Roman feuilleton - les Martyrs de la Vérité
- Mr. Petch
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Pour mon prochain récit sur les Chroniques qui a pour nom "les Martyrs de la Vérité", j'aimerais utiliser une autre façon de publier que l'habituel passage par "article". En fait, j'ai envie d'adopter une écriture feuilletonnesque à la façon du XIXe siècle, c'est-à-dire très saccadé, avec des épisodes de formes brèves comme unité d'écriture (2 pages environ), publiés de façon régulière et des rebondissements nombreux.
Mais pour ça, il faut que je publie des très petites unités, ce qui convient assez peu au système actuel des Chroniques car je vais vite me retrouver avec des suites de mini-épisodes de 2 pages, ce qui est un peu ridicule. Du coup, j'ai imaginé le système de publication suivant :
- toutes les semaines, je publie un nouvel épisode sur le présent post
- trois épisodes à suivre forment un chapitre ; à ce moment là, je publie le chapitre par la voie classique, en passant par la bibliothèque
Et bien sûr, vous pouvez directement commenter sur ce post si vous le souhaitez, ou attendre la publication "officielle" du chapitre.
Si vous n'avez rien compris, ne tenez pas compte de ce message, et lisez juste... Ça commence aujourd'hui, avec un épisode tous les mardis !
Et je prépare un autre projet surprise pour 2012, en-dehors des Chroniques mais dont je vous parlerai en temps utile...
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- Mr. Petch
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Au signal d'Agratius, Donatien sut que le jeu commençait. Mentalement, il se répéta les règles milles fois instruites par son ami, et son jeune esprit, vif comme l'est celui des enfants laissés à leurs propres vertus, n'eut besoin que de quelques secondes pour se sentir prêt, et partir. Dans l'orphelinat endormi, il trottait d'un couloir à l'autre, poussait délicatement des portes sur des salles qu'il savait vides, laissait filer sa silhouette à la seule lumière de la Lune, amplifiée par les vitraux rouges du vestibule qui conduisait au grand hall et à ses dorures outrancières de salle de bal épouvantée.
Se souvenait-il avec suffisamment d'assurance du plan répété depuis plusieurs semaines avec Agratius ? Oui, Donatien était de ces enfants chez qui la naïveté est une force qui leur offre d'occulter le danger et la peur. Il se retourna et, furtivement, chercha du regard ses deux petits camarades dans la travée droite de la salle aux marionnettes. Agratius tenait par la main sa petite soeur, Ophélia, une petite poupée muette que Donatien, du haut de ses douze ans, savait déjà admirer pour sa grâce de porcelaine et ses allures entières. Il trouvait dans son regard clair un repos qu'il aurait appelé plénitude, s'il avait su le mot ; mais il se contentait de la nommer « sa chance », car avec elle dans son équipe il ne perdait jamais aux parties d'orientation organisées par les maîtres lors des jours de sortie dans les forêts bétonnées des au-delà de la grande cité. S'il avait accepté d'aider Agratius, c'était tout à la fois pour être avec Ophélia, et par jeu. Donatien n'avait pas son pareil pour surgir et épier, pour hasarder ses pas dans les labyrinthes, pour reconnaître, même à la nuit tombée, des contours familiers le jour. Ce soir lui offrait un défi qu'il savait apprécier, et dont la récompense, lui avait expliqué Agratius, allait être à la hauteur de ses attentes.
Un jour de pluie en promenade, Agratius était venu le voir et l'avait fixé de son regard le plus maîtrisé. Donatien avait baissé les yeux, ou plutôt non : il les avait détournés et ils s'étaient recueilli dans la vue dégagée de mèches blondes de la petite Ophélia.
« Je cherche quelqu'un capable de m'accompagner dans un plan périlleux, Donatien (Agratius annonçait une voix grave pour son âge, sans pause ni soupir). Les autres orphelins sont tous des incapables empêtrés dans les gestes idiots qu'on nous apprend ici. Ils n'ont aucun sens de l'initiative et des responsabilités. Toi non plus, Donatien, mais tu as quand même plus de qualités qu'eux. Et tes qualités m'intéressent. »
Ophélia bougeait ses cils légers, crut Donatien qui confondait avec le rythme du vent. Il hocha la tête en direction d'Agratius.
« Bien, alors je vais t'exposer le plan. »
En un bond furtif, Agratius s'était accroupi sur le sable – ils étaient au milieu du décor triste d'une vieille banlieue déserte, en pleine partie géante de chat perché, mais ils savaient bien que leur équipe allait gagner et déjà s'inventaient d'autres attitudes et d'autres règles. Donatien l'avait suivi dans son mouvement tandis qu'Ophélia était restée entre eux deux, debout et délicate. Alors Agratius lui avait exposé le plan en détail, tout en le sondant de temps à autres, mais sans jamais se départir de la confiance infinie qu'il mettait dans sa voix, n'hésitant pas un instant à faire de Donatien son confident le plus secret comme s'ils eussent été depuis toujours amis.
Il était question de s'échapper de l'orphelinat.
Mais le but importait peu à Donatien qui se plut à entendre les milles détails du plan, et notamment l'évocation de « l'Arme secrète », comme l'appelait Agratius avec des échos de romans d'espionnage.
« L'Arme secrète est une pièce essentielle du plan. Tu es le seul ici à avoir à la fois l'habileté et la force de la construire. Moi, je me charge de l'intelligence. Cela suffira à guider tes gestes. Et les siens. »
Peut-être que l'enthousiasme trop tangible de Donatien avait d'abord effrayé Agratius, car tous les jours après celui-ci, le jeune orphelin sollicitait de plus en plus de détails à propos du plan, qu'Agratius avait fini par nommer « le jeu », voyant que cette promotion au plaisir parlait à son camarade.
« Il n'y a aucun interdit à ce jeu-là. La seule règle, mais elle est indispensable, est de ne pas se faire prendre. Si tu te fais prendre, tu as perdu, et tu ne pourras plus jamais recommencer le jeu. Si tu ne te fais pas prendre... Tu ne joues pas pour un chocolat chaud, ou pour un illustré. Tu ne joues pas pour ces plaisirs-là, mais pour un plaisir suprême, intense car unique. Tu joues pour le jeu lui-même. »
Il ne comprit pas l'idée mais comprit les règles, ou plutôt la règle, ou plutôt l'absence d'autres règles. Le jeu était de s'échapper de l'orphelinat, et il sentait déjà que ce jeu englobait tous ceux que les maîtres leur imposaient quotidiennement. Les jeux de force, les jeux d'habileté, les jeux d'intelligence, les jeux de fabrique, les jeux d'instinct, les jeux de beauté, les jeux de joie et les tournois des grandes cérémonies festives. Aucun d'eux ne contenait l'enjeu secret de leur mystère, le frisson d'un échec superlatif. « Si tu te fais prendre, tu as perdu, et tu ne pourras plus jamais recommencer le jeu, et aucun autre après. »
Agratius et Ophélia suivaient à pas feutrés et quand ils entrèrent d'un même élan dans la salle de bal, Donatien franchit la porte qui menait aux cuisines, au préau, puis à l'Arme secrète. Il positionna ses pupilles dans l'alignement parfait de l'embrasure vitrée de la porte du préau. Il attendit. Agratius lui avait expliqué que s'ils voulaient gagner, il leur fallait croiser la ronde nocturne du gardien dans les cuisines, car c'était à la fois la pièce la moins bien éclairée et celle où les cachettes étaient les plus nombreuses. Ils les avaient énumérées ensemble et apprises par coeur. Le garde-manger le long du mur de droite. Le grand tonneau à épices, seulement à moitié plein. Le placard à chiffons. Le sellier où sèchent les jambons. La table à découper et sa nappe descendant jusqu'au sol. Le pavillon haut et large de la fenêtre à meneaux qui donne sur le préau. Agratius irait dans le sellier. Ophélia se cacherait dans le tonneau à épices. Donatien se glisserait sous la table à découper, d'où il pourrait voir le passage du gardien et avertir ses amis quand la voie serait libre. Libre. Il attendit de voir danser le halo de la lampe à pétrole du gardien derrière la vitre. D'un signe, il avertit Agratius et Ophélia qu'ils pouvaient se rendre dans leurs caches respectives. L'odeur d'épices s'échappant du tonneau, pendant quelques secondes à peine, le rendit euphorique en piquant ses narines. Il se prit à imiter, au milieu de la cuisine, la démarche pesante du vieux gardien.
« Tu cabotines, Donatien. Ce n'est pas le moment de cabotiner ! »
Un regard suffit à Agratius pour faire passer le message de reproches froids mais aimables sans même ouvrir la bouche. Donatien s'assura que la lumière pâle arrivait dans la direction des cuisines. Le gardien serait là d'un instant à l'autre. Il souleva la nappe ensanglantée et prit place à son poste. Ses yeux ne quittaient plus la porte, et la lumière.
Donatien connaissait Agratius depuis le jour de son arrivée à l'orphelinat mais savait si peu de lui et de sa soeur. Lui enjoué et toujours souriant admirait son ami pour sa gravité solennelle et le poids qu'il donnait à la moindre de ses paroles, qui contrastaient tellement avec le babil goguenard des autres enfants aux jeux. Il admirait le sérieux avec lequel Agratius interprétait les règles et savait les contourner quand le besoin s'en faisait sentir. Donatien ne savait rien tant que respecter à la lettre les consignes d'un jeu, scolairement et avec une satisfaction toujours égale ; Agratius ne savait rien tant que les enfreindre pour gagner sans donner l'impression de la triche mais en forçant celle de la raison, et cela faisait frissonner Donatien d'une bouffée sèche de sensations qu'il ne connaissait pas mais qu'il devinait délicieuses et acidulées. Il voulait les goûter. Voilà pourquoi il avait accepté le grand jeu de ce soir, au risque de tout perdre.
Quelques jours avant le début du jeu, prenant son courage à deux mains, Donatien avait osé demandé à son camarade les raisons qui les poussaient, lui et sa petite soeur, à s'échapper de l'orphelinat. Il n'en voyait aucune tant les pensées concrètes du frère et de la soeur lui étaient hermétiques, et il savait qu'Agratius n'aurait pas conçu un plan si complexe, n'aurait pas pris autant de temps à le lui expliquer, s'il n'y trouvait pas un intérêt conséquent, plus conséquent encore que tout ce que Donatien pouvait imaginer.
« Tu ne comprendrais pas, Donatien. Tu n'es pas encore assez intelligent. Tu n'es pas prêt pour la Vérité. »
Mais Donatien avait insisté.
« Très bien. »
Et en effet, Donatien n'avait pas compris l'explication d'Agratius. Il était question de transcendance, de défaire les voiles de brume que les adultes déposaient devant leurs yeux dociles, de déjouer le squelette de la mise en scène qu'on leur imposait ici-même, tous les jours, à l'orphelinat, pour leur faire croire que la vie n'était que jeu et jouissance, comme si toute la dure réalité du monde devait être masquée à leurs esprits innocents et malformés. Il était question de demasquer les menteurs du monde et de faire éclater la Vérité, où qu'elle fut, quelle qu'elle fut.
« Voyez ce que des esprits faibles comme les vôtres peuvent devenir : des robots qui obéissent à la moindre de leur règle, aussi farfelue soit-elle ! Cela doit cesser. »
Et il désigna du doigt un groupe de petits en train de faire le poirier au commandement d'une maîtresse.
Donatien se souvint qu'il aimait bien ces exercices matinaux, quand il était plus petit. Sa mère avait perdu au dernier grand jeu de l'épidémie et il s'était retrouvé seul, né de père inconnu, promené de tante en oncle et de cousins éloignés en familles sordides. Quand il avait atterri ici, à l'orphelinat, sous l'égide des maîtres, il s'était plu à ces jeux de force et d'équilibre, d'astuce et de logique, et ce jusqu'à l'arrivée d'Agratius et Ophélia qui lui avait ouvert des délices plus subtiles. Car à présent, il croyait parfois lire sur les visages souriants ou peinants des petits poiriers des expressions puériles d'inconsistance qui le mettait mal à l'aise, le renvoyant au désagréable miroir de sa propre illusion. C'était Agratius qui parlait, certes, mais c'était d'Ophélia que Donatien tenait ses impressions ambivalentes ; Ophélia qui, bien que muette, semblait pouvoir communiquer avec lui d'un simple regard. Dommage que cela ne marchât qu'en sens unique, se dit Donatien en hochant la tête aux explications d'Agratius, qu'il avait depuis longtemps arrêté d'essayer de comprendre.
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A suivre...
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- Vuld Edone
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On va juste attendre un peu pour ça.
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- Krycek
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- Demosthene
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Dans l'orphelinat endormi, il trottait d'un couloir à l'autre, poussait délicatement des portes sur des salles qu'il savait vides, laissait filer sa silhouette à la seule lumière de la Lune, amplifiée par les vitraux rouges du vestibule qui conduisait au grand hall et à ses dorures outrancières de salle de bal épouvantée.
J'ai tiqué sur cette jolie phrase, et surtout sur la fin.
Soit "... au grand hall et aux dorures outrancières de la salle de bal épouvantée"amplifiée par les vitraux rouges du vestibule qui conduisait au grand hall et à ses dorures outrancières de salle de bal épouvantée.
soit "... au grand hall et à ses dorures outrancières."
Sans ça, j'ai du mal à savoir où sont les dorures, dans le hall ou dans la salle de bal ?
Après ça, j'étais parti, et j'attends la suite avec impatience
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- Mr. Petch
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Et Vuld, je suis d'accord pour le mettre en feuilleton avec l'Echiquier... Il faudrait voir comment.
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L'odeur d'épices s'était déjà diffusée dans l'air. La porte branlante du sellier grinçait à peine. Donatien se réjouit du risque, et de savoir qu'Agratius le surveillait et verrait sa manoeuvre, et l'applaudirait intérieurement, peut-être. Le halo se rapprochait en dansant au gré des pas branlants du vieux gardien bossu. Le coeur du garçon battit, battit, comme jamais il n'avait battu en sept ans de jeu effréné à obéir aux règles et à viser la victoire. Dans quelques minutes se présenterait la seule occasion de la victoire unique, du gain suprême du grand jeu qui disparaît si on échoue : s'échapper de l'orphelinat ! Il sentit le souffle du vent nocturne soulever la nappe, furtivement, assez pour porter l'odeur de sang séché à ses narines déjà surexcitées, mais pas suffisamment pour dévoiler sa présence. La cuisine était la pièce la plus sombre de tout l'établissement. La lampe à pétrole parut et dessina une présence.
Ce n'était pas le gardien ! C'était madame Norma ! La grasse et grosse madame Norma qui venait gratter dans les réserves pour fournir son embonpoint ! La surprise glaça Donatien, comme une déception et comme une crainte immense. Car si la visiteuse des cuisines était madame Norma, où en était le gardien de sa ronde ?
Depuis la salle de bal gronda une voix puissante d'ogre mêlée au souffle d'un vieux dragon.
« Qui c'est-y donc qui s'cache dans l'gourbi ? »
Le gardien surgit, figure horrifique dépassant de la porte, monstre tortueux aux formes inhumaines et démesurées à l'esprit de l'enfant qui n'en pouvait détacher son regard. Sous les lumières fausses de la cuisine, sous les oscillations évasives des lampes à pétrole que tenaient, d'un côté madame Norma, et de l'autre le gros gardien, les deux êtres paraissaient déguisés en énormes insectes, comme les enfants à la fête des semailles, quand tous allaient joyeusement butiner dans les champs et distribuer les graines. Mais ce n'était pas les têtes pouponnes de ses petits camarades que Donatien voyait ce soir : c'était les masques grotesques de deux ennemis du jeu. Par instinct, il chercha le visage d'Agratius qui devait se trouver quelque part, au niveau du sellier. Il n'osait pas bouger et pourtant l'odeur de jambon fumé lui prenait les narines, et l'étouffait.
Le gardien s'était précipité sur madame Norma avec la rage d'une bête affamée. Il avait broussaillé dans ses jupons, déchiré ses manches, s'était battu pour la plaquer contre le sol, à un mètre de la table à découper la viande. Et pourtant le sourire du gardien, son sourire maléfique, ne suggérait pas la colère, comme lorsque Donatien se bat pour l'honneur contre un de ses camarades et gagne ; ce sourire, il suggérait plutôt un sentiment biscornu d'amusement mêlé de folie. Le même amusement que les enfants partagent en piaillant devant les piles d'illustrés que leur distribuent les maîtres une fois par mois et qu'ils s'échangent au coucher, sous les draps. Mais le pire n'était pas là. Le pire n'était pas cette lutte atroce d'un homme et d'une femme, qui ne pouvait finir que par la mort, croyait Donatien en repensant aux batailles héroïques des illustrés, le pire n'était pas dans cette corruption du plaisir du jeu qu'il lisait aux commissures baveuses des lèvres du gardien, qu'il lisait dans ses yeux qui n'étaient pas moins brillants que ceux des petits poiriers quand ils chutent sur les genoux et rient. Le pire était dans la découverte que le plaisir corrompu avait contaminé madame Norma qui elle aussi souriait, et dont les gémissements aigus et allongés étaient identiques à ceux que poussent les petites filles idiotes auxquels d'autres garçons idiots tirent les cheveux lors des jeux du loup (et tous les garçons savent, quand ils le font, qu'elles n'attendent que cela et s'y prêtent aisément). Seulement ces gémissements étaient-ils tendus à l'extrême, plus attiseurs que jamais. Ils avaient l'air de se battre mais par plaisir, et sans règles. Ils étaient tous deux transfigurés par le jeu, pensa Donatien, transfigurés en une entité abstraite de jouissance criarde et sale dont la compagne de nature était la violence. Le reprit alors, abruptement, le même malaise qu'il traînait chaque fois que le regard d'Ophélia se transposait dans le sien et le forçait à lire ses plaisirs et ses jeux d'enfant comme d'infâmes perversions.
Le gardien et madame Sylvia poussait maintenant les mêmes cris, et jouissaient ensemble en chorale.
« L'Arme secrète. »
Donatien frémit en sentant sur son épaule la main tendue d'Agratius. Il était plus grave que jamais, d'un calme épouvantable face aux cris fous du plaisir des deux adultes.
« Il nous faut sortir l'Arme secrète. »
Donatien voulut retorquer qu'il était trop tôt, que ce n'était pas prévu dans le plan du jeu où l'Arme secrète n'intervenait que bien plus tard, une fois qu'ils auraient atteint la grille principale ! Il paniqua. Est-ce qu'Agratius le vit ? Si c'était le cas, son expression n'en laissait rien paraître. Mais ses paroles, toujours aussi implacables, suggéraient bien qu'il avait lu dans les pensées de son camarade.
« Souviens-toi, Donatien : il n'y a pas de règles dans ce jeu. Nous ne sommes plus enserrés dans des contraintes aveuglantes. Le plan n'est qu'un choix parmi autant de scénarios possibles, et d'issues envisageables. Le chemin vers la Vérité n'est pas unique. Il dépend de chacun, il dépend de chaque situation, et il se raffermit à chaque difficulté. »
Alors ?... semblaient demander les yeux imbéciles de Donatien, dégagés de leurs orbites.
« Tu vas sortir par la porte de la cuisine le plus discrètement possible. Tu vas te rendre dans le vieux hangar. Tu vas ouvrir la trappe souterraine sous les branchages. Tu vas déclencher l'Arme secrète. Et dans la confusion qui s'ensuivra, nous sortirons tous les trois par la brèche ainsi ouverte. »
Un nouveau râle de madame Norma prit Donatien à la gorge. Il crut qu'il allait vomir. Il s'échappa, vers l'imprévu et l'excitation de la survie qui, seule et exempte désormais de tout plaisir car le sien était entâché d'images interférantes, le poussait à agir.
Où crois-tu courir dans le noir, Donatien ? Où crois-tu courir dans la grande cour à moitié pavée de guingois, aux dalles crevant le sol de part et d'autre, aux planches de bois rouillées tapissées sur le parterre et griffant tes pieds et tes mains ? Ventre à terre tu cours et bondis jusqu'au grand hangar où les adultes disposent les décors les plus précieux de leur « grande mise en scène », les « masques » les plus audacieux qu'ils portent le jour devant les enfants de l'orphelinat pour leur faire accroire... Ventre à terre tu cours et tu bondis, et évite les cris des deux sentinelles du poste d'entrée. Elles croient qu'elles ont vu un enfant traverser la cour. L'instant d'après se rassèrenent : ce n'était qu'un chat, ou un lapin sauvage en maraude. Et ton coeur, Donatien, bat plus fort encore, tellement que tu crois qu'il va jusqu'à faire vibrer la poutre métallique du hangar contre laquelle tu t'appuyes, guettant le détour du regard des sentinelles occupées à leur belote, à leur bataille.
Donatien reprit son souffle. De là où il se trouvait, appuyé contre la porte du hangar, il pouvait voir les ombres horribles du gardien et de madame Norma danser la gigue dans les cuisines, un bras par-ci, une jambe par-là... Il pouvait voir aussi les pointes de feu des cigarettes des deux sentinelles qui ne regardaient plus en direction de la cour mais se retranchaient dans leurs cartes. Le jeu est fini, pensa-t-il par un élan d'angoisse lucide.
Les journées des orphelins se passaient dans le flot incessant du jeu et de ses règles, et quiconque les enfreignait était publiquement hué par tous ses congénères, qui lui tournaient autour en le traitant de perdant, de pisseux, d'animal ; et leur rire, encore plus fort que le rire des jeux, résonnait en un brouillard de honte pesant sur les épaules du pauvre perdant. Le jeu était de ne jamais enfreindre les règles, car les règles étaient la vie sacrée de l'orphelinat. Agratius avait appris à se façonner un masque et à cacher sa gravité à tous. Sauf à Donatien, qui y voyait un rôle formidable, et à Ophélia, qui savait tout de son grand frère. Mais aujourd'hui, grelottant sous l'inspiration du froid du métal sur sa peau nue de garçonnet, Donatien comprenait lui aussi l'obscure gravité de son camarade. Il comprenait, sous la métamorphose du grand jeu de ce soir en une partie de survie (et les râles monstrueux de madame Norma changés en cris de joie), que le véritable enjeu allait bien au-delà de quelques moqueries puériles et de quelques hontes, bien vite oubliées les jours suivants. Les adultes leur mentaient, assurément, pour leur faire croire que tout n'était que jeu, et que la vie n'était qu'une succession de plaisirs entiers et sans importance. Ils ne leur disaient rien de la Vérité et surtout de la violence dont il avait été témoin. Ils leurs masquaient tout, sous couvert de morale et de plaisir. Et derrière le carnaval, il y avait autre chose, comme un jeu supérieurement grand. Voilà ce qu'avait essayé de lui enseigner Agratius ; voilà quelle était la récompense suprême.
Tout enthousiasme qu'il y eut au départ, il fondit à la révélation. Donatien se vit mourir à l'intérieur.
Mais personne n'avait bougé, ni les ombres des cuisines ni les sentinelles du poste d'entrée. Il était encore vivant et accroupi à même le sol, à deux mètres de la planche qui cachait le souterrain qui leur avait permis d'entrer dans le vieux hangar pour construire et cacher l'Arme secrète.
Ses gestes étaient devenus mécaniques, car essentiels et sans sourire. Soulever la planche sans faire de bruit. Se faufiler dans le vieux hangar. S'habituer au noir complet pour deviner chacun des contours. Retrouver la trappe masquée par des branchages. Descendre l'échelle aux barreaux froids, eux aussi, et mordants sous la peau. Descendre encore, encore, car ils avaient creusé profondément tous ces mois de préparatifs. Trouver enfin l'Arme secrète. La dévoiler, vertigineuse et puissante, rassurante et terrible, sous sa couverture du bleu de la nuit. La mettre en route, enfin, pour mettre fin au grand jeu...
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- Krycek
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- Imperator
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Bref, ceci étant, voyons ce début.
Voilà la plus grosse critique que je souhaite faire.Se souvenait-il avec suffisamment d'assurance du plan répété depuis plusieurs semaines avec Agratius ?
Autant le rythme est globalement bien maîtrisé et la lecture très fluide (j'ai lu les deux parties sans interruption, avec cette envie "d'en savoir plus" et un certain plaisir), autant j'ai la sensation d'être face au syndrome du pistolet.
Ce sous deux formes:
1) "se souvenait-il du plan?", "les règles", "l'arme secrète", etc... On peut faire patienter un lecteur comme moi, en tout cas un moment. Ceci étant, je me lasse souvent très rapidement de ne pas savoir. Ici, tu agites beaucoup d'éléments sous mon nez (notamment en les répétant et en insistant, en les plaçant au centre du récit) sans me donner la moindre possibilité de les comprendre (le plan... il a fallu un bon moment avant que tu ne parles de l'évasion, idem pour les règles, l'arme secrète se met en marche, mais ça peut être une alarme, une génératrice, n'importe quoi...).
Bref, ça reste assez désagréable me concernant.
2)
Je doute qu'un lecteur, à ce point, doute encore de ce qui se déroule sous les yeux de l'enfant. Dès lors, pourquoi tenter de rester sous sa seule projection? Un simple "Donatien ne pouvait pas comprendre. Il constatait que..." aurait permis de créer cette intimité avec le lecteur. Un petit: "Toi et moi, nous savons, mais pas le gosse..."Et pourtant le sourire du gardien, son sourire maléfique, ne suggérait pas la colère,
***
Enfin, pour finir mon commentaire (et parce que mon cours va bientôt recommencer):
"Tiens, salut 109"
Sérieusement, Donatien a une personnalité tellement proche. À voir comment tu comptes le développer, mais le rythme du texte est différent de l'usine. À mes yeux, ça croche légèrement.
Impe, qui doit vraiment y aller...
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- Mr. Petch
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Soit "... au grand hall et aux dorures outrancières de la salle de bal épouvantée"
soit "... au grand hall et à ses dorures outrancières."
Sans ça, j'ai du mal à savoir où sont les dorures, dans le hall ou dans la salle de bal ?
Euh... Ce sont bien les dorures du grand hall, mais elles sont caractérisées par une comparaison avec des dorures de salle de bal. Mais c'est peut-être trop allusif. Enfin... je suis toujours trop allusif, en fait...
Autant le rythme est globalement bien maîtrisé et la lecture très fluide (j'ai lu les deux parties sans interruption, avec cette envie "d'en savoir plus" et un certain plaisir), autant j'ai la sensation d'être face au syndrome du pistolet.
Mmh... Le fameux syndrôme du pistolet. Je pourrais toujours me justifier en parlant d'un "style" feuilletonnesque que je veux essayer de trouver, mais si tu le remarques, c'est que je dois essayer d'être plus subtil par la suite. Enfin... un équilibre à trouver entre être suffisamment explicite pour que le lecteur comprenne mais pas trop pour ne pas être trop lourd. Si je comprends bien, le problème vient du "sans laisser la possibilité de comprendre".
Un simple "Donatien ne pouvait pas comprendre. Il constatait que..." aurait permis de créer cette intimité avec le lecteur.
J'avais souhaité ici rester dans la focalisation de Donatien mais ceci dit, c'est plutôt en cotnradiction avec le reste du texte, qui est plutôt détaché. Donc OK.
"Tiens, salut 109"
Sérieusement, Donatien a une personnalité tellement proche. À voir comment tu comptes le développer, mais le rythme du texte est différent de l'usine. À mes yeux, ça croche légèrement.
Ah ah ! Bien joué Impe : Donatien est en effet très proche de 109. Les Martyrs de la Vérité est censé faire partie de la même "série" que les Cimes, et il y aura donc des points communs qui apparaîtront...
Mr Petch
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- Imperator
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C'est un problème.Si je comprends bien, le problème vient du "sans laisser la possibilité de comprendre".
Ceci dit, le syndrome du pistolet vient d'un texte des chroniques (que je ne parviens pas à retrouver) où la description suivante (à peu près) était faite:
"Il pointa sur lui un étrange objet, un tube de métal relié à un morceau de bois, etc..."
La description faisait deux ou trois lignes, alors qu'on devinait dès le départ qu'il s'agissait d'un pistolet.
La seule situation que je vois où il convient de décrire quelque chose que le lecteur connait déjà sans lui donner le nom de l'objet se trouve être lorsque le lecteur a peu de chance d'y penser de prime abord.
"C'était un petit morceau de pâte molle qui se trouvait dans la poche du soldat. Il n'avait jamais rien vu de pareil. Il le palpa, le sentit: c'était étrange. Il mordit dedans et soudainement, découvrit que le cake, c'est bon."
On joue avec le lecteur. "avec".
Et comme dit, pas besoin de nommer les objets ou les actions, pas besoin de dire "ils étaient en train de s'envoyer en l'air sous les yeux de l'enfant", mais un simple "il ne pouvait comprendre ce qu'il voyait" suffit à diriger le lecteur, à lui confirmer "oui, c'est bien ce que tu crois, mais on va voir ce que l'enfant voit durant un moment."
Enfin bref,
Une bonne raison de suivre cette histoire.Les Martyrs de la Vérité est censé faire partie de la même "série" que les Cimes, et il y aura donc des points communs qui apparaîtront...
Impe.
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- Mr. Petch
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Le hangar implosa sous la force miraculeuse de l'Arme secrète. Le puissant robot, haut comme deux hommes, déchira la tôle molle de la porte et imposa sa silhouette de géant dans la grande cour de l'orphelinat. L'impulsion ainsi donnée fit reculer Donatien qui se hâta de regagner l'échelle, et l'intérieur du hangar, et le trou dans la tôle pour s'en extraire et regarder agir l'Arme secrète. Son Arme secrète, dont il était le Créateur, il décida de la nommer « V », en l'honneur de sa mère, Victoria, dont il avait conservé en modèle l'image nette au moment de dessiner et bâtir les contours de son immortelle création.
Elle possédait bien la taille de deux hommes et n'avait pas besoin d'un cri car ses rouages parlaient pour elle, crissaient, brisaient le silence, concentraient toute la force de sa machinerie. Sa carlingue faite de métaux indestructibles luisait sous la lumière de la Lune et lui donnait la brillance obscure d'un justicier nocturne, de ceux que Donatien admirait dans les illustrés, mais à la grandeur surhumaine et à l'intelligence pointue. Donatien lui avait confié autant d'attributs de puissance qu'il en avait trouvé entre les images de ses lectures de loisir. Son large bassin pivotait à 360° pour mieux saisir tous les dangers ; ses deux cuisses oblongues lui offraient, par leur force, aussi bien de bondir à plus de deux mètres que d'étrangler en étau un ennemi au sol ; sa poitrine maternelle masquait deux puissants obus qui pouvaient servir de recours de dernière minute. V apparaissait fièrement comme une incomparable merveille de l'esprit humain, une création à proprement parler géniale, mêlant l'intelligence d'Agratius, qui avait conçu les circuits internes et la tuyauterie complexe de son cerveau mécanique, et l'habileté de Donatien, dont la force avait permis de poser pièce par pièce, boulon par boulon, engrenage par engrenage, les mécanismes internes et externes du robot. Donatien constatait à la nuit la perfection lisse à laquelle il était arrivé, travaillant chaque soir à tordre les métaux et poncer l'acier sans relâche en de puissantes caresses qui lui venaient aux souvenirs de sa mère disparue. Il lui rendait à la fois hommage et vie, et s'en félicita d'un sourire qu'il fut seul à voir et comprendre.
V attira l'attention des deux sentinelles qui interrompirent leur bataille pour sortir deux fusils. Ils tirèrent un premier coup dans l'échine du robot, puis un second qui fit sursauter Donatien, lui faisant croire que sa créature allait s'effondrer aux premiers coups reçus. Mais les chocs ricochèrent sur la peau de V qui tourna sa tête gracieuse, auquel Donatien avait donné les traits de sa mère, jusqu'à la moindre ridule au coin des yeux, jusqu'à la forme onctueuse de la bouche qu'elle ouvrit pour laisser sortir un fût de canon percé de trous. En quelques secondes, une fumée grise en sortit en direction des sentinelles qui tombèrent d'asphyxie. Des petites lanternes s'allumaient un peu partout dans la cour. Donatien, perché sur le genou de V, vit sortir des cuisines le gardien et madame Norma, à moitié nue et les yeux fixés sur le robot. Il se mit à rire, nerveusement, follement, si puisamment qu'il s'entendait lui-même et se fit peur, intérieurement.
Il cria à V de les tuer. La main du robot se changea en une baliste dont les carreaux faisaient la circonférence d'un bras humain. En un éclair, ils allèrent se planter l'un dans le bas-ventre du gardien, l'autre dans la poitrine à l'air libre de madame Norma. Donatien exultait. Ce n'était plus le jeu qui régnait, se disait-il, c'était la folie du jeu qui méritait ses châtiments et s'en délectait.
Agratius sortit dans la cour. Il écarta le cadavre du gardien qui bouchait la sortie. Il frissonna à peine en voyant V, dont il savait les contours pour avoir surveillé Donatien au travail. Il avait longuement hésité à cette idée de figure maternelle, mais il n'avait pas pu persuader son camarade d'agir autrement, car il fallait bien un modèle au robot ; et Ophélia lui avait suggéré qu'il valait mieux laisser Donatien faire, que c'était mieux pour eux deux, que tout se résoudrait à temps. Il devait à présent localiser Donatien et le raisonner, que le jeu puisse reprendre normalement et qu'ils puissent s'enfuir – encore lui fallait-il retrouver Ophélia, mais cela serait bien moins complexe. V piétinait dans la cour et, hormis sa grande taille et les lueurs que dessinaient les lumières sur son corps dévêtu, rien n'aurait pu faire croire qu'il s'agissait d'un robot. Agratius s'en félicita intérieurement avant de se dire que cette ressemblance parfaite, cette imitation recherchée avec le réel n'avait fait qu'aggraver la confusion de Donatien, qui grimpait à présent sur l'épaule de celle qu'il voyait comme sa mère. Il se dit qu'on ne combattait pas le mal de l'illusion avec davantage d'illusions. Du haut de V, Donatien appelait Agratius tout en donnant des ordres au robot. Il le poussait à détruire tout l'orphelinat, à piétiner de son pas lourd chacune des salles et à propulser en tout endroit les grenades à fusion cachées dans ses avant-bras. V était virtuellement indestructible, se dit Agratius, et Donatien devenu incontrôlable.
« Il cabotine encore. Je n'aurais jamais dû lui faire confiance ! »
De l'autre côté de la cour, Agratius vit trois hommes pousser un énorme engin qu'il n'avait jamais vu avant à l'orphelinat : un canon tout en bronze posé sur un affût de bois laqué et doré. Qu'est-ce que les adultes cachaient d'autre dans cet orphelinat ? Pourquoi avait-il besoin d'un canon ? Les trois hommes portaient d'étranges masques de polichinelle aux longs nez et aux pommettes saillantes, et leur sourire figé tressauta lorsqu'ils mirent dans la bouche de l'engin un gros boulet rose qui ressemblait à s'y méprendre, se dit Agratius, à une boule de jeu de quilles. Le canon était pointé en direction de V.
« Attention Donatien ! »
L'explosion propulsa les trois maladroits artilleurs plusieurs mètres en arrière. V reçut la boule rose en pleine tête. Elle chancela, ses deux mains de métal protégeant sa boîte crânienne, les yeux fermés, les jambes chevrotantes, et son déséquilibre fit tomber lourdement Donatien au sol. Agratius se dépêcha d'aller rejoindre son camarade, non sans avoir hésité. Mais lui savait réagir adroitement à l'imprévu. V resta un instant accroupi. Les survivants de l'orphelinat sortirent des ruines et s'enfuirent. Des dizaines d'enfants s'égaillèrent aux alentours sans comprendre, comme s'il s'agissait d'un nouveau jeu, d'une nouvelle épreuve encore plus flamboyante que les autres inventées par les adultes. Agratius et Donatien, seuls, restaient dans la cour, l'un pleinement conscient du désastre et l'autre encore perdu dans le dédale de vapeurs qui le rendait fou. V se leva lentement. Agratius se dit qu'un câble avait dû céder à l'intérieur du cerveau de métal car deux lueurs rouges brillaient dans ses yeux.
Alors ce fut le début du chaos.
V commença par démolir le hangar à coups de pieds, fauchant à l'arbalète tous ceux qui pensaient intervenir. Elle libéra un cri à la fois tristement animal et sauvagement robotique, une plainte que Donatien sentit en lui, jusque dans son estomac retourné par le choc de la chute. On eut dit, pensa Agratius en assistant, le sourire au coin des lèvres (non par un plaisir sadique mais parce qu'il reconstituait lentement, intérieurement, un nouveau plan idéal à partir des pièces nouvelles dont il disposait) le réveil de la bête, qu'elle venait de se rendre compte qu'elle n'était qu'un robot, qu'elle était née robot malgré toute la vie que Donatien, à travers son amour filial, lui avait imprimée dans ses circuits, au plus profond d'elle-même, au plus profond de ses engrenages de machinerie. Le jeune garçon en fût ému, presque, s'il n'y avait pas eu mission plus urgente, qui était de sortir de l'orphelinat avant que l'un des adultes qui s'agitaient en désespoir ne s'aperçoivent de leur présence.
Mais ce ne furent pas eux, les adultes agités, qui identifièrent les premiers les deux garçons couchés sur le sol de la cour, l'un aux yeux fermes et brillants, et l'autre encore affaibli. La première à voir les garçons, et plus encore à voir l'orphelin Donatien plus faible qu'il ne l'avait jamais été, ce fut V.
Elle trembla de tout son corps de métal d'une passion vengeresse.
Agratius avait tiré son camarade à l'écart, l'avait ramené dans les cuisines qui avaient été miraculeusement épargnées par la colère du robot, si ce n'étaient les deux corps du gardien et de madame Norma, entrelacés dans une dernière étreinte grossière et désordonnée ce qui, après tout, était la position la plus juste dans laquelle ils se devaient de disparaître compte tenu de la vie débauchée et fausse qu'un destin cruel les avait poussé à mener, jusqu'à cette nuit fatale dans les cuisines. Agratius cherchait à présent sa petite soeur Ophélia qui n'était poas dans le tonneau à épices. Sous les yeux de Donatien qui commençait légèrement à émerger, à l'odeur des jambons fumées et des épices délicieuses picorant ses narines, il se dirigea sans douter vers le placard à chiffons effondrés sur lui-même, le souleva d'une seule main, et en dégagea Ophélia qui se remit tout de suite debout.
Comme mus par un enchantement puissant, les deux yeux doux de la petite fille se posèrent sur la face ensanglantée de Donatien. Sans nul doute, il s'en sentit soulagé après l'horreur et la folie qu'il venait de traverser. Il trouva là son accomplissement. Il apprit combien grande avait été sa bêtise, depuis son arrivée à l'orphelinat, et même avant, que de céder sa confiance à toutes les illusions sans fins qu'on lui soumettait et, plus encore, à en redemander, comme la victime supplie son bourreau de continuer la torture. Le voile formé par des années de tromperie se déchira d'un coup. Il avait été idiot de croire aux jeux. Il avait été idiot de croire qu'il pouvait ressusciter Victoria, sa mère, sous les traits d'un robot destructeur alors que, dans ses souvenirs, sa mère n'était que douceur. A moins que cette croyance avait été nourrie, elle aussi, par la même idiotie de ne pas se souvenir des cris, des privations, des coups, comme si la mort pouvait tout effacer. La seule conclusion qui s'imposait alors à Donatien, dans les yeux d'Ophélia et maintenant dans les siens, était que sa courte existence n'avait été rien de plus qu'une tromperie colossale. C'est alors qu'étrangement, Donatien se sentit mieux, ses douleurs disparues en même temps que ses doutes. Il sut ce qu'il avait à faire.
Agratius ne s'en soucia pas. Ophélia faisait cet effet-là, souvent, à ceux qui la regardaient vraiment, qui déchiffraient l'énigme de son regard et y lisaient quelque chose qui devait être leur propre Vérité. Cela ne lui était pas arrivé depuis longtemps tant les enfants, parce qu'encore trop mal conditionnés aux mensonges, ne peuvent pas ressentir, par contrecoup, le chatoiement de la Vérité. L'orphelinat avait comme engourdi les forces de sa soeur. Il était temps de les réveiller.
Dehors, V fouillait un à un les bâtiments de l'orphelinat à la recherche de Donatien. Elle en ressortait des grappes d'individus sommaires qu'elle portait à bout d'épaule avant de les jeter dans le grand feu de joie qu'elle avait allumé au centre de la cour, avec les débris du canon démantelé. Plus Donatien lui échappait, plus sa colère grandissait, et les cris des humains ne faisait que l'attiser, car eux l'étaient, humains, là où elle n'était qu'une machine à démolir.
Enfin elle trouva la cuisine en désordre. Agratius et Ophélia se tenaient contre la porte du placard à serviettes, mais elle ne les vit pas. A la place elle vit Donatien, et le reconnut sans hésiter d'un seul boulon. Au plafond pendait, graisseux d'avoir supporté le poids d'un jambon désormais abimé sur le sol, un crochet de boucher. V se saisit de Donatien par le col. Il protesta à peine, encore subjugué par les visions qu'Ophélia avait diffusées dans son esprit. Il ne protesta pas non plus quand V l'éleva de toute la force de ses bras de robot jusqu'au plus haut du plafond, avant de le planter avec violence dans le croc de boucher, non sans faire sortir des veines déchirées du jeune orphelin quelques gouttes de sang qui vinrent tâcher sa carosserie.
Alors V extirpa des cuisines son corps gracieux mais lourd, et Agratius et Ophélia la regardèrent s'éloigner à pas lents de l'orphelinat en flammes. Eux-mêmes songeaient à partir désormais, même s'il n'y avait plus guère de dangers ici pour eux car tous les adultes étaient soit morts soit agonisants. Mais avant de s'enfuir pour de bon du bagne dans lequel ils avaient été enfermés depuis trop longtemps, Agratius s'avança vers Donatien et leva la tête pour lui parler.
Le mouvement de ses paupières pouvaient faire croire que vivait encore en lui une trace d'humanité.
« Ce n'était pas qu'un jeu, Donatien. Mais tu as perdu malgré tout. »
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- Vuld Edone
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Je pense résumer mon problème en deux points.
Le premier est l'apparition du robot, trop brusque. Il est soudain imposé au lecteur contre toutes ses attentes. Il faudrait au moins, entre le moment où le hangar explose et celui où le robot est révélé, quelques indices qui permettent au lecteur de rattraper son retard. Je suppose que cela participe du sermon d'Impe', "avec le lecteur".
Le second est le changement brusque apporté à l'univers.
Jusqu'à présent, tout lecteur aura vu un monde "réaliste", avec une action posée et des règles humaines, en somme très proche de notre monde. La seule variation était le "jeu", le mensonge, qui caractérisait cet univers, mais rien ne laissait penser que le mensonge s'étendrait aux règles de cet univers.
Aussi, d'apprendre que ces enfants sont des génies de la robotique n'est encore pas trop dérangeant. Il arrive de ces génies et le "jeu" pourrait s'y justifier, en orphelinat de surdoués. On découvre encore une société, c'est acceptable.
Mais la logique de ce dernier passage est purement enfantine et ne suit plus la moindre règle humaine. L'armement du robot est impossible, son comportement impossible également et le comportement des adultes, avec le canon, la fuite, le feu de joie, tout est absolument décalé. On regarde une scène grotesque faite de polichinelles et de V.
Mon plus gros problème n'est pas V, et je dois même dire que l'étrangeté de V est un avantage, en l'ancrant profondément dans le jeu d'enfant. Mon plus gros problème est l'étrangeté de l'univers dans lequel V devrait être étrange.
Que les adultes, soudainement, passent d'êtres vivants et rationnels à cette foule de pantins hurlants avec des canons de bronze et des boulets roses, cela n'a pas de sens. C'est une remise en question complète de tout ce que nous savions jusqu'ici. Encore, que les humains aient des armes pour combattre les V, mais ce n'est pas le cas, c'est une arme aussi ridicule que V et cette fois c'est l'oeuvre d'adultes.
Tout est mélangé.
En somme, tout va trop vite, tout se déchaîne et le texte ne prend pas acte, ou ne fait pas prendre acte, qu'il faut entièrement reconstruire l'ensemble de ce monde. Que tout a changé. Que les adultes seront des enfants désormais, et les enfants, quelque part, des adultes.
À ce titre, la dernière réplique d'Agratius ne passe pas. Je n'arrive pas à décider si la scène du crochet est horrible ou comique, mais je devine qu'un enfant, aussi philosophe soit-il, en ironisant sur son camarade crocheté après avoir échappé à la mort dans un carnage, manque singulièrement de raison.
Déjà parce que Donatien ne peut plus l'entendre. Ensuite parce que le jeu était perdu à l'instant où V l'a regardé - et la réplique aurait alors plus eu sa place au moment du regard d'Ophélia. Enfin parce que ce qu'il dit est assez évident, et il aurait tout aussi bien pu énoncer que "l'orphelinat est détruit". Et bien sûr, il fait face à un cadavre, mais Agratius a une personnalité assez inhumaine.
Je dois dire que V a été un moment de fraîcheur après la lourdeur de l'orphelinat - presque ennuyeuse à force de mensonges et de sentiments. Le problème est le déchaînement, où tout arrive sans plus tenir compte de ce qui précède, une parenthèse dans l'histoire dont on ne peut, dès lors, pas profiter.
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- Mr. Petch
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Je note d'abord tes remarques, Feurnard. Certaines, je me les étais faites à moi-même : les déguisements des adultes m'avaient choqué à la relecture et je les avais laissé "pour voir". Mais à ce moment-là du texte, ils passent probablement mal. Le contraste est trop fort avec les autres adultes rencontrés jusqu'ici.
Je retiens que tes remarques sur V portent moins sur le passage que sur son manque de préparation, et le fameux "avec le lecteur" d'Impe. Toujours difficile, ça, de travailler "avec le lecteur". Je pense que le second épisode pourrait intégré des allusions à l'Arme secrète susceptible de préparer le lecteur, et en effet une arrivée moins spectaculaire, plus brumeuse, qui commencerait par des ombres avant de passer aux détails.
D'autres remarques me posent davantage de questions :
- sur la dernière réplique, je ne sais pas trop quoi dire, si ce n'est qu'elle est censée ancrer une bonne fois pour toutes le caractère d'Agratius. Mais si tu me dis que le lecteur avait déjà deviné... Cependant, c'est un des rares passages que j'ai gardé en tête durant toute l'écriture comme aboutissement. Peut-être l'adoucir en ne gardant que "Tu as perdu Donatien". Ou alors oublier la réplique vers Donatien et garder Agratius qui dirait à Ophélia : "Viens, on y va". Bref, je suis un peu perdu ici.
- sur la rupture de ton, ce qui m'embête est qu'elle est pleinement voulue et assumée. Il me fallait provoquer un choc, comme l'acte de naissance de l'univers qui va suivre. Ce n'est pas une maladresse, comme les polichinelles. Et je sens que toi-même, parce que tu connais mon univers, tu devines ce que j'ai voulu dire :
Destruction d'un monde à reconstruire, c'est exactement ça qui attend Agratius. Mais cela, me dis-tu, le lecteur ne peut s'en rendre compte car tout va trop vite. Alors ma question impossible est comment garder le choc tout en faisant comprendre au lecteur ce qu'il a devant les yeux, qu'il ne pourra plus, dans sa lecture, que se fier à Agratius, c'est-à-dire à un enfant inhumain, comme il ne pouvait se fier qu'à un imbécile dans les Cimes. Je sèche un peu dans cette rupture de ton que je parviens pas à maîtriser. Et je dis ça en sachant que j'en ai réussi dans les Cimes, des ruptures de ton, donc ça ne doit pas être si difficile...En somme, tout va trop vite, tout se déchaîne et le texte ne prend pas acte, ou ne fait pas prendre acte, qu'il faut entièrement reconstruire l'ensemble de ce monde. Que tout a changé. Que les adultes seront des enfants désormais, et les enfants, quelque part, des adultes.
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Et sinon, je pensais. Plutôt que de publier les chapitres directement, je pourrais en profiter pour prendre en compte les remarques faites lors de la première publication et retravailler le texte à cette lumière.
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- Vuld Edone
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Vraiment, je conseille simplement de placer cette réplique plus tôt, où elle aura toute sa place, plutôt que tout à la fin où elle nuit à l'ambiance comme à Agratius.
Faire naître un nouvel univers va bien, tu as juste oublié de détruire l'ancien. Lorsque Donatien détruit l'orphelinat, l'orphelinat fait déjà partie de ce nouvel univers. Lorsque V tue les adultes, les adultes sont déjà de l'autre monde. À l'instant même où V apparaît, le monde précédent a déjà été rasé jusqu'aux fondations, et nous n'avons pas pu regarder l'Aubaine couler.
Il y aurait un petit détail ridicule, et grotesque, à tenter, qui serait que le gardien, en sortant avec Norma, passé l'hébétement crie à Donatien de descendre (de V). Un dernier cri de normalité, une tentative de remettre les choses dans l'ordre, avant l'ordre de Donat'.
Il y aurait aussi une chose impressionnante à faire, mais difficile, et qui ne rentre peut-être pas dans la logique de tes récits. Ce serait de répéter la scène des deux gardes, en faisant venir d'autres fusiliers, et en les faisant tirer, tour à tour, vainement sur V, et à dix et à douze se faire faucher par V avant l'apparition du canon. Ce serait un glissement spectaculaire de la norme à l'anormal, où la logique adulte se délite.
Il y a aussi la fuite des enfants. Je ne sais pas quels dégâts font des grenades à fusion mais la fuite des occupants en fait immédiatement des objets. Il manque ce temps de réaction de leur part, le passage entre la réalité précédente et la réalité présente, un temps où justement l'ancien univers s'effondre dans leurs gestes. Dans l'accalmie, j'aurais subjugué les enfants, puis voyant les adultes s'enfuir les enfants s'enfuient à leur tour, et seulement alors deviennent les pantins de foire.
Enfin, et parce que je ne sais pas si nous entendrons encore parler de V plus tard - à l'instant où V reçoit le boulet, il serait bon que le robot lui-même exprime l'ancien ordre. Que, soudain, la machine soit une machine, avec ses limites, ses contraintes techniques, et c'est alors - dans mon goût des inversions - l'ancien monde qui combattant le nouveau assurerait sa propre destruction - et, avec la mort de Donat', la mort du nouveau par le nouveau, mais j'extrapole.
Le choc est de toute manière réalisé à l'instant où le hangar explose - à cette phrase précise le lecteur n'y comprend plus rien, et c'est la curiosité qui agit alors, le temps de lui expliquer ce qui se passe : mais le choc a été entièrement réalisé.
Ensuite, et progressivement, il faut montrer comment ce nouvel ordre s'installe, que V est effectivement une machine enfantine, et comment son emprise peu à peu fait s'effondrer la réalité de l'orphelinat, jusqu'au moment du canon où le saut est achevé.
À noter que quand je dis que tout se déchaîne, je pense faire mention de la forme. Et effectivement, il y a un certain manque de description alors même que celui de V est brut - je l'ai survolé, rien dedans ne me retenait - en tant que les ruines de l'orphelinat sont juste des ruines, et la nuit même pas mentionnée, m'a fait penser à une écriture quasiment minimaliste.
Et c'est tout de même un mal, quand je pense à toutes les pensées à côté, sur les vérités et les mensonges, ce détail au final assez peu accrocheur - pour moi.
...
À bien y penser, tout ce chapitre a répété encore et encore l'histoire du mensonge, au point que déjà en fin de seconde partie il y avait un certain sentiment de redondance. Ici, non seulement on subit une discussion sur la mère de Donat' - à peu de sa mort - mais on revient, encore, sur ce mensonge alors qu'une scène cataclysmique se déroule autour de nous.
J'ai l'impression d'un déséquilibre, là aussi.
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- Mr. Petch
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Mr Petch
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- Demosthene
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2 choses en vrac et en très court :
- Le gros canon brillant des adultes, oui. Mais le boulet ROSE ? Une raison particulière à cette couleur absurde pour un boulet de canon ? Je me suis dis qu'il y avait peut être un sens qui m'échappait, mais si c'est le cas, je ne l'ai pas encore trouvé. Comme les masques grotesques des adultes où j'ai cherché une ressemblance avec quelque chose de logique déformé par la vue des enfants, mais sans parvenir à trouver.
- La dernière réplique effectivement passerait mieux pour moi avec "Tu as perdu, Donatien." Voir "Tu as perdu, Donatien. Tu viens Ophélia, on y va...".
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- Mr. Petch
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Agratius se réveilla sur un nouveau jour et retira d'une main les gouttes de rosée qui s'étaient déposées, pendant la nuit, le long de son bras. Lui et sa soeur Ophélia, après leur fuite de l'orphelinat, s'étaient raccrochés au plan élaboré que la mort de Donatien ne rendait qu'à peine caduc : à quelques heures de marche de l'orphelinat se trouvait une vieille résidence, qui servait disait-on, avant l'abolition des campagnes, à élever des animaux. Les maîtres les y amenaient parfois lors des grands jeux d'orientation et Agratius avait fini par mémoriser les moindres recoins de la vaste propriété, simplement fermée par un haut mur de briques, fort heureusement fissuré par endroits. Le haut mur empêcherait les gros animaux sauvages de venir ; il y avait de la paille sèche dans les intérieurs ; personne ne vivait là depuis plusieurs décennies. L'endroit était idéal, savait Agratius, et sa soeur avait approuvé le choix d'y dormir pour leur première nuit hors de l'orphelinat.
Elle dormait encore, paisiblement. Son visage pâle se soulevait délicatement, des pommettes jusqu'au front amplement noyé sous les mèches blondes. Agratius rembourra la couverture de paille autour de son buste, même si l'air n'était pas si frais, en un geste protecteur. Plus que jamais, il savait que si l'un d'entre eux devait survivre de leur aventure, se devait être sa soeur. Elle était plus précieuse que lui, plus précieuse que tout pour le plan. Sans faire de bruit, il se leva et sortit.
La propriété était si grande que de là où il se trouvait, sur le seuil de ce qui devait être une étable, il ne pouvait voir le haut mur qui protégeait tout. Dès le reveil de sa soeur, ils repartiraient pour la cité la plus proche qui devait être à moins d'une journée de marche. Ce serait alors le premier contact avec le monde des adultes, dont Agratius attendait tant. Découvrir enfin les réalités du monde qui entourait l'orphelinat. Comprendre, enfin, pourquoi les adultes leur cachaient tant et les noyaient sous le jeu. Savoir, savoir le plus possible jusqu'à l'infini des connaissances. Il s'en sentait capable, et plus encore depuis qu'ils avaient laissé derrière eux les ruines fûmantes de l'orphelinat détruit par le robot V. Agratius, du haut de son esprit éprouvé aux symboles et à la lecture mystique des évènements et du destin, y voyait le signe d'une résurrection à venir, pour lui et peut-être même au-delà de sa seule personne. Et la mort de Donatien montrait que son jeune camarade n'était pas encore prêt à affronter la Vérité, qu'il n'avait pas été choisi et par conséquent avait dû rester en arrière, au milieu des ruines d'un ancien monde. Restait encore à trouver ce qu'il y avait derrière les hauts murs, et à quoi ressemblait le monde des adultes. C'était une longue quête qui attendait Agratius et Ophélia. Comment allait-elle évoluer ?
Entouré par l'air neuf de la propriété close, Agratius voulut profiter d'une parenthèse douce avant de s'engager dans leur périple. Il marchait sur la poussière de sable de ce qui avait dû être une vaste cour du temps, très lointain, où les lieux étaient habités. Il lisait instinctivement les signes du passage du temps. Là où ils avaient dormi était l'étable : y dormaient toutes les nuits les animaux destinés à l'élevage. Le grand bâtiment parfaitement carré : un entrepôt pour stocker les marchandises produites sur place, avant de les acheminer vers la cité. Agratius retraçait dans son esprit avancé et prompt à former des raisonnement ardus les fonctions qu'il attribuait à chaque lieu, souvent avec une justesse étonnante. Là, de plein pied et garni de fenêtres sales : le logement des propriétaires. On y voyait encore de vieilles moulures de pierre sculptée qui représentaient diverses scènes des travaux des champs, ou encore de vieilles joies pastorales de bouffons rieurs habillés de clochettes. Agratius se demanda si, à cette époque, à l'époque de pleine vie de la propriété abandonnée, le plaisir et le jeu étaient des valeurs aussi fortes qu'ils les avaient connu à l'orphelinat. Quelques images lui revenant de ses mémoires l'amenaient à y voir une apogée des fêtes de campagne, à des moments précis de l'année, entre les moissons et les semailles pendant que le soleil frappait du haut du ciel. Cétait l'enfance du monde, alors, se prit-il à croire, et les adultes reproduisaient cette enfance dans les orphelinats par la permanence du jeu. Il ne savait plus bien s'il s'agissait de souvenirs ou de la lecture des sculptures trop lissées par le temps pour conduire à des interprétations pertinentes. Il caressait la pierre, et semblait deviner des processions de charrette chantantes et des paysans grimés en bêtes.
Puis brusquement il rejeta toutes ses pensées, qui ne pouvaient être que des souvenirs par procuration nés des incessantes et repugnantes fêtes de l'orphelinat où les adultes ridiculisaient les enfants en les habillant comme des animaux. Plutôt faisaient-ils renaître une honte originelle d'avant l'âge adulte, mais était-ce par esprit de sacrifice, par sadisme ou par ignorance ?
Le jeune garçon en était là de ses réflexions hasardeuses quand il pénétra dans un autre bâtiment, légèrement abaissé car il fallait descendre une volée de marches pour y entrer. D'après l'odeur persistante d'essence impregnée dans les murs, on avait dû y installer, à la modernité, un éclairage au pétrole. Mais le liquide s'était échappé des torches et ne laissait que cette odeur fossile, vieille, rance, qui dégoûta un instant Agratius avant qu'il ne s'y habitue. Il lui fallut improviser une torche avec un large bâton et une pierre à feu pour y voir clair, car malgré le haut soleil au dehors, le bâtiment, dont on ne pouvait voir l'exactitude des contours, était dépourvu d'ouverture. La seule lumière parvenait par des fissures ; elle éclairait de-ci de-là des tuyauteries et des engrenages, des vitrines salies de pousière et des cuivreries gravées à vif.
Peu à peu, comme la lumière venait, se réverberait sur la surface, et revenait encore avec plus d'éclats moirés et rougis par le cuivre omniprésent, d'énormes machines mortes, échouées à même le sol, se révélèrent, et Agratius n'en sut pas toujours déchiffrer l'usage. Certaines avaient d'imposantes garnitures de tuyaux entremêlés les uns dans les autres, interpénétrés en de trop complexes labyrinthes. D'autres étaient garnies de grosses bonbonnes de cuivre, comme des bubons éclatant de temps à autre le long de surfaces vitreuses, opaques, sales, anciennes. Et puis il y avait ces armatures, de l'acier sans doute, qui dessinaient des monstres argentés gueule ouverte. On aurait dit des animaux que ces machines, pensa Agratius. Des mastodontes déchus en pleine gloire.
Avec l'ère des machines, les campagnes s'étaient d'abord enrichies grâce aux qualités de mécaniques à vapeur et à pétrole qui leur rendaient les travaux des champs beaucoup plus faciles, et leur laissaient infiniment plus de temps pour le loisir et les fêtes qu'ils aimaient tant. De cette époque, ils avaient commandé des centaines et des centaines de machines aux tâches renouvelées à mesure que les savants des cités les concevaient, sans s'arrêter. Et puis les cités devinrent gloutonnes et demandèrent un rendement de plus en plus élevé pour pouvoir, elles aussi, profiter du répit laissé à l'homme par l'omniprésence de robots de plus en plus perfectionnés. Les campagnes se plaignirent une première fois, car les machines ne leur permettaient pas, seules, de parvenir au rendement demandé, et les paysans n'avaient plus guère envie de revenir en arrière et de travailler avec l'ardeur et la peine de leurs ancêtres. Mais les cités en demandaient plus. Les campagnes se révoltèrent, un peu partout. Elles détournèrent l'usage des machines agricoles pour en faire de furieux monstres de guerre qui crachaient des vapeurs toxiques et dégageaient des souffles nauséabonds et mortels de purin mêlé de foin sèché trop longtemps au soleil le plus fort. Contre cette menace intérieure et une fois la révolte matée, on interdit les campagnes par décret. Tout le monde devait habiter dans les cités. Et tout le monde s'y plia, car les jeux et les joies avaient déserté les champs pour se transporter dans le grouillement des villes. La révélation vint du fait que les machines agricoles pouvaient bien produire seules les biens alimentaires. On démantela les propriétés pour amener toutes les machines en périphérie des cités et leur faire produire les biens nécessaires, au sein de serres colossales. Un nouvel équilibre fut trouvé qui les contenta tous.
Seules restèrent des immenses propriétés vides, trop éloignées des villes ou trop inconnues pour qu'on y confisque les machines, dont Agratius voyait là le cimetière. Encore quelques minutes, il resta à errer tout en se posant de multiples questions. Est-ce que l'avènement des machines avait rendu l'homme plus conscient de lui-même, de ses particularités, et de là plus apte à développer son intellect maintenant que le temps ne se perdait plus en tâches matérielles ? Est-ce que le savoir avait grandi au point d'atteindre un idéal d'équilibre où la science devenait l'alliée objective de l'homme, au lieu d'être une quête et un danger tout à la fois ? Est-ce que les cités avaient mué pour se changer en lieux paradisiaques où tout le monde jouissait d'un repos et d'une plénitude éternelle ? Auquel cas le plan ne s'en passerait que mieux et, plus encore, le monde devait attendre quelqu'un comme Ophélia.
Instinctivement, la vision des machines mortes l'avait rassuré, tant Agratius était encore consumé par l'enthousiasme puéril de l'utopie, encouragé par leur évasion spectaculaire de l'orphelinat. Il les caressait, il en admirait les principes de fonctionnement qu'il déduisait aussitôt de leurs articulations ou de leurs entrailles données au ciel sombre de l'entrepôt. L'idée folle lui vint de chercher à les ranimer, non par jeu, mais comme une répétition du plan. Il trouva vite le tableau des commandes, derrière une plaque d'acier calée contre le mur, et actionna un des boutons ; celui qui, après avoir examiné l'ensemble du tableau, lui sembla le plus évidemment déclencheur.
De l'autre côté de la plaque d'acier, Agratius entendit un bruit puissant, d'abord strident comme le piston d'une turbine, puis ronflant avec difficulté mais régularité. L'odeur qui envahit bientôt tout l'espace était celle de la vapeur en éveil, au sortir de blocs de charbon anciens, très anciens, mais prêts à produire l'énergie nécessaire à la renaissance de tous les monstres mécaniques. Par-là des bras articulés bougeaient en soulevant leurs pinces bloquées en fermeture ; par-ci les roues en chenilles se mettaient à tourner dans le vide ou dans la poussière, ou dans la boue qui s'était accumulé pendant des années. Le reveil des machines était celui de vieux crabes échoués, de tortues blessées et agonisantes, de méduses bulbeuses d'où jaillissaient une curieuse écume à la fois bouillante et puante. Agratius observa cette ménagerie qui ne reproduisaient plus, dans le vide, que des gestes sans sens, les seuls connus par d'énormes animaux à la merci du temps. C'est alors qu'il se sentit léviter au-dessus du sol par quelque effet magique. Une brume l'encercla. Il ne distinguait plus que le brillant des carapaces et le bruit des squelettes des vieux fossiles enfermés dans le hangar. Lui était déjà ailleurs, loin, au plafond, sur les sommets, dans les airs.
En réalité – et la vive intelligence d'Agratius comprit rapidement le tour de passe-passe – il s'était retrouvé sur une nacelle élévatrice dont l'ascension progressive, effet collatéral à l'éveil des machines, l'avait conduit dans une tourelle surplombant le bâtiment et, de fait, l'ensemble de la propriété. Il avait trouvé un de ces donjons qui permettait d'embrasser une vue à des kilomètres, les hauts murs (qui n'étaient plus si hauts), des bosquets d'arbre, et, cachée à l'horizon derrière un brouillard matinal, la cité qu'il rêvait d'atteindre. Alors le but n'était pas si loin, se rassura Agratius, qui resta de longues heures à tenter de déchiffrer les formes et les fonctions des bâtiments aux contours qu'ils perçaient au milieu du brouillard.
Comme son regard se portait maintenant sur la longue ligne défensive des hauts murs qui cerclaient la propriété et la vue, une certaine inquiétude le gagna. De la fissure par laquelle ils étaient eux-mêmes entrés venaient un groupe d'adultes mêlés d'enfants. Depuis la tourelle, englobante mais finalement bien trop lointaine, il pouvait à peine voir les visages et suivre des déplacements de fourmis. Il envisagea plusieurs explications. Il était possible qu'un groupe en fuite de l'orphelinat les ait suivi, voire les ait traqué comme il traquait tous les enfants éparpillés désormais dans la nature. Il était également possible que la propriété en apparence endormie servent de repère à quelques marginaux encore attachés à la vie d'avant l'abolition des campagnes. Il se pouvait finalement, se rassura-t-il, que les deux orphelins allaient trouver là une sympathique famille d'accueil prête à les élever et à leur apprendre le monde.
Quoi qu'il en fût, il fallait immédiatement réveiller Ophélia.
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- Demosthene
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j'ai eu la sensation, au début, que tu avais changé de style d'écriture. Le premier paragraphe est plus complexe dans ses structures de phrases, avec pas mal de répétitions. Je n'arrive pas à juger si elles sont volontaires ou non. Si elles sont volontaires, il faudrait sans doutes les affirmer plus. Si non, faire un peu de ménage
La meilleure partie du texte, pour moi, est la visite de la grange au machine, le rappel historique, jusqu'à ce qu'il s'élève sur la plateforme. Le reste m'a paru confu bien que compréhensible. Par comparaison, cette partie centrale coulait toute seule tout en donnant une ambiance Steampunk qui n'est pas pour me déplaire.
Il y a aussi peut être un problème de justification. J'ai le sentiment que l'introduction sert juste à justifier l'endroit et la scène qui va suivre, et n'apporte pas grand chose. Commencer le texte sur "Elle dormait encore, paisiblement" irait presque en rajoutant quelques phrases de ci de là pour expliquer leur fuite. Tu as ensuite 2 passages qui commencent sur la description de la propriété, et le premier digresse sur la quête, la mort de Donatien. Je ne sais pas pourquoi mais ça me gène, comme l'impression de tourner en rond. Je suis peut-être le seul dans ce cas là par contre.
Voila ce que je peux en dire, je verrais la suite avec intérêt.
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- Mr. Petch
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En attendant, voici la suite. Plus courte, j'ai quelques idées déjà sur ce travail, mais je vous laisse me donner vos impressions. On continue de changer de ton et de style...
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Dans l'étable Ophélia dormait, la chevelure mêlée au foin et les mains serrant des brins de paille sèche anciens comme millénaires, comme inscrits dans le temps même d'un lieu déserté d'où pourrait partir le renouveau, pourrait si l'on y prenait garde. Ophélia dormait en silence, car le silence est sa règle d'or, sa matrice, la force même qui ne luit que dans ses yeux là où sa bouche ne peut que se taire pour laisser parler, plus délicats, des gestes, des regards, des présences terribles et belles. Ophélia recroquevillée dans l'étable entourée de chaleur et de vide tout à la fois. Ne brille-t-elle pas pour ceux qui savent la voir ? Ne la voyez-vous pas briller dans sa couche ?
Face à la petite muette une silhouette d'enfant tout juste entrée dans l'étable abandonnée, simplement une silhouette masquant la lumière. L'odeur et le bruit de sa respiration rauque parvenus jusqu'à Ophélia la réveillèrent. La silhouette ne bougea pas, comme arrêtée dans le moindre de ses mouvements, dans le moindre de ses cris, par la sortie du temps provoquée irréelle par le lever de la poupée qui a penché la tête, un peu sur le côté pour lancer un regard de biais à son visiteur. La robe d'Ophélia qui a dormi dans la paille était entièrement blanche.
« Et les gars ! V'nez voir ça ! »
Ophélia ne bougeait pas à son tour, laissant la silhouette s'agiter et crier par une voix profondément aiguë et assurément incertaine dans son intention, prise entre la peur et l'excitation. Quiconque pose pour la première fois ses yeux sur Ophélia est saisi par le sentiment malaisé de ne pas savoir quoi faire, ni quoi penser, et d'être pourtant persuadé que toutes ses croyances pourraient être remises en question par l'irruption de l'inattendu sous la forme de ce spectre de porcelaine.
« V'nez voir ! Dépêchez-vous avant qu'ess'sauve ! Dépêchez-vous, j'vous dis ! »
Ophélia entendit le pas d'Agratius dans son dos. Il remua un peu la paille, saisit un bâton qu'il ne brandit pas mais garda à la ceinture pour n'en être que plus assuré dans ses menaces.
« Elle ne se sauvera pas. Nous ne sommes pas des fuyards, Ophélia et moi. »
La silhouette sursauta, cette fois, et s'apprêta à partir de l'étable. Avait-elle peur ? Avait-elle peur de ces deux enfants dont les habits si propres vont si mal avec le délabrement des lieux ? En se reculant la silhouette était entrée dans la lumière d'un vasistas. Ce n'était ni un adulte ni un enfant : c'était un nain. Son crâne long et difforme faisait à lui seul la moitié de son corps tout entier, et les traits de son visage dessinaient des rides à des endroits abscons. Il chuta en voulant se retourner sur ses petites pattes. Le plus étrange encore était son habit aux couleurs pastels, et l'énorme collerette de dentelle enserrant son cou et l'encombrant.
« V'nez vite j'vous dis ! Y sont deux maintenant ! »
« Qu'est-ce qui sont deux, Lucius ? »
Un deuxième nain plus grand était entré dans l'étable et s'était arrêté net en apercevant les deux enfants incongrus. Lui était plus méfiant, et sa barbe énorme lui rendait un peu d'humanité, de même que son haut-de-forme le grandissait sans l'aplatir. Tous deux se déplaçaient d'une ombre à l'autre, et tantôt leurs ombres dépassaient en hauteur les poutres maîtresses du grand hangar, et ils étaient des géants transfigurés au crâne ample et aux membres minuscules ; tantôt les sources de lumière doublaient et ils n'étaient alors plus qu'un, entre le chapeau et la collerette à vision d'enfant. Agratius croyait voir les fils d'araignée de discrets marionnetistes perchés sur le haut de la mezzanine, dans les tas de paille. Mais il n'y avait que deux nains caricature d'adultes.
« Je m'appelle Agratius, et voici Ophélia. Nous sommes en route pour la cité. Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir nous y emmener avec le moyen de transport qui est le vôtre. »
La barbe se mit à rire grossièrement et à taper dans le dos de son camarade à collerette qui avait pour nom Lucius. Quant au nain barbu, il s'appelait Saturne, et tira de sa poche un cigare aussi épais que son pouce pour l'enfourner aussitôt dans sa bouche, et l'allumer. Saturne et Lucius discutaient, ce dernier lançant parfois vers Ophélia des regards effrayés. A eux vint se joindre une créature poilue en salopette et aux yeux d'homme. Le conciliabule dura. Agratius restait stoïque. Il échaffaudait déjà un plan de fuite, ayant aperçu à l'autre bout de l'étable un trou dans le mur d'où ils pourraient s'enfuir. Mais il n'aimait pas la fuite, et il voulait comprendre. C'était leur permier contact avec des adultes : il ne fallait pas le manquer. Etait-ce cela qu'on leur cachait à l'orphelinat : la difformité congénitale de tous les autres adultes qui vivait dans les villes ? Cet état fantastique était-il le stade atteint par quiconque entrait dans l'âge adulte ?
« Si vous ne voulez pas nous aider, nous devons y aller. La cité est encore loin et notre chemin est long. »
Mais la créature poilue, dont Agratius s'étonna de voir des formes rebondies de femme sous la toile de la salopette, leur barrait le passage. La situation s'éclairait pour Agratius pour qui se confirmait l'imminence d'un danger, à attendre Ophélia.
Saturne parla en tirant sur son cigare.
« J'ai entendu dire que le directeur du grand théâtre mécanique cherche des enfants pour les transformer en robots vivants. Il les achète trente écus à l'unité. Quarante pour les petites filles, parce qu'il en raffole. »
« Le grand théâtre mécanique d'Aries ? »
« Tu connais d'autres théâtres mécaniques dans la région, Lucius ? Non, alors tais-toi. Moi je dis qu'on les récupère et qu'on lui vend. C'est sur notre chemin, en plus. »
Agratius tremblait un peu. Il lorgnait de plus en plus vers l'ouverture dans les murs. Ils leur suffiraient de pousser la paille et de s'échapper. Puis les cachettes seraient nombreuses dans la grande propriété. Il calcula la quantité d'efforts à fournir, évalua la rapidité de la créature poilue (car les deux nains ne devaient guère pouvoir courir). Il pensa un instant lancer le bâton sur leur seule poursuivante potentielle pour la ralentir, ne serait-ce que quelques précieuses secondes. Si lui prenait le temps de ce lancer, Ophélia pouvait s'enfuir. Soudain la main d'Ophélia, chaude et légère, toucha la sienne. Il ne fallait pas s'enfuir. Il fallait attendre et laisser faire, s'introduire dans le monde des adultes par la première porte que le destin présente, et lui faire confiance pour les mener sur le bon chemin. Il ne fallait pas s'enfuir mais rester, car ce n'est pas par la fuite que s'accomplirait le plan. D'ailleurs Lucius ne pouvait plus détacher son regard de celui d'Ophélia. Agratius éloigna sa main du bâton.
« Qu'est-ce que tu en penses Rosa ? »
La créature poilue avait une voix de femme et son nom était Rosa.
« Tu as raison Saturne. Tu as complètement raison. C'est ce qu'il faut faire. C'est complètement ce qu'il faut faire. »
Elle devait s'accroupir pour leur parler et s'appuyait sur les épaules de Saturne pour conserver un équilibre instable.
« Alors puisque nous sommes tous les trois d'accord... »
Saturne cria un nom. D'un coup, comme s'il s'était caché pendant toute la discussion derrière un bosquet, ou une porte, ou une des machines mortes, un vrai géant surgit.
« Linus. Attrape-les. On les embarque avec nous. »
Il était trop massif pour entrer dans l'étable. Mais ses bras s'enfoncèrent dans la porte et se refermèrent sur les cols des deux enfants.
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- Demosthene
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J'ai relevé un soucis de cohérence des temps dans la phrase suivante :
La silhouette ne bougea pas, comme arrêtée dans le moindre de ses mouvements, dans le moindre de ses cris, par la sortie du temps provoquée irréelle par le lever de la poupée qui a penché la tête, un peu sur le côté pour lancer un regard de biais à son visiteur. La robe d'Ophélia qui a dormi dans la paille était entièrement blanche.
Présent, passé, est-ce une confusion volontaire ? Pour moi il faudrait choisir. Particulièrement dans la dernière phrase "qui a dormi" "était". Ou alors je n'ai pas compris la démarche, c'est possible aussi.
J'ai eu un autre soucis là :
La situation s'éclairait pour Agratius pour qui se confirmait l'imminence d'un danger, à attendre Ophélia.
Ensuite, à partir du moment où Saturne parle, ça va beaucoup mieux, et je me suis régalé.
Par contre, le changement de style ne pose pas de soucis dans ce format de publication "feuilleton", mais je me demande comment tu vas le justifier lors des regroupements par chapitres.
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