La ville dormait sous une pluie drue, violente. Les nobles
dans le château, les bourgeois dans leurs villas, les petits commerçants dans
les auberges, et le peuple au pied des murailles ! En effet, avec la guerre,
les épidémies et les brigands, le nombre de réfugiés ayant cherché l’asile dans
la cité avait centuplé, et faute de pouvoir leur trouver un toit, le duc les
avait cloisonnés. Ainsi, ceux qui venaient trouver une vie meilleure en étaient
réduits à mourir lentement et lamentablement contre une immense construction en
pierre. Dans ces conditions, il est normal d’imaginer certains débordements…
Yves n’avait jamais été un mauvais bougre. Il avait toujours travaillé pour
gagner sa vie et ne devait sa descente aux enfers qu’à l’une des nombreuses
invasions d’orques. Aigris, déçu, il passait maintenant son temps à observer la
foule adossée au mur. "Ces pauvres bougres ne sont plus rien, pensa-t-il,
plus rien et je les ais rejoins dans le malheur et la mendicité…" Voilà
déjà huit jours qu’il était là, à boire de l’eau de pluie et à manger ce que
jetaient les gardes… Mais il s’affaiblissait et si ce n’était pas la faim,
alors la maladie le tuerait ! Il s’y était résolu ! Honnête, preux, noble dans
l’attitude, il comprenait qu’il n’était qu’un être perdu dans la foule des
agonisants ! Il se résolut à dormir, la nuit allait être longue…
Dans son sommeil, il s’imagina riche, en train de festoyer dans la meilleure
auberge de l’endroit, heureux et nourris ! « Quel bonheur, se dit-il, que de
pouvoir manger et boire à volonté ! Quel bonheur que de pouvoir dormir au sec,
alors que certains doivent braver la pluie ! Décidément, il ne fait bon vivre
qu’en étant riche ! » Puis, il se souvint… Il n’était pas riche, il n’était
qu’un gueux parmi les gueux de la rue, il n’était rien de plus qu’un honnête
homme, crevant par la faute des puissants, ces mêmes puissants perfides et
traîtres qu’il s’était évertué à servir, à protéger et qu’il admirait ! Ceux-là
étaient riches, et pourtant ils ne faisaient rien pour leur loyal serviteur… «
Il faut croire que seul les pourris sont riches, seuls les pourris ont le droit
de vivre… ». C’est alors qu’il vit à quel point sa conduite était idiote !
Pourquoi rester gentil, honnête et conciliant, alors que les dieux n’accordent
leurs faveurs qu’aux hypocrites et aux voleurs ! Non, il ne serait plus cet
être prêt à mourir pour un idéal faux ! Maintenant, il serait quelqu’un de
respecté, de craint, et surtout, de riche ! D’immensément riche !
Un sombre rictus défigura sa face… Prenant son couteau, seul chose qu’il
n’avait pas encore vendue, il se leva. Sa vue tomba sur une famille terne,
morne. La mère allaitait son fils et le père semblait dormir, sa tête appuyée
contre un baluchon. La scène était banale… La tristesse qui émanait de la jolie
jeune femme créait une étrange mélancolie. Avaient-ils été heureux dans le
passé, avaient.ils put vivre? Peut-être n'avaent-ils connus que cette déchéance
et cette misère... Yves se souvint avoir été ému lorsqu'il les avait aperçu
pour la première fois... Il se rappelait avoir voulut aider cette jeune
personne en détresse, avant de se souvenir qu'il n'avait déjà plus rien... Il
savait quoi faire, savait que s’il le faisait, il commencerait à devenir riche
! Cette pensée écarta toutes les autres !
Il se mit à marcher, ou plutôt à ramper, à se faufiler, cherchant à approcher
de la famille, doucement, furtivement… Il mit un long moment pour parcourir la
faible distance qui le séparait du couple, du baluchon... Arrivé presque à
côté, il fit une halte ! Son cœur battait à tout rompre, son subconscient le
suppliait de s’arrêter, de rebrousser chemin, de ne pas succomber à l’ignominie
! Il hésita, indécis… Puis l’image de l’or et le bruit de son estomac affamé
lui firent oublier ces bêtes principes… Après tout, il n’allait que prendre ce
qui lui revenait de droit ! Il recommença à avancer, plus rapidement, la tête
en ébullition ! La vue de cette mère lui rappelait son épouse, morte depuis
longtemps ! Ce ne fit qu’attiser sa haine ! Son regard se reporta à nouveau sur
le baluchon, futile espoir d’une vie meilleure… Yves l’imaginait plein d’or,
plein à craquer de cet or qui devait lui revenir ! Une dernière fois, sa
conscience lui rappela ce qu’il allait faire! Il ne s’écoutait même plus! Il
savait très bien que c'était mal, mais il le fallait! Il n’était plus très loin
de son objectif ! Seul trois pas le séparait encore de son crime !
Il les franchit presque en courant, se ruant sur la famille dans un cri de
possédé ! Il égorgea le père, faisant gicler le sang sur son visage, se
délectant de la vue du cadavre encore secoué de spasmes, de l'expression de
terreur qui se peignait sur le visage du malheureux ! Sous les cris et les
pleurs de l’enfant, Yves, enragé par l’odeur du sang se retourna, se jetant sur
la mère déséspérée. Il l'assoma d'un grand coup, s'empêchant de la tuer...
"Par gentillesse" essayait-il de se convaincre. Revenant au mari, il
rejeta le cadavre sur le côté, saisit le baluchon, comme l’on saisit un trésor
et l'ouvrit, avec nérvosité. Un grand sourire machiavélique le défigurait… À
l’intérieur, il découvrit un bout de pain et deux malheureuses piécettes,
toutes les économies des pauvres infortunés… Pour Yves, c’était une fortune !
Il mangea le pain, mit les deux piécettes dans la poche de son habit troué,
puis jeta un regard sur la femme… Décidément, la nuit s’annonçait longue…
La pluie continuait, inlassable… Personne n’avait bougé, personne n’était
intervenu ! Même les garde s’étaient contentés d’un rapide regard et seule
l’indifférence accueillit la mort de l’enfant…
Dans les cieux, un être se régalait…