Trois jours s’étaient écoulés depuis que Thror et ses amis avaient quitté la Taverne des trois Trolls ; leur voyage avait été pénible et le brouillard avait considérablement freiné leur progression, réduisant la vue à quelques pas seulement, mais tous cependant gardaient le moral car ils savaient que la fin de leur périple approchait : Karak Grong n’était plus en effet qu’à quelques heures de marche. La proximité du but inquiétait un peu Thror, car il ne savait pas encore comment ils allaient procéder : il était hors de question de partir à douze à l’assaut de la forteresse et le seul indice concernant un éventuel passage secret menant au cœur de la montagne était le vieux poème que lui avait remis Borri avant de mourir, et jusqu’ici il n’avait pas pu en percer le sens. Ganyal, au contraire, se montrait très confiant et faisait partager sa bonne humeur à tous les Nains ; les aventures qui les attendaient et surtout le trésor de Daïn Front d’Airain suffisaient à entretenir son imagination et sa motivation, et il pensait que la solution pour pénétrer au cœur de la forteresse se présenterait d’elle même à leur arrivée au pied de la montagne.
Leur route avait été étrangement calme, et les loups n’étaient pas venus durant les deux nuits qu’ils avaient dû passer par précaution dans des arbres bordant le chemin. Les Nains pensaient que l’intervention de Thror et de Ganyal à l’auberge avait dû être rapportée à Tarkang par les Gobelins, et que le nécromancien avait décidé d’arrêter l’envoi de troupes à Gungrond. Cela ne modifiait cependant en rien leur décision d’aller combattre le maître de Karak Grong : des Nains avaient été tués par les loups dans leur village, et ils avaient le devoir de venger leurs amis en rapportant la tête de Tarkang aux familles des morts. Le trésor de Daïn était également source d’une motivation supplémentaire, et l’on pouvait lire l’envie dans leurs regards lorsqu’ils écoutaient Ganyal leur raconter toutes les vieilles légendes qui circulaient sur les richesses immenses de la forteresse à l’apogée de sa puissance.
Au milieu du troisième jour, juste avant le repas, Thimli qui était parti en éclaireur revint en courant vers ses amis :
_"Nous sommes arrivés à Dol Vorn, j’ai aperçu les premières maisons du village. C’est un hameau minuscule, mais nous pourrons y trouver un bon accueil.
Je connais Dol Vorn de réputation, répondit Thror. N’y a-t-il pas là bas un forgeron nommé Thimbur ?
Oui. C’est le meilleur de la région. Nous pourrons lui acheter des armes, il ne les vend pas très cher aux Nains et nous aurons besoin d’autre chose que de bâtons pour prendre Karak Grong."
Thimbur était en effet bien connu dans le Vieux Monde pour ses talents de forgeron et d’armurier. Il occupait le rang de Grand-Maître de la Guilde des Forgerons, le plus élevé dans la hiérarchie, et bien des Nains envoyaient leurs fils en apprentissage chez lui. Le petit village qui s’était formé au cours des ans autour de la forge était peuplé exclusivement de disciples du vieux Maître et de leurs familles et aucun étranger ne pouvait s’y installer, afin de préserver les secrets de fabrication des armes.
La petite troupe fut effectivement accueillie chaleureusement - malgré quelques regards de méfiance envers Ganyal - et Thimbur en personne se déplaça pour souhaiter la bienvenue aux voyageurs. Le vieux Nain semblait très fatigué et marchait péniblement en s’appuyant sur l’épaule de sa fille. Celle-ci était d’une grande beauté, et son visage aux traits fins n’avait rien à envier à ceux des princesses Elfes. Le bruit courait d’ailleurs que la famille de Thimbur comptait des Elfes dans ses ancêtres, mais cela n’avait jamais été prouvé et la plupart des Nains considéraient ces rumeurs avec indifférence, et préféraient attribuer la beauté de Lis aux Tresses d’Argent, la fille de Thimbur, à celle de la race naine en général.
_" Soyez les bienvenus dans mon village toi et les tiens, Thror fils de Bror ! dit Thimbur d’une voix faible en accueillant ses hôtes.
Que votre barbe pousse toujours plus longue, maître Thimbur. Je suis honoré de rencontrer un Nain tel que vous. Mais comment se fait-il que vous me connaissiez alors que nous ne nous sommes jamais rencontrés ?
Je connais tous les membres de la Guilde des Forgerons, même ceux qui l’ont quitté il y a des années pour suivre la voie que leur traçait leur honneur. Même si tu ne t’en souviens pas je t’ai vu quand tu étais enfant et je n’oublie jamais un visage. De plus, je me tiens assez bien informé de tout ce qui se passe dans la région grâce à mes amis ailés."
Disant cela, il caressa la tête d’un grand corbeau perché sur son épaule. Les Nains avaient depuis toujours de bonnes relations avec ces oiseaux qui pouvaient parler, et les chargeaient souvent de transmettre des messages ou de surveiller leurs ennemis. La famille de Thimbur était très liée avec les corbeaux de la montagne depuis plusieurs générations et les oiseaux prévenaient le maître des lieux de toute intrusion étrangère sur son territoire ; c’est ainsi que la venue de Thror et de ses amis avait été annoncée longtemps avant leur arrivée.
_"Viens donc chez moi, poursuivit Thimbur, tu m’expliqueras ce que tu viens faire ici, bien que j’en sache déjà quelque chose."
La troupe se retrouva donc bientôt dans le salon du maître de forge, et Thror commença son récit. Thimbur l’écouta attentivement, puis quand son hôte eut fini, il dit :
_" Votre quête n’est pas l’effet d’un hasard. Grungni a guidé vos pas jusqu’ici pour délivrer le peuple Nain de la malédiction du sorcier de Karak Grong. La forteresse est devenue le repère du mal qui ravage actuellement l’Empire des Hommes et qui gagnera sous peu tout le Vieux monde. Il vous appartient de mettre un terme à cela. Tarkang est puissant, mais si nous laissons croître encore sa puissance il finira par dominer le monde.
Vous pensez que le Nécromancien est à l’origine de l’invasion Orque au sud de l’empire ? demanda Ganyal à qui Thror avait rapporté le récit que lui avait fait Eowelyn quelques semaines plus tôt.
J’en suis hélas convaincu.
Mais pourquoi s’attaque-t-il à l’empire qui est si lointain alors qu’il a jusqu’ici épargné votre village qui se trouve aux pieds de sa forteresse ?
Il recherche quelque chose de précis, et ne veut pas perdre du temps et des soldats pour rien c’est pourquoi il se contente de nous envoyer des loups et des Gobelins pour nous effrayer et nous faire fuir à peu de frais. Ce qu’il cherche se trouve dans les montagnes quelque part entre Nuln, Karak Norn et la forêt de Loren : c’est le tombeau d’Arschnian le Maudit, où se trouve encore la Couronne Maléfique que portait jadis le roi-sorcier. Avec cette couronne, Tarkang possédera la puissance qui avait failli faire sombrer le monde dans le Chaos. Il a envoyé les tribus Orques qu’il a soumises grâce à Umfir son dragon, et s’il retrouve la couronne ses pouvoirs nécromantiques seront décuplés et il envahira le monde entier avec ses légions de morts vivants. Son pouvoir est pour l’instant limité et il ne peut donner vie à de nombreux cadavres, mais si nous ne faisons rien son armée deviendra immense et plus personne ne pourra l’arrêter."
Thimbur se tut et un profond silence se fit dans le petit salon. Dans l’esprit de chacun se dessinait la sombre perspective d’un monde dominé par les morts, où la vie serait éradiquée impitoyablement. L’expédition n’était plus à présent une simple chasse au trésor ou une revanche personnelle sur le Nécromancien et son Dragon ; de son succès dépendait désormais le sort de tous les Mortels du Vieux Monde. Thror se sentit soudain écrasé par la responsabilité de mener à bien pareille tâche, mais l’image de Borri, son vieux maître, lui revint à l’esprit et il retrouva tout son courage et toute sa détermination. Son destin de Tueur le poussait à une confrontation directe avec la Mort, et Tarkang en représentait l’ultime épreuve.
L’après-midi, Thimbur réunit ses apprentis et commença la fabrication d’armes et d’armures pour les compagnons de Thror. Tous furent équipés de cottes de mailles en Gromril - sauf Thror qui n’avait droit à aucune protection conformément aux lois des Tueurs - et l’on distribua également aux Nains qui n’étaient armés que de gourdins des épées et des haches de guerre. La petite troupe s’entraîna au combat jusqu’à la fin de la journée puis le soir venu, Thimbur amena Thror et Ganyal jusqu’à l’entrée du village, aux pieds de la montagne de Karak Grong. Il y avait tout autour du hameau une grande palissade avec un chemin de ronde, d’où l’on pouvait voir toute la région alentours. Le vieux Nain grimpa en haut des remparts et leur montra le chemin de la forteresse.
"Vous partirez demain matin, car il est inutile de risquer votre vie en voyageant de nuit. Les loups rôdent et sont très efficaces dans le noir ; ils nous attaquent toutes les nuits depuis des semaines et sans la palissade qui entoure le village nous serions tous morts depuis longtemps. Je l’avais construite de mes propres mains il y a des années pour protéger les secrets de fabrication des armes que je forgeais contre d’éventuels espions, mais je n’avais pas prévu alors d’avoir à faire face à une armée de Gobelins chevauchant des loups. Moi et mes apprentis sommes obligés de rester de garde toute la nuit et de réparer d’éventuelles brèches, mais je pense que vous, vous feriez mieux d’aller dormir. Vous aurez besoin de toutes vos forces pour affronter Tarkang et nous ne pouvons pas vous accompagner dans la montagne car il nous faut rester ici pour protéger nos familles."
Le Nain se tut un instant et regarda les cimes enneigées de Karak Grong. Le sommet de la montagne ressemblait à une gigantesque tête d’aigle que la nature avait sculptée dans la roche. Les gens de l’endroit la surnommaient "le veilleur de la forteresse" et son aspect était réellement menaçant.
_"Il vous faudra marcher encore quelques jours afin de contourner Karak Grong. Cela représente une perte de temps considérable mais vous n’avez pas le choix car l’entrée principale est trop bien gardée pour espérer l’emprunter. Je vais vous indiquer une entrée peu connue et peu fréquentée par les Orques, et qui servait de débouché à un ancien tunnel minier. Les difficultés seront grandes cependant et il vous faudra faire preuve de beaucoup d’habileté pour vous glisser jusqu’au repère de Tarkang et le détruire avant qu’il n’ait la couronne.
J’oubliais de vous parler d’un détail important, fit Thror en se souvenant du poème de Borri. J’ai entendu parler d’un souterrain qui mènerait au cœur de la forteresse à partir des contreforts de la montagne, et j’ai en ma possession un texte ancien qui en parle : le voici", dit-il en sortant le papier de sa poche.
Thimbur écarquilla les yeux de stupeur. Il se saisit du poème et le lut rapidement sous le regard étonné de Thror et de Ganyal, et soudain, fou de joie, il s’écria :
Par Grungni ! Nous avons la clef pour pénétrer à l’intérieur de la forteresse ! Où t’es-tu procuré ce poème, je l’ai cherché pendant des années !
Mon ancien maître, Borri, connaissait quelques vers qui parlaient de l’entrée du souterrain et il me les a écrits sur ce papier avant de mourir, sachant que j’allais à Karak Grong. Il a cependant cherché longtemps lui aussi l’entrée du tunnel sans jamais la trouver malgré les indications du texte, et les paroles en sont si peu claires que je me demande si nous arriverons un jour à découvrir ce fameux passage.
Mais tu ne comprends pas ! Je sais où se trouve l’entrée du souterrain ! Il ne me manquait que les Mots de Commandement à prononcer pour en ouvrir la porte, et ces mots sont les quelques vers que connaissait ton maître ! Où les avait-il appris ?
C’était le dernier survivant de Karak Grong... Tous les habitants de la forteresse connaissaient ces quelques vers.
Je l’avais pourtant souvent croisé par ici mais il ne parlait jamais à personne. Quand je pense que je cherchais en vain ce qu’il était le seul à connaître, et que lui aussi voulait aller à Karak Grong ! La malchance nous a fait perdre de précieuses années, et il faut espérer qu’il ne soit pas trop tard ! Remercions cependant les dieux, car ta trouvaille va vous éviter un long et pénible voyage et bien des désagréments à l’arrivée. Je vous montrerai demain l’entrée du souterrain, elle ne se trouve pas très loin d’ici.
Et vous êtes certain que ce poème est bien une formule magique permettant l’ouverture de la porte du tunnel ? demanda Ganyal, trop heureux de s’éviter une marche de plusieurs jours dans les montagnes.
Absolument. D’ailleurs je vous le prouverai demain.
J’avais donc raison de ne pas m’en faire à ce sujet, conclut Ganyal, joyeux. Allons, tout va bien !"
Alors qu’il achevait de prononcer ces paroles, un cri retentit soudain au loin. L’homme et les deux Nains se précipitèrent vers le perron de la palissade, et virent arriver une Naine qui courait en direction du village.
_"C’est Silia, la servante de ma fille ! s’écria Thimbur."
La servante arriva enfin aux portes du village, et hors d’haleine s’écroula dans les bras de Thimbur, puis elle fondit en larmes.
_"Ils ont enlevé Lis, Seigneur, ils ont enlevé votre fille ! dit-elle entre deux sanglots.
Qui ça ?
Des cavaliers habillés en noir. Nous étions au bord de la rivière, ils sont venus et l’ont capturée. Et ils ont tué Graïn qui essayait de l’aider, ajouta-t-elle en pleurant.
Par où sont-ils partis ?
Là !" fit-elle en montrant du doigt Karak Grong.
Thimbur jeta un regard rageur vers la montagne, puis il se tourna vers Thror et dit :
_"Je viens avec vous."