Université de Canton, Eurasie

Seule une lampe était allumée dans la salle informatique d'un étage de l'université. A l'intérieur Tetsuo passait d'un ordinateur à l'autre suivant de près l'avancement de son attaque sur la base du Groenland. Tel un général il surveillait l'action des milliers d'ordinateurs sous son contrôle à travers le monde, assaillant la forteresse cible.

Dès ses premiers pas de hacker il avait commencé à se créer une armée de bots sous son contrôle. Si certains pirates sur le net essayaient à l'époque de récupérer des informations à leur compte ou encore à contrer des attaques en tant que freelance pour des sociétés privées, Tetsuo préférait monter de son côté une base d'unités sous son contrôle et monnayer leur disponibilité au plus offrant. Ses clients lui fournissaient le code qu'ils avaient créé dans un but précis et lui se chargeait de donner l'ordre à ses "troupes" de l'exécuter. Paradoxalement il avait choisit de faire ainsi pour ne pas choisir de camp particulier bien que ses opérations le menaient malgré lui à œuvrer parfois pour des partis immoraux.

A vingt ans il avait sous sa coupe plus d'un million de PC, Smartphones, ordinateurs de bord dans les voitures ou transports en commun et autres serveurs, obéissant à ses ordres à l'insu de leur utilisateur. Il avait été soucieux de répartir ses conquêtes dans tous types de services administratifs, forces de police ou propriétés civiles à travers le monde s'assurant de la stabilité et de la robustesse de son réseau. Puis il avait poussé le vice jusqu'à renforcer leurs défenses antivirales s'assurant de les conserver, empêchant ses comparses de les infecter à leur tour. Telle était l'entreprise qu'il s'était montée.

Puis vint la White Hat War où il put mettre à contribution son parc de bots, oeuvrant finalement pour une cause choisie, piratant les communications satellites mondiales et coupant les armées de leur commandement, ralentissant considérablement la guerre sévissant alors. Au vu des conséquences et du changement majeur dans le paysage politique planétaire, il préféra se retirer un moment des ses activités… non sans laisser un ver sur le réseau s'occupant à sa place d'entretenir et étendre ses parts sur le parc informatique mondial.

A présent il renouait avec son passé en reprenant contact avec son "armée", utilisant le faible nombre d'unités restantes sous son contrôle à ses fins. L'importante destruction d'installations survenue pendant la guerre avait en effet fortement diminué l'ampleur de ses troupes bien qu'elle suffisait largement pour l'opération menée actuellement : l'attaque des sécurités de la base du Groenland.

Quelque part c'était une presque nouveauté pour lui, s'étant auparavant essentiellement chargé d'élever un cheptel, il avait pour une des premières fois créé son propre plan d'attaque et y prenait goût. Il avait codé une bombe logique puis séparément un léger script offensif. Alors chaque unité dont il disposait attaquait indépendamment la base cible, collectant d'abord un élément de la bombe logique et utilisant le script en question pour assaillir la cible.

Sans l'intervention première de Naïa, baissant d'un niveau la sécurité antivirale du QG au Groenland, rien n'aurait pu être possible. Grâce à son action, les protections de la base attrapaient chaque attaque et la plaçaient en quarantaine dans ses serveurs, plutôt que de la supprimer. Et quand les segments de code de la bombe logique auront finalement tous été placés en détention, Tetsuo demanderait aux défenses de sa cible de lancer un contrôle sur ses éléments en quarantaine.

Ici entrait en jeu son génie : ce faisant l'antivirus compilerait à son insu le code offensif dans son ensemble, reconstruisant la bombe qui s'amorcerait d'elle même et démantèlerait le réseau de la base, anéantissant de sorte toute ses défenses. Alors il contrôlerait les canons à photons, tourelles mitrailleuses ainsi que les portes de sécurité, lui permettant de guider les soldats à l'intérieur même du QG sans danger.

Il faisait ainsi passer un à un les morceaux de son arme à travers une mince grille qui aurait détecté la même action depuis la position de Naïa. La somme de ses milliers de termites passant le filtre rongerait les ramifications du réseau informatique au Groenland. Bien que sa fierté soit ternie par l'absence de spectateur sur le réseau pour contempler son oeuvre, il y prenait effectivement goût.

Sa ligne de voix sur IP sonna le faisant sursauter. Il s'était probablement assoupi, n'ayant eut le temps de dormir depuis deux jours. Une nouvelle sonnerie le fit réagir et le temps de passer son micro-casque, il décrocha. Sur un écran à sa gauche apparut la vidéo d'une caméra située à Sandoping : Noé.

_ Tu me sembles bien endormi, s'enquit celui-ci.

Tetsuo grommela tout en vérifiant le statut de ses bots, l'attaque se poursuivait et avait atteint les trois quarts de la progression totale. Noé l'interrompit dans sa réflexion déjà élancée sur les actions en cours :

_ Je te laisse prendre un café ?

_ Non, non. Dis-moi tout, répondit Tetsuo s'éveillant petit à petit. Comment vont les choses par chez toi ?

Noé sembla pris de court, ne s'attendant pas à discuter de Sandoping immédiatement. Tetsuo nota la réaction comme un signe de préoccupation chez son supérieur.

_ C'est la guerre.

_ Tu m'en diras tant.

_ Non, je veux dire que même si à Canton peu d'altercations ont lieu, ici on est constamment sous le feu de l'ennemi. On a réussi à les retrancher de l'autre côté du fleuve d'où ils nous bombardent de biod dès qu'ils en ont l'occasion. Nos combinaisons sont soumises à rude épreuve.

_ Ils ne tentent pas de prendre le barrage entre vous ? demanda Tetsuo.

_ Ils semblent y tenir énormément et ne veulent risquer d'offensive qui risquerait de l'endommager. Ils n'attaquent pas par les airs, sachant que l'on abattra leurs appareils assez facilement : notre batterie anti-aérienne est encore partiellement fonctionnelle. De plus, ne pouvant attaquer que par unités terrestres, ils auraient deux kilomètres à parcourir sur le sommet du barrage, à découvert, pour rejoindre notre rive au nord-est. C'est la seule connexion intacte depuis que nous avons détruit les autres ponts.

Noé fit une pause, comme rassemblant ses informations.

_ D'ailleurs ils laissent même nos équipes de techniciens atteindre le générateur du bouclier, situé sur un îlot face au barrage au milieu du fleuve, à mi-chemin des lignes de front de chaque camp.

_ Ils vous laissent le réparer ?

_ Oui, je crois qu'ils apprécieraient aussi d'avoir une coupole au dessus d'eux les protégeant.

_ Que craignent-ils ? Ce sont eux les envahisseurs ! s'enquit Tetsuo étonné.

_ Bonne question. Ils ont sûrement des soucis avec les habitants contaminés qui harcèlent leurs flancs.

_ Vous voilà au chaud dans un nid bien bordé, ironisa Tetsuo avec gravité.

_ Au chaud et encerclés, oui. Les abris souterrains sont sur notre rive du fait de l'enclave montagneuse nous entourant… celle-ci est un parfait rempart prévenant toute attaque par les côtés ou derrière. Nos soldats ont surnommé la ville Pandy, en référence à Pandémonium… fit Noé amer.

_ La capitale des enfers ?

_ Nous y sommes. Bombardés et sous le feu incessant, bien que sans le Nouveau Monde l'armée de Oïc est plutôt restreinte. Je crois que nous sommes supérieurs en nombre mais nous ne pouvons quitter les lieux sans perdre la population aux abris et ils ne peuvent nous la prendre sans risquer de massives pertes. Nous sommes bloqués dans cet enfer, eux aussi. La CITL comptait beaucoup sur le biod pour…

Noé s'interrompit et se retourna. Sur la vidéo Tetsuo vit quelqu'un faire irruption dans la salle, claquant la porte.

_ Deux secondes, fit Noé avant de mettre en pause la vidéo conférence.

Sur l'image figée Tetsuo distinguait clairement les traits d'Eliz, fille d'Hayao, qui avait suivit Noé à Sandoping. Pourquoi, il n'en savait rien mais voyait clairement qu'elle ne semblait pas de bonne humeur actuellement. Il avait repris la surveillance de son attaque contre le Groenland, sur ses autres écrans, quand Noé reprit la conversation quelques minutes plus tard, Eliz disparu du champ de la caméra.

_ Excuse-moi, fit celui-ci.

_ Pas de soucis, répondit Tetsuo laconique. De mon côté du moins, ajouta-t-il.

Noé le fixa par vidéo interposée puis eut sourire en coin.

_ Pourquoi m'appelais-tu Noé ? reprit Tetsuo, lui évitant de s'étendre sur un sujet peut-être gênant.

Effectivement Noé changea d'expression et répondit promptement :

_ Où en es-tu du piratage ?

_ Quatre-vingts pour cent environ. Moins d'une demi-heure restante avant que je ne sois prêt. Mais je n'ai pas de nouvelles de Naïa, nous avons été coupés pendant la dernière transmission.

Noé haussa les sourcils.

_ Il y a combien de temps ?

_ Il y a un peu plus d'une heure maintenant. J'ai prévenu les troupes en attente à l'extérieur de la base : il semblerait que le groupe d'infiltration ait été séparé. Ils me contacteront dès qu'ils auront des nouvelles. J'ai besoin de leur validation avant de lancer la dernière étape de l'attaque, sans quoi je mettrais en péril la mission, alertant la base avant même l'incursion de nos hommes.

Noé passa sur les soucis de Naïa, lui faisant sûrement plus que confiance pour s'en sortir, et repris :

_ On dirait que ça te plaît de reprendre ces activités. A ce que j'ai cru comprendre on t'a aussi présenté un autre projet intéressant…

Noé sourit. Tetsuo lui rendit son sourire.

_ Je n'ai pas le droit d'en discuter, tu le sais, fit-il.

_ N'en fais rien. Je suis au courant que l'Eurasie travaille sur des prototypes d'exosquelettes pour combat en zone urbaine. Je le sais car nous en sommes les clients quelque part et que l'on m'en a donné les caractéristiques afin d'aider à préparer notre stratégie de défense. Sandoping sera le lieu de leur première utilisation.

Tetsuo restait impassible.

_ Je sais aussi que tu travailles sur l'affaire pour la partie transmissions et communications…

_ Je ne suis que consultant, coupa Tetsuo.

Noé balaya la remarque de la main.

_ Voilà pourquoi je t'appelle : quand l'attaque du Groenland sera close et que tu retourneras sur ce projet, j'aimerai que tu apportes l'idée d'un ajout.

Tetsuo ne dit rien, impatient de savoir où voulait en venir son supérieur.

_ Pour la suite des évènements, je pense qu'un bruiteur à large spectre, moyenne portée, serait un atout intéressant, finit par annoncer celui-ci.

_ Quel intérêt ? Vous avez déjà des brouilleurs de radar hautes et basses fréquences portatifs.

Noé sourit d'un air contrit.

_ De la même façon que tu es tenu au secret à ce sujet, il y a des choses que je ne peux pas encore révéler… sans compromettre notre position en Eurasie, ajouta-t-il après courte réflexion. Mais je ne te demande pas un brouilleur radar, perturbant les transmissions, mais bel et bien un bruiteur d'ondes.

Tetsuo réfléchit tout haut :

_ Tu veux au contraire encombrer toutes les fréquences de communication ?

_ Sur un très large spectre…

_ Jusqu'à la plage audible ?

Noé hocha la tête.

_ C'est une vieille technologie… entama Tetsuo.

_ …abandonnée car nous avons aussi besoin de communiquer entre nous, je le sais bien. Ce pourquoi les brouilleurs sont apparus couplés au frequency-hopping[1].

Tetsuo allait répondre lorsque son ordinateur bipa : Naïa reprenait contact par messages textes instantanés, ne pouvant sûrement parler à voix haute où elle se trouvait.

_ Naïa ! fit-il.

_ Très bien, répondit Noé. Je te laisse à tes affaires mais si tu pouvais…

_ Un bruiteur, j'ai compris ; très large spectre, moyenne portée, acquiesça Tetsuo.

Noé sourit, lui fit un semblant de salut militaire de son index et majeur puis coupa la communication. Tetsuo se tourna vers son autre écran où Naïa exposait la situation.

Base militaire, Groenland

Vaclav ouvrit les yeux timidement et remua péniblement, cherchant une position plus confortable. La salle était toujours plongée dans l'obscurité. Seul un mince rai passant le hublot de la porte close éclairait les lieux d'une lumière fortement tamisée. Il distinguait tout de même Naïa à ses côtés qui tourna son regard vers lui. Son visage conservait encore les traces de ses larmes bien qu'elle se soit essuyée les mains, ne gardant que de légères taches de sang.

_ Tu es réveillé ! chuchota-t-elle.

Vaclav ne répondit pas. Cela faisait dix bonnes minutes qu'il avait repris conscience mais il lui avait fallu tout ce temps pour gérer la douleur et combattre la forte léthargie qui le tenaillait. A présent il arrivait à contenir ses souffrances mais ne pouvait se concentrer et parler en même temps. Il opina faiblement du chef tandis qu'elle l'aidait à se redresser sur son séant. D'un signe de la main elle lui fit comprendre qu'elle devait se remettre à ce qu'elle faisait.

Telle que Vaclav la voyait, elle pianotait sur le sol comme battant la mesure d'une quelconque musique… plutôt arythmique. Il se aperçu un module sur la monture des lunettes de sa coéquipière qui projetait en infrarouge sur le sol un clavier et un moniteur, les verres adaptés lui permettant de visualiser le tout. Lorsque ses doigts coupaient d'infimes faisceaux laser, dans un spectre de lumière non visible à l'œil nu, une autre unité à sa ceinture l'interprétait comme la pression d'une des touches virtuelles et envoyait l'information à son interlocuteur, Tetsuo en l'occurrence.

Il sourit, non seulement la CITL avait fait un impressionnant bond technologique après guerre, grâce aux nombreux scientifiques s'y étant réfugiés, mais ses inventeurs avaient aussi le goût de la simplicité. Il grimaça et émit un faible grognement, sentant sa blessure à l'abdomen le tirailler.

Sa coéquipière l'interpréta comme une tentative de question et chuchota :

_ J'ai informé Tetsuo et nos troupes à l'extérieur que nous sommes prêts. D'ici dix minutes la sécurité informatique sera défaite et ils investiront la base. Ils connaissent notre position et un médecin les accompagnera mais il nous faut tenir encore un moment.

Elle se tut, pianota sur le sol une dernière fois et coupa son unité de projection infrarouge. Elle s'approcha de lui, les jambes étalées sous les baies de serveurs, le cachant de toute patrouille qui passerait dans le couloir et jetterai un œil par le hublot de la porte. Vaclav remarqua qu'elle avait aussi traîné les corps inertes de leurs deux assaillants plus loin, eux aussi disposés à l'abri d'un regard inopportun.

Naïa sortit un récepteur de sa poche et vérifia que le volume était au plus bas.

_ Nous suivrons le match par radio, murmura-t-elle avec un sourire.

Elle le regarda.

_ J'ai pansé tes blessures comme j'ai pu, ça devrait aller jusqu'à l'arrivée des troupes.

Ce disant elle désignait sa chemise en lambeaux au sol, l'ayant sûrement déchirée pour bander sa plaie. Elle vérifia rapidement l'état de son pansement de fortune puis s'assit près de lui, dos au mur. Le silence pris place, des serveurs émanant seulement un léger bourdonnement. Il leur faudrait être patient. Vaclav ferma les yeux quelques secondes tandis qu'elle allumait son récepteur.

Lorsqu'il les ouvrit à nouveau, la radio crachotait faiblement :

"… haute de la base."

"Unités 4 à 7 en position, ouverture océan de la base."

"Unités 2 et 3 en position, ouverture entrepôt de la base."

…

"Lieutenant Kanéda ?"

"Je suis prêt, dès que vous rencontrerez une opposition je m'occuperai de diriger les troupes vers le niveau 8 où nous les isolerons. Actuellement ils sont disséminés un peu partout dans la base."

"Position des paquets ?"

"Le major Dinnings et le lieutenant David sont au niveau 6. Leurs coéquipiers sont retenus prisonniers au 7. Les niveaux 10 et 11 sont le hangar d'appontements des intercepteurs. Le niveau 12 est la zone de production d'énergie de la base."

…

"Toutes unités ! Déroulez le plan !"

" Unité 1, en mouvement."

…

"Unité 1, secteur sous contrôle, RAS"

"Unité 2 en mouvement."

"Unité 2, RAS, avons rejoint unité 1. Descendons les escaliers vers les premiers niveaux"

"Ici lieutenant Kanéda, les 4 premiers niveaux sont hors-service. Progressez directement au niveau 5."

…

"Unités 1 et 2, en position entrée niveau 5. Avons rencontré résistance d'organismes modifiés. Aucun blessé."

"Unités 1 et 2 : confirmez présence d'individus hostiles ?"

"Négatif."

"J'ouvre le niveau 5."

….

"Unités 1 et 2, pénétrons dans le niveau 5."

…

"Unités 2 ! Sommes sous feu ennemi et séparés de l'unité 1 ! Je répète : feu enne…"

…

"Lieutenant Kanéda : lancez la phase suivante !"

"En cours !"

"Unité 1, en recul vers unité 2 ! Rencontrons forte résistance ennemie !"

"Lieutenant Kandéda ?!"

…

"Lieut…"

"Terminé ! Les portes coupe feu sont closes, les couloirs interzones fermés ! Seuls les accès vers le niveau 8 sont ouverts aux ennemis. Je fermerai sur leurs talons à chaque fois qu'ils se dirigeront dans cette direction."

"Unités 4 à 7, déroulez le plan !"

"Unités 4 à 7, en mouvement !"

"Unité 1, avons retrouvé unité 2. Deux blessés et un homme à terre. Je répète : un homme à terre."

…

"Unités 4 et 5, niveau 11 sous contrôle, descendons vers niveau 12.

…

"Unités 6 et 7, rencontrons résistance ennemie au niveau 10 !"

…

"Unité infiltrée, ici major Dinnings ! Le lieutenant David s'est évanoui, il a besoin de support médical d'urgence !"

"Unité 1, laissons un homme avec blessés ! Progressons vers…"

Vaclav perdit l'ouïe à ce moment, sombrant dans un profond sommeil proche du coma.