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Brutalement le chroniqueur saisit toute l’ampleur et toute la limite d’un pouvoir qu’il réalisait pourtant à peine. Le livre était vierge, sans la moindre logique, sans la moindre règle, un grain de sable dans les rouages du monde. Le chroniqueur avait de la bonhommie bien plus que de l’esprit docte, aussi se contentait-il d’y voir un outil très dérangeant plutôt que d’en chercher les origines et les implications.
Il réalisait aussi, comme le lui avait dit son loqueteux de compagnon, que le Libra ne leur permettrait pas d’ouvrir les verrous du château, de sorte que dans leur situation, aussi puissant qu’était ce pouvoir sur le monde, il ne leur servait à rien. Sans nouveau manuscrit, les deux chroniqueurs étaient pris au piège. Aussi se dirigea-t-il vers la pile de livres, se félicitant de les avoir amenés de la bibliothèque jusqu’au petit salon, de sorte à ne pas devoir se déplacer, une fois de plus.
« Qu’est-c’tu cherches, Quir’ ? »
« Je cherche, » énonça distinctement l’interpellé en se redressant de la pile, « je cherche un moyen de se procurer d’autres manuscrits. Notre situation n’est peut-être pas si désespérée qu’elle y paraît. »
« C’est bien Qui’r. C’est bon d’travailler, bon pour la santé. »
Le docteur leva les yeux au plafond. Ils ne s’entendaient décidément pas. Mais après tout, lui-même avait fait la sieste alors que Vlad avait dû affronter une situation éprouvante. Et puis, s’il avait tout saisi, Quirinal avait essayé de le tuer. Il lui devait donc de travailler un peu à son tour. Mais tout de même. Il faudrait qu’une fois ils s’entendent.
Ses doigts faisaient défiler les pages, à la recherche de gloses, d’annotations, de marques ou même d’un coin plié. Il arrachait aussi un peu partout quelques mots à tout hasard, selon où ses yeux se baladaient. Ce qu’il trouvait ne servait à rien. Parfois une tournure, une écriture différente ou déplacée, un petit signe ou même une phrase entière qui l’arrêtait le faisaient espérer mais il ne trouvait rien, rien d’aussi complet que ce qu’avait offert le petit manuscrit brûlé, qui pourtant n’était qu’un recueil, et même pas l’original.
Ce dernier était simplement en trop mauvais état pour retenter un voyage. Même avec le Libra, l’entreprise apparaissait compromise. Il aurait voulu connaître la fin, pourtant, et ne pouvait pas s’empêcher de repenser à la carte. Elle aurait été précieuse, cette carte. Quirinal soupira encore, ce qui fit réagir Vlad. Le chroniqueur drogué, empêtré dans ses loques, s’était accroupi contre un mur pour mastiquer.
« Je ne vois que des fragments » conclut le docteur, solennel. « C’est incroyable. Il semble qu’à peine commencé, l’écriture s’achève sans suite possible. Comme si les mondes eux-mêmes… » étaient verrouillés, acheva sa pensée.
Rien n’était plus intolérable qu’un récit laissé à l’abandon, commencé et sans fin. Il appelait ça un crime. Si c’était le cas, alors les livres qu’il avait sous la main étaient des concentrés de code pénal. Cela le frappa. Ce qu’il prenait pour des fragments, trop hâtivement, devaient être des passages de texte dont la cohésion avait éclaté, de sorte que passant d’un mot à l’autre il n’y reconnaissait plus rien, à peine quelques traces familières.
« Comme si c’tait saccagé ? » acheva Vlad. « T’veux dire qu’un gars a tout cassé dans les histoires ? »
« Oui. Oui, c’est à peu près ça. »
Déjà le docteur reconstituait les événements probables qui s’étaient produits aux Chroniques – mais ciel que c’était fastidieux ! Il écarta le manuscrit brûlé et se mit au travail. Mais sa lecture butait à chaque instant, il se débattait en vain. Ce n’étaient que des descriptions plates, des événements qui ne disaient rien, des lieux communs, des répétitions. Des centaines et des centaines de pages dont il devinait les histoires, les auteurs, sans rien découvrir qu’une effrayante stagnation. Les personnages allaient et venaient sans but. Ce qui se produisait ne menait à rien. Les mondes décrits se déformaient comme les boursouflures sur un corps crevé. Devant un tel spectacle, Quirinal était abattu et révolté.

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