Les Anges avaient sauvé le monde, disaient les journaux. Xavier lut rapidement l’article et sut déjà qu’il en parlerait avec sa meilleure amie, avant que ne sonne la première heure. Dans l’entrée l’attendait seul le chien, qui lui faisait les mêmes yeux que pour sortir. Dehors le ciel d’un bleu parfait l’accueillit et partout la même joie se répétait, de maison en maison, de haie en haie.
Sur son dos sautillait le cartable. Il emportait, en plus de ses affaires, la lettre d’inscription et la lettre du professeur Culles, qui sèchement lui donnait son premier devoir : « résumez votre monde en une phrase ». La lettre avait balayé ses mondes d’enfant et laissé seulement un vide qui l’avait poursuivi jusqu’à ce matin.
Finalement, il ballotait dans son cahier de brouillon vert la phrase de résumé, sans rien derrière ; voilà ce qui rendait son sac si léger. Pourtant créer un monde aurait dû être facile : il suffisait de regarder les étoiles.
L’école des arts comptait trois ailes en demi-cercle, penchées vers le centre. Elles se chevauchaient l’une l’autre sans se toucher, d’une manière impossible et telle que la structure légère semblait s’envoler. Dans le cercle ainsi formé se trouvait une vaste cour que cernaient les jardins. Un cylindre de verre encerclait les trois ailes et les dépassait en hauteur : posé sur des arcs-boutants, le cylindre contenait la cantine et les chambres d’internes. Enfin, fermés par la haie grillagée, se trouvaient épars les bâtiments annexes.
Xavier avait hâte aussi de revoir l’un de ces annexes, le seul relié à l’école même par deux de ses piliers. Il s’agissait d’un petit silo, tout de blanc, sans raison d’être, qui attisait son imagination.
Un bus passa à côté de lui, sur la même rue, puis tourna. Il se mit à courir parce que ce véhicule contenait des élèves de la même école. Tout près maintenant l'aile Sophie surplombait les toits. Il déboucha à son tour dans l’avenue des arts, où à l’arrêt quatre bus libéraient leur flot d'élèves que toutes les années brassaient.
Le même souvenir du même parc de bus gigantesque, aux abris vitrés, enchaînés par les réverbères, brisa son allure comme il s'en rapprochait. Dans la foule qui s’accumulait, il craignit de ne pas la trouver. Déjà les élèves formaient avec lui une masse qui se pressait aux grilles d’entrée.
On l’interpella. Il se retourna et vit deux élèves, dont l’un était trop âgé pour être nouveau, qui l’abordaient avec le sourire. Celui-là avait de la rousseur sur tout le visage, des cheveux bouclés. À côté de lui le plus jeune portait dans une main ses lunettes et tendait l’autre à Xavier. Il se présentait mais dans la cohue, dans le bruit uniforme, Xavier n’entendit pas son nom.
Il bafouilla à son tour, gêné, quand Rita vint le prendre au bras et coller sa tête contre son épaule.
La foule cessa d’exister. Dans leur petit monde d’enfance, leur exil de paix : « Tu étais là ! Je te cherchais ! » Ils riaient ensemble et ensemble affrontaient la nouveauté. À présent le bâtiment se présentait à eux d’un autre côté, à la rencontre de deux ailes qui s’y brisaient. Rita s’était écartée de lui et des mêmes exclamations emplies de rire, elle exprimait leur exaltation à tous deux.
Puis ils marchèrent, comme tous les autres, jusque sous le chevauchement des deux ailes, où se trouvaient les terrasses. Là des escaliers menaient dans les sous-sols, jusqu’au théâtre où aurait lieu le discours du premier recteur ; et tout du long ils parlèrent de tout ce qui les avait séparés depuis l’anniversaire de Xavier.
Ils parlèrent des Anges. D’abord Xavier, une simple question, parce qu’il savait combien Rita les admirait. Ensuite Rita : qu’il s’agissait d’un « loop », selon le journal ; que le puits, selon elle, aurait pu exploser ; qu’elle aurait voulu être de ceux qui étaient descendus tout au fond « neutraliser » le module bertha. Rita connaissait jusqu’au nom de l’explosif.
Des couloirs de béton, imbibés d’humidité, menaient au théâtre toujours par tronçons droits, aux angles nettement découpés. Les lampes jaunies par le temps éclairaient par terre une moquette verte. La même odeur de peinture fraîche flottait.
Le dernier couloir s’encombrait déjà des sacs d’élèves. Ils y déposèrent les leurs, côte à côte. Rita passa devant pour toucher les tentures épaisses, du même bleu que le ciel, qui écartées ouvraient sur le théâtre même. Un cercle de gradins sous le socle bétonné entourait une scène aux mêmes dimensions que la cour de surface. Elle avait été ouverte en entier. Des rideaux noirs côtoyaient en hauteur les passerelles. Au-dessus d’eux continuaient de s’allumer, par groupes, les projecteurs.
Une personne seule occupait la scène. Le premier recteur, une vieille dame un peu sèche, aux cheveux noirs et courts, passait des yeux en revue l’arrivée des élèves. La rectrice avait en même temps assez de pommette et de rides pour s’imposer.
Les deux élèves descendirent parmi les rangs déserts, les premiers rangs. Rita avait les yeux couleur de poivre, toujours à fureter la nouveauté. La coupe fauve libérait ce jour-là deux mèches discrètes le long du cou. Le nez court, effacé, allongeait son visage aux joues trop roses.
Xavier, avec ses boutons sur les bras jusqu’au poignet et sur le front, puis sa tête toujours basse, pâlissait en comparaison. Dans les uniformes sombres de l’école, ils avaient autrement la même taille, le même âge mais là encore, Xavier souriait le moins.
À mesure que la salle se remplissait, à mesure que s’estompait l’euphorie des retrouvailles, sans qu’ils ne cessent de parler il devina chez elle de l’angoisse. « Je vais être la risée de la classe, » lui dit Rita en souriant. Une lettre similaire lui avait donné le même devoir mais elle, qui ne mentait jamais, n’avait pas trouvé de phrase. Cela aussi, ils le partageaient.
« Je peux te donner la mienne, » lui dit Xavier.
Elle allait lui répondre quand les lumières diminuèrent et dans les haut-parleurs, la voix de papier froissé de la rectrice invita au silence. Elle avait été rejointe par une douzaine de professeurs, tous aussi formellement habillés, qui formaient le conseil rectoral. La rectrice tournait le dos aux deux élèves. À présent les gradins se couvraient de plusieurs milliers de têtes. Sa voix chevrotait :
« Pour celles qui ne me connaissent pas encore, je suis le premier recteur Monique Reine. J’ai le plaisir de diriger le lycée-collège des arts Alquières depuis maintenant six ans. Au nom du conseil rectoral et en mon nom, à toutes les premières années, je vous souhaite la bienvenue. »
Ils l’écoutèrent parler des études passées et à venir, de l’établissement, puis des devoirs de l’élève. Plus la rectrice insistait sur ce devoir, plus Xavier songeait à la phrase. Son amie regardait la rectrice avec défi, quand celle-ci se tournait vers eux.
Une femme dans la cinquantaine, cheveux bouffis et lunettes rondes, qui pinçait ses lèvres, remplaça la rectrice au microphone. Avec ses gestes brusques et malgré sa petite taille, mademoiselle Marceau dévorait le poste de co-rectrice depuis plus longtemps que la rectrice. Elle relevait souvent la tête, comme un pic-vert.
« Il n’y a pas d’art, il y a les arts, les six matières que vous devrez apprendre et pratiquer. Vous êtes là pour apprendre à créer des mondes, pour que ces mondes soient exploités. Il n’y a que ça et pour ça, tout ce qui vous servira, ce sont les six arts. Mais pas question d’en soustraire un. Pas de peinture sans mouvement. Pas de chant sans mesure. Pas de poésie sans forme. Vous n’aurez que cinq ans pour les apprendre mais ça, ce n’est pas votre faute. »
Une autre personne vint au microphone, perdu dans sa feuille dépliée. Monsieur Léman faisait des gestes vagues :
« Pourquoi la règle sept ? Qui a introduit la théorie du rêve ? Quand a été utilisé pour la première fois le mot d’art ? L’art a aussi son histoire. Depuis la première exploitation d’un monde jusqu’au modèle échelonné, il est utile de connaître les erreurs de vos prédécesseurs et les grands noms que, qui sait ? vous rejoindrez peut-être. »
Le professeur quitta sa feuille des yeux. Il roula sur les élèves un regard égaré. Avec politesse, madame Reine le fit s’écarter pour laisser la place à la plus jeune du conseil, qui étouffait dans son uniforme trop serré. Mademoiselle Ardanelles soupira puis :
« Nos créations ont une existence ! » Une pause. « L’exploitation est immorale ! » Pause. « Nous jouons avec le feu. Ce qui est personnel ne peut pas être public. Vous connaissez ces phrases sans savoir ce qu’elles veulent dire ni quels problèmes elles cachent. En philosophie de l’art, avec un grand a, nous débattrons de leur bien-fondé et des justifications qui nous permettent chaque jour d’exploiter – ou de gérer ? – plus de dix mille mondes. Merci. »
Mademoiselle Ardanelles retourna parmi le conseil, avec des regards réciproques de la part de mademoiselle Marceau, qui tenaient d’une lutte complice et furieuse.
Une dernière personne se présenta devant les élèves, qui choisit de se mettre face au nord de la salle, donc dos à Xavier et Rita. Il parla seulement d’un autre cours, sur la culture des mondes, en répétant souvent le mot de « vraisemblable ». Il grognait parfois. Ensuite le premier recteur reprit la parole et parla abondamment, toujours sur le devoir de l’élève. Il y eut plusieurs autres présentations, ensuite quelques mots sur l’année à venir, l’attitude qu’on attendait des premières années et d’autres renseignements généraux. Il fallut presque une heure pour en venir à bout.
Aussitôt la clôture consommée, les lumières revinrent et avec elle des milliers d’élèves qui se pressaient aux portes.
Retournés à leurs sacs, Xavier en tira son cahier de brouillon vert, qu’il tendit à Rita. Elle lut la phrase : « Le peuple des étoiles. » Il n’avait écrit que cela, parce que cela lui semblait le seul monde possible à raconter. Quelques mots mirent fin à l’hésitation de Rita et tous deux remontèrent, lui allégé et elle aussi, dans le hall central de l’aile Sophie.
Finalement, elle le quitta au tableau d’affichage, après avoir trouvé sa classe, alors que les élèves s’étaient dispersés dans les trois ailes du bâtiment. Xavier regarda son amie d’enfance disparaître dans la foule. « Elle a grandi » songea-t-il, alors même qu’ils s’étaient déjà vus voilà deux mois, avant qu’elle ne s’éloigne.
D’autres élèves se rendaient dans la même classe que lui. Il les suivit, à peu de distance, à la recherche d’une autre phrase maintenant qu’à son tour il était pris à défaut. Tout l’intimidait encore, les nombreux étages et les couloirs interminables, les innombrables salles et ce nombre d’élèves qu’il n’avait encore jamais connu. Surtout, il s’effrayait de voir autant de groupes aller ensemble et lui tout seul.
Le premier recteur se trouva sur son passage. Elle parlait alors avec un des professeurs, qui avec sa barbe et sa moustache, penché en avant les poings dans les côtes, répondait avec emportement.
« Eh, tu viens ? »
Elle était plutôt grande et mince, les cheveux blonds coiffés en tresse qu’elle s’amusait à agiter en balançant la tête. Il lui trouva le visage plutôt long, le nez un peu épaté et dans le regard beaucoup d’impertinence.
« Alors, tu es dans ma classe oui ou non ? »
Xavier acquiesça sans comprendre. Il ne sut pas quoi dire d’autre ; le silence le gêna ; il détourna le regard. À cela l’élève gonfla ses joues de vexation. « Pas de ver dans ma classe ! » Et déjà elle lui prenait la main, et le tirait dans le couloir. « Moi c’est Jade ! T’as bien un nom ? »
Jade l’emmena dans la classe, bousculant les élèves à l’entrée, et le força à s’asseoir au même banc qu’elle. Ils se trouvaient au fond, près de la fenêtre, au dernier endroit où Xavier aurait voulu être. Les autres parlaient avec Jade ; lui regardait son cartable, sans savoir s’il pouvait s’en aller. Puis il se rappela qu’il n’avait pas de phrase pour le devoir. Comme il quittait la place, elle le retint :
« Ne va pas t’enterrer plus loin ! Je t’ai à l’œil ! »
Elle ne l’obligeait pas mais pour l’attention qu’elle lui portait, il resta, ainsi que pour une meilleure raison encore : la sonnerie avait retenti : le professeur qui entra à cet instant était celui-là même qui s’était entretenu avec la rectrice, dans le couloir. Le regard qu’il jeta sur la salle fit taire la plupart des élèves, et chuchoter les autres.
Tous se levèrent.
Le cours commença. Monsieur Culles, de prénom Patrick, lapida sa présentation où les récompenses et les travaux se succédaient pourtant les uns aux autres. Il serait le responsable de la classe, en plus de leur professeur. Avec lui ils étudieraient l’histoire. L’aile dans laquelle ils se trouvaient était dédiée à la sculpture et à l’architecture, sous la direction de Bertrand Bouvier, monsieur, professeur et responsable de ces deux arts, assisté par le professeur Anne Secherey pour l’architecture et le professeur Simone Beauvoir pour la sculpture. Les élèves n’en retinrent rien.
Le professeur donna encore les horaires de cours, parla sans précision des clés de casier et du règlement. Les rôles furent distribués brièvement.
Après quoi il circula entre les bancs et à chacun il demanda son nom, un mot sur eux et la restitution du devoir : le résumé en une phrase de leur monde. Il commença côté fenêtre, mécaniquement, sans commentaire. Xavier ferma les yeux, à la recherche d’une phrase qu’il donnerait, sans en trouver une seule.
Une phrase pourtant, donner une phrase n’aurait pas dû présenter de difficultés.
« Jade Reine et non, pas de lien de parenté que je sache. Je suis à l’internat. Invaincue au jeu du moulin, pour les amateurs ! Je fais de la natation, du cross et du parapente pendant les vacances. Ma passion c’est Alquières, le personnage, sinon j’aime aussi la promenade et le camping, et je déteste le vert ! Et puis école Michelet. « Des gens qui vénèrent un lac parce qu’ils ne savent pas nager. » Eh, c’est mieux que tes monstres ! » Lança-t-elle au voisin de devant.
Il l’entendait sans l’écouter, sans se rendre compte que le professeur faisait de même, agacé par la jeunesse. Son visage se tourna vers Xavier, qui ne le regardait pas.
« Eh, c’est à toi ! » Jade lui avait donné un coup de coude. Il se réveilla : « Moi c’est Xavier Léprier. » Un temps. « On me surnomme Fakt. » Quelques rires, nouveau silence de Xavier. « Je viens du secondaire. J’aime, je n’aime rien, je veux dire j’aime un peu tout et rien. » Un temps. « Et je n’ai pas fait mon devoir. »
Le professeur se tourna d’une pièce vers le banc adjacent. Les rires s’étaient tus une fois encore, à part Jade qui pouffait. Elle tapa sur son épaule et lui souffla : « Bien joué Fakt ! » Lui se rendait compte que le professeur continuait, mécanique, à recevoir les réponses des élèves. Son ventre se creusa encore, puis se détendit, jusqu’à ce qu’il réalise que finalement, cela n’avait pas eu d’importance.