait des courbettes, on l’écoutait beaucoup, il aimait bien tout ça, lui, je crois. Moi j’étais toujours derrière, à faire le majordome, à lui porter ses vêtements, à lui donner des courbettes aussi, à l’appeler par un nom qui n’était pas le sien, et dont je me rappelle plus trop ce que c’était, un nom comme celui d’un arbre je crois, c’était drôle, de l’entendre appeler comme ça ; enfin, c’est pas important qu’il me disait, il le connaissaient comme ça là-bas, pour je sais plus trop quelle histoire... ah, j’ai la mémoire qui s’en va, c’est terrible mon petit, terrible ; je sais plus trop si j’ai rêvé tout ça ou ... mais non, mais non, je l’ai pas rêvé, c’est pas faux, j’y suis bien allé là-bas, avec lui ; oh ce qu’on s’est amusés, oh oui, j’avais jamais vu tant de gens. On lui donnait du Monseigneur, on lui faisait des courbettes, je te l’ai dit ? Oui, le vieux Grégoire, ce vieux coincé, on lui faisait des courbettes mon jeune ami, on lui souriait, on le regardait de haut, on le trouvait beau même ; même le Roi, le Grand Roi, pas l’actuel, le vieux, celui qui est mort, et bien il avait voulu lui parler ! Oui, oui. Tu te rends compte ? Mais bon dieux, quelle histoire ! Quelle histoire ! Tu sais, là-bas, il y a une ville, elle est grande comme l’océan, il y a du monde comme mille fois ici, et Grégoire, ah Grégoire, mon Grégoire, enfant de putain, comme moi, fils du Calice, comme moi, Grégoire, Grégoire... et bien il y était aimé. »
Ce terme inattendu fit bondir Galwyn de son siège lorsqu’il l’entendit la première fois et Ascelus, aussi fou qu’il pouvait en avoir l’air, s’amusa de cette réaction comme un enfant content de répéter « crotte » à ses parents.
« Oui. Enfant de putain. On a grandi tous les deux dans des cavités bien trop fréquentées, pas les mêmes oh, non, non, attention.Mais c’était le même genre d’endroit, tout le monde y passe, tout le monde s’y plait, mais personne y reste. » Et il riait comme toussent les tuberculeux, dévoilant ses immenses dents jaunes de cheval, et tapant avec frénésie du plat de sa main sur son bureau, où tous les parchemins qui s’y trouvaient sautaient en chœur, et s’éparpillaient sur le sol sous les assauts de celui qui était censé les garder. « Oh, mes pauvres petits papiers, je ne suis pas un bon père pour vous, pas vrai ? » Et Galwyn de s’éloigner en silence, et Frère Ascelus de rire jusqu’à l’étouffement.
Enfant de putain, fils du Calice.
Jamais il n’avait osé le répéter à Grégoire, mais, comme pour se confirmer l’existence de cette appellation, de ce qu’il considérait à l’égal d’un blasphème en son for intérieur, il revenait voir le vieux moine deux à trois fois par saison, prétextant apprécier l’ambiance poussiéreuse de cet entassement de parchemins vétuste et l’odeur forte du cuir des vénérables grimoires, s’il lui fallait justifier ses venues hors de ses heures de travail. Lorsqu’il montait les marches grinçantes qui le conduisaient jusque chez « l’exilé du dernier niveau », le jeune homme sentait ses pulsations s’accélérer, il en avait honte, cherchait un prétexte pour rebrousser chemin, puis retrouvait finalement le moine comme les hommes les plus respectables, les plus amoureux de leur épouse, retrouvaient leurs courtisanes.
Grégoire devait forcément savoir ce que lui racontait Ascelus, il connaissait mieux que quiconque les personnalités de tous les membres du monastère ; mais pourquoi diable alors ne lui en parlait-il jamais ? Lui n’oserait pas, oh non... Fils de putain, enfant du Calice... il ne lui dirait rien, il ne respectait beaucoup trop pour évoquer ce genre de chose. Et après tout, Frère Ascelus possédait une réputation sans équivoque, on le connaissait surtout pour ses propos incohérents, ses idées absurdes, ses attitudes d’attardé. Les langues les plus acérés disaient qu’il n’avait pas été placé là-haut, dans cette partie de la bibliothèque aussi fréquentée qu’un cimetière, par pur hasard. Oui, il raconte n’importe quoi, il ne sait plus ce qu’il dit, ce grand dingue. Et puis, même si Grégoire se révélait être le fils d’une prostituée, quelle différence pour moi ? Seule compte la pertinence de ses propos, l’enrichissement permanent que constitue sa compagnie, et l’aide matérielle et spirituelle qu’il m’apporte tous les jours. Je ne serais certainement pas éloigné du besoin s’il n’avait pas mis son grain de sel dans ma vie.
Grégoire joua le rôle de tuteur, de grand-père, et même d’ami avec Galwyn, lorsque les circonstances l’exigeaient ; même si ce dernier ne pouvait se résoudre à le tutoyer et l’appeler autrement que « maître ».