Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

Son blindage avait crevé sous la pression, des pièces de la grille de surface s’étaient incrustées dans les plaques juste au-dessus de la coque même les incendies avaient cessé étouffés par le feu de mille tonnes, de la proue à la poupe il paraissait fripé sans une pièce qui n’ait souffert la cendre avait remplacé sa peinture de guerre, le flanc gauche tirait encore deux pièces du surblindage. Il tirait avec lui dans son sillage les épaisses fumées, il émergeait à ras les flots les vagues noyaient son pont arrière, sa superstructure dévastée avait subi de plein fouet la pression, les tours penchaient brisées aux points d’impact.

Malgré tout cela le Dominant flottait encore.

Son artillerie avait tiré avant que la pointe n’émerge, un roulement de grenaille frappait le Fore le long du fuselage son unique réacteur prit feu d’un feu d’argent il tressauta hors de sa trajectoire un bref instant, ralentit encore. Le cuirassé émergeait, ses canons tiraient encore les volées suivaient la course du Fore, le grevaient d’éclats, l’appareil reçut décharge sur décharge, déviait de sa course, encore, encore, se rapprochait de la surface. Un obus n’explosa pas, traversa son blindage et son système frappé à mort prit feu, le système auxiliaire détona. Un minuscule éclat teinta le ciel puis un trait fin jusqu’à la gerbe d’eau mate.

Les canons tiraient toujours.

Ils tiraient encore une fois leurs chargeurs vides les mécanismes répétaient les séquences de chargement, les tubes rougis tournaient toujours à quatre puis à cinq et s’élevaient. Les magasins des sept et onze avaient éclaté peu avant les flancs s’étaient remplis, le cuirassé se couvrait d’embruns.

Un vaste feu durait derrière au point de déflagration l’océan brûlait, le cuirassé s’éloignait moins porté par ses machines que par les courants. Il gardait une trajectoire que lui avait imposée la déflagration, qui n’était pas la direction de la frontière. À douze mille mètres de celle-ci le bâtiment se laissait dériver pesamment, il berçait de plusieurs degrés sur ses flancs, avalait et dégorgeait l’eau par masses, il n’était plus qu’une épave. Les tourelles s’étaient immobilisées, plus rien ne les alimentait.

Toute priorité avait été donnée aux pompes, le bâtiment luttait pour rejeter l’eau de ses derniers compartiments. À l’intérieur plus de lumières, les corridors disparaissaient entièrement. Ils étaient intacts. Des lampes tremblaient dans le noir, les torches de l’équipage, le poste médical fourmillait de ces yeux hagards dont les voix se perdaient. Ceux près des bouches d’aération pouvaient les sentir souffler très faibles l’air bouillant de l’extérieur. Puis les radios crépitèrent, l’équipage put entendre la voix de Roland.

Alors le bord reprit ses tâches, les équipes s’organisèrent. Ils trouvèrent leur commandant effondré dans les cages au pont inférieur la ferraille se confondait avec lui, ils le portèrent à Quirinal pour un rapport. En tout quelques plaies mineures et un étourdissement constituaient les seuls symptômes observables. Il en ajouta un autre avant de réveiller son supérieur, lui ordonna de se reprendre. Les premiers mots du capitaine Arnevin furent pour le Dominant, persuadé qu’ils avaient coulé, sa plus grande crainte que son bâtiment se soit brisé en trois. Dans le noir il ne montra aucun soulagement.

Le cuirassé de classe Dominant avait survécu à une arme thermobarique équivalente à mille tonnes ayant touché à bout portant. Cette classe avait été conçue pour résister à une telle arme de même qu’à une autre plus puissante il devait être capable contre ses propres ordonnances. À quoi le rapport ajoutait que la propulsion, d’une manière ou d’une autre, fonctionnait encore, ils tournaient à moins de dix par heure. Le courant ferait le reste. Un tel rapport signifiait que le cuirassé franchirait la frontière. Enfin le général Larsens conclut du peu d’importance puisqu’à part lui personne ne se souciait de la frontière.

Quand il eut fini un mauvais mélange mouillait ses lèvres, ses subalternes en rang gardaient sur lui leur attention. La pièce blanche du bureau présidentiel les rendait insignifiants. Ils gardaient leurs semelles entre les prises de courant fichées à terre, la tête haute ils écoutaient le nouvel intervenant. Derrière eux il s’adressait directement au président.

Il savait que le président avait autorisé cette frappe, plutôt, qu’il ne s’y était pas opposé. La maquette sur son bureau ne représentait déjà plus qu’un passé lointain. Il savait aussi qu’une arme plus puissante serait employée, celle-là même qu’il était venu désarmer dans les îles du nord. Le seul savoir qui manquait était le plan de Gilles. Ses deux coudes sur le bureau le président laissait pendre son doigt au-dessus d’une assiette vide, sinon quelques miettes. Rougevin gardait la tête basse, enfoncée dans ses épaules il regardait le bord du meuble ou plus bas, son corps grêle s’affaissait.

Cette attitude fit sourire l’interlocuteur, d’un sourire méchant. « J’ai tort, c’est cela ? » Parce qu’il était persuadé à présent que l’arme serait employée, qu’une fois de plus, il était trop tard. Tout simplement parce que le Dominant devait couler.

L’obscurité empêchait de voir les réactions. Ils s’entendaient souffler parmi les filets de torches le commandant se massa le cou, demanda ce que cela changeait. Sa question prit Quirinal de court, surtout parce qu’il n’avait pas pensé jusque-là, sa seule préoccupation avait été la pipe qui dans l’obscurité dégageait un rougeoiement irréelle. Les réacteurs se mouraient noyés lentement ils fournissaient encore toute la puissance nécessaire, seulement la dernière turbine se désintégrait. Avant deux heures ils n’auraient plus de propulsion, sans le secours de Beletarsule le bâtiment ne rentrerait pas.

Seule l’officier maintenance Bramelin eut à rendre un rapport. Elle rappela que leur port d’attache n’avait pas pour eux de pièces de rechange, ni blindage ni munitions, du reste l’état du cuirassé laissait peu d’espoirs. Quand le capitaine lui demanda pour la troisième fois elle confirma, les pompes retenaient l’eau. L’ironie voulait que, même en cet état, ils ne couleraient pas avant cinq à six jours. L’équipage se tenait dans les couloirs, se passaient leurs histoires tant que durait ce rapport, ils les entendaient par la porte. Roland proposa au commandant de le retrouver dans la soute. Ils conclurent en se séparant qu’avant qu’aucun secours ne les atteigne la première flotte du Liscord les aurait rejoints et coulés.

Sans savoir pourquoi, Arnevin l’accepta.

Il partit seul torche en main, braquait le faisceau de lumière par les cursives le long des câblages arrachés, il enjambait les débris. Roland passait d’une radio à l’autre, sa voix faible le guidait sur le trajet, lui donnait des repères. Il aurait pu aller les yeux fermés. Une porte se présenta à lui qu’il dut déverrouiller, il se sentit suer au point de retirer son gilet, les chevilles grinçaient à l’effort. Devant lui apparut le local sombre où Roland était entreposé. Les petites lumières de la tour par dizaines suffisaient à les éclairer tous deux. En avançant Arnevin faillit s’encoubler dans les pieds brisés d’une chaise.

Les propos de l’ordinateur, à partir de là, lui parurent incohérents. Il n’arrivait plus à suivre la discussion, les propos ne produisaient plus pour lui de sens. Une impression s’empara de lui désagréable de faire face à un étranger. La machine ne l’appelait plus que par son grade, presque à chaque phrase, chaque fois qu’il pouvait. Ils parlaient de Gilles, de combat, du cuirassé tout à la fois. Le commandant n’y comprenait rien.

« Roland, » intervint-il, « je ne veux pas rentrer. »

« Je sais. »

Pour la machine, il s’agissait de se battre, pour l’homme de survie, non pour lui mais pour le cuirassé. Aucun avenir n’attendait son bâtiment à quai, coulés par l’ennemi ou sabordés par leurs alliés, Arnevin connaissait son choix. Il tentait, depuis plusieurs minutes, d’obtenir de la machine un avis qui n’était pas le sien. Et il ne comprenait plus. Roland s’adressait au commandant pour s’excuser, de quoi, il ne savait pas. Un poing de plomb lui enfonçait le ventre, la douleur l’étourdissait. La machine lui expliquait qu’ils allaient être frappés par une arme électromagnétique. Il ne comprit pas quand la machine lui souhaita bonne chance, ni ses dernières paroles en sorte de leitmotiv, qui corrompait toute la programmation, qui prenait le pas sur tout, qui résonnait dans la pièce en interminable écho, à toute vitesse, dans les dernières secondes qui restaient.

« Je ne veux pas mourir. »

Aussi brusquement l’officier se retrouva plongé dans le noir. Le bruit des vagues, le roulement du navire le frappèrent. Il tapa sur sa torche pour la faire fonctionner, ne tira rien d’elle. Ses mains tâtèrent la tour d’ordinateur, ses câbles, un écran dans le noir avait tourné blanc. Il entendit encore un vaste fourmillement, un frisson le parcourut qui provenait du froid, du fouet d’air dans la pièce. Le bâtiment balançait d’un bord à l’autre ses parois féroces grondaient. Il appela Roland. Ensuite il tâta encore, autour de lui, crut comprendre que la discussion avait pris fin.

Le reste de l’équipage l’attendait toujours au poste médical. Ils parlaient des quarts qui pouvaient reprendre, de leur prochaine destination. Certains regrettaient les tâches routinières, pestaient contre l’inaction. Le commandant passa entre eux, répondit aux sourires par quelque salut informe. Ils écoutèrent dans le noir les vagues frapper la coque pareilles au ressac sur les jetées de roches. Quirinal tirait sur sa pipe le peu de tabac bourré se consumait, ils sentaient tous le froid dû à l’aération. L’un proposa une partie de cartes, l’autre rappela qu’ils n’avaient plus de lumière. Ils se parlaient à mi-voix contre l’écho qui faisait bourdonner les têtes, ils se distinguaient à peu près.

Une seule personne manquait restée à la passerelle l’officier de pont Hersant se tenait dans le couloir, ses yeux rivés sur le chronomètre elle ne savait plus si elle dormait. Quelques fois le bruit de l’équipage montait jusqu’à elle par les cages. Hersant regardait les aiguilles du chronomètre tourner dans le noir. Elle comptait un nombre sans fin dans sa tête l’étirait entre ses lèvres, les chiffres défilaient. Le contact froid de la cloison la gardait éveillée, ses jambes tendues tremblaient pour la garder de tomber, elle s’était relevée plusieurs fois. L’officier pouvait sentir cette odeur pareille à l’infirmerie qui la tirait en bas.

Elle fut surprise, sans savoir de quoi encore, se replongea dans sa suite de décomptes. Cela lui revint enfin, que ses aiguilles en tournant ne faisaient pas de bruit. Son pouce glissa sur le cadran, sentit des sillons coupants le long du verre, les chocs l’avaient endommagé. Ses lèvres remuaient encore pour compter, l’officier Hersant s’appliqua à cette tâche, pour un temps incertain encore, son devoir et rien que son devoir l’y engageait.

Devant elle le mur la serrait presque, l’obligea à reculer, la place lui manquait à mesure que s’écoulait le temps. Juste à côté d’elle dépassait la porte de la passerelle, ouverte sur ses gonds, qui formait un mur de ce côté. De l’autre l’obscurité lui coupait toute retraite, l’officier Hersant se laissa doucement glisser contre le sol, le frisson du froid la laissait sans forces. Elle s’écoutait compter, sentit son épaule toucher le plancher, puis sa tête. Son corps se recroquevillait au froissement de la tenue militaire, les jambes repliées sa main tenait toujours devant elle, à distance réglementaire, le chronomètre et sa chaîne.

Une main la toucha à l’épaule, le rai de lumière lui parut brûlant. La lueur se balada au hasard tandis qu’elle était saisie, redressée contre la cloison. L’assistant du docteur lui parlait de sa voix douce, charmante. Il demandait ce qu’elle faisait seule dans le noir, ne répliqua rien à sa réponse. L’assistant lui demanda si elle avait vu une artilleure de la tourelle deux, la décrivit tant qu’il pouvait. Leurs deux visages ne se voyaient pas.

Alors l’officier de pont, relevant un bref moment les yeux de son chronomètre, fit remarquer à l’amoureux que si Roland n’avait pas pu repérer son amie, cette dernière devait se trouver sur le pont avant. Elle dit cela sans considérer le secteur interdit parce que, justement, il était interdit. L’assistant se rendit à ses raisons puis, du même ton charmant, la supplia de l’aider à s’y rendre. À force d’exaspération tous deux quittèrent le couloir, laissèrent derrière eux la porte de la passerelle grincer à chaque listage, ils passèrent par les échelles pour atteindre la cursive latérale, jusqu’aux trappes avant.

De la lumière les attendait, le jour illuminait les échelons. Elle, elle s’était assise à quelques mètres, loin du bord elle laissait les vagues venir à elle la chatouiller. En la voyant jouer ainsi Hersant s’emporta, lui rappela les consignes, lui ordonner de retourner à son poste.

« Mais il fait si beau dehors ? »

Elle ne voulait rien entendre.

« Et il fait chaud ! »

Les ordres ne la touchaient plus.

« On peut voir les nuages ! » Après quoi : « Allez, viens ! »

L’assistant la rejoignit en plein air, malgré les cris d’Hersant ils s’étreignirent au-dessus des flots s’éloignèrent le long de la ligne centrale jusqu’au plus loin que la proue le permettait, au-dessus du couple les canons de cinq cents les menaçaient. L’officier de pont hocha la tête, regarda son chronomètre dont les aiguilles tournaient toujours à la seconde prêt, sans bruit aucun. Elle vérifia son compte puis se retira faire son rapport au commandant.

Bientôt l’ensemble de l’équipage se tenait sur le pont avant. Arnevin envoyait chercher tout ce qui pouvait se récupérer d’utile, la fatigue se fit plus sensible à l’air libre, les hommes d’équipage marchaient à manière d’errants. Le lieutenant Colin assis sur la tourelle un regardait la sienne le surplomber immense, il découvrait l’ampleur des ravages y compris à l’anneau, la masse penchait de huit degrés au point d’impact.

De nouveaux ordres suivirent pour récupérer des radios en état de marche. Le capitaine Bramelin insistait sur la nécessité de contacter Beletarsule s’ils voulaient revenir chez eux, et d’ajouter que les pompes, probablement, ne tournaient plus. Elle le disait sans assurance, de même que pour la turbine, plus rien ne fonctionnait, plus rien ne lui permettait d’établir un rapport. Ils allaient sur le pont comme dans les corridors, comme le cuirassé, sans direction. Le Dominant dérivait.

À la suite du commandant presque dans son dos l’officier de pont rappela que la première flotte du Liscord devait être en route pour les couler. Ils n’avaient guère pour se défendre que la volonté, l’équipement leur manquait. Roland n’avait rien donné encore comme instructions. Jamais le ciel ne leur avait paru si coloré, ils s’en seraient rendus aveugles.

Quirinal fumait de son côté, mécontent, il avait laissé à l’infirmerie toute sa réserve de tabac. Le vent sec lui coupait le goût du tabac, il maugréait que c’était bien la peine de s’échapper du cercueil. L’eau pleine de mousse lui baignait les pieds, le cuir avait laissé infiltrer il sentait l’humidité lui tirer un rhume. Pour tout l’équipage son diagnostic divergeait. Son matériel lui manquait avec lequel il aurait pu confirmer ses soupçons. Près de lui se trouvait un des cocons, le canon figé en l’air inutile lui faisait de l’ombre. Il aurait tenté en vain de connaître l’heure de la journée, ni le jour exact. Sa pensée revenait au couple sur le pont arrière qui insupportait tant l’intraitable Hersant. Jalousie, peut-être.

Il chassa cette idée.

Sa pipe s’éteignit tout à fait le doigt lui brûlait pour la raviver, il se laissa tomber en arrière dans un grognement vieilli. Une vague basse le couvrit jusqu’au torse, il s’en souciait peu. Des souvenirs lointains lui revenaient, tout ce qu’ils avaient pu dire et faire, tout ce qui avait pu le mener à se coucher sur le pont d’une épave de cuirassé à cinq mille kilomètres de son cabinet. Il avait la réponse, seule lui manquait la question.

Enfin l'officier de pont Hersant éleva la voix pour se faire entendre. Ils venaient à la seconde même de franchir la frontière, à cette annonce l'équipage chercha sur l'horizon un repère pour le confirmer, Hersant formelle le répéta assez longtemps sans convaincre. Arnevin lui-même préférait attendre la confirmation de Roland. Il cherchait comme les autres la ligne séparatrice que le courant leur avait fait franchir, puis perdant de l'intérêt, le besoin de retourner s'enfermer dans les couloirs lui revint.

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