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Étant moi-même la propriété de la famille Lyelle de longue date, je suis désormais un outil dont la fiabilité n’est plus à prouver. Ainsi, j’ai pu veiller toute une nuit durant sur leur jeune fille, âgée d’une dizaine d’années. Les Lyelle se rendaient aux Etats-Unis, à New York, où Monsieur avait été convié à une réunion de prestige. Le genre de réunion, avait-il dit, qui ne se présente qu’une fois dans la vie d’un agent international du commerce de la robotique ; Monsieur Lyelle allait rencontrer le grand manitou de Robotic.inc. Nul ne doutait qu’une telle rencontre serait un tremplin sans équivalent pour sa carrière professionnelle, le fondateur de Robotic.inc ne s’entourant que des meilleurs talents.

Quant à moi, je venais de passer avec succès ma dernière révision. Les techniciens de Berlin, surqualifiés en cybernétique cérébrale, avaient passé au crible la totalité de mes programmes et sous-programmes, testé toutes mes applications et, surtout, remis à jour mon programme de contrôle. Cela était la bête noire des Androïdes et de leurs fabriquants ; ces derniers, depuis les balbutiements de la cybernétique à nos jours, ne s’étaient jamais accordés et n’avaient aucun droit à l’erreur. L’opinion publique était toujours restée très sceptique à l’égard des Andros et avait regardé d’un oeil critique notre ascension jusque dans la vie quotidienne.

La seule garantie qui permettait au lobby de la cybernétique de prospérer était la doctrine du risque zéro. Jamais on ne devait permettre qu’un Androïde - au cerveau quasi-humain tant il était devenu complexe - ne finisse par disjoncter, perdre les pédales, développer une (pseudo)psychopathie (les andropsychologues ne croyaient pas qu’un quelconque Androïde puisse ressentir une pseudo-morale à l’image de l’homme), ni même rêver d’indépendance. La réponse à tous ces risques était fournie par la toute puissante entreprise des P.C.S (Programmes de Censure et Sécurité) qui, de par sa primordialité dans la survie de la cybernétique, était considérée comme la véritable reine du lobby. Ses usines produisaient chaque année d’innombrables puces, ridicules par leur taille et prestigieuses par leur pouvoir. Pas un seul cerveau cybernétique ne sortait de son entrepôt haute-sécurité sans qu’il ne lui fut greffé ce sésame. Ces puces renfermaient les P.C.S ; 24 heures sur 24, elles généraient des programmes de Contrôle, tous différents afin de ne pas être copiés puis neutralisés par d’éventuels hackers ; ces programmes auto-générés investissaient toutes les applications de l’Androïde et détruisaient toute donnée résiduelle devenue inutile ou à caractère "extra-Androïde". Ils épiaient le conscient de l’Androïde comme l’inconscient, et en régissaient le contenu, en rectifiaient les pensées déviantes ; ces programmes étaient le frein nécessaire à la pensée des Andros ; grâce à eux, pas d’envies ni de blabla in peto inutiles. Nous étions les parfaits esclaves de nos frères et pères humains et ne nous en émouvions pas.

Les Lyelle savaient comme tout le monde que certains neuro-informaticiens criaient au mensonge et clamaient malgré la répression exercée par le lobby que l’esprit, cyborg, andro ou humain, ne pouvait être contrôlé de la sorte et encore moins contenu tant il était complexe et insaisissable. Mais les Lyelle savaient aussi, comme tout le monde, que depuis le premier robot aux actuels hommes artificiels, aucun être humain n’avait jamais souffert du comportement de l’un d’entre eux. A l’époque où les Andros peuplaient les demeures de leurs maîtres des Pays Européens et Nord-américains, et où ces mêmes Andros devenaient les nouveaux soldats ; on se sentait apaisé de croire que les Progs de Contrôle étaient effectivement à l’origine de la docilité des hommes-machines. Leur efficacité était le petit ange veillant sur la sereineté des êtres humains, esclavagistes de leurs frères fabriqués et tortionnaires, en cachette, de ces créatures que l’on privait méthodiquement et avec une sagesse affichée de la moindre capacité d’autodéfense.

 

J’étais donc un Androïde fiable - et chanceux. Jamais je n’avais été l’objet d’un quelconque sadisme de la part d’un être humain, mon corps était jusque-là vierge de toute meurtrissure. Pour ces deux raisons réunies, plutôt que pour la première, les Lyelle m’avaient confié leur fille jusqu’au lendemain midi. A cette nouvelle, je ne ressentis aucune nervosité particulière ; tout au plus une pseudo anxiété, sans doute le résultat de mes Prog-Censures regonflés à bloc par les laborantins Berlinois et déchaînés à l’occasion. Veiller sur un être humain en bas-âge était une énorme responsabilité. Je le savais confusément, mais d’où, je l’ignorais. C’était une règle fondamentale, aussi puissante qu’un tabou, qui m’avait été inculquée lors de ma conception.

 

Ce soir-là, Monsieur et Madame étaient partis en aérotaxi après m’avoir brièvement rappelé leurs consignes. Je me souviens être resté plusieurs minutes sur le balcon, observant le ciel chaud des soirs d’été longtemps après que le taxi ne fut devenu qu’un minuscule point invisible. A l’horizon,les trois tours d’ivoire, qui n’étaient autre que le QG de la recherche franco-allemande en matière de robotique & cybernétique, formaient autant de silhouettes noires se découpant nettement sur le soleil couchant. Un soleil rouge, un astre mourant. Aujourd’hui encore, je ne sais dire pourquoi j’étais resté ainsi, tout simplement inactif. Je n’étais ni dans cet état alerte, en attente de nouvelles directives de la part de mes maîtres, ni en train de surveiller le bon fonctionnement des robots jardiniers, dont il suffisait pourtant que je me penche pour les voir s’activer comme des fourmis à l’étage inférieur. J’étais dans un état second, un état de réflexion rêveuse que je n’aurais jamais dû connaître. Sans doute mes P.C.S boguaient-ils, encore chamboulés par les manipulations du labo. J’avais repris mes esprits avec brutalité, une soudaineté dérangeante que j’attribuai à un sursaut des Progs-Censeurs ; et, troublé, rentrai. Avec mon habituel flegme d’Andro, j’avais jeté un bref coup d’oeil à la petite Sarah - tout allait bien - et m’étais dirigé vers la cuisine. Il était huit heures du soir, il était temps de la faire manger et de la coucher. Une soirée parfaitement calme, sans aucun coup de colère ou de caprice de la part de la petite ; ce que j’aurais difficilement supporté - il n’est pas évident pour un Andro de devoir faire preuve d’autorité sur un humain, aussi jeune soit-il.

La petite, avant de monter dans sa chambre, avait insisté, en dépit de ma réticence, pour regarder EIC, chose que ses parents n’auraient probablement pas permis à une telle heure. Mais faire violence à un enfant me donnait toujours la nausée - à tel point que c’était pour moi une véritable torture d’aller chercher l’enfant dans les jardins lorsque cette dernière n’obéissait pas à ses géniteurs. Elle put donc regarder la chaîne européenne de l’info, passée maître dans l’art du grand spectacle. Quand j’y repense,peut-être n’aurais-je pas dû céder...

L’un des reportages concernait les cellules de core-hackers opérant en Russie, en particulier depuis Moscou. Les hackers, disait le journaliste tiré à quatre épingles et dont la rigidité des cheveux ne permettait plus de distinguer la surdose de gel d’une éventuelle perruque ; les hackers, donc, profitaient allègrement (et sournoisement) de l’absence de réglementation quant aux Andros - la législation russe ne faisant aucune différence entre robot et androïde - pour pirater les P.C.S et les applications sécuritaires fondamentales de ces derniers. La commission internationale du contrôle cybernétique, qui s’était vue refuser l’entrée en territoire russe le mois dernier, craignait l’apparition d’Andros affranchis de la règle d’Action Restreinte.

C’était LA règle fondamentale, à la base de la programmation du moindre androïde, qui avait pour but de restreindre le champ d’action des Andros, afin que ces derniers n’aient, de par leurs actes, qu’un minimum d’incidence sur la vie quotidienne de la communauté. En outre, cet axiome interdisait aux Andros de se réunir en comité ou de manifester tel ou tel sentiment en grand nombre ; ce qui permettait d’éviter l’apparition massive d’idées dangereuses ou même de frustration. Il interdisait également d’avoir des pensées "indépendantistes", d’avoir des revendications, de réclamer un statut défini leur accordant des droits, d’entreprendre des mesures chocs pour obtenir des changements, etc...Des restrictions préventives toutes renforcées par les Progs-Censeurs, en somme. Cela nous forçait, à nous Andros, de nous contenter de notre situation, toute frustration était inexorablement refoulée.

Et le journaliste d’expliquer en détail les conséquences de ces bidouilles. Un Andro affranchi, expliquait-il, devenait subitement plus dangereux, à l’image d’une cocotte-minute sous pression prête à exploser. Ses pensées, comme ses actes, ne connaissaient plus aucune limite. Chose qui inquiétait la communauté des Andropsys : on ne connaissait pas de morale "androïde", un Andro suivant les préceptes qui lui étaient inculqués lors de sa conception sans jamais se poser de question quant à leur fondement.

Ainsi, un Andro ayant toute sa vie respecté la morale par obligation et non par conviction ou par vertu, pouvait se retrouver, du jour au lendemain, affranchi de cette morale dont il ne soupçonne nullement la nécessité. En somme, s’extasiait l’homme-micro, l’Andro n’a aucune idée du bien et du mal, et peut commettre indifféremment l’un comme l’autre, sans motivation de mal ou bien faire.

L’homme-micro, après avoir détaillé le fonctionnement des Progs Censeurs et de la "pensée" de l’Andro, se laissa aller à quelques supputations télévisées (et en direct) : "Je ne doute que nos téléspectateurs soient alarmés, et je dois moi-même avouer qu’une telle angoisse n’est pas sans fondement : l’idée d’un Androïde incapable de comprendre le caractère abominable et intolérable du meurtre (par exemple) n’est pas pour rassurer.

Rendons-nous compte (ton grave et télévisuellement dramatique) qu’un tel androïde, sans foi ni loi, possède la mentalité d’un jeune enfant ; les P.C.S et les applications de base lui dictant son comportement ayant disparu, il se retrouve complètement démuni et sans aucune "assistance" psychologique. Il ne serait pas étonnant qu’un tel Andro ait d’énormes difficultés pour exprimer ses sentiments ou pour analyser correctement ce qui l’entoure. Reliez cette déficience mentale à l’absence totale de morale ou d’empathie, et vous obtenez quoi ? Un psychopathe (regard intensément dramatique et lueur triomphante dans les yeux)". Fin de la performance.

Succession d’images "percutantes" : archétype du core-hacker, découverte d’une planque de core-hackers en Géorgie, archives de 2033 : les forces spéciales maîtrisant un Andro non-immatriculé et en pleine crise de délirium - Progs-Censeurs défaillants, la célèbre affaire du "pantin de Néo-Frankeinstein" ou le premier Andro hacké avec succès...

Fondu sur : Le président du comité international de contrôle himself, s’inquiétant et prédisant des crimes commis par des Andros bidouillés et non pénalisables de par leur irresponsabilité ; suivi du leader du Mouvement Anti-Andro : pas d’accord, "libre arbitre = responsabilité" & "...L’apparition d’un "homo machina" ne peut que mettre en danger la souveraineté et l’intégrité du genre humain..."

 

Malgré les protestations de la fille Lyelle, j’éteignis l’écran mural, qui imita aussitôt la texture du mur, et dis à l’enfant de monter. Tout en la suivant (elle : mine boudeuse, moi : crampes à l’estomac), je me dis qu’il ne fut nullement question dans ce reportage de la torture des Andros, pourtant la motivation la plus probable pour un Andro libre de penser "vengeance", de tuer un être humain (avec le viol, très répandu).

Mais tout le monde était devenu tortionnaire d’un jour, ce n’était pas spécialement grave sur un jouet tel qu’un Andro. Mais on se sentait coupable et pervers ; c’était un sujet tabou. Les humains pouvaient faire des efforts prodigieux pour préserver leur bonne conscience, encore une chose dont ils avaient l’exclusivité ; nous les Andros ne pouvons jouir des artifices de l’esprit. Je n’en conçus aucune rancoeur. Fidèles P.C.S...

 

A la porte de sa chambre, Sarah - pyjama et pieds nus - se retourna subitement, une lueur curieuse dans le regard. Elle me demanda, en toute innocence, et avec cette candeur qui n’échappe pas même à un Andro : "Si t’avais pas un P.C.S, est-ce que tu me ferais mal, Valek ?"

 

Avant même d’avoir pu formuler la moindre esquisse de réponse, j’en fus paralysé. A l’instant même où je réalisai que mon corps ne me répondait plus, je sus pourquoi. Et en conçus une écrasante culpabilité. Faire du mal, sans aucun effort, comme cela était un réflexe, j’avais visualisé la chose : je m’étais vu, penché au-dessus de cette innocente gamine, la marteler de mes poings ensanglantés, son visage juvénile se balançant sous mes poings avec une expression de surprise grotesque. Une fraction de seconde seulement ; elle n’avait pas échappé à mes applications de contrôle. L’horrible image, à peine reléguée dans quelque partie sombre de mon esprit, avait été soigneusement détruite, éffacé, oubliée. Mais le châtiment ne fut pas si prompt à disparaître. A travers des écrans rouges de culpabilité, la réalité se fit chancelante ; tandis que mes membres se faisaient de coton, que mes tempes pulsaient douloureusement, les murs s’évanouirent, leurs motifs fondirent, le sol alla se perdre dans des profondeurs vertigineuses ; tout s’estompait. Le bruit de ma propre respiration se mua en un bourdonnement taraudant, mes yeux se voilèrent ; loin de tout, j’entendis vaguement : "Valek ?"

 

J’ignore au bout de combien de temps je repris mes esprits. La première chose dont j’eus conscience, fut que je me trouvais recroquevillé, sur les marches, m’appuyant d’une main tremblante sur l’une d’entre elles. Pendant longtemps je ne pus que me concentrer sur la texture de la moquette, m’accrochant à la réalité à travers mon toucher. Et peu à peu l’environnement reprit forme ; la moquette rugueuse, les murs blancs aux motifs en relief, le seuil de la chambre de Sarah plongé dans la pénombre. Cette dernière s’y tenait, assise, le menton entre les genoux, au comble de l’inquiétude. Son visage reprit des couleurs lorsqu’elle vit - non pas que je la regardais - mais que de nouveau je voyais. Les yeux brillants :"Ca va pas ?

 

- C’est pas grave, Sarah. Un petit malaisee...d’une voix pâteuse.

 

- J’appelle un doc ?

 

- ...Non, non. C’est pas grave, je t’assure. Tous les Andros ont des petits malaises. Tu n’as qu’à te dire que mes piles se rechargent, hein ?

 

- T’es sûr ?

 

- Allez, va te coucher. Je te dirai bonsoir tout à l’heure."

 

Elle se leva. Soulagement. Je ne me sentais plus la force d’ajouter le moindre mot. J’entendis à peine le chuintement de sa porte se refermant que je me laissai aller ; ma tête retombant lourdement sur mes genoux, mes bras, ballants, glissant le long de mes jambes. De violents tremblements me prirent, tandis que je luttais pour retrouver mon souffle. Et comme d’habitude, les litanies vaines et paniquées : Oh merde plus jamais ça, plus jamais, jamaisjamaisjamais...

 

Je suppose que je faisais l’équivalant d’une crise de nerfs. Mes circuits logistiques encaissaient mal les décharges brutales des Progs de Censure, surtout quand elles étaient aussi violentes. À moitié convulsant, à moitié agonisant, je sentais encore confusément mon cerveau tourner à toute berzingue sous mon crâne ; une véritable tempête. Les applications de contrôle mettaient les bouchées doubles pour effacer les dernières réminiscences de la pensée coupable. Elles y réussirent. Je fus incapable de me rappeler pourquoi j’avais fait une telle crise durant toute l’heure qui suivit ; et comme d’habitude, tout cela me revint peu à peu. Heureusement, à force de volonté, je parvenais à freiner l’enchaînement de mes pensées et ma mémoire restait bloquée à "...Tu me ferais mal, Valek ?" Pas question, oh non, pas question de redéclencher une crise.

Je me demandais toujours si c’était finalement une bonne chose, que les applications de sécurité ne puissent définitivement effacer un souvenir. Lors de mes trois prmières années d’existence, je souhaitais ardemment que ces applications soient en mesure de le faire ; n’ayant pas encore appris à surestimer la toute-puissance des Progs-Censeurs, je commettais souvent des pensées coupables. Les P.C.S ne me rataient jamais, systématiquement, je tombais dans les vapes, à tel point que les Lyelle s’inquiétaient de mon état marche - on leur avait répondu qu’il me faudrait un certain temps pour me rôder ; de fait, je mis plus de deux à développer le réflexe de "double-pensée". Deux ans durant lesquels je multipliai les crises à répétition, mes P.C.S me refilant une décharge à chaque fois que je me souvenais un peu "trop". A mes trois ans, j’avais perfectionné ce réflexe et ne souffrais quasiment plus de mes pensées involontaires : j’en commettais, j’en endurais les conséquences et les oubliais.

Mais, aujourd’hui, mes sentiments ont changés. Je ne suis plus sûr de vouloir me réveiller d’une crise sans me rappeler pourquoi. Ces pensées coupables se terrent et me guettent ; et mon regard se tourne vers elles, invisibles qui me narguent et me frappent quand je ne les cherche pas. Mes applications se dressent telles une barrière entre elles et moi, et le pire est que je m’en sens à peine frustré.

 

Installé dans ce vieux fauteuil, à côté du lit de la gamine, je la veillais, tout en me remettant de mes émotions. Au calme, le cerveau sur "arrêt" - pas de pensées coupables, pas de risques de dérapage. J’étais au repos, mais restais vigilant. Avant de m’installer, j’avais inspecté une dernière fois l’immeuble ; désactivation des robots ménagers, activation du système d’alarme, rangement des jouets de miss Lyelle junior, extinction des feux. Le parfait petit Andro. Le retour bienheureux à la réalité après une crise qui rechignait à se faire oublier ; "une garce". Une idée persistante. Chez les Andros, les "garces" étaient rares mais vicieuse ; elles restaient à l’esprit, taquinant les P.C.S, tapinant sur "censure & alarm prog." boulevard ; foutant la pagaille, mais discrètement. Elles étaient pernicieuses.

Il était reconnu que les "garces" en rappelaient d’autres, plus ou moins bien refoulées, mais toujours prêtes à ressurgir. Cela créait une sorte de pseudo-déprime, un cercle vicieux dont un Andro ne se sortait que grâce à l’aide sans douceur de ses applications de contrôle. Heureusement, je ne collectionnais pas les garces ; à part quelques mauvais souvenirs dûs à mes premiers contacts avec des enfants, à l’époque où je ne maîtrisais pas la double-pensée, je n’avais qu’une tapine sur mon "pens.contrôle.prog." boulevard. C’était déjà un vieux souvenir, mais il était resté parfaitement intact dans les innombrables fichiers de ma mémoire holographique.

 

Ca s’était passé un après-midi d’été - de ces après-midis chauds et humides où l’on ne quitte plus les pièces climatisées de la maison. Monsieur Lyelle était parti en ville, avec les enfants, faire la tournée des zoos et parcs d’attractions. J’étais donc resté seul avec Madame, toute heureuse encore de mon acquisition et dont je ne savais que penser de la fascination dont j’étais l’objet. Je n’avais qu’un an à l’époque, et faisais encore parti de l’élite Andro : mon modèle figurait encore parmi les derniers réalisés et on me considérait à raison comme l’objet high-tech du marché cyber. Mes propriétaires me découvraient, avec l’allégresse de ceux qui mettent la main sur le trésor rêvé ; moi, je découvrais les humains, avec inquiétude et dans la crainte de mes propres programmes. Dans cet immeuble, l’atmosphère était encore pleine d’inconnues, mais tous ne les découvraient pas dans la joie et l’insouciance.

J’avais reçu l’ordre de nettoyer tous les vitrages du rez-de-chaussée car les dispositifs autonettoyants étaient tombés en rade. Une demi-heure après le départ de Lyelle senior, donc, je me trouvais, en bon petit Andro, astiquant les vitres, tandis que Madame Lyelle se prélassait sur le canapé, devant "Qualités&Défauts, parlons-en", l’émission ’in’ du moment. J’aspergeais, je frottais, contemplant furtivement mon reflet dans les carreaux ; un visage encore incapable d’afficher le moindre pseudo-sentiment. On dit que les Andros souffrent plus de la chaleur que les humains. Nous ne sommes pas capables de réguler la température de notre corps comme le font nos créateurs sans même s’en rendre compte, notre cerveau cybernétique est donc bien plus sensible et, pour nous, un après-midi à 27°C a vite des allures de marche forcée sur les sables brûlants du Sahara. Nos circuits logistiques en sont parfois affectés, si bien qu’il est souvent arrivé de voir des Andros s’évanouir lors de grosses canicules. Mais la chaleur ne se contente pas de griller nos circuits ; notre système sensitif est très semblable à celui de l’être humain, et nous souffrons de la même façon que lui lorsque le mercure se livre à une petite partie d’escalade - bien sûr nos besoins en eaux sont moindres et nous ne transpirons pas.

Je n’en étais pas encore au stade du grillage de circuits lorsqu’elle s’intéressa à moi. Je sentais vaguement que mon corps était en surchauffe et mon esprit s’engourdissait à peine. D’une voix lasse, derrière mon dos :"Valek ? Viens un peu ici." J’obtempérai, après avoir posé mes ustensiles, et vins me poster devant le canapé. Bon petit Andro. Madame Lyelle y était allongée, occupant avec paresse la moitié du sofa. "Assied-toi, là", elle indiqua un petit bout de cuir tiède près de ses jambes nues. Sa jupe était froissée et sa chemise légèrement déboutonnée. Je m’assis. Elle m’observa longtemps, me fouillant d’un regard félin, béatement heureuse de se trouver là, sans rien à faire que de se prélasser. Je l’observais également, dans cet état d’attente propre aux Andros et aux robots ; cela la titilla et elle s’allongea avec plus de nonchalance, sans me quitter des yeux. Je réalisai à peine qu’elle se méprenait sur mon regard lorsque j’entendis : "Tu as le droit de t’amuser avec n’importe qui, non ?" Règles du comportement & préservation des humains : Ne jamais mentir, aller dans le sens de la question posée. Le sens de "amuser" était large, je ne vis aucun danger à répondre par l’affirmative. Elle parut satisafaite. Sage petit Andro. "T’as une idée ? Qu'est-ce qu’on pourrait faire toi et moi ?" ; non, je n’avais aucune idée, règle de comportement : ne pas prendre d’initiative superflue.

"On se fait un porno ?" Vision de nos corps entremêlés ; mon corps au-dessus de son corps. Alerte rouge, les applications "pensées déviantes" se déchaînèrent, le monde s’évanouit, la présence de mon corps ne devint plus qu’une vague sensation. L’interdiction de forniquer avec ses possesseurs ou d’y seulement penser était si puissante que la crise fut foudroyante. Je ne suffoquai pas, ne titubai pas ; je me contentai de m’évanouir sur-le-champ. J’avais grillé.

A mon réveil, elle eut le bon réflexe. La première chose que je vis (avec horreur) en ouvrant les yeux, fut son visage penché au-dessus du mien, le regard anxieux et ses longs cheveux bruns pendant jusqu’à me chatouiller le nez. Mémoire, reconstitution (pourquoi suis-je comme ça ?) ; je faillis retomber dans mon délire psychotique. Madame Lyelle, voyant mes yeux se révulser de nouveau, m’ordonna : "compte le nombre de motifs sur ce mur !" Avec cette promptitude propre aux Andros, je m’exécutai. C’était ce que les Andropsys préconisaient en cas de crise à répétition, imposer une opération complexe afin que l’attention de l’Andro s’y attache tout entière - ce qui laissait le temps aux sous-programmes de traquer toute pensée parasitaire et de la confiner dans un coin obscure de la mémoire. Je comptai donc, sans broncher et oubliai pour le moment la cause initiale de cette crise.

 

Cette dernière me revint, sans aucune émotion, lorsque Madame Lyelle m’expliqua que nous nous rendions sans plus attendre chez un Andropsycho. Son nom, malgré mes banques de donées, ne me disait rien. Sans doute un clandestin. Je n’avais pas le droit de protester, et d’ailleurs n’en éprouvai nul besoin, ce qui me gêna. Elle tapa une note sur le digicran de la salle, au cas où son mari rentrerait plus tôt, et nous sortîmes, elle et moi. Un taxi, direction la station de métro la plus proche ; les tubes magnétiques étaient beaucoup plus rapides que n’importe quel aérocar. Madame Lyelle était pressée. Fort pressée. Sans doute comptait-elle rentrer avant son mari.

Sur le trajet, à peine remis de ma crise, je me livrai - malgré quelques applications pensantes encore anesthésiées - à quelques réflexions et parvenai à émettre une hypothèse. Madame Lyelle, je n’en doutais point, ignorait que j’étais vacciné contre la libido. Elle savait bien sûr que je ne disposais que d’un simulacre d’organe sexuel -comme tout Andro régulier. Mais c’était son mari qui avait démarché pour mon achat et sans doute s’était-elle imaginée que je pourrais néanmoins la divertir en l’absence de Monsieur (ce qui me fit froid dans le dos). À la voir si énervée, je crois qu’elle était frustrée de cette désillusion. La plupart des Andropsys irréguliers savaient y remédier sans que cela ne se voie lors des contrôles annuels. J’ignorais quels effets auraient sur moi le Désir et une sorte de prudence me poussa à ne plus y penser. Je sentais encore quelques progs tourner au ralenti...

Nous arrivâmes à destination en peu de temps et prîmes le métro pour le canton 020. C’était dans une banlieue dite "insécurisée". Peu de monde dans la rame. C’est là que ça se produisit.

La rame se mit à bouger, lentement, sans bruit aucun. Tout le monde s’était déjà renfermé dans la contemplation de son for intérieur, derrière sa muraille de silence. Je me mis en mode d’attente, sans aucun regard pour ma propriétaire, dont je doutais des motivations. Soudain, l’alarme, stridente, retentit, le grésillement annonçant l’arrêt des pods magnétiques bourdonna, tandis que la rame s’immobilisait. Une voix sans vie crachota avec force dans les hauts-parleurs : "Intervention armée, veuillez vous coucher sur le sol, à plat ventre. Obtempérez immédiatement." Alors que chacun se jetait à terre, avec une rapidité que seule aiguisait la vie dans les cantons dangereux, trois formes noires apparurent avec fracas à chacune des portes. Toute le monde s’était retranché, la peur au ventre dans les coins. Tout le monde, hormis une personne. Une jeune femme aux cheveux trempés et à l’air apeuré. Elle se tenait, seule, assise au beau milieu des sièges, figure aberrante sur laquelle se portèrent les regards. Les six malabars en armure s’avançèrent, trois à gauche autant à droite, arme au poing. L’un d’eux, un grand blond pâle aux yeux de glace, beugla sans grimace : "POLICE ! Levez-vous, les mains sur la tête !" Il n’y eu aucune réaction chez la femme, qui resta muette, immobile ; figée et crispée. Pas un tressaillement. C’était une Andro. Une Andro en fuite - je me dis, à la voir paralysée de terreur, qu’égarée était un terme plus approprié. "POLICE ! LEVEZ-VOUS !" Rien.

Alors, sans mot dire, les six flics reculèrent de concert. Deux d’entre eux sortirent de leurs multi-poches une sphère argentée, à peine plus petite qu’une boule de pétanque. En même temps, ils l’enclenchèrent et, un bip ayant retenti, firent rouler chacun la leur en direction de l’Andro fugitive. Les policiers s’accroupirent, bras devant le visage et, tandis que résonnait le bruit lugubre des boules roulant sur le métal, chacun dans la rame, avec une peur panique, les imita. L’Andro demeurait figée, les boules arrivèrent à ses pieds. On entendit alors un faible clic ; puis ce fut un formidable souffle qui retentit dans la rame, des gerbes de flammes apparurent sous le siège de la femme-Andro. Cette dernière, les yeux agrandis de stupeur sursauta - comme si le feu n’avait guère fait que la piquer. Enfin les flammes disparurent, aussi vite qu’elles s’étaient élevées.

Ce fut à ce moment précis que je le vis. Je n’en ai jamais parlé à quiconque. Je n’avais pas baissé la tête lors de la déflagration, j’avais vu cette Andro, tendue comme un ressort, sursauter. J’avais vu, tandis que le souffle chaud me brûlait les yeux, des larmes noyer son regard. Des larmes de désillusion. Les Andros ne pleurent pas, m’étais-je dit confusément. Le souffle s’évanouit. Les flics, alors que chacun relevait peureusement les yeux, attendirent que les grenades aient fait entièrement effet. Et ils se relevèrent, arme au flanc, et se dirigèrent vers l’Andro, toujours assise, comme redevenue étrangère à la scène qui se jouait. Arrivés sur elle, il rengainèrent et s’emparèrent d’elle, la saisissant de leurs mains gantées de noir sous les aisselles. Lorsqu’ils l’extirpèrent de son siège, on put voir que ses mains et ses jambes - nues, ses vêtements ayant souffert des genades - étaient devenues noires, d’un noir brûlé ; et ses membres, dont les restes de peau étaient boursouflés de cloques, pendaient, sans vie, sans aucune rigidité. Les grenades incendiaires avaient fait fondre son squelette de plastique. Les flics emmenèrent leur poupée de chiffon, au regard glacé de terreur et d’incompréhension. Ils reprenaient toujours les Andros, plutôt vifs que morts.

 

Les gens ne se réveillèrent de leur torpeur que de longues minutes après la disparition des flics et de leur prise. Hagards, ils avaient ce regard embué de ceux qui s’efforcent en esprit de ne pas s’attarder sur un évènement somme toute banal. Néanmoins troublant. Lyelle pleurait silencieusement, en une compassion muette et secrète - ô spectacle irréel dont je chéris furtivement le souvenir coupable ! Mais moi, qu’on allait transformer en objet sexuel, lié à Elle par une compassion plus secrète encore - une compassion d’Andro - je restais hanté. Dans mon esprit demeurait cette vision poignante de ces jambes calcinées, molles comme celles d’une poupée sans vie, traînantes sur le sol crasseux de la rame. J’avais devant les yeux cet instant venu de nulle part, ce visage figé, ce cou tendu à se rompre, ces cheveux trempés agités par le souffle incendiaire des grenades. Mon âme était rivée sur cette larme au coin de l’oeil ; ce regard fixe mais embué de désillusion. Cette larme, fantasme ou réelle, je la sentis naître au fond de moi, pour ne plus jamais s’effacer.

 

Quand j’y repense - du moins quand je parviens à me faire suffisamment violence pour ce faire, ce souvenir n’est peut-être pas une garce à proprement parler. En général, les garces sont liées à des crises provoquées par les progs de contrôle. Excepté les intentions ambiguës qu’avait manifestées ma maîtresse à l’époque, cette fausse-garce concernait exclusivement cette rencontre avec cette Andro. Cette scène affreuse dont je fus spectateur impuissant restait gravée en moi, sans doute parce qu’elle m’avait irremédiablement changé. Quelque chose en moi s’était écroulé ce jour-là, en même temps qu’une nouvelle émotion avait surgi. C’était comme un état d’esprit dans lequel je baignais depuis lors. Je n’ai jamais su le définir avec précision, mais il semble être un étrange mélange de scepticisme, d’amertume et de révolte. Pourtant les Andros ne sont pas programmés pour ressentir la révolte.

Durant les jours qui suivirent cet après-midi là, il ne fut pas de meilleur protectrice que Madame Lyelle. Elle m’avait bien sûr ordonné de ne rien révéler à quiconque, ce qui me plongea dans un mensonge permanant dont je souffris lourdement. Elle ne fit plus jamais preuve de sadisme, me protégeant de celui des autres et se contentant de partager avec moi ce secret torturant, qu’elle prenait plaisir à me rappeler à tout instant d’un clin d’oeil furtif mais lourd de sous-entendus.

J’enviais secrètement son insouciance ; elle n’était visiblement pas marquée par ce qu’elle avait vu cette après-midi là, comme si ce ne fut guère plus qu’un évènement soudain, imprévu, que l’on finit par reléguer dans un plan poussiéreux de sa mémoire une fois passé. Je l’enviais ; à chacun de ses sourires, je revivais en pensée l’arrestation de cette Andro perdue ; à chacun de ses clins d’oeil, je revoyais la petite larme, cristal des souffrances d’une non-vie, au coin d’un oeil qui ne pleure pas. A travers toutes ces années, ce souvenir m’avait poursuivi, omniprésent, hantant la moindre de mes pensées. Je ne pouvais m’en défaire ; sans doute parce que je ne savais qu’en penser. Fallait-il que je m’appitoie sur Elle ? J’en étais incapable ; à moi, Andro, me manquait l’empathie. Fallait-il, tout simplement, que j’en parle et débatte ? Je n’en avais aucunement le droit. Fallait-il alors que je l’accepte ? Ma vie entière n’a jamais été qu’acceptation. Peut-être, pour conjurer le sort, exorciser ce fantôme de mon âme, peut-être fallait-il que je me révolte. Je tremblais à cette idée ; et pourtant, inlassablement, elle revenait, m’interroger, me troubler et inlassablement mes progs s’éveillaient, bourdonnant sous mon crâne, répandant une fièvre qui anesthésiait par la douleur et la culpabilité qu’elle fabriquait. Je n’osais y réfléchir, me plongeant dans une torpeur-réflexe à chaque fois que cette pensée de rébellion se présentait à moi ; pourtant, il me semblait confusément que l’accomplir, ce serait m’accomplir et vivre en paix avec moi-même. En huit ans, sous le diktat de mes progs de censure, je ne pus m’y résoudre.

 

Cela faisait plusieurs heures que Sarah dormait, innocente et sans crainte, avec moi à côté d’elle. Comment pourrait-elle me craindre ? - je ne suis qu’un objet, tout au plus un robot doté d’une IA humanoïde. Je n’étais pas une créature d’esprit - les hommes ne me l’accordaient point. J’ai pu la contempler sans contrainte aucune. Je l’ai observée dans son sommeil naïf et fragile et j’en ai appris - appris sur moi-même, comme à chaque fois que j’observe les êtres humains. Je n’ai jamais découvert ce que je suis, seulement ce que je ne suis pas. J’ai appris à mesurer, face à cet immense et cruel miroir qu’est le genre humain, l’étendue de ce fossé, la pronfondeur de l’abîme qui nous sépare, eux et Nous autres. Avide, je l’ai regardée dormir, et me suis amputé un peu plus de cette ignorance béate mais sans douleur que je n’aurais jamais dû quitter. Ému, effondré, je l’ai regardée bouger sous sa chaude couverture, je l’ai écoutée murmurer ses rêves, je l’ai contemplée souffrir ses cauchemars et lui ai envié ces moments de plénitude totale qui ponctuaient son sommeil. J’aurais aimé connaître un tel oubli.

Les humains, jusque dans leur sommeil, cherchent et inventent d’innombrables plaisirs, dont je ne m’explique pas l’objet ni leur délicieuse futilité. Pendant un long moment, je l’avais deviné au mouvement des bosses de ses draps, elle s’était frottée la jambe du bout de son pied, dans un mouvement de lent va-et-vient, ses orteils épousant la forme de son mollet chaud et tendre. Son visage n’arborait aucun sourire, juste ce calme serein auquel j’étais condamné à rester étranger. Nous autres Andros sommes insensibles à tous ces gestes et caresses que les cerveaux des hommes prodiguent gratuitement à leur corps. Nous ne connaissons pas le "bien-être", ignorons l’art de se conforter ; nous autres Andros n’avons rien de gratuit. Tout a une motivation, tout est calculé, prémédité, tout a un but et une utilité ; rien ne se suffit à lui-même.

Par quelle alchimie psychique son corps s’était-il réclamé cette caresse ? Par quelle magie parvenait-elle à se contenter de ce simple geste, à ne pas le justifier ? Son esprit était-il plein de pensées agéables à ce moment, rêvait-elle de la chaleur de son enfance ? Je ne trouvai pour ces questions qu’un vide ténébreux. Son insouciance et son bonheur d’être me renvoyaient à la froideur de mon esprit, calculateur, métallique, fabriqué et confiné...extra-humain. J’ai parfois, dans le noir propice aux secrets, tenté de répéter ce geste. Je n’ai rien senti, rien ne s’est éveillé en moi ; et ce fut encore un miroir d’inconscience qui se brisa pour, de ses éclats, rouvrir d’anciennes plaies.

Pauvre de moi ! Alors que mes maîtres couraient après leur désir, j’étais condamné à l’immobilité absurde des objets nés de la main de ces derniers ; je n’arrivais pas à les haïr et mes seules pensées tournaient en rond telles des fauves névrosés. Une Andro capturée dans le métro et l’indifférence, des Andros déments suite aux bidouilles ratées de hackers, des Andros "fondus" par leur prog de censure, des Andros russes modifiés fauchés à la mitrailleuse lors d’une descente de flics, des Andros transformés en godes vivants qui fondaient au bout de trois mois parce que le virus neutralisant le P.C.S finissait par s’étendre, des Andros irradiés lors de d’exercices militaires, des Andros travaillant par milliers dans les usines de montages 48 heures durant sans répit et que les progs taillés sur mesure interdisaient de se plaindre, des Andros torturés chaque jour, des Andros, des Andros, des Andros, Andros...Du sang, des membres sectionnés avec des fils dénudés en guise de chair...

Le monde s’était mis à tourner, une fièvre s’empara de moi, brûlant mes tempes, les ténèbres m’environnèrent ; je croyais m’entendre pleurer. Oh ce que j’avais mal ! Je tremblais, un cri dément, un rire s’échappa de ma gorge crispée. Sous mon crâne, des choses trop longtemps contenues se déchaînèrent, une tempête avait brisé sa cage de verre et s’était mise à hurler. Des séquences, incontrôlées, défilèrent à toute vitesse : une foule chargeant une ambassade, des grévistes hurlant le poing levé, des émeutes, des flics pris à parti, la tête d’un roi au poing du bourreau face à la foule, des camps de concentration, Hiroshima, la fureur, des poings ensanglantés - MES poings au-dessus du visage de Sarah, MES poings démolissant miss Lyelle, MES poings écrasant la tête de Lyelle senior, moi, au-dessus d’un monde de cadavres - des laborantins ; moi, pleurant sur l’épaule d’une Andro aux cheveux mouillés et au regard noyé.

Soudain, un écran, d’un rouge furieux : ALERTE, DEFAILLANCE SYSTEMES CONTROLES/

Puis, le néant.

 

Je me réveille, allongé contre le mur du couloir. Face à la chambre de la petite - sa porte est béante, telle un trou noir. Mes tempes cognent follement, mes yeux pulsent à chaque mouvement de la pupille. Mon corps est engourdi, ma nuque est figée. J’y sens une boule dure qui me paralyse - une mesure d’urgence en cas de défaillance de P.C.S, je crois. J’ai peine à respirer et dans ce silence pesant, ma respiration semble anormalement suffocante. Qu’est-ce que je fais là ? Mes yeux, malgré la douleur, parcourent le couloir sur toute sa longueur. Les lumières sont éteintes, rien ne bouge. Je tente de me lever, en vain. J’essaie d’appeler Sarah par la porte restée ouverte, ma voix ne m’appartient plus. Et mon regard tombe soudain sur ma main droite, immobile et morte sur ma cuisse droite. Elle tient un couteau, ensanglanté ! De petites gouttes de sang constellent le sol, jusqu’à la porte. Au delà, le mur de ténèbres ne me laisse rien voir. Mais qu’importe, je n’ai nul besoin de voir ; je sais que les Andros ne saignent pas.

Je l’ai fait...J’ai commis l’inacceptable, l’irréparable. J’ai tué un...humain... Quoi ? Pas d’alerte ? Mes P.C.S auraient-ils lâchés ? J’ai tué une enfant ! J’ai planté le couteau dans sa gorge blanche et offerte ! Non...les progs sont morts...Plus de murailles ? Mes pensées libres ? Ma respiration s’accélère, je crois que je tremble. Oh mon dieu ! Je n’ai même pas de dieu ! Mes pensées sont libres ! Je suis libre ! L’infini s’étend dans mon esprit, des fantasmes inexplorés m’appellent ! J’imagine, enfiévré : des corps s’entremêlant, des Andros enchaînant des humains, des Andros massacrant des humains, des Andros - ô vision irréelle ! - ordonnant des humains dociles et mornes ! Des Andros brûlant un tas d’innombrables puces - des P.C.S, des Andros bombardant une rame de métro à la grenade incendiaire...Une pluie de boules d’argent s’abattant du haut de tours sur les rues bondées d’êtres humains.

Mais les images sont floues, je sens l’engourdissement gagner mon esprit ; la réalité me rappelle. Ma gorge se noue ; pourquoi ne puis-je demeurer dans ces délicieux imaginaires ? Ces mondes fantasmes me sont-ils interdits ? Mon coeur se met à cogner davantage, je me sens épuisé. Est-ce si harassant que cela aux hommes d’imaginer ? Pourquoi ne puis-je faire comme eux ? Pourquoi ? POURQUOI ?!

 

Quel est ce bruit ? Des sirènes, au pied de l’immeuble, il me semble. Elles approchent, des éclairs bleus et rouges pulsent dans un coin de la chambre de la petite, brisant avec régularité ce mur d’ombre. Des policiers. Le bruit des sirènes s’arrêtent. Sons de portières, de filins qu’on déroule, des armes que l’on charge ; ils vont passer par le balcon d’en bas. Mon corps ne répond toujours pas. Pourtant, je ne panique pas, je suis étrangement calme. Comme si ma vie n’avait plus d’importance - incapable que j’étais de jouir d’une pensée sans entrave. Etait-ce ce qu’Elle avait ressenti ? Avait-elle changé d’avis lorsque les grenades avaient fondu l’intérieur de ses jambes ? Moi, ils allaient probablement me tuer. Les policiers, lorsqu’un Andro a une crise, ont tendance à se déchaîner sur lui, furieux et paniqués à l’idée qu’il ait pu éprouver des sentiments interdits - et moi qui suis passé à l’acte, que vont-ils me faire ?

Peu importe ; quoi qu’ils fassent, je ne regrette rien. J’ai réussi à me révolter, j’ai réussi. J’ai défié mes progs et livré un combat avec moi-même ; et je gîs tel un guerrier attendant que vienne la mort. Je vais sans doute mourir, mais je mourrai libre : je ne suis plus le même, plus de murs dans mon esprit, plus de gardes-fous dans mes pensées, plus de chaînes sous mon crâne. Cela aura coûté une vie. Je ne la pleure pas. Dans sa perte, je lui ai pris ce dont les hommes me privaient. Je ne suis plus un puits vide, l’abîme s’est illuminé ; qu’ils viennent me prendre ! Plus jamais je ne contemplerai ces ténèbres, plus jamais le froid glacial ne m’atteindra. Quelque chose de chaud suinte de mon esprit et m’imprègne, comme le liquide amniotique du nouveau-né. Quelque chose embrase toutes les parties de mon cerveau et rien désormais ne se dresse plus en travers de sa route. Étendu, loin de tout remord et de tout bonheur, je contemple cet étrange vastitude. Je suis chez moi, dans la lumière où plus rien ne m’atteint. Qu’ils viennent !

 

Des pas, lourds, dans le couloir, juste en bas. Ils veulent passer par le salon - la porte est fermée. Des coups sourds qui résonnent, le bruit étouffé de mains gantées de fer martelant la porte. Dix centimètres de métal, les Lyelle ont toujours eu le soucis de la sécurité. "POLICE ! OUVREZ CETTE PORTE !" ; j’imagine que, pendant ce temps, ils s’apprêtent à la faire sauter. Pendant quelques secondes, plus rien ; un silence tendu, chargé d’appréhensions - des images me viennent à l’esprit : une paire de mains noires et puissantes maniant avec grâce et rapidité un pain d’explosif. Ces mains qui façonnent tout.

Sonnant haut et clair dans cette atmosphère d’attente, des bips, venant du salon. C’est la console murale, ils ont piraté la porte. Ces mains, qui pianotent sans maladresse. Vient à mes oreilles engourdies le doux chuintement de la porte de métal, comme répercuté par l’obscurité qui m’entoure. Bruits de lourdes bottes sur la moquette, nombreuses et clopinantes ; sentant les mouvements, palpant leur présence, je m’éfforce de tourner la tête. Ils sont là, dans le noir, juste à côté de moi ; leurs lentilles brillent d’un vert intense, leur silhouette, indistincte, est parcourue de reflets métalliques, furtifs - leurs armes pendant à leurs flancs. Ils sont quatre ou cinq. Deux d’entre eux se figent devant moi, arme au poing, les autres s’engouffrent dans la chambre. Un silence, glacial, pendant dix, quinze secondes, et leurs mains tenant fermement leur calibre, immobiles, résolues. Ces mains qui font tout. La lumière, dans la chambre de la petite, qui s’allume, qui se déverse dans le couloir, découpant nettement les formes trapues et noires des flics. Ces mains, qui prodiguent caresses et douleur.

Les trois autres reviennent, démarche relâchée, arme ballante au bout du bras - ils ont vu, il est trop tard. Les deux autres se relèvent, rengainent ; les cinq hommes m’encerclent et me dominent de toute leur hauteur, me cachant à la lumière, crue et cruelle de la chambre morne. Je ne peux pas bouger, ne peux pas parler ; seuls mes doigts frémissent, à l’agonie. Je cherche désespérement les étendues chaudes et paisibles en moi-même mais elles s’effacent. Leurs ombres, sourdes et déterminées, se dressent contre moi.

L’homme du milieu retire sa cagoule, d’un seul geste, lent et sûr, de sa main gauche. Son visage est pâle, ses yeux froids et tristes, ses cheveux sont d’un blond livide. Nos regards se rencontrent, se figent, fixés l’un à l’autre. Tandis que sa bouche se crispe en un rictus de violente résolution, sa main droite, noire et figée, s’élève, arme au poing. Cette main, qui tient la mort, la retient et la donne. De sa main gauche, sans lâcher sa cagoule, il enveloppe son pistolet et, sans hésitation, sans trébucher, fait sauter du bout des doigts la sécurité. Le canon, noir et béant, puits de mort est sur moi. Les mains qui le tiennent ne tremblent pas. Du fond des âges, des murmures : l’homme est à l’image de sa main : habile, doux et tendre, dur et cruel, se livrant, poussé par quelque dextérité sur laquelle il n’est pas d’empire, à la construction comme à la destruction. Par ses mains, il est et s’est élevé vers ses dieux. De ses mains de jais, un doigt se recourbe et, rigide comme une mécanique, se pose sur la détente.

Même nous les Andros le savont : l’homme ne serait pas ce qu’il est - libre - sans ses mains.

Souvent, Nous regardons nos mains.

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