Tiens, un visiteur… Mais entrez, entrez donc. Permettez que
je bouge ceci, ne faites pas attention au désordre de la pièce et faites-moi
l’honneur de vous asseoir. Houlà, mon dos... Oh, ne faites pas attention...
Vous êtes assis? Très bien… Si vous saviez le peu de visite que l’on a lorsque
l’on est vieux, c’est affolant, et puis les jeunes n'ont plus d'oreille que
pour les puissants de ce monde et de mon temps... Mais enfin, je suppose que
vous n’êtes pas venu m’écouter radoter… Que me vaut dès lors l’honneur de votre
venue ? Comment ? Si j’ai connu le lieutenant Erberth Carth ? C’est bien la
première fois qu’on me le demande, je vous l’avoue. D’habitude, on vient me
prier de parler des grands héros de ce monde, des hauts faits d’armes des
divers peuples que j’ai put rencontrer, ou même de ma captivité avec les
gobelins… Ainsi, vous comprendrez mon étonnement et le fait que je vous pose
cette question: que voulez-vous donc savoir sur ce lieutenant et pourquoi ?
Hein? C’est bon, ne vous fâchez pas. De toute manière, vous ne pourrez plus lui
faire de mal, là où il doit se trouver à présent, donc je ne risque rien à vous
dire ce que j’ai put apprendre de lui. C’est donc conclu, je vais vous raconter
l’histoire du lieutenant Carth. Mais pour cela, il nous faut remonter bien des
années en arrière, avant votre naissance certainement, à une époque que l’on a
préféré oublier…
C’était lors d’une escarmouche mineure contre une troupe d’orcs en maraude que
je rencontrais pour la première fois Carth. J’étais alors sergent et très fier
de mon grade. Je rêvais de mourir en héros pour que ma famille soit fière de
moi et je pensais même pouvoir, le cas échéant, suivre le grand destin de tout
ces nobles qui nous ont maintes fois sauvé. Bref, j’étais un jeune idéaliste,
aux yeux encore fermés et un peu naïf, je me dois de l’avouer. Ainsi, vous
comprendrez aisément que, lorsque j’ai vu cet homme dégoûtant, à la barbe sale
et à la mine sombre entrer dans la tente de ma troupe, j’ai tout d’abord cru
qu'il s'agissait d'un bandit… Les autres, tous de jeunes citadins fraîchement
engagés, durent croire de même, vu que l’un d’eux alla jusqu’à lui barrer le
chemin avant d’apercevoir en même temps que nous l’épée d’ordonnance du marquis
notre seigneur. Je vois à votre mine un peu étonnée que vous n’arrivez pas à me
suivre… Je vais donc tenter de rattraper mon manque de détails… Il faut bien
comprendre que l’époque recelait d’autant de guerres qu’aujourd’hui et que, en
ce temps là aussi, nos armées manquaient d’hommes. La recette, qui n’a
d’ailleurs pas changé, était d’aller les chercher de force dans tout les
villages, créant ainsi de grands régiments de paysans armés vulgairement de
fourche à foin et de hache de bûcheron. Mais notre seigneur pensait, à juste
titre, que ces quelques païens ne feraient rien ainsi équipés et, puisant dans
ses ressources personnelles d’une manière très généreuse, fit forger nombre
d’épée courte pour équiper tout les régiments de franches-compagnies, comme on
les appelait à l’époque, et ainsi accroître leur combativité. Grâce à cela,
nous pouvions savoir qu’un homme était des nôtres en apercevant son épée, ce
que mon subordonné fit lorsqu’il tenta de barrer le passage au futur
lieutenant.
Oh, je suis désolé de m'arrêter, mais ce mot me fait toujours rire. S’il y a
bien quelqu’un qui, à ce moment, ne pouvait devenir lieutenant, c’était bien
lui. Mais n’anticipons pas, je m’écarte déjà trop souvent et ai trop tendance à
négliger certains aspects de mes histoires. Bref, il intégra ma troupe un lundi,
il me semble, un lundi pluvieux, un de ces sales lundi que personne n’aime.
L’armée, qui poursuivait des orcs comme je l’ai déjà dit, avait subi des pertes
et, apercevant un village sur la carte, avait décidé d’y refaire le plein de
chaire à canon. Je n’ai pas assisté à la chose, mais j’apprit de la bouche
d’Erberth qu’il avait refusé de prendre l’épée qu’on lui tendait et que, pour
compléter l’insulte, avec craché devant les soldats avant de leur tourner le
dos. La suite est facile à comprendre, et, d’ailleurs, la méthode n’a jamais
été compliquée. D’abord, ils l’ont menacé de prison, puis de mort. Mais rien
n’y fit, ce qui est normal quand on connaît le comportement et le caractère de
Carth. Par la suite, ils durent certainement appeler des renforts et, par la
force, l’amener au camp où ils lui auront donné une épée, celle qui le fit
reconnaître parmi nous.
Comment ? Pourquoi est-ce qu’il n’a pas cherché à fuir ? Oh, mais
détrompez-vous immédiatement, cher ami, il a tenté sa chance à bien des reprises
et je n’ai jamais eut à commander à un homme plus indiscipliné et qui aie plus
de volonté et d’espoir que cet être là… Seulement, il abandonnait toujours
lorsqu’il y avait risque de combat. En effet, il m’avoua par la suite qu’il ne
supportait pas l’idée de devoir défendre sa liberté en faisant couler le sang
des siens, et, quand je riais, au départ, de ce prétexte que je croyais utilisé
pour cacher une grande lâcheté et une peur de mourir, il m’observait
tristement, pensant, à juste titre, que j’étais aveugle.
Mais à nouveau, j’anticipe, je dévie et, résultat, nous perdons le fil.
Veuillez donc me laisser continuer mon récit sans m’interrompre à chaque
instant par des questions inutiles et perturbantes. Merci.
Donc, où en étais-je… Ah oui, il venait d’entrer sous la tente, amenant avec
lui beaucoup de la pluie et de la boue qui va avec. Nous avons passé la nuit
entière à l’observer, à tenter d’entrer en contact avec lui, mais rien n’y fit.
À chaque essai de fraternisation, nous nous sommes frottés à un véritable mur,
à une levée de boucliers. Au final, nous en avons conclu qu’il était soit
stupide, soit insociable, ce qui nous paru, au vu de la lueur d’intelligence
qui trônait dans ses yeux, la meilleure solution à l’énigme. À cet instant,
nous décidions de le laisser à part et de l’ignorer royalement. « D’ailleurs,
argumentions-nous pour notre dédain, que fait ici un gueux, parmi une troupe de
bonnes gens comme nous ? ». Il faut m’excuser et excuser mes défunts camarades,
mais, à l’époque, nous étions certains d’être l’élite de l’élite, d’être plus
intelligent, plus rapide et fort que tout le monde, bref, d’être l’incarnation
des superlatifs, bien que nous en ayons négligés que nous fûmes aussi les plus
bêtes, mais passons…
Le lendemain matin, juste au moment où le soleil commençait à darder ses
rayons, il nous fallut nous réveiller et, en un temps relativement record,
plier la tente, ranger nos affaires et se préparer à partir. Nous remarquâmes
vite que le nouveau faisait preuve d’un zèle des plus étranges, compte tenu de
son allure solitaire et que nous avions d’abord crue dépourvue de tout
altruisme. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il fut meilleur que les autres, ça
non, mais le cœur à l’ouvrage donne toujours de meilleurs résultats qu’un cœur
fatigué et peu enthousiaste. De plus, nous remarquions qu’il ne pouvait
s’empêcher de regarder le reste des troupes en souriant, d’une manière bien
cynique, pensant certainement que tout ces fous courraient au massacre. Je ne
lui ai jamais demandé ce qu’il en était vraiment et ne peut donc rien affirmer,
mais c’est là la pensée qui m’est venue. Quiconque l’eut vu l’aurait
immédiatement pris pour un idéaliste croyant que la guerre n’est pas une
solution et que l’on peut s’en passer, et c’est ce que mes compagnons et moi
fîmes, dans notre incompréhension de l'étranger.
Plusieurs jours passèrent ainsi, sans que jamais il ne nous parle, et sans
jamais, d’ailleurs, qu’il ne parle. Au début, ce fut l’occasion de multiples
paris, certains disant qu’il était muet, d’autre soutenant qu’il avait fait vœu
de silence. Moi, personnellement, j’avoue avoir pensé qu’il nous méprisait
simplement et purement, et que, dès lors, il lui dégoûtait de parler à l’objet
de ses sarcasmes intérieurs. De toute manière, il dût rapidement passer au
second plan, car, à peine une semaine après son arrivée, le bruit commença à
courir que nous allions enfin rencontrer les fameux orcs que nous poursuivions.
Cette nouvelle ne put que réjouir nos cœurs et nous en avions oublié le
nouveau, le laissant seul alors que nous fîmes retentir toute la nuit nos cris
de guerre lors d’une veillée autour d'un gigantesque feu qui annonçait un
combat mémorable. Le vin coulait à flot, le marquis avait fait venir des
damoiselles de plusieurs villages proches et le moral ne pouvait donc être plus
élevé. En ma qualité de sergent, j’eus droit aux grâces de ces jeunes filles...
À la fin de la beuverie, les hommes allèrent se coucher et j’allais en faire de
même lorsqu’un capitaine vint me prévenir des ordres du marquis. Ceux-ci, du
reste, étaient fort simples : les orcs sont stupides, il suffisait de leur
tendre un bête piège et ils y tomberaient comme de rien, nous laissant une
facile victoire. L’astuce en question était d’aller sur un terrain aperçu il
n'y avait pas longtemps, avec une grande plaine que nos adversaires auraient à
traverser et une forêt sur le flanc. Le gros de nos troupes allaient attirer
les orcs au travers de la plaine et les charger de face pendant que le reste de
notre armée, soigneusement camouflée dans la forêt, allait les prendre de
revers, semant panique et désertions dans les rangs adverses. J’entends déjà
vos rires que vous ne pouvez retenir. Oui, je l’avoue, sa tactique était
stupide et plus d’un aurait dût aller lui en parler. Mais nous avions confiance
en notre seigneur et pensions, comme lui, que les orcs ne pouvaient être que
stupides, n’étant pas humains. Comble de malheur, ce fut ma troupe, entre
autre, qui fut choisie pour aller dans la forêt et refermer le piège. Non, il
n’y avait pas que ma troupe dans la forêt, vous vous amusez à déformer mes
propos ! Je disais que ma troupe, avec d’autres, avait été désignée. Maintenant
taisez-vous, ou c’est moi qui m’arrête! Bien…
À l’aube naissante, nos trompettes firent trembler le ciel et le pas de nos
cavaliers le sol. Nos canons étaient attelés et toute l’armée se dirigea vers
le champ de bataille. Toute, sauf les différents corps désignés, donc le mien
aussi, qui devaient aller prendre position pour, selon l’expression du
capitaine, refermer la mâchoire du piège et qui s’étaient pour cela levés plus
tôt. Sur le chemin, nous ne rencontrâmes aucune embûche d’aucune sorte et pas
un ennemi qui vienne nous barrer le chemin. Certains en furent à ce point mis
en confiance qu’ils se prirent à fredonner, ce que les différents sergents et
moi dûmes réprimer à l’instant. Enfin, après plusieurs rires et blagues, ainsi
que des ordres et menaces des supérieurs tels que moi, nous prîmes position et
attendîmes la suite.
C’est alors qu’arriva la horde de peau-verte. Je me rappelle encore les
monstrueux cris gutturaux et la masse de guerriers aux armes rustiques mais
énormes. Je me souviens parfaitement n’avoir pas été impressionné, tout comme
les autres, car, malgré leur nombre, ils étaient bien moins que ce que nous
nous attendions à rencontrer, ce qui m'amena à penser qu'une partie d'entre eux
avait fuit. La victoire semblait acquise d’avance et nous riions bien de la
blague, et j’use de ce terme en connaissance de cause, que nous allions leur
faire. Rapidement, cependant, un lourd silence s’installa sur la plaine, car
chacun attendait de l’autre qu’il charge. Les minutes passèrent ainsi et la
concentration se relâchait. Nous en vînmes même à croire que le combat n’aurait
pas lieu. Mais, soudainement, un bruit épouvantable résonna dans le ciel et un
boulet s’éleva dans ce dernier pour retomber au devant des orcs, sans leur
faire courir le moindre risque. C’était le marquis qui avait pris la décision
de tirer, sentant que le moral commençait à baisser et qu’il fallait pousser
l’adversaire à attaquer. Celui-ci ne sembla tout d’abord pas s’intéresser à la
chose, mais lorsqu’un second coup retentit, une petite créature, dont
j'ignorais alors qu’elle se nommait gobelin, sortit des rangs, sans doute plus
par frayeur que par envie de charger. Il n’en fallait pas plus et les autres,
sans réfléchir, y voyant là une sorte de signal, se mirent à courir en
entraînant d’autres régiments à leur suite, si l’on peut parler de régiments,
jusqu’à amener toute la horde au milieu de la plaine !
Alors, dans un concert de détonations, les arquebuses firent feu, secondant les
canons, dont l’un explosa dans une gerbe de feu qui fit griller les servants
sans entamer le moins du monde le moral de nos troupes. Je tournais le regard
vers mes hommes, pour m’assurer que chacun était prêt à charger, et je vis avec
stupeur le nouveau qui pleurait à chaudes larmes, le regard tourné dans la
direction de l’explosion. Je ne pris pas plus de temps à l’observer et je
redirigeais, moi, mon esprit vers la bataille, ou plutôt, devrais-je dire, la
boucherie. En effet, nos boulets faisaient de larges trous dans leurs rangs, et
les plus rapides se faisaient faucher par des salves répétées de nos fusils, au
point que j’en vins à croire que nous n’aurions même pas à sortir l’épée du
fourreau. Toutefois, la marée verte, malgré un feu digne de l’enfer,
progressait et le piège allait enfin pouvoir se refermer. Dans un cri,
j’ordonnais soudain à mes hommes de charger…
D’autres me répondirent, bien peu humains, strident, aigus et désagréables à
l’oreille. Chacun se retourna, la plupart pas à temps, pour contempler les
gobelins venus nous massacrer. Tout alors, devint clair: l'ennemi avait deviné
notre stratégie et nous avait lui-même préparé une surprise de taille... La moitié
des soldats présents à cet endroit furent tués sans même pouvoir riposter, et
ceux qui restaient, dont moi, pensions plus à fuir qu’à résister vainement à
une vague verte qui semblait semer la mort sur son passage. Toutefois, alors
que je sortais à peine des bois, deux de ces petits êtres vinrent me couper la
route, souriant méchamment, sûr de m’avoir. Je pourrais, à l’instant, vous dire
que je les combattis bravement, courageusement et que j’en tuai même un, mais
ce serait un mensonge bien peu digne de l’homme que je suis devenu. Non, la
vérité est que je lâchais mon arme et voulu chercher refuge en revenant sur mes
pas pour tomber nez-à-nez avec plusieurs autres de ces créatures au regard vil
et sournois. « Je suis fait », m’écriais-je, plein de désespoir, lorsqu’un cri
détourna l’attention des monstres qui m’entouraient. C’était Erberth qui, un
peu plus loin, faisait mine de défier, avec sa petite épée, les gobelins .
Ceux-ci n’hésitèrent pas et coururent le chercher, me délaissant. Croyant à
peine à cet événement, je restais là, complètement abruti, laissant voguer mon
regard sur l’océan d’herbe que formait la plaine. Au loin, j’aperçut l’armée du
marquis qui se faisait purement et simplement mettre en pièce dans un cortège
de cris et de cliquetis d’armes, ne me rendant pas compte que mon seigneur
avait ordonné une retraite générale, laissant juste quelques fous ralentir
l'ennemi. Soudain, voyant des chevaux, dont les cavaliers avaient rencontrés
leur destin, qui fuyaient dans ma direction, craignant de terminer comme les
susdits cavaliers, je réussis à me sortir de ma torpeur et à tenter d’en
attraper un au passage. La chose ne fut pas facile, et je n’en reviens pas
encore aujourd’hui d’avoir réussi, mais je parvins à monter l’un des fuyards,
juste à temps pour éviter un grand groupe de gobelins qui ne me voulaient, si
l’on se fiait aux cris, pas énormément de bien.
Tout d’abord, je voulus me contenter de fuir comme le lâche que j’étais et que
j’ai toujours été, mais, est-ce parce que le destin le voulait ou par pure
coïncidence, je vis le nouveau qui fuyait dans la plaine, plusieurs créatures
aux trousses. Comment s’était-il retrouvé là ? Je n’en sais rien de plus que ce
qu’il voulut bien me dire, soit qu’il avait réussi à se cacher de ses poursuivants
et qu’il était tombé quelques mètres plus loin sur d’autres… Je ne sais si
c’est la vérité, j'en doute même énormément, mais toujours est-il que, malgré
toute ma peur d’être tué, je dirigeais ma monture vers le malheureux et lui fit
signe de monter, ce en quoi il m’obéit après un bref regard plein d’un mélange
de reconnaissance et d’amour-propre brisé. Il m’avoua là aussi par la suite
qu’il n’avait pas compris tout de suite pourquoi je faisais cela, car il me
croyait sans cœur et enfermé dans un égoïsme bien trop solide pour m’occuper
d’un gueux, terme dont il usa d’ailleurs. Enfin, après avoir semé ses
poursuivants, nous nous enfumes le plus loin que nous pûmes, jusqu’à la nuit.
Par chance, nous trouvâmes une clairière où la passer et nous y fîmes notre
campement, ce qui ne fut pas bien difficile vu que ni l’un ni l’autre n’avions
gardé la moindre de nos affaire dans notre volonté de fuite. La pleine lune
nous offrait une lumière généreuse et, sentant en moi monter bien des questions
face à cet inconnu que j’avais sauvé et qui, je ne devais l’oublier, m’avait
sauvé, je m'apprêtais à l'interroger… Il devait lui aussi être au même stade,
car, après quelques hésitations, avant que je n'entreprenne quoi que ce soit,
il vint me parler, et ce pour la première fois depuis que je le voyais.
- Hem…
- Heu… Hum…
- Hum hum…
Nous passions ainsi une bonne heure à ne savoir que dire, passant par
les onomatopées les plus diverses, jusqu’à ce que, enfin, je me décide à passer
le pas :
- Ce fut une belle bataille, non ?
Oui, je sais, je sais très bien que je ne pouvais trouver un début plus
stupide, plus idiot, plus ridicule que celui-là, mais que voulez-vous ? Il
m’impressionnait, tel une créature descendue des cieux tentant de fraterniser,
et moi, je l’avais côtoyé pendant une semaine sans lui souffler mot… Bref, sur
le moment, c’est tout ce que j’ai trouvé. De toute manière, bien que ça l’aie
d’abord fait grincer des dents, il comprit rapidement le sens profond de cette
phrase et prit sur lui de continuer cette discussion si mal engagée :
- Et bien… Oui, au fond, pas si mal…
Il ne le pensait pas, et ne cherchait qu’à me faire comprendre qu’il m’excusait
et voulait le contact. Ainsi rassuré, je repris :
- Enfin, au moins est-ce terminé à présent, et nous nous en sommes sortis sains
et saufs ! Je dirais que vous avez eu de la chance…
- Oui, en effet, se contenta-t-il de répondre, le regard soudain ailleurs.
J’ai cru un moment que nous allions en rester là, et me préparais à me
retourner pour dormir, lorsqu’il continua :
- Erberth.
Sur le moment, je le crûs fou et lui répondit :
- De quoi ? Par qui, comment ?
- Je me nomme Erberth, si cela peut seulement vous intéresser, se contenta-t-il
de rajouter, et il serait bien plus simple pour tout les deux que vous me
donniez votre nom, afin que nous puissions parler un peu.
J’avoue qu’il avait raison. Je ne savais même pas comment il s’appelait et lui
n’en savait pas plus sur moi. Je lui donnais donc mon nom, puis, rassuré,
commençais à parler de choses et d’autres avec lui, comme par exemple son idée
de la guerre :
- C’est affreux d’être réduit à de tels actes, voici mon avis, mon ami. me
répondit-il à ce sujet.
Et comme je cherchais à le pousser plus loin dans son raisonnement, il ajouta :
- Non, ne croyez pas que j’y sois parfaitement opposé et que, à un seul moment,
il ne me vienne à l’idée que l’on puisse s’en passer, mais je me contente de
regretter cet état de fait.
À nouveau, après une telle réponse, et de plus en plus intéressé, je le
poussais à approfondir son avis, jusqu’à ce que, soudainement, il ne vienne à
me demander sur un ton plein de malice :
- Voulez-vous philosopher avec moi ?
Si vous avez déjà reçu une brique sur le crâne, alors vous pouvez avoir une
légère idée du coup que cela me donna. Je me répétais la question, une fois,
trois fois, vingt fois dans mon crâne sans la comprendre, n’arrivant pas, ou ne
voulant pas en deviner le sens. Pareille question me faisait penser à celle du
petit noble de St-Exepry. Naïves, impromptues, inattendues, elles semblent ne
pouvoir sortir de la bouche que des enfants, et il m’était donc difficile de
croire que mon nouvel « ami » pouvait avoir prononcé ces mots. Mais, après un
moment, il renouvela sa demande, me fixant sur le sujet. Doucement,
j’articulais, sans trop y réfléchir :
- Et bien, si cela peut vous faire plaisir…
Il se mit à sourire, et dans ce sourire, je crus apercevoir un soupir muet,
comme un soulagement. Voyant qu’il tardait à reprendre, j’ajoutais :
- Bon, et bien, je vais commencer… Alors, personnellement, je pense que… que la
colère que l’on ressent au combat vient du sentiment de haine que.. .que…
Je dus m’arrêter devant ses sursauts de rire. Un regard de ma part lui fit
comprendre que je trouvais mal venu ses façons de me railler dès le départ et
il stoppa de suite ses sarcasmes muets, tout en entreprenant de me donner
l’exemple :
- Allons, mon ami, commença-t-il, vous vous embrouillez et ne savez où vous
allez… Vous ne semblez pas avoir beaucoup philosophé, je me trompe ?
À ce moment précis, j’eus une soudaine envie de lui enfoncer ma lame dans le
corps, lame qu’heureusement ma main ne pouvait trouver, vu que je l’avais
laissée sur la plaine, bien loin de là. Franchement, vous auriez fait de même.
Quoi, un gueux, un paysan primitif voulait m’apprendre à moi, moi qui ai eu des
maîtres, à penser ? Je venais de la ville, il ne connaissait que la campagne.
J’avais été éduqué, il n’avait connu que la dureté de la vie des païens… Voyant
que je me taisais, il reprit :
- Bien, pour commencer, il nous faut décider d’une base de travaille,
m’expliqua-t-il d’une voix qui se serait voulue impérieuse, mais qui trahissait
une immense bonhomie.
J’aurais dût l’arrêter, mais, épuisé par ma journée, je le laissais faire :
- Cette base, m’assura-t-il, peut être multiple. En effet, il s’avère que, pour
philosopher, il faut pouvoir trouver une certitude de base et c’est là que l’on
se rend compte qu’il n’y en a pas ! s’écria-t-il du ton joyeux de l’enfant
venant de faire une découverte. Il nous faut donc décider arbitrairement de
cette base, car sinon, impossible de commencer le moindre raisonnement qui
soit.
- Mais, le coupais-je, si je vous suis bien, vous dites que rien n’est absolu…
C’est faux.
Là, je pensais pouvoir lui prouver enfin ma supériorité et, levant le bras,
montrant ma figure la plus triomphante, je déclarais :
- Le soleil, lui, existe.
C’est à la façon dont il balança la tête que je compris mon tort…
- Très bien, commença-t-il, prenons le soleil. Vous dites qu’il existe,
ajouta-t-il avec une regard perçant qui vint me chercher jusqu’au fond de mes
pupilles, mais pourquoi ? Si j’affirme que le soleil n’est en fait que le
reflet dans la voûte céleste d’une source lumineuse terrestre ? Qui m’en
empêcherait, ne serait-ce pas possible ? Une théorie que j’ai put entendre,
disait que en fait, la vérité n’existe pas et que tout ce que nous voyons à
chaque instant n’est que l’image qu’en fait notre esprit.
En disant ces phrases dont je ne peux me séparer, il gesticulait beaucoup, et
je compris par là que c’était certainement son seul plaisir. Devant moi,
j’avais un homme joyeux de parler à un être qui le comprenait, ou tout du moins
qu’il croyait le comprendre, et c’est dans cette pensée qu’il continua :
- Bref, tout est imaginable et rien n’est certain. Les dieux aussi peuvent être
soumis à la question…
Oh, doucement, ce n’est pas moi qui le dit, ce fut lui, à cette époque. Voilà,
rangez donc cette lame. Vous êtes drôlement susceptible, mon bon ami…
Laissez-moi reprendre… Comment ? Ah, non, je me souviens de ce dialogue, et des
autres d’ailleurs, car ils m’ont marqué au fer rouge, aussi étrange que cela
puisse paraître. Du reste, peut-être est-ce juste parce que je n’en revenais
pas de parler à un paysan pensant… Mais passons et reprenons là où nous en
sommes restés.
Il me montra par de multiples exemples que les dieux n’étaient pas considéré de
la même manière par chacun et voulut me faire comprendre que, selon de quel
bord l’on est, l'avis n'est pas le même, et que si l’on sonsidère que l’autre
se trompe, il ne faut pas oublier que nous pouvons nous aussi nous tromper…
- D’ailleurs, ajouta-t-il, les elfes, nos grands amis, ne croient pas en Sigmar
et nous les considérons pourtant comme très sages…
Par la suite, il me montra que le monde pouvait avoir été créé de différentes
façons et que certaines des croyances que j’avais à l’époque étaient fausses,
entre autre celle selon laquelle les orcs étaient des abrutis finis, bestiaux
et incapable à la réflexion, ce qui lui fut facile après la bataille de la
veille.
Oui, je dis la veille, car nous en étions déjà au matin. Si maintenant vous
voulez bien avoir l’obligeance de peut-être envisager l’hypothèse selon
laquelle vous pourriez dans des circonstances inconnues ne plus m’interrompre,
je saurais vous en être reconnaissant, merci. Non, mais c’est vrai, on ne peut
plus conter d’histoire sans que l’on ne vous traite de menteur ! Et bien sachez
que j’ai sus, par le passé, faire croire à certaines personnes des énormités
que n’importe qui, la tête froide, réfuterait sur le moment, et qu’il m’a souvent
été difficile de convaincre que j’avais réussi à vaincre un gobelin grâce à
l’intervention opportune d’un loup qui, par la suite, m’a laissé en vie.
Quoi ? Oui, vous avez raison… Je m’égare effectivement. Vous voyez donc
pourquoi il ne faut pas tout le temps me questionner et… Oui, mon récit…
Après tout son bel exposé sur pourquoi rien n’était sûr, je lui demandais, un
peu lassé et ne trouvant en fait rien à répliquer à cela :
- Alors, mon bon ami, comment voulez-vous que nous philosophions, puisque vous
voulez une base de travaille et que vous me dites qu’il n’en existe aucune.
- Et bien, me répondit-il, je vous ai dit cela auparavant : nous allons en
décider une qui puisse nous servir, nous allons devoir prendre ce qui nous
semble le plus vrai et l’accepter comme tel.
Ah non, je vous avais dit de ne plus me poser de question ainsi que de ne pas
m’interrompre. Bon, qu’est-ce qu’il y a encore ? Mais oui, je sais qu’il
l’avait dit avant et que j’aurais put sauter ce passage… Que voulez-vous, je
vous donne la vérité, ce qui s’est passé. J’ai fui face aux gobelins, j’ai
hésité à le sauver des griffes de ceux-ci et j’ai oublié qu’il m’avait déjà dit
cela. Vous êtes satisfait ? Très bien, alors attrapez ce bol et commencez à
manger pendant que je continue, ça vous empêchera de me stopper…
- Mais, repris-je, cela veut dire que tout le temps passé à philosopher ne
servira à rien… Puisque, en fait, nous serons partit de quelque chose qui, peut
être, est faux…
- C’est exact, vous comprenez vite, me félicita-t-il alors. Mais ne désespérez
pas. Certains faits semblent plus vraisemblables que d’autres et c’est sur
ceux-ci que nous pourront nous appuyer. J’avoue même que, avec le temps, j’ai
trouvé une base de travail tout à fait convenable.
Comprenant qu’il avait déjà une ligne de conduite, je le priais de me donner à
l’instant cette base si parfaite, ce qu’il fit, non sans souligner tout le
sarcasme que j’avais mis dans ma demande :
- Tout d’abord, je pars du principe que l’homme soit un animal. En effet, il ne
diffère de ce dernier que de par sa capacité à raisonner, qu’il peut avoir
acquise par le temps, encore que cette capacité existe chez d’autres créatures,
telles les fameux orcs, chez les dragons, dit-on, et plus simplement et
particulièrement sur une créature que l’on trouve en grand nombre plus au sud,
les singes. J’ai put entendre et voir des choses extraordinaires sur ces
créatures qui semblent primitives, mais douées de cette capacité de raisonner,
bien qu'à très petite échelle. Bon, ceci étant dit, j’en ai fini par déduire
que le monde possédait deux niveau…
C’est plus ou moins à ce moment là que mes paupières se firent lourdes et je le
poussais à abréger, ne voulant pas m’endormir devant lui, ce qui, sur le
moment, m’aurait paru comme un signe de faiblesse face à ce paysan. D’ailleurs,
vous conviendrez avec moi qu’il était un peu trop instruit pour un simple
paysan, et seule la fatigue me faisais encore croire qu’il n’avait connu, de sa
vie entière, que les champs et les épouvantails. Devant ma demande, il continua
:
- Deux niveaux : le naturel et le spirituel.
Comprenant le sourire que je fis sur le moment, il s’empressa de continuer :
- Comprenez par spirituel : « qui naît de l’esprit ». En effet, tout ce qui est
animal en l’homme vient de la nature, ce que nous pouvons regrouper sous le mot
« instinct », et tout ce qui nous sépare de la bête telle qu’on la conçoit est
le spirituel, ce que notre capacité à raisonner, et donc notre esprit, nous a
fait créé.
Son charabia me paraissait bien étrange, mais je le laissais continuer, les
yeux à mi-clos :
- Ainsi, pour donner des exemples, la peur de la mort vient de l’instinct, et
est donc naturel, car chaque créature a peur de la mort, comme l’on peut le
remarquer en tuant un poulet, alors que l’amour, lui, est purement spirituel,
car il n’existe pas chez les animaux qui se content de se reproduire… Seuls des
êtres civilisés et pensant peuvent connaître l’amour et…
Il s’arrêta à ce mot, comprenant que j’allais m’effondrer sous le poids du
sommeil.
- Allons, je vous ennuie. J’en suis désolé, termina-t-il.
- Ce n’est rien, le rassurais-je, avant de tomber d’une masse dans les bras de
morphée, comme diraient certaines personnes de ma connaissance…
La nuit dût passer sans incident, car je me réveillais le
lendemain, un peu durement certes, mais au milieu du calme paisible de la
campagne. Tout semblait merveilleux, le soleil brillait, l’herbe était d’un
vert magnifique et la journée d’avant n’était plus qu’un mauvais souvenir, une
sorte de cauchemar dont je niais l’existence sur le moment. Dans ces
circonstances, il est facile d’imaginer la tête que j’eus en voyant Erberth,
juste à côté de moi, qui semblait veiller. Alors, comme à coup de masse, tout
redevint réel, je clôturais mes rêves et me mis à penser à la situation
actuelle.
Elle n’était pas brillante, du reste. Il était fort probable que la région fut
infestée de peau-vertes, nous étions sans véritable équipement, et j’irais
jusqu’à dire que l’idée d’avoir Carth, c’est à dire un nouveau vraiment étrange
et peu sûr, m’apparut aussi comme une catastrophe. Bref, en deux mots comme en
mille, ça se présentait très mal.
- J’ai beaucoup dormi ? demandais-je à mon compagnon, tout en baillant afin de
masquer mes inquiétudes…
- Pas vraiment, se contenta-t-il de répondre.
Je remarquais dans sa voix un léger ton de crainte, ou d’angoisse… Au départ,
je nous crus menacé et je dardais alors mon regard dans toutes les directions
sans rien apercevoir, jusqu’à ce que, le temps aidant, je compris la cause de
son malaise. Il avait compris, comme moi, qu’un événement majeur allait se
passer dans les heures qui suivraient. Il avait ressenti cela et, toujours
suivant son caractère étrange, avait décidé d’affronter la situation plutôt que
d’en profiter. Mais déjà, je vous sens curieux de savoir… En tout cas, je suis
content que vous ne m’interrompiez plus et vous en félicite, d’ailleurs… Bon,
très bien, je continue.
Quelque chose n’allait pas et ce quelque chose, c’était notre cheval. Bien sûr,
il n’avait pas muté durant la nuit, ne portait pas un coffret d’or ou les
restes de son cavalier, mais il était là, seul, et c’était en fait tout le
problème. Il suffit de regarder la situation avec du recul pour comprendre :
Nous étions deux, moi et Carth, et avec un cheval. Vous avez compris ? Oui,
effectivement, en ce moment, nous nous demandions qui prendrait le cheval et
qui devrait suivre sa route à pied, au milieu des gobelins. Ne vous faites pas
d’illusions, je cherchais d’abord à m’en emparer pour me sauver, plus par peur
qu’autre chose… Mais certains faits me revinrent à l’esprit. En effet, ce
nouveau, cet étranger, cet être que j’avais déjà prémédité d’abandonner la
veille, car, malgré les événements, j’avais cela en tête, cette personne donc
avait eut cent fois l’occasion de me laisser en ces lieux, seul et même de me
voler ce qui me restait pour sa cause. Bref, je me rendais compte, petit à
petit, que l’abandonner à son sort pour me sauver revenait à trahir une âme
noble, ou tout du moins la confiance que l’on avait mise en moi. Quoi, je
serais plus vil et méprisable qu’un laboureur, et je dis laboureur car cette
image, bien que fausse, ne m’avait toujours pas abandonnée… Je serais le
méchant, le mauvais ? Tout autre aurait peut-être eut le courage de sauter sur
ce destrier et de laisser là remords et scrupules, mais pas moi.
Nos regards se croisèrent, nous nous mîmes à rire. Je comprenais qu’il avait
fait un raisonnement presque semblable alors que je dormais, je lisais dans ses
yeux tout les doutes qui l’avaient habité et la crainte de voir sa confiance
réduite en charpie. Au final, je vis surtout une envie de croire en la bonté de
l’homme, et ça, je peux le dire, ça ne m’a vraiment pas laissé indifférent. Du
reste, il ne m’aurait pas laissé m’enfuir sans livrer bataille et l’un de nous
y aurait certainement laissé sa vie. Pourquoi s’être mutuellement sauvé si
c’était pour se tuer le lendemain à cause d’une bourrique ?
Nous voilà alors assis, observant le ciel, les nuages, faisant semblant d’être
affairés pour ne pas accepter directement la vérité de ce que notre situation
impliquait. Vous me direz : « Il suffisait de partir ensemble, comme vous étiez
venus, et de vous séparez au premier village… ». C’était ce qui s’imposait,
mais l’idée de partager, ne serait ce qu’un bref moment, le destin du futur
lieutenant Carth, dont je ne savais d’ailleurs pas à l’époque, et c’est bien
normal, qu’il allait devenir lieutenant, m’effrayait un peu. Je ne le
connaissait pas, il était bizarre et ne faisait pas partie de ma classe
sociale.
Je vous vois là ouvrir de grands yeux un peu réprobateurs… J’étais jeune, vous
dis-je ! Je croyais fermement ne devoir jamais avoir affaire à d’autres gens
que ceux de mon rang. J’avais, au fond de ma culture, cette idée de me méfier
de tout le reste. C’était futile, bien inutile, mais c’est ce qui me fut
enseigné. Enfin, quels que fut mon ressentiment à cette action, ce fut celle-là
que je dût choisir et, après nous être concerté en silence, par la force
d’expression des yeux, nous nous sommes approchés ensemble du cheval, je l’ai
scellé pendant qu’Erberth le détachait de l’arbre auquel nous l’avions attribué
et, après une dernière hésitation, il monta en premier sur le destrier avant de
me prêter sa main pour me hisser à mon tour. Le fou rire nous prit, comme cela,
sans plus de raison que d’être à deux sur un cheval, sans savoir pourquoi, sans
savoir comment, mais en sachant qu’on y était. Je faillis tomber, ce qui
rappela à mon compagnon la dure réalité et arrêta du coup son hilarité.
Désignant quatre directions opposées de sa seule main droite, il me demanda,
toujours avec ce silence qui convenait à merveille à ce qui nous semblait, sur
le moment, une situation des plus absurdes, quelle chemin nous allions prendre.
Ne sachant véritablement comment choisir, je me décidais pour la seule qui
s’avérait être opposée au champ de bataille que nous avions fuit, espérant
ainsi nous écarter de tout péril.
Comment ? Oh, ne soyez pas désolé de poser des questions… Vous savez, c’est
très bien, au fond. En fait, si j’ai pris autant de temps pour vous raconter ce
qui aurait put être dit en une phrase, c’est surtout pour marquer l’importance
de la chose. Rendez vous compte ! Si Erberth avait pris le cheval durant mon
sommeil, comme tout humain dans la détresse a tendance à le faire, je ne serais
peut-être pas là à cet instant, et, assurément, toute ma vie en aurait été
bouleversée. Si, au contraire, j’avais trouvé suffisamment de lâcheté dans mon
cœur pour laisser là cet être naïf qui avait osé croire en ma bonté, j’aurais
réussi à éviter les problèmes des dix années suivantes, et même plus. Ma vie en
aurait été complètement bouleversée. Je vois que vous ne comprenez pas, c’est
normal. Retenez juste qu’il m’a toujours paru étrange que mon destin fut lié à
celui d’un autre uniquement à cause d’un cheval… qui d’ailleurs, n’a jamais eu
son mot à dire !
Mais assez, il me faut reprendre mon récit, ou vous aurez une barbe blanche
plus longue que la mienne lorsque mon petit-fils, si un jour il revient, le
terminera…
Bon, me direz-vous, cela est bien beau, mais que faire une
fois partit ? Il est vrai que beaucoup de choix se présentaient à nous et que
nombre d’entre eux m’auraient satisfait… Mais je n’étais pas seul et mon
compagnon ne semblait pas vouloir s’occuper de mes envies, guidant notre
destrier au travers des chemins, loin vers un inconnu qui, doucement,
silencieusement et insidieusement, commençait à m’effrayer au plus haut point.
Ce sentiment d’insécurité atteignit son paroxysme alors que nous nous
dirigeâmes soudain d’une manière très visible du côté des montagnes, ignorant
toutes les routes qui auraient put nous ramener à la civilisation. Je ne put
tenir plus longtemps, et, d’une voix qui se serait voulue ferme et assurée, je
lui intimais de me dire quels étaient ses projets.
Il fit ralentir notre monture pour se retourner. Au fond de ses yeux, j’aperçus
une lueur sauvage, presque de la haine. Je ne vous cacherai pas que j’en fus
effrayé, mais il faut me croire lorsque je vous dis que je défiais ce regard et
que je criais à plein poumons, afin de cacher tout ce qu’il y avait de terreur
en moi :
« Le monde est là-bas, de l’autre côté, c’est là-bas qu’il nous faut aller ! ».
Alors que je m’attendais à me faire rouer, tuer ou Sigmar sait quoi, j’eus
l’heureuse chance de constater l’apparition d’un sourire au milieu de ce visage
de paysan, et par là même, de retrouver celui qui me parlait la veille. Sans
chercher un instant à cacher le ton un peu triste de sa voix, il me répondit :
« Ne vous en faites pas, vous la retrouverez, votre civilisation… Mais, et
croyez bien que j’en sois désolé, ce n’est pas là que je vais. »
Qu’auriez-vous fait à ma place ? Je regardais, l’air un peu hébété, dans la
direction des terres civilisées, puis je retournais lentement mes yeux dans la
direction des hostiles territoires où mon nouvel « ami » voulait me mener…
Allez savoir pourquoi, je me mis à sourire à mon tour, comme si je trouvais
l’idée d’aller au-devant du danger ridicule, ce qui était d’ailleurs le cas, et
que je me riais donc d’une décision si absurde que je ne voulais l’accepter que
comme blague, puis, sans vraiment y croire, je lui demandais :
« Mon cher ami, que voudriez-vous aller faire là-bas ? Il n’y a que mort et
désolation, vous êtes peut-être fou, mais il n’est pas question que je vous
suive dans ces terres hostiles… »
Et je repartais de plus belle dans un éclat de rire.
Au fond, ne croyez pas un instant que ni moi, ni lui, nous ne fûmes dupes de
cette prétendue hilarité, bien au contraire… Je lisais dans son regard une
détermination sans faille à accomplir ce qu’il avait décidé, ce qui me permit
de ne pas être trop étonné de la réponse qu’il me donna :
« Je dois retrouver quelqu’un au delà de ces montagnes, quelqu’un qui m’est
très cher… Et je puis vous assurer que lorsque j’y serais, vous pourrez
reprendre ce cheval et rentrer chez vous, mais pour le moment, je vais
certainement en avoir rudement besoin. Maintenant, si vous voulez rentrer à
pied chez vous… »
J’aurais pu, il est vrai, l’envoyer balader en argumentant que ce cheval était
certainement plus à moi qu’à lui, vu que c’était moi qui, dans la plaine,
l’avait attrapé, j’aurais pu lui faire mettre pied à terre et repartir de mon
côté en l’abandonnant à sa folie, je le voulais même, tellement je trouvais la
pensée de s’enfoncer dans ces terrains maudits inconcevable, mais, au tréfond
de mon âme, une petite voix qui m’était jusqu’alors inconnue vint me souffler
une idée bien étrange, une idée que je n’aurais, et ça je peux le jurer, jamais
envisagée quelques secondes auparavant : Au fond, pourquoi ne pas y aller ?
L’aventure m’attendait, la gloire, la richesse ? Peut-être l’occasion de
devenir un héros, un grand, un nouveau colonisateur, le conquérant de nouvelles
terres, et grâce à cela, lorsque je reviendrais, je serais nommé seigneur des
nouvelles terres sur lesquelles je règnerais en maître incontesté…
Le raisonnement était bidon, la voix était démoniaque et je la suivis. Oui,
moi, que l’on nomme aujourd’hui le sage, je décidais que j’allais devenir un
héros en partant à l’aventure avec mon nouvel écuyer, tel les grands chevaliers
dont parlent les légendes ! Je me voyais déjà triomphant, invincible et
vainqueur du monde en son entier. J’étais juste jeune, naïf et complètement
abruti par les récits de héros qui n’ont certainement jamais existé, ou dont
les mythes ont été enrichi d’épisodes totalement inventés. Quoi qu’il en soit,
mon esprit s’accorda à cette idée de gloire, et je ne fis plus d’objection à
m’éloigner du luxe et de la vie facile qui m’aurait attendu chez moi, au plus
grand plaisir d’Erberth qui ne se le fit pas répéter deux fois. C’est donc au
trot que nous nous approchâmes de ces contrées réputées dangereuses, le cœur
gonflé à bloc. D’ailleurs, le soir vint que je n’avais pas encore réalisé toute
la stupidité de ma décision. Je ne commençais à réfléchir que lorsque la pluie
se mit à tomber drue sur notre campement improvisé qui, il faut bien le
préciser, était loin d’être imperméable…
Vous savez comme moi que la volonté humaine est en fait une constante girouette
qui suit le vent des circonstances, et ces circonstances-là poussèrent ma
volonté à faire marche arrière. Ainsi, lorsque Carth revint avec un peu de bois
pour terminer ce qui aurait put être, selon un certain point de vue, une
cabane, je l’abordais avec la ferme intention de le faire changer d’avis.
Seulement, cette fois-ci, je décidais d’user de finesse, d’arriver au sujet de
manière détournée… De plus, j’avais compris que si je voulais voir fléchir cet
être, il me fallait trouver ce qui l’attirait là où je ne voulais aller, car,
comme on dit, le mieux pour vaincre, c’est de d’abord connaître son adversaire.
C’est dans ces conditions que, tout en m’appuyant contre lui sous le toit de la
fameuse « cabane » afin de rester le plus possible au sec, ce qui était bien
impossible avec la violence de la pluie à ce moment, je lui demandais de me
parler un peu de sa vie d’avant son entrée dans les troupes du marquis.
Au départ, il ne m’apprit pas grand chose, ne donnant que des semi-réponses,
hésitant visiblement à se confier à moi, cédant par moment et se ravisant
l’instant d’après. Au bout d’une heure, j’en étais encore à savoir s’il
travaillait aux champs ou à la forge du village, ce qui m’était impossible à
définir, au vu du nombre de réponses contradictoires qu’il me fournissait.
J'étais sur le point d'abandonner, me retourner et l’oublier, lui et ses damnés
secrets, lorsque la vision de ma future mort, et avant tout la pluie qui
redoublait d’ardeur à me tremper jusqu’au fond du corps, me rappelèrent à
l’ordre. Je me rappelais donc ce qu’il venait de me dire et, soudain, un
élément me revint à l’esprit… Oui, il avait parlé, ou plutôt sous-entendu,
avoir eu une liaison, et, une seconde plus tard, il s’était mordu les lèvres
d’avoir osé l’avouer, et avait tout de suite sauté du coq à l’âne en parlant de
charrues… C’était son point faible, j’en étais sûr, et je commençais doucement
en lui demandant, d’un air un peu mystique, comme endormi :
« Dites-moi, mon ami, je me demandais si, derrière vous, vous n’étiez pas en
train d’abandonnez une femme qui vous tient à cœur. Je suis désolé d’être aussi
direct, mais j’ai crut comprendre que vous y aimiez une personne ».
Alors que je terminais, je faillis me frapper de ne m’être pas souvenu plus tôt
des paroles prononcées lorsqu’il m’avait justifié son choix de s’éloigner de la
civilisation : retrouver quelqu’un, quelqu’un de très cher… Je me pris à prier
pour pouvoir revenir en arrière afin de ravaler mes paroles et de pouvoir
reformuler ma question... Mais c’était trop tard, il répondait déjà, et avec
une franchise qui, après toutes ses hésitations, me laissa sans voix :
« Non, pas derrière… Il y a effectivement une femme, oui, qui me tient à cœur,
mais, de toute manière, elle ne me connaît même pas. Je vais la rejoindre, et,
avant de mourir, j’espère pouvoir lui dire ce que j’aurais dût lui avouer
depuis bien longtemps. »
Non, vraiment, je n’en revenais pas. Cette espèce de brute, ce fermier, ce
barbare avait un cœur, il aimait ! Vous riez, je vous pardonne, vous ne pouvez
comprendre… Oh, et puis, non, je vais essayer de vous expliquer :
Voilà un bout de temps que je le côtoyais, et que m’avait-il montré de lui ?
Pendant une semaine, il était solitaire, tout juste bon à observer
dédaigneusement les troupes de mon seigneur… Par la suite, il semblait un peu
triste, mais toujours renfermé et des plus étranges, au point que, et c’est
bien normal, j’en était venu à croire qu’il n’était pas humain… J’avais
d'ailleurs cru, et c’est compréhensible, qu’il était un esprit, un fantôme errant,
et la défaite face aux orcs m’avait même poussé à croire que j’avais toujours
été le seul à le voir. Évidemment, avec le recul, on s’aperçoit aisément qu’il
n’en est rien, mais pouvez-vous seulement imaginer l’impact qu’avait eut sur
moi cette fuite, cette bataille ? J’avais une vie, je faisais partie d’une
armée victorieuse et j’avais l’habitude de rire et jouer avec mes camarades,
mes compagnons, les hommes de ma troupe. Soudain, il arrive et, une semaine
plus tard, du jour au lendemain, je me retrouve sans équipement, sur un cheval
volé, avec une espèce de lunatique, au fin fond des terres connues, incapable
de me rendre compte que tout ce qui s’est passé se soit véritablement déroulé…
Vous ne pouvez l’appréhender… Je comprends, ne vous en faites pas, mais, comme
ultime essai, j’aimerais que vous vous imaginiez dans une heure, sans le sou,
mendiant un bout de pain au milieu d’autres lépreux et clochards, dans la boue
et sous une pluie battante. Vous trouvez cela absurde, n’est-ce pas ? Et bien
j’avais toujours considéré comme absurde que je puisse un jour me retrouver
seul avec un fou loin de mes hommes.
Mais nous nous égarons et en oublions notre histoire, celle d’Erberth Carth…
Il aimait donc, et j’étais soulagé de l’apprendre, heureux d’avoir en face de
moi un homme, un humain, un semblable. Petit à petit, je me pris à l’accabler
de questions sur cette fameuse femme, cette personne dont il semblait
véritablement épris, et j’irais même jusqu’à dire complètement obnubilé !
J’appris en cette nuit bien des secrets que, comme j’allais l’apprendre par la
suite, il n’avait jamais révélé à personne d’autre. Pourquoi moi ? Au fond, je
suis certain que c’est uniquement parce que je suis le seul à le lui avoir
demandé…
Voilà, en peu de mots, ce qu’il m’avoua à la lumière des
éclairs qui constellaient le ciel à ce moment :
Au début, je lui demandais s’il en était amoureux, ou s’il s’agissait juste
d’une simple amourette. C’est amusant de voir à quel point je l’avais alors
humanisé, au point que je l’avais rallié à ma pensée selon laquelle on peut
aimer pour une nuit, puis oublier… Il me regarda d’abord avec dédain, mais
aussi avec pitié, puis se décida à me répondre :
- Pour être amoureux, il faudrait que l’amour existe, mais si c’est le cas, et
bien oui, je pense l’être…
À cette étrange réponse, je lui demandait de m’expliquer ce qu’il entendait par
l’amour inexistant, car je considérais l’amour comme tout à fait concret et
faisant partie du quotidien de chacun… Il soupira et commença alors l’un de ces
longs monologues dont je me souviens si bien :
- Avant toute chose, désignons ce que l’on nomme amour. Vous, mon ami, vous le
considérer certainement comme le fait d’aimer… Mais c’est bien vague… Alors
qu’en est-il ? Est-ce de vénérer une personne, de ne pouvoir vivre avec ?
Savez-vous seulement qu’une ville estalienne considère que l’amour est
simplement l’activité physique, d’où d’ailleurs l’idée de faire l’amour ? Si
vous aviez été là-bas, vous auriez trouvé normal de parler d’amour pour parler
de folles soirées dont nous osons à peine prononcer le nom, et que je me
contenterais de mettre sous l’appellation « d’orgie de chair »… Chez nous, par
contre, l’amour est un sentiment haut et noble d’idolâtrie. Les bretonniens,
nos voisins, nous ont transmit cette idée qu’aimer est simplement spirituel et
n’a rien à voir avec l’attirance physique. Ainsi, avec le même mot, vous avez
deux définitions totalement différentes, et je n’ai montré que deux exemple
alors qu’il en existe une quantité incroyable !
Et comme il me voyait intéressé par ses dires, il continua :
- Mais, dans ce cas, où est la vérité, me direz-vous ? Certes, impossible de
dire que l’un a tort et que l’autre a raison, car les deux pensées que j’ai
relevé ont une base commune, et vous comprendrez que les deux sont véridiques,
dans le sens où chacune montre parfaitement une partie de ce que je pense avoir
trouvé comme étant la vérité. Bien… Je vais tout de même vous demandez, mon
ami, ajouta-t-il dans un clin d’œil, de ne pas m’arrêter lorsque je parlerai et
d’attendre que j’aie fini pour répondre, car vous me répondrez, j’en suis sûr,
que ce soit par orgueil ou par volonté de ne pas croire. D’ailleurs, c’est bien
votre droit.
Comme je montrais les signes de mon consentement à cet accord, il prit une
longue respiration, et, alors, il commença son raisonnement que je tiens à vous
citer selon ses termes à lui :
- En tout premier, je pars du principe que l’humain est un animal pensant,
comme je vous l’ai déjà prouvé la dernière fois que vous m’avez laissé
m’exprimer. Toutefois, je tiens tout de même à vous rappeler que c’est un
animal car, même s’il pense, nombre de ses comportements sont similaires à ceux
d’un simple bestiaux, et certains bestiaux pensent eux aussi, abolissant ainsi
la dernière barrière qui nous séparait des vaches et autres créatures que nous
continuons à considérer comme inférieur par vanité et par besoin de sécurité…
Mais au fond, j’ai été jusqu’à connaître un savant qui m’a affirmé avoir vu et
parlé à un chamane gobelin fait prisonnier qui était bien plus intelligent que
la plupart de ses collègues, comme quoi même la plus basse des créatures peut
acquérir ce don que nous aurions voulu unique. Vous conviendrez donc qu’il n’y
a plus de différence entre l’homme et l’animal. Seulement, pour comprendre mon
raisonnement sur l’amour, il faut observer celui des petites bêtes sans
cervelles. Qu’en est-il ? Après tout, elles doivent se reproduire, car j’ai la
prétention de dire que l’amour n’est que ce qui nous pousse à nous reproduire,
et pour cause, accomplir un rite dont je vais vous parler ! Prenez n’importe
quelle créature et observez de quelle manière elle accompli ce que nous pouvons
résumer par le terme de « parade nuptiale », terme scientifique pour simplement
le fait de prouver à la conjointe que l’on est le plus apte à offrir une bonne
descendance, car, et c’est très étonnant, la nature veut ainsi toujours
améliorer les espèces existantes, tirant du meilleur un meilleur semblable et
perpétuant ainsi le meilleur pour tirer vers ce qui pourrait être un ultime
parfait. Cela est tout à fait discutable et hors sujet, car ce qui nous
intéresse, nous, c’est de savoir qu’un cerf va se battre pour prouver qu’il est
le plus fort, et qu’un oiseau va pousser un magnifique chant… Tout est signal,
et chez l’humain, ce signal est simplement plus développé. Mais n’allons pas
trop vite. L’animal idiot utilise la bagarre et tout un attirail physique afin
d’attirer à lui celle dont il va s’occuper à sa façon. Cela n’est-il pas
étrangement similaire, pour le second point, à la femme qui peaufine son
vêtement, à tout ce soin que nos noble, maudits soient-ils, ont à leur
maquillage ? Voici la pensée estalienne en plein ! Ils ont compris que, comme
les animaux, nous avons dans notre sang le besoin ardent de copuler et ainsi
assurer la suite de l’espèce, comme tout les êtres vivant de ce monde, du cerf
à l’oiseau… Dès lors, pourquoi se voiler la face et ne pas simplement faire ce
pour quoi nous sommes faits ? Après tout, et je tiens là à ce que vous gardiez
le secret, un ami à moi a put observer un enfant de peut-être une semaine ou
deux, à peine formé, encore au stade d’embryon et qui n’avait qu’un début de
cerveau, mais dont le gonade, ou organe sexuel, était déjà formé, non opérant,
mais visible… Bref, mais l’amour humain, ce n’est pas que ça, car nous, nous
avons l’immense tort de penser et je me permets de dire que c’est bien là un
tort. Ainsi, dès que nous avons pris conscience de ce besoin instinctif, notre
conscience a crié au meurtre, à l’indécence, comme à chaque fois que nous nous
rendons compte de la réalité… Et ce cri d’effroi nous a poussé à reconsidérer
l’amour sous un autre point de vue. Les plus puissants, ceux qui avaient le
temps de penser, ont décidé que, pour être civilisé, il fallait être honorable,
et donc renier notre besoin de fuir face au danger, ainsi que, avec bien
d’autres points, qu’il fallait aimer la femme pour elle, et non pour ses formes
voluptueuses… Vous croyez en cette vision, en la vertu, l’amour des âmes sœurs,
mais vous avouerez facilement vous être déjà arrêté face à une jolie vision en
vous écriant, en tout cas intérieurement : « J’en suis amoureux… ». Si cela ne
vous est jamais arrivé, alors considérer que vous n’imaginez même pas pouvoir
aimer une conjointe peu jolie, et que, avec l’intelligence, c’est l’une des
premières conditions que vous énoncez.
Comme j’allais répondre à ce point-là, il me fit signe de me rappeler notre
accord et poursuivit :
- Bien, notre esprit donne donc une nouvelle dimension à ce sentiment
d’attirance corporelle que l’on nomme amour en lui ajoutant cette dimension
toute spirituelle et, à vrai dire, purement abstraite. Nous avons dissimulé
dans un mot noble et beau, au travers d’un rideau de magnificence, un bas
instinct animal. Tout comme de l’instinct de peur nous avons créer le sentiment
de défiance, de courage et autres qui, finalement, ne sont que diverses façons
d’exprimer notre envie de ne pas mourir. Ainsi, lorsque vous aimez, il est
probable que vous trouvez votre compagne attirante, ce qui a permit de contenter
votre instinct, et vous la trouvez aussi parfaitement intelligente et agréable,
ce qui contente votre esprit en vous assurant qu’il n’y a pas que le corps.
Cette phobie de la réalité va si loin que certains de mes amis se sont mariés à
des horreurs digne de celles du duc du changement, en affirmant tout haut
qu’ils les aiment, sans toutefois pouvoir, par la suite, commencer à nourrir
des doutes… D’ailleurs, si, avec le temps, les couples tombent dans une longue
routine, cessent d’aimer comme l’on dit, c’est bien parce que l’âge venant, et
aussi la connaissance parfaite du corps de l’autre, empêche l’attirance
physique et amène donc un sentiment d’indifférence qui pousse, dans nos
contrée, à se tromper, et dans d’autre où les temples n’obligent pas à rester
mariés, à se séparer définitivement.
Il s’arrêta à ces mots, pour plonger son regard dans le mien, et j’y lu tout
d’abord qu’il avait fini, et ensuite qu’il ne croyait pas un mot de tout ce
qu’il avait dit, de tout ce avec quoi il m’avait, je me dois de l’avouer,
convaincu… Sûr de ce fait, je lui demandais, d’une manière un peu étrange et
bouleversée, ce qui n’allait pas, car je commençais même à le trouver mal. Il
me répondit en peu de mot :
- Ce que je viens de vous dire se tient, et plus encore, c’est l’avis de la
plupart de ceux que je connais et que je considère, c’est un avis des plus en
accord avec notre temps et si j’en avais le temps, je pourrais vous l’exposer
d’une manière bien plus probante, car le premier venu pourrait commencer à démonter
mes propos… Mais malgré cela, un fait m’ennuie, un fait me fait douter et j’en
viens à ne pas croire tout ce que je viens de citer, ce que j’ai élaboré avant
de me rendre compte que tout le monde l’avait accepté…
Il se tut et resta comme en méditation, silencieux. Plus par réflexe que par
connaissance de cause, je compris qu’il me fallait le pousser à continuer si je
voulais connaître le fameux fait, et c’est ce que je fis en l’implorant de tout
m’expliquer, et voici ce que j’entendis en retour :
- Et bien… Si l’amour naît d’abord de l’attirance physique, et que seul
l’esprit et la volonté de l’homme permet de lui laisser une place une fois
l’attirance disparue, pourquoi, mais pourquoi aime-je encore et toujours celle
que j’ai par tout les moyens possible et imaginable tenté d’oublier ? Pourquoi,
malgré toute la volonté que j’y ai mis, n’ais-je pas pu arrêter de penser une
seule seconde à elle et passer à autre chose ? Est-il possible qu’il y aie
vraiment un sentiment, que ce ne soit pas simplement une invention de l’homme ?
Est-il seulement envisageable que les dieux existent, et que l’un d’entre eux
aie décidé que j’aimerais ma chère et tendre, que je l’aimerais à la folie et
que je ne saurais m’en séparer ? Voilà des années que je la vois chaque nuit, que
son image ne peut m’abandonner, que ses yeux me reviennent à chaque instant au
point que j’en suis presque devenu fou ! C’est pour faire cesser cette torture
que je vais là où vous refusez de vous aventurer, c’est pour elle que je suis
prêt à risquer des dangers dont, au fond, je n’ai que faire ! Je me fiche de ce
qui va m’arriver, mais, avec le temps, je suis arrivé à une conclusion
qu’aucune dépravation ni aucun méditation n’a su empêcher, je ne peux vivre
qu’avec elle, pour elle et à travers elle. Jamais, au grand jamais, je ne
trouverais de paix harmonieuse sans la voir, sans la savoir avec moi, ne
serait-ce qu’en pensée…
Il s’arrêta à ces mots, laissant en suspens sa respiration haletante, reprenant
un peu son souffle, abandonnant sa colère au néant et redonnant un couleur plus
pâle à des joues pourpres de par un afflux sanguin des plus violents. C’est à
ce moment que je m’apprêtais à lui répondre ce qui aurait pu le sauver, ce qui
aurait pu l’arrêter, ce que, par la suite, j’ai oublié et que j’aurais dû, oui,
vraiment dû lui dire, afin de ne pas finir comme nous avons fini… Je le savais,
j’avais compris, à cet instant précis, ce qu’il m’aura fallu plus de vingt ans
pour me remémorer, vingt ans de trop, vingt ans uniquement parce que à la
seconde où j’ouvrais la bouche, un gourdin vint apprendre à mon camarade qu’il
est dangereux de passer une nuit loin de la civilisation sans être sur ses
gardes.
Rapidement, huit ou dix formes, je ne saurais plus le dire, sautèrent devant
nous, terribles et effrayant devant le feu, et d’eux sortit une ombre plus
grande que les autres qui, en éclatant de rire, fit signe à ses complices de
s’emparer de notre cheval et de tout ce que nous pouvions avoir de valeur.
Aussitôt, sous mes yeux, se déroula une scène de pillage atroce, et je dû voir
notre cheval, notre seul richesse se faire ravir en de grands hennissements
plaintifs sans que je ne puisse rien faire, acculé par trois pillards aux yeux
enragés et tout souriant de leur larcin. J’aurais pleuré, en temps normal, mais
je ne l’eus pas, ce temps, car, peut-être à cause d’un mouvement trop brusque
de ma part, les bandits me sautèrent dessus pour me rouer de coups,
transformant ma tête en un torchon ensanglanté. Je ne pouvais rien, j’étais
impuissant à changer le cours des choses, à empêcher le déroulement de ces
exactions, et, de toute manière, je m’évanouissait rapidement, sans plus
demander mon reste, recommandant mon âme à Sigmar pour qu’il puisse prendre
pitié de ce que je fus lorsqu’il m’accueillerai dans le nouveau monde qui
m’attendait. Les yeux clos, j’arrêtais de sentir la pluie tomber, et les coups
pleuvoir, pour me coucher dans des bras de satin qui m’entourèrent d’un voile
de sommeil pareil à du satin. Je n’aurais jamais cru, à l’instant, que la mort
eut pu être si délicieuse…
Oui, mort… L’idée peut sembler absurde, mais je suis décédé
à cet instant, pour la première fois de ma trop longue existence. Évidemment,
il me serait difficile d’avoir trépassé à la manière que vous imaginez, et je
ne serais pas là pour vous parler si c’était le cas… Non, je suis mort car j’ai
enterré alors une grande partie de ma peur infantile, de mes idées préconçues
et préjugés idiots et insensés. Se faire tabasser jusqu’au sang par une troupe
de bandits suffisamment peu scrupuleux au point de vous voler absolument tout
ce que vous posséder et de vous laisser crever en paix sans plus se soucier
d’autre chose que du partage du butin, ça donne à réfléchir. C’est ce que j’ai
fait.
Au fond, cet événement n’amena que deux choses, et si j’ai déjà prononcé la
première, la seconde est une profonde détermination à aller jusqu’au bout. Bien
sûr, si j’avais été dans mon état normal, je n’aurais même pas pris le temps de
la réflexion avant de tourner les talons et rentrer chez moi, comme j’aurais d’ailleurs
dû le faire, mais j’étais monté sur le cheval, j’avais entamé un voyage et là,
une bande d’enfoirés avaient décidés de me lancer un défi que je me devais de
relever, non pour la gloire, mais pour l’honneur, pour leur prouver que la vie
qu’il venait d’enlever au monde valait quelque chose, qu’elle avait un droit de
vie et qu’elle allait le revendiquer. Vous riez, c’est pathétique, et je dis
cela dans un sens tout à fait péjoratif, je vous l’assure. Vous vous moquez de
l’honneur, vous devez certainement le considérer comme une simple invention de
l’esprit, comme l’amour, qui ne sert qu’à voiler la vérité… Vous avez
parfaitement raison, l’honneur, sans pensée, n’existe pas. Mais il ne me
restait plus que ça, plus que ça… Un peu comme Erberth.
C’est d’ailleurs cela que j’aurais dû lui dire, que j’ai toujours oublié et
que, malheureusement, je ne saurais plus lui communiquer. Incapable de trouver
la réponse à sa question, ou tout simplement conscient que la réponse ne lui
apporterait rien, il refusait le fait que son prétendu amour n’était simplement
que le sens qu’il avait choisi inconsciemment de donner à sa vie, et qu’à ce
titre, il ne pouvait l’oublier. Je sais que son esprit a été ravagé par de
nombreux événements tout aussi regrettables que ceux qui arrivent à n’importe
qui durant la vie, comme ceux que vous avez eu à subir, et que j’eus moi aussi
à subir, et lorsqu’il vit celle qui su faire palpiter son cœur, certainement
par sa beauté, ou par un regard trop expressif, allez savoir, il a reconstruit
à l’instant toute sa vie sur cette rencontre, mettant cette femme au centre de
son univers, en faisant le pilier sustentateur de tout le reste… Il voulait
croire que c’était divin, véritable, qu’il était amoureux contre son gré, mais
ce n’était que son esprit qui, pour sa santé mentale, lui avait créé le seul
rideau dont il n’avait pu se défaire, et qui lui était nécessaire pour sa
survie. Il devait le savoir, ou l’avoir deviné, mais l’être humain est
foncièrement faible, et la vérité n’est pas à sa portée. À chaque moment, le
doute revient au galop et il est impossible, au bout d’un moment, de discerner
le vrai du faux. D’ailleurs, tout ce que je dis ne vaut que dans le cas où ces
fameux dieux n’existent pas, car dans le cas contraire…
Oh, et puis, puisque je n’ai jamais pu le lui dire, autant laisser les choses
telles qu’elles étaient, c’est à dire Carth et sa profonde et inaliénable
croyance en son amour, sa folie, son démon.
C’est d’ailleurs ce fameux Carth que j’aperçus tout d’abord, lorsque je rouvris
enfin l’œil droit, seul encore vraiment valide, l’autre étant bloqué par une
énorme protubérance due à une bosse au niveau de l’arcade. J’avais mal, j’avais
soif et ma tête bourdonnait de questions toutes aussi invraisemblables les unes
que les autres. Mais quand je pus poser mon regard dans celui de mon compagnon,
nous comprîmes l’un et l’autre que, désormais, il n’y aurait plus d’hésitations
et que nous étions d’accord pour aller au-delà des montagnes, des dangers et de
tout ce qui effraie pour prouver que, au final, la fatalité n’existe pas, et
que ce que l’on veut et ce pourquoi l’on se bat, on l’obtient. Je ne vous
demande pas votre accord sur la question, ni pour savoir s’il est normal de
penser cela, mais je vous sommes d’accepter que ce fut là notre état d’esprit,
notre soutien et ce qui nous poussa à nous relever, malgré les douleurs et la
boue, pour nous mettre à marcher face au soleil qui venait de se lever. Revivre
cet instant m’est très dur, et à chaque fois, je me remémore ce que m’a fit Erberth
:
- Aujourd’hui, mon ami, commence vraiment votre vie, une vie qui aura valu
d’être vécue.
Oui, cette pensée m’habite depuis, et j’avoue qu’elle m’habitait déjà avant.
Après tout, vous même y avez pensé, chacun, un jour ou l’autre, se pose cette
question : « Comment faire pour vivre ma vie ? ». Il y a tant de solutions, de
la plus honteuse folie au replis dans les normes populaires au besoin de gloire
et de pouvoir… Certains veulent ainsi devenir éternel, manière de défier leur
peur, et perdent ainsi leur existence à trouver le moyen d’être reconnu…
D’autres font des folies que tous nomment exploits, allant massacrer de
puissants monstres, élevant mythes et légendes sur leur compte. Mais qui se
souvient de tout ceux-là ? Une statue de perd, un nom se transforme. L’être est
mort et la pensée s’évapore au fil des millénaire. Je ris d’ailleurs d’entendre
mes détracteurs déclarer avec tout le sérieux possible que certains grands
pourraient voir leur pensée survivre encore de nos jours, tel Gilles le Breton
dont la mémoire est honorée au possible… À ceux-là je réponds : Oui, vous avez
raison, voilà des millénaires que l’on se souvient d’eux, en effet, mais qu’en
sera-t-il plus tard, si le royaume de bretonnie tombe, si un duc veut démolir
l’idéal chevaleresque ? Il ne survit que par ce qu’il a créer, mais ce qu’il a
créer mourra un jour, et lui avec. L’immortalité est un rêve qui n’appartient
concrètement qu’aux dieux, si tant est qu’ils existent…
Non, la réponse n’est pas dans les hauts-faits ou la folie, et vous ne la
trouverez pas en faisant comme tout le monde et en vous conformant aux règles
de la société… La seule vraie manière de vivre sa vie est d’avoir trouvé un but
qui vous tienne à cœur, pas une invention volontaire, ou un coup de cœur aussi
soudain que bête, mais une véritable passion. Faire ce qui nous plaît, voilà la
vérité. Erberth l’avait peut-être compris, mais, en tout cas, il est certain
qu’il ne vivait que pour son amie dont il suivait la trace. Ais-je vécu ? Au vu
des aventures que j’ai pu vivre, de tout ce que j’ai appris, oui, j’ai un peu
vécu, mais j’ai vécu ma vie, et pour vivre la votre, il vous faut un but.
Voulez-vous défendre votre famille, vous vouer au culte d’une divinité ?
Voulez-vous tomber amoureux ? Dans ce cas, fouillez, voyagez et n’ayez de cesse
de poursuivre votre but sans relâche, sans y penser… Là, vous vivrez dans le
bonheur, sans plus vous poser de questions, libéré alors de votre véritable
fardeau, la pensée. J’ai un jour dit que l’espoir était le pire mal jamais sortit
de la boîte de pandorre, ce qui n’est qu’une façon de parler en rapport avec
une vieille légende… Mais aujourd’hui, je sais que l’espoir est la clé du
bonheur, celui qui permet à l’homme de vivre. Perdez l’espoir de voir vos rêves
se réaliser, vos vrais rêves, et vous perdez du même coup la capacité
d’apprécier la vie, et de voir ces rêves se réaliser. Enfin, il s’agit là d’une
discussion que nous n’avons pas à avoir, vu qu’elle ne concerne que peu
l’aventure qui nous intéresse. D’ailleurs, vous trouverez ailleurs des réponses
sur le bonheur et sa recherche, et il y en a tant que je ne saurais vous
résumer le tout en si peu de lignes.
Je reprends donc…
Le chemin fut long, vous n’en douterez pas, et nous passâmes
bien huit heures à marcher droit devant nous, sans point de repère, sans avoir
mangé, sans se reposer et, pire que tout pour le moral, sans avoir même ouvert
la bouche, manie des plus gênante, vu que l’être humain semble conçu pour
communiquer… Mon crâne était vide de pensées, mes jambes lui envoyaient des
millions de signaux de douleur, toutes plus atroces les unes que les autres,
mais je ne vivais plus, j’avais oublié. Marcher, lever le pied droit, puis le
gauche, voilà le lien qui me rattachait à la terre, et toujours, oui toujours
suivre cette silhouette devant moi, cet être par la faute duquel j’avais été
mené là… Mais qu’est-ce que je raconte ? C’était le cheval… Je m’assis sur une
grande pierre pour me prendre la tête entre les mains, espérant vainement la
faire exploser. Je pensais d’ailleurs aussi à crier du plus fort qu’il m’était
possible, pour faire s’écrouler les montagnes, mais ma voix mourrait dans mon
gosier, autant pas la soif que par la compréhension de mon incapacité à même
faire fuir les moustiques qui, depuis plus d’une heure, s’acharnaient…
Heureusement, Erberth vint me soutenir, silencieusement, mais visiblement.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, j’étais heureux de l’avoir à mes
côtés, et je ne l’aurais pas échangé pour tout mes anciens camarade. Folie
délirante d’un être aux portes du trépas. « Mais pourquoi, réfléchissais-je
intérieurement, mon compagnon gesticule-t-il donc tant ? ». Je le regardais
comme vous regarderiez un chien qui a flairé quelque chose et qui, en vous
attrapant le pantalon, s’écrie « Viens, c’est là. » sans pouvoir se faire
comprendre. Il voulait me montrer quelque chose, il avait perdu son
impassibilité, c’était donc grave… Enfin, à son grand soulagement, j’aperçus la
fumée.
Oui, un gros nuage noir s’élevait dans le ciel, et il était probable qu’un feu
aie été allumé non loin. Je tâchais de faire comprendre à Erberth que ce
pouvait être nos agresseurs, mais il sourit et, à ce signe, je compris qu’il me
fallait me lever, car la libération approchait. D’ailleurs, à peine eus-je fait
cent mètres que j’aperçus, au loin, une petite masure devant un grand champ au
côté duquel coulait un charmant ruisseau dont les reflets argentés mettaient
magnifiquement en valeur les fleurs abondantes et multicolores qui le bordait.
C’était beau, c’était merveilleux et ce devait être habité par des paysans qui,
peut-être, sauraient nous aider. Heureux de pouvoir enfin me reposer et me
faire soigner, je me mis à courir avec Carth en direction de ce mini-paradis,
pressé d’y trouver refuge. Je ne fus même pas étonné de ne voir aucun bétail
dans l’enclos, et j’aurais dût me douter, en voyant le chien allongé au soleil,
nous ignorant royalement, que rien n’était naturel.
De fait, je vomis. Personne, non personne ,aussi courageux soit-il et aussi
solidement bâti puisse-t-il être, ne peut, si c’est la première fois, soutenir
la vue et l’odeur d’un cadavre sans vomir, j’en suis certain. Les yeux
révulsés, les enfants dans les bras, les joues trempées de larmes… Comment
décrire tant d’horreur ? tant de fureur ? J’appris par la suite qu’il
s’agissait d’une simple famille de braves gens qui voulaient venir là élever
leur famille, espérant pouvoir monnayer leur présence avec quelque tribu local.
Je dus sortir de la chaumière, ne supportant le regard suppliant du père dans
son fauteuil, de ce grand squelette calciné aux mains accrochées au accoudoirs
comme il avait dû s’accrocher à la vie. Pauvre gars. Je voyais la scène, je
pouvais imaginer, de par les traces, les pillards qui entraient à l’improviste,
durant le dîner, pour commencer à saccager la modeste demeure. Il n’y avait
rien dû y avoir de valeur, car ils avaient reporté leur fureur sur la
malheureuse famille. Viol, meurtre, pillage… Ces mots me rappellent trop celui
d’humain pour que je puisse aujourd’hui me regarder dans une glace sans
pleurer. Dans le ruisseau, je retrouvais le corps de l’aîné, à qui ils avaient
arrachés les jambes et brûlé les yeux. C’était immonde. Les bêtes avaient été
emportées, et le feu avait été bouté, mais la pluie de la veille avait
certainement tout éteint, laissant au grand jour les marques funestes de la
civilisation humaine, ou plutôt de ce qu’est l’humanité sans la civilisation.
J’aurais dû, par décence, enterrer les corps, mais je me sentais coupable de la
cruauté qu’ils avaient subi, sans raison, juste de par ma race, et je n’osais
les approcher. Carth, lui, pleurait, plus que je ne pouvais le croire, plus que
ce que je n’avais jamais imaginé. Il leva deux grands yeux rouges vers moi, me
fixa profondément, me forçant à détourner le visage et, d’une voix pâle,
absente, murmura :
- Pourquoi eux ? Pourquoi pas nous ? Pourquoi maintenant ?
Pour toute réponse, je le serrais dans mes bras, incapable que j’étais, et que
je suis encore, à expliquer ces abominations, que ce soit à quelqu’un d’autre
ou à moi-même. À jamais, la vue de ces horreurs ne peuvent que me faire croire
que, un jour, il avait été décidé que ce monde serait un enfer, et que l’homme
devait, par nature, être violent et rechercher mort et désolation. À nouveau,
je vomis.
Quoi «Encore un exemple de plus et une longue démonstration inutile de la
banalité de la vie. » ? Oseriez-vous me répéter ça en face ? Oui ? Au fond,
vous avez raison, c’est trop banal, trop normal. On en voit une et l’on pleure,
puis, par habitude, ou peut-être parce que l’âme, dégoûtée, ferme les yeux,
l’on ne dit plus rien et, au bout d’un certain temps, l’on arrive même à
desserrer les dents. Je n’épiloguerai pas là-dessus, et d’ailleurs ça n’a
jamais été mon intention, mais sachez que banaliser l’événement ne sera en rien
bénéfique, jamais. Quelqu’un, un jour, a dit : « Un mort est une tragédie, un
millier une victoire militaire… ». Je peux vous émouvoir par la mort d’un seul,
mais vous ne bronchez même plus quand je parle de massacre. Voir l’un de vos
compatriote mourir vous semble abominable, mais vous pouvez rester les bras
croisés en sachant que, quelque part, certains meurent par centaines. Pourquoi
? Au fond, je pense que vous n’y croyez pas, vous en êtes trop éloigné, votre
esprit le refuse, et, de toute manière, comme le savait Carth, vous avez
compris que, à vous tout seul, vous ne pourriez rien faire, sinon pleurer.
…
La maison dans mon dos, la rivière à ma droite, j’allais m’asseoir à côté de
mon camarade, sans le regarder pour lui laisser son impression de dignité, lui
laisser porter seul le deuil. Il fallait apaiser la douleur, je n’en vis pas
tout de suite le moyen. Les minutes passèrent, et, comme toujours, les heures
avec elles, quand, au crépuscule, je trouvais la force autant en moi qu’en mon
compagnon, de commencer à discuter d’autre chose, pour oublier ce que nous
avion vu, ce à quoi nous faisions dos…
- Elle vous aimait ?
Il ne me répondit pas, trop perdu. Je ne voulu pas insister. Comment pouvais-je
parler d’histoires aussi peu importantes lorsque la mort venait de frapper avec
autant de fureur et de sadisme ? Je me sentis aussi honteux que l’on puisse
l’être…
- Non.
Il avait ouvert la bouche, il avait articulé, il ne savait pas ce qu’il disait.
Son regard au ciel, il voulait juste me monter que, lui aussi, après ce nouveau
choc, avait besoin de compagnie et acceptait la conversation. J’en avais autant
besoin que lui et, ne me sentant pas la force de beaucoup parler, je le
poussais à faire et les questions et les réponses, ce dont il s’acquitta avec diligence,
plus pour se libérer de l’étreinte qui avait failli l’étouffer que par besoin
de se confier. Je ne peux que me souvenir de ces paroles dites dans un tel
moment, des paroles dont le sens, pour moi, importait peu, mais qui avaient
l’avantage d’être dites sereinement, doucement, en murmures, pour que je
m’endorme, et lui avec moi :
- Non, elle ne m’aime pas, ou si elle m’aimait, je ne l’ai jamais su, et,
d’ailleurs, n’ai jamais cherché à le savoir. J’ai été stupide… Lorsque je l’ai
vue, j’ai ressenti en moi un sentiment inconnu, une sorte de poussée
d’adrénaline tout à fait intranscriptible, quelque chose qui, sur le moment, me
fit peur. C’était l’inconnu, c’était hors des chemins battus et je le
craignais, je m’en défiais donc. Ainsi, jour après jour, je l’observais, ayant
la chance de la côtoyer pendant un long moment. À chaque fois qu’elle risquait
de me voir, je détournais les yeux, afin de rester invisible, spectateur
silencieux de ma déchéance, étudiant avec soin la puissance de ce que je croyais,
à l’époque, pouvoir contrôler. Je me trompais lourdement. Vint un moment où je
partis de mon côté assez longtemps avant de devoir revenir la voir. Je voulu
profiter de cet instant pour l’oublier, me défaire de ce sentiment qui ne
cessait de m’occuper à tout instant. J’avais décidé de ne pas succomber alors
que c’était fait depuis longtemps. À mon retour, elle n’était plus vraiment là,
bien que je l’aie tout de même croisée par moment… Je ne vivais plus que pour
ces instants-là et, bien que lorsque j’étais loin d’elle, je faisais effort sur
effort pour l’oublier, je m’en régalais. Ces jours durèrent bien longtemps, et
je continuaient mes vaines tentatives pour y échapper, sans jamais y réussir.
Je voulais m’intéresser à d’autres filles, je voulais m’exiler dans une
activité quelconque, je m’évadais dans les concerts et l’alcool, mais rien n’y
fit. Plus je la fuyais et plus j’y pensais. J’essayais alors le mouvement
inverse, me rapprocher pour l’oublier. L’occasion m’en fut offerte presque
miraculeusement lorsque, après un autre voyage m’en ayant éloigné, sinon
spirituellement, physiquement, j’eus l’extrême bonheur de m’apercevoir que
j’allais la côtoyer un jour par semaine, un seul jour et pendant un minuscule
laps de temps d’à peine une moitié ou trois quart d’heure. Si jamais les dieux
peuvent exister, c’est à cet instant, car c’était véritablement un miracle. Je
mis longtemps à me décider, commençant à soulever de nouveau prétextes pour ne
pas la voir, tel que mon bas rang dans la société et mon manque d’ambition,
voir ma relative faiblesse physique. J’appris d’ailleurs qu’elle avait une
personne qui devait peut-être devenir son fiancé. Cette nouvelle aurait dû me
poignarder le cœur, j’en fus heureux pour elle… Seulement, Jour après jour, les
obstacles tombaient. Je finis même par établir quelques contacts des plus
succints en priant pour qu’elle ne lise pas dans mes yeux tout les sentiments
qui, sans se gêner, se bousculaient dans ma tête. Il fallait me décider…
Seulement, si je lui avouait tout, comme ça, d’une seule fois, j’allais
paraître étrange et elle me craindrait plus qu’autre chose, mais si je ne
disait rien, elle finirait par s’en aller. Je manquais cruellement d’expérience
et, malgré toute la gentillesse dont elle pouvait faire preuve, et tout les signes,
ou ce que je pris pour tels et qui ne devaient être que des aberrations de mon
esprit, dont elle m’accabla, je ne sus faire mon choix assez vite. Je compris
trop tard ce qui me retenait pour pouvoir détruire cette dernière barrière,
car, par un caprice du sort bien cruel, je dus partir, et à une vitesse qui
dépassa mon imagination. Durement ramené à la réalité, je ne trouvais pas les
moyens de réagir et, d’un jour à l’autre, par la faute d’une seule personne qui
vous dira que c’est de la mienne et vous le prouvera si bien que vous la
croirez, je devais quitter mon amour pour ne plus la revoir. À ce moment, au
tout dernier instant où j’osais tenter un regard, je compris que j’aurais dût
parler, trois ans plus tôt… C’était ridicule, et c’était d’ailleurs le ridicule
que j’avais craint. Toujours ce satané ridicule ! J’en avais peur, comprenant
qu’être ridicule était des plus handicapant, et je faisais tout pour ressembler
aux autres, afin de ne pas me faire railler. Monter à tous que j’avais osé
poser les yeux sur la fille la plus courtisée de la région eut été une erreur
grave, ou tout du moins l’avais-je inconsciemment crut… Quelle erreur. Je
craignais de la couvrir de ridicule, je me trouvais d’ailleurs bien ridicule
face aux grand champions qui, une fois descendus de leurs chevaux, pouvaient
montrer leur adresse et leur capacité. Pour ma plus grande honte, le meilleur
d’entre eux, un être sage, bon et honnête, était celui qui devait devenir son
fiancé. Je ne faisais pas le poids, ou tout du moins le croyais-je. M’a-t-elle
aimé ? Je ne le sais pas, et n’ai aucune chance de le savoir, La seule chose
dont je suis sûre, c’est que je vais aller la retrouver, que je vais lui parler
et que, une fois qu’elle m’aura repoussé, je pourrais enfin mourir, à moins que,
par je ne sais quel étrangeté, par quel contradiction aux probabilités, elle
aie jamais ressenti quoi que ce soit pour moi, de la haine à l’amour, auquel
cas elle pourrait à nouveau redémarrer le cœur qui, dans ma poitrine, a cessé
de battre…
Je m’endormis à ces mots, pour rêver de cette femme étrange et mystérieuse, de
cet être étrange et si stupide qu’il n’avait même pas été tenter sa chance,
qu’il n’avait rien fait et qu’il en subissait à présent le prix. Je l’imaginais
bien, incapable de quoi que ce soit, trop étonné de ce nouveau sentiment pour
pouvoir le contrôler ou même s’y faire. Je le voyais, et je me rendait compte
qu’il était bête et stupide, mais, au fond, je compris qu’il aimait, qu’il
aimait vraiment et que, pour une fois, l’esprit avait dominé le corps. Ce ne
devait cesser de m'étonner depuis...
Le soleil qui se lève au-dessus des montagnes éternelles,
les nuages orangés qui s’étalent dans un ciel mi azur, mi rougeoyant… Quoi de
plus beau ? Peut-être que sans la masure et son sinistre contenu, nous aurions
été heureux, mais là, dans ces circonstances, c’était impossible. Nous nous
étions mis en route très rapidement, cherchant à fuir un peu la scène,
refoulant au fond de nous le souvenir de cette nuit, dans le but de ne plus y
penser, comme si rien ne s’était jamais passé. Que faire d’autre d’ailleurs…
Alors que nous marchions, la discussion commença, et, au fur et à mesure des
kilomètres, pris de l’ampleur, jusqu’à ce que, par un pur hasard, j’en revins à
parler de ses amours, et plus particulièrement d’un point qui ne pouvait que
m’intéresser au plus haut point, les autres filles qu’il avait rencontré.
Comment, en effet, s’il aimait, avait-il put aller vers d’autres personnes et
surtout, qu’est-ce qui avait bien put se passer lors de ces rencontres et
pourquoi est-ce qu’il n’était pas à présent avec l’une d’elle. Sa réponse fut
plutôt longue, et même si, là aussi, je me rappelle de tout, vous devrez vous
contentez d’un résumé, car, contrairement à ce jour là, je doute que l’on aie
du lever au coucher du soleil…
Alors, pour commencer, il faut bien comprendre le contexte, et ce furent là ses
propres mots, afin de pouvoir appréhender la complexité de ses sentiments. En
résumé, voilà deux ans qu’il tombe « amoureux » de cette fille, et deux ans
qu’il tente tout pour la repousser, jusqu’à ce que le destin lui mette sur le
chemin une occasion en or de tirer définitivement un trait sur le passé. En
effet, de par un ami, il rencontra une personne assez étrange, mais qui
l’envoûta très rapidement et pour laquelle naquit dans son cœur une passion.
Tout heureux de se voir déchiré ainsi, il cru un moment l’heure de sa
libération venue et, même s’il se méfia beaucoup au départ, comme à son
habitude, s’ouvrit complètement à sa nouvelle connaissance. La suite, plus
drôle, le voit dégringoler de son petit nuage lorsqu’il se rend compte, après,
selon lui, une sorte de rêve prémonitoire qui l’amène à tester sa compagne,
celle-ci s’avérant se ficher éperdument de lui comme du premier venu. Il avait
été manipulé de bout en bout et, pour un peu, se serait retrouvé complètement
perdu s'il n’avait eu ledit rêve qui ne devait être, au fond, qu’un simple
doute comme en ont toutes les personnes attachées à une autre. Ce fut sa
première rencontre, ce qu’il voulait appeler une tentative pour s’extraire de
son attachement à sa chère et tendre, bien que je sois certain que, au fond, il
devait l’aimer vraiment… Même si, au départ, il n’avait jamais ressenti autre
chose qu’un moyen de se sortir de son obsession, il me semble certain qu’il
s’était finalement épris de la belle, au point d’en être véritablement déchiré.
Lorsque je lui demandais qui il aurait choisi au moment le plus fort de la
tourmente, il me regarda d’un air las, puis, doucement, comme un murmure, me
répondit :
- De folie ou de désespoir, j’aurais certainement choisi la mort…
Maintenant, quant à comprendre le sens de ses paroles… En ce qui me concerne,
je n’ai jamais put comprendre et, finalement, je crois qu’il ne savait pas
lui-même. Toujours est-il que cette expérience le détruisit partiellement,
l’amenant à un état misérable dont il mit bien du temps à se relever. En voyant
celle que nous allions rejoindre, il était né, selon ses propres termes, et sa
première rencontre avec une autre l’avait quasiment tué, ce qui, en terme plus
clair, signifie qu’il avait d’abord découvert l’amour, la bonté et tout ce
qu’il peut y avoir de beau et de joyeux dans la vie, alors que, par après, il
connut et la haine et la souffrance.
Seulement, cela n’aurait su m’intéresser, car je n’y apprenais pas ce que je
voulais savoir. En effet, sa « liaison » avec la première autre qu’il
rencontrait n’avait jamais dépassé le froid dialogue et s’était terminé bien
prématurément. Il n’y avait pas de quoi répondre à mes questions, mais la seconde
rencontre, seconde et dernière, vint tout régler. Il se passa bien du temps
après la pseudo rupture et, en sortant une fois avec des amis, complètement
saoul, son regard croisa celui d’une jeune serveuse dans une taverne. Alors
que, d’habitude, il se contentait de laisser repartir ses yeux dans une autre
direction, il décida soudain de continuer à la fixer intensément, autant pour
savoir ce que ça ferait que parce qu’il ressentait une bien étrange impression.
Ce qui devait arriver arriva, la serveuse s’éprit de lui, et lui crut
s’éprendre d’elle. Sur le moment, il trouva une phrase bien simple pour
m’expliquer la situation :
« Voyez-vous, mon ami, me dit-il, elle provoqua une étincelle dans le foyer de
mon âme qui me rappela ce que j’avais put ressentir autrefois. Le seul
problème, c’est qu’il n’y avait plus rien à consumer, mon cœur ayant déjà été
trop saigné. Elle n’avait pas un pouvoir suffisant pour réanimer un bûcher noyé
dans les larmes et l’alcool. »
J’appris surtout que, contrairement à avec l’autre, il avait couché plusieurs
fois lors de sa seconde rencontre, apprenant ainsi le but final de l’humanité,
et s’essayant à ce que chaque homme recherche. Son verdict ne put que me
laisser sans voix, car il me dit tout doucement qu’il ne trouva aucun plaisir à
toutes les caresses qu’on lui produisait et qu’il donnait, ajoutant même, mais
sûrement par démesure, qu’il avait juste passé les nuits les plus ennuyeuses de
sa vie. Je failli l’accuser d’homosexualité, mais son regard me remit sur le
droit chemin… Je n’en revenait pas. Autant, d’un côté, il semblait présenter
tout les symptômes d’un malade de ce virus nommé amour, et, d’un autre, il ne
semblait pas s’attacher aux liaisons physiques. Pourtant, et j’en étais
convaincu sur le moment, l’amour n’était que l’expression de l’esprit de
l’attirance physique. Comment, dès lors, avait-il put rester insensible audit
attrait ? J’en vins rapidement à douter de toutes ces magnifiques théories que,
une heure et demi auparavant, j’aurais défendu avec une ardeur jamais égalée.
Aujourd’hui, il m’est de nouveau facile de dire que tout cela était dû à la
configuration de son monde, entièrement construit autour d’une personne, ne
laissant place à rien d’autre, mais trouverais-je jamais la vérité ? Je ne
crois pas.
En effet, et vous en conviendrez, il existe des beaux parleurs qui, à force de
grande criées, de gestes immenses et d’une voix autoritaire, peuvent vous
persuader de n’importe quoi. Écoutez l’un de ces hommes et, en une seconde,
vous serez convaincu de leur point de vue, auriez-vous put être complètement
opposés à ces hommes, seriez-vous venus pour les tuer. J’en ai moi-même connu
un qui, lors d’une broutille me l’ayant mis à dos alors qu’il était mon
supérieur, dans un camp d’entraînement, réussit à retourner contre moi tout mes
camarades qui, jusque là, m’avaient soutenu. Impossible de leur en vouloir, le
pouvoir de ces êtres que je n’hésite pas à qualifier de maléfique, est tout
simplement sans limite. La persuasion est une arme des plus incroyable et si
vous êtes un minimum crédule, l’on peut faire de vous un pantin des plus
serviles. Voyez donc ces jeunes gens qui partent à la guerre, convaincu de
servir la bonne cause, alors qu’ils vont à peine affronter d’autres humains,
dirigés par un duc ou un conte tout aussi véreux que le premier, alors que, à
quelques kilomètres de là, un campement d’orcs en maraude se constitue et
s’apprête à repartir au pillage pour dévaster la région. Nos luttes intestines
sont-elles des raison pour se sacrifier ? Dit comme cela, non, mais dit par un
beau-parleur, c’est même une raison cruciale, une nécessité absolue et divine.
Si vous ne pouviez retenir qu’une seule chose de tout ce que je vous dis, et
bien que ce soit la suivante :
« Surtout, ne croyez pas tout ce que l’on vous dit, car personne ne détient la
vérité absolue. Réfléchissez toujours avant d’agir et prenez le temps de peser
le pour et le contre. Méfiez-vous des beau-parleur, car seul leur intérêt à eux
est important lorsqu’ils vous parlent. ».
Mais je m’écarte du récit qui nous intéresse et vous saoule avec mes discours
interminables et ennuyeux. Je reprends donc, et nous en sommes au moment où,
après avoir quitté la chaumière dévastée, nous nous dirigions encore plus loin,
nous enfonçant sans cesse dans les montagnes. En fait, si l’on veut être exact
et raccourcir au maximum ce passage, il suffit simplement de dire que nous
marchâmes durant cinq journées interminables, bravant le froid, la neige, les
loups dont nous évitions les assauts en nous réfugiant au haut de plusieurs
pics, journées qui nous amenèrent finalement en vue de la première vraie trace
de civilisation que nous devions rencontrer au milieu des hostiles terres.
Rejoindre le hameau, car il s’agissait véritablement d’un
hameau, ne fut pas chose facile, et nous fûmes souvent à deux doigts de nous
rompre le cou, maudissant à chaque fausse chute la folle envie qui nous avait
poussé à nous engager dans cette aventure, que ce soit moi ou mon compagnon !
Mais, finalement, et au bout de bien des péripéties ennuyeuses dont je vous
épargnerai l’énumération, nous arrivâmes à nous traîner jusqu’à l’ensemble de
masures. Là, nous nous laissâmes simplement tomber, las de nous battre alors
que d’autres pouvaient le faire pour nous. Ce qui devait arriver arriva, l’on
s’inquiéta à l’intérieur de la palissade de bois, des cris fusèrent, les
villageois, d’abord méfiant, s’approchèrent pour, en fin de compte, nous porter
à l’intérieur de leurs murs. Là, nous pûmes constater que ce que nous nommions
hameau était en fait un véritable village, plutôt peuplé, ce qui était normal
vu que, comme nous l’apprîmes par la suite, tout les habitants de la région
s’étaient réunis en ce lieu pour fuir les pillards, construisant de leur mains
palissades et maisons, faisant s’élever de rien ce qu’ils appelaient une cité
et qui devait disparaître bien plus tard, une fois la menace effacée, emmenant
avec elle la cohésion et la fraternité qui régnait entre ces hommes et femmes.
Mais je divague, je divague et vous ne faites rien pour m’arrêter ! Réagissez
donc un peu, on dirait que je vous endors.
C’est bon ? Alors je continue.
Dès les premiers jours, nous fûmes soumis à la question, et nous racontâmes
sans nous faire prier toutes nos aventures sans omettre le moindre détail, de
manière donc bien plus ample que ce que je vous donne là. Il va sans dire que
le chef, un peu excédé de tant de franchise, nous pria d’abréger à l’instant.
Sur le moment, j’avoue avoir eu envie de rire en imaginant avoir donné la
migraine à un homme habitué aux champs de bataille et aux grincements de épées.
Toujours est-il que nous fûmes accepté dans la communauté et que, en tant que
soldat, l’on nous remit à chacun une épée de mauvaise facture et l’on nous
incorpora au groupe de « volontaires » chargés de surveiller les murs et de
défendre les villageois, ainsi que de patrouiller dans les champs environnants.
Seulement, vous l’aurez compris, telle chose ne convenait pas à mon ami qui,
s’étant inquiété au sujet de son amie, avait acquis la certitude qu’elle ne s’y
trouvait pas, et qu’il lui fallait continuer sa route. Lorsqu’il demanda le
droit de partir au chef, il se vit refuser l’autorisation sous prétexte qu’il
faisait désormais partie de la tribu qui l’avait accueilli et qu’il se devait
de protéger ceux qui l’avaient aidé.
L’argument eut un moment de l’impact sur ce cœur froid et mort, mais, très
rapidement, il commença à marmonner, puis à jurer, tout en jetant souvent des
regards enragés un peu partout où ses yeux avaient le malheur de se poser. Je
compris donc que nous ne pouvions rester. Enfin, je dis nous… Lui, il lui
fallait partir, cela était sûr, mais moi ? Pourquoi irais-je risquer mon
existence à l’extérieur alors que le destin avait mis sur ma route ce petit
paradis où je coulais des jours heureux en toute quiétude ? Lorsqu’il vint me
demander de partir, je lui avouais d’une seule voix que sa proposition était
ridicule. Soudain, comme une mèche entièrement consumée, en une seconde, il
explosa, commençant à s’étendre sur le ridicule et tout ce que cela avait de pitoyable.
En peu de mots et afin de résumer sa pensée, il suffit de dire que le ridicule
n’existe pas à l’état concret et que, parmi tout ce qu’a inventé l’humain, il
s’agit de ce qu’il y a de plus bête. Il est vrai que autant l’amour dérive de
l’instinct et que la haine peut amener l’honneur, autant rien ne pouvait nous
pousser à considérer quelque chose comme ridicule, si ce n’est un pathétique
instinct de préservation. Mais se préserver de quoi, me direz-vous ? C’est la
le plus fou, nous nous battons dans le vide. Celui-ci approche, d’un coup, nous
devons le forcer à se couler dans un moule, nous l’amenons à se façonner, et
s’il a le malheur de refuser, alors nous le couvrons de ridicule. Vous pensez
peut-être que l’on est ridicule de naissance ou que l’on ne l’est pas ? C’est
tout à fait faux. Vous êtes ridicule quand cela arrange les autres, et vous
êtes parfaitement remarquable lorsqu’ils ont besoin de vous soutenir ou de
votre soutien… J’ai connu, comme Carth avant moi, nombre de gens brillants qui
ont eu le malheur de menacer des grands seigneurs, et ceux-ci se sont
rapidement défendus contre ces malheureux en les couvrant de ridicule. Ah le
ridicule ne tue pas ? Si vous saviez combien de personnes se sont suicidées ou
retrouvées sans rien à se mettre sous la dent parce qu’elles sont devenues la
risées de la ville… Si vous aviez pu entendre Erberth vous parler de cette
honnête famille roulée dans la fange par un duc parce que celui-ci avait des
doutes sur les relations, purement commerciales du reste, entre sa femme et le
père de la famille. Je pourrais passer des heures à vous raconter leur
déchéance, à vous expliquer comment, connaissance après connaissance, ils se
sont vu bloquer toutes les portes et retirer tout soutien.
Mais j’irais plus loin, certains se défendent sans savoir pourquoi,
instinctivement, presque par réflexe. Vous leur parlez et, soudain, ils vous
rabaissent, afin de s’affirmer, afin de s’assurer qu’ils ne risquent rien,
alors que vous ne leur voulez aucun mal. La course à la gloire, mon ami, a
engendré la puissance du ridicule qui, après les champs de bataille, est
devenue l’une des plus meurtrière chose en ce monde ! Voyez comment vous devez
vous assurer de votre maintien, jugez de la manière dont vous devez étudiez vos
dires avant de vous prononcer et contemplez ardemment comment, suivant le
milieu où vous êtes, il vaut mieux cacher ou montrer ses pensées. Une pauvre
âme veut se confier, mais elle n’ose pas. Cela est malheureux et l’on cherche à
savoir pourquoi, mais la réponse est bien simple et peu la reconnaisse… Il est
devenu ridicule de se confier, il faut rester grand, fort, ne pas montrer ses
faiblesses ! On se confie, donc l’on est faible. Le calcul n’est pas plus long,
et il faut plus que de la confiance pour pouvoir dire ce que l’on a sur le cœur
sans ressentir la menace du ridicule !
Mais ce n’est pas là la pire des applications de ce mal souterrain, non…
Erberth l’avait compris, pire encore, il l’avait vécu ! Imaginez-le un instant,
dans sa belle société, entouré du gratin de sa ville, incapable de se sortir de
sa médiocrité et amoureux de la plus belle de l’endroit, selon ses dires… Que
pouvait-il faire ? Se déclarer ? Là, soudain, ressort le mot, la crainte :
ridicule. Oui, car il est ridicule de se surestimer, comme il est ridicule de
courtiser ce que l’on ne peut avoir. Dans un monde codifié et complètement
aveuglé par nombre de contes étranges sur l’amour et sa proclamation, il est
devenu impossible de passer certaines barrières. Oui, il aurait dû se montrer,
oui, il avait été idiot d’avoir laissé là son unique chance, mais je peux en
tout cas comprendre sa crainte de l’humiliation. Quelle horreur que de se voir
jour après jour raillé pour la même chose, à cause de la simplicité de ses
sentiments, à cause d’un simple et doux besoin de tranquillité, d’une vie
paisible ! Imaginez comme lui l’idée que, après s’être fait repousser,
n’importe qui pourrait le rouler dans la fange, comme la famille dont nous
parlions précédemment, et imaginez donc que si vous ne possédez pas une
carapace en acier, il est devenu impossible de percer dans le monde. Partout, à
chaque coin de rue, à chaque carrefour de votre chemin se trouve un être prêt à
user de votre moindre faiblesse pour vous détruire, vous anéantir… Quoi de plus
beau que de pouvoir profiter de la honte de la personne, honte injustifiée,
motivée par la jalousie, l’envie ou le dédain…
Non, je vous le dis, mais chacun peut penser ce qu’il veut, le ridicule n’est
qu’une nouvelle manière de réaliser les jeux de l’arène, comme le faisaient nos
ancêtres dans le sud, et nos débats autrefois construits, intelligents et
constructifs ne sont plus qu’un nouvel ensemble de joutes où il vaut mieux
démolir l’adversaire, le ridiculiser qu’élever le moindre soupçon de vérité.
Inutile d’avoir raison, il suffit d’avoir un adversaire ridicule, et, à défaut,
de faire passer l’adversaire pour ridicule. J’ai pu assister au dernier débat
du grand conseil de la ville, et j’ai failli pleurer en voyant les ovations du
public à chaque mot piquant d’un participant, et le tollé lorsque l’un d’eux
cherchait à élever un raisonnement. Du pain et des jeux… Le sang coule à
nouveau, mais plus par le fil de l’épée, non… Aujourd’hui, l’on a développé
l’art de détruire juste avec des mots !
Mais vous vous en fichez, et moi aussi, au fond. Ici, dans ma demeure, plus
personne ne peut me ridiculiser et je peux enfin exprimer ce qu’il me plait
sans avoir à subir la nouvelle soif de sang du peuple…
Ainsi donc, je reprends là où je nous ai laissé pour ce petit aparté, soit au
moment où le futur lieutenant Carth vint me voir pour me proposer de partir
avec lui.
Ainsi donc, je reprends là où je nous ai laissé pour ce
petit aparté, soit au moment où le futur lieutenant Carth vint me voir pour me
proposer de partir avec lui.
Bon, alors, comme je le disais avant que vous ne me coupiez, et arrêter de
râler, on dirait une vieille femme… Oui, c’est vous qui m’avez coupé, je m’en
souviens très bien ! Alors, comme je le disais, je refusais son offre, ne
voulant pas risquer ma faute, et ajoutant que son idée était stupide… Bon, ça
va, vous aviez raison… Je peux continuer à présent ?
« Pourquoi veux-tu partir, alors que nous avons ici tout à profusion, et avant
tout une bonne sécurité », lui disais-je pour tenter bien vainement de le
retenir…
« Elle m’attend, je dois aller la retrouver, c’est maintenant ou jamais. Je
peux mourir s’il le faut, mais je ne peux plus vivre sans aller au devant de
ses pas. » me répondit-il simplement, sur un ton bien trop neutre pour que j’y
détecte la moindre trace d’émotion. Décidément, son cœur était vraiment mort.
« Soit, mon bonhomme, mais tu partira seul, parce que moi, je me la coule douce
ici et je vais pas me bouger.. enfin, je ne vais pas risquer ma vie pour rien.
»
Vous remarquerez que la colère, de même que le ton, montaient ensemble de plus
en plus et que j’en perdais presque tout usage d’un langage correct. Lui, au
fond, restait calme, posé, au point de me rendre fou : je fulminais !
« Quoi, m’écriais-je, vous voulez partir pour retrouver une femme dont vous
savez très bien qu’elle n’en a rien à fiche de vous ? Quoi, vous voulez suivre
votre folie devant un but totalement idiot ? Mon pauvre ami, vous êtes dingue !
Si cela se trouve, elle est morte ! Hein, qu’est-ce qui vous dit qu’elle n’est
pas morte, que vous courrez après un fantôme ? Comment savez-vous seulement où
aller ? Pourquoi y aller ? Pourquoi, pauvre fou, pourquoi veux-tu me laisser ?
»
Et voilà que je pleurais, mon dieu, que je pleurais… Il allait me quitter,
celui qui avait, avec moi, partagé le cheval, il allait me quitter, ce grand
cœur, ce fou que, au fond, j’appréciais plus que tout les autres…
Je suis désolé, ça ne m’arrivera plus. Que voulez-vous, il y a des instants
comme ça, où je repense à tout ce qu’il fut, à tout ce qu’il m’a appris, même
s’il n’avait pas toujours raison. Tiens, avec quelle ferveur il me tint alors
son grand discours sur « pourquoi j’allais le suivre »… Je m’en souviens mot
pour mot, tenez, ça donnait ça :
« Tu me suivra car, au fond de toi, tu n’as pas envie de
rester dans ce paradis artificiel. Tu me suivra parce que c’est tout ce qui te
reste, tu me suivra parce que tu t’ennuie, parce que tu n’arrive pas à te
satisfaire de cette vie simple et bien trop paisible à ton goût. Tout les pores
de ta peau respirent l’action, et ils crient à l’asphyxie ! Je vois au fond de
ton regard que la décision a été prise depuis longtemps… Tu es humain, mon ami,
et je sais que l’homme ne peut vivre lorsque tout va bien. Tout te paraît
étrange, les jours s’enchaînent sans que tu ne comprenne pourquoi, tu es perdu,
perdu dans un océan de sourires et de paix intense. Comment ? Tu supporterais
de rester là, alors que tu n’y as pas de but ? Alors que tu ne sais même pas
pourquoi tu y es ? Cet endroit en te dis rien, pas plus que ses habitants et
leur hospitalité. Tu aimes la douceur qui y règne, mais tu te sens étranger à
tout cela, comme exilé. Et exilé, tu l’es, mon ami, oui, tu es exilé de ton
vrai monde, celui où tu vis vraiment, ou plutôt où tu veux vivre, car tu as ton
monde à toi et, au dehors, tu te sens bien trop vulnérable. Et si ce n’était
que cela, il me suffit simplement de dire que tu es monté avec moi sur le
cheval, et que, à présent, et j’en suis certain, tu ne veux plus en descendre.
»
Et comme je restais immobile, complètement scié, et c’est le terme qui
convient, par sa virulente expression, il me murmura au creux de l’oreille :
« Tu as jusqu’à ce soit pour me rejoindre devant le mur est, passé ce délai, je
pars sans toi. Inutile de te dire que je sais déjà ce que tu as décidé, mais
puisque tu ne sais même plus ce que tu veux… »
Et il m’abandonna là, rongé par le doute. Avait-il raison ? Avait-il tort ?
Aujourd’hui je me le demande encore, comme bien des choses d’ailleurs… Au fond,
oui, j’étais exilé, oui, je ne supportais plus ces huttes, ces gens souriant et
ce doux soleil. Oui, je me réveillais parfois en me demandant où j’étais et ce
que je pouvais bien y faire, ou en me disant que la journée qui passait était
celle de hier, ou inversement. Mais était-ce un problème ? Quelle folie
m’appelait donc à continuer encore et toujours sur le chemin de l’incertitude,
là où l’on ne sait même pas si l’on se relèvera le lendemain ?
Je crois, aujourd’hui, que ce doit être un démon enfoui en chacun de nous,
cette sorte de malédiction qui couve au fond de chaque être, la même qui nous
pousse à vouloir toujours plus, la même qui nous fait commettre des folies
alors que l’on est tranquillement installé… Ce devait être l’ennui, un ennemi
que beaucoup ont appris à craindre et, le plus souvent, à maîtriser. Erberth
savait cela, il le savait ! Et dans sa rage d’atteindre son but, il avait eu
l’audace d’user de cette facette de l’âme humaine pour me pousser à le suivre,
pour me forcer à écouter la voix de la déraison qui, elle, ne demandait pas
mieux que de m’exhorter à aller plus loin sur le chemin, toujours plus loin là
où le risque se cache. Il connaissait le pouvoir de cette voix sur les hommes
et, de peur de se retrouver tout seul face à un problème qui lui était
insurmontable, il avait manipulé la seule personne qu’il avait sous la main
pour l’emmener avec lui, au suicide.
Inutile d’ajouter que, comme un idiot, je pris le temps de réfléchir à ses
paroles, et que, toujours comme un idiot, je finis par déduire que, oui, j’étais
monté sur le cheval et que je ne devais pas vider l’étrier tant qu’il ne
s’était pas arrêté. La métaphore était jolie, j’en oubliais juste que l’arrêt
reflétais la mort…
Tenez-vous vraiment à savoir ce qui se passa ensuite ? La manière dont je le
rejoignit le soir venu, en attendant le dernier moment pour cacher l’empire
qu’il avait pris sur moins, ainsi que la manière dont il me lança un petit
regard dont le « je l’avais dit » ne m’était que trop connu, sont, l’une comme
l’autre, parfaitement banales, et je ne crois pas qu’il me faille perdre les
heures qui, lentement, s’écoulent dans le sablier pour vous détailler la façon
dont l’on franchit une palissade de bois, ni la magnifique pénombre dont nous
profitions grâce à la quasi absence de lune. En un mot comme en mille, cette «
évasion » fut d’une facilité déconcertante, et, en exceptant l’impact
psychologique qu’elle avait sur nos deux vies, elle pourrait passer pour une
simple balade de santé. Ainsi, je n’en dirais pas plus sur les heures passées à
marcher, ni sur le premier lieu de camping où, pour mon malheur, je me rendis
compte que, et mon compagnon et moi, avions négligé d’emporter le moindre
vivre. Peut-être, au pire, puis-je me permettre de faire une petite parenthèse
sur mon envie de retourner vers le village, vers un lieu plus sûr où mon
estomac saurait se remplir, et aussi sur la main qui me saisit le bras,
détruisant définitivement l'envie de retourner en arrière.
Cela est heureux, d’ailleurs, car le village en question devait être attaqué trois
jours plus tard, et beaucoup d’hommes périrent lors de l’assaut. Je tremble en
pensant que j’ai bien failli faire partie du lot…
Commença alors une nouvelle errance, faite de racines et de couches
rudimentaires, aménagées avec des peaux de lièvres, très abondant en la région,
dont nous nous recouvrions afin de braver le froid toujours plus saisissant à
mesure que nous commencions à monter. Car nous montions, et oui. Devant nous
s’étendait une immense montagne dont le nom m’échappe et m’échappera toujours,
mais qui détenait le seul passage menant au lieu dans lequel nous comptions
aller.
Mais je m’aperçois à ma grand honte que j’ai à nouveau sauté quelques détails
importants, je suis incorrigibles. J’espère que vous saurez excuser l’âge et
ses effets pervers, mais j’avoue que, conjugué à la fatigue, il me brouille
souvent les idées, au point que je ne sais jamais où j’en suis, ni dans quelle
histoire… Mais passons.
J’ai juste oublié de parler de la découverte par Carth d’une carte dans le
village, carte bien complète donc certainement héritée des premiers habitants
et fondateurs, et transmise de génération en génération, et qui indiquait la
position approximative du village, ainsi que celle du but de mon camarade.
Celui-ci, d’ailleurs, m’avoue ce dernier bien après notre départ, lorsque,
affamé, meurtri et gelé, je lui demandais après quelle chimère il pouvait bien
courir, et qu’est-ce qui pouvait bien le pousser à croire que la belle pour
laquelle il se donnait tant de mal était encore en vie, et qu’il allait la
trouver au-delà des terres hostiles. Après un soupir, il se décida à tout
m’expliquer.
Sa conviction prend racine lorsqu’il apprit, à son retour dans sa patrie, il y
avait de cela bien longtemps, que son amie, ou celle qu’il voulait son amie, avait
accepté un poste de suivante auprès d’une noble de l’est. Après avoir bien
poussé le confident à la boisson, il apprit aussi le nom de la ville où
allaient résider la noble et sa suite, ainsi que d’autres informations telles
que l’état de santé du chien du bourgmeister et d’autres peccadilles sans
intérêt. Par la suite, il décida de laisser en paix celle dont il ne voulait
gâcher l’existence en s’immiscent à l’intérieur de celle-ci. Mais, un jour,
l’occasion lui fut donnée d’entreprendre un voyage vers ce rêve perdu, et il
décida de la prendre, emmenant avec lui un petit citadin un peu abruti et
hébété.
Mais cela, aussi beau et informatif fut-il, ne me disait pas comment il savait
qu’elle fut encore vivante, bien que je le remerciasse sur le moment pour
m’avoir dit comment il savait où aller.
Sa seule réponse, aussi simple et complexe que l’univers, fut :
« Je le sais, c’est tout, il ne peut en être autrement. ».
Je compris ainsi qu’il ne démordrait jamais de son idée, et qu’il était vain de
vouloir le faire changer d’avis. D’ailleurs, pourquoi l’aurais-je fait ?
Revenir sur nos pas ? C’eût été de la folie. Devant, c’était le destin, c’était
le défi relevé, alors que derrière, c’était le passé. Et puis, il faut bien
l’avouer, je pensais comme lui… Après tout, si elle était morte, alors tout les
espoirs d’un homme serait brisés, sa folie se révélerait au grand jour… Non,
cela ne devait pas être, car les conséquences en auraient été insurmontables.
Pourtant, au fond, je pressentais déjà le pire…
Les jours passèrent de plus en plus difficilement, et nos forces déclinèrent
doucement, mais sûrement. Je me levais, m’appuyant souvent sur une branche ou
un rocher, puis, une fois debout, je me mettais à marcher, sans penser, sans
plus même réfléchir. Nous étions vraiment exténués. Chaque pas, rapidement,
devint lourd, et chaque mouvement se transforma en une débauche surhumaine
d’énergie. Chaque seconde, nous faisons des miracles qui ne cessaient de nous
étonner, et dont je ne reviens pas aujourd’hui encore. Nous en vînmes même à ne
plus dormir, de peur de ne pas se réveiller le lendemain. Ainsi, nous vîmes
passer le soleil et la lune, et plus souvent la lune que les soleil, bien
étrangement, et peut-être parce que ce n’était que sous sa douce lueur que je
daignais laisser se réveiller mon esprit durant quelques secondes, avant de
retomber dans une profonde léthargie, dans une forme de somnambulisme. À cet
instant, nous atteignîmes le sommet du col, ce dont nous ne pûmes même pas
prendre conscience. D’ailleurs, il fallut commencer à se méfier des loups qui,
comme soudainement attirés, nous guettaient au passage et, d’ailleurs, nous ne
dûmes notre survie qu’à quelques corniches bien situées.
Sur l’une d’elle, un jour, fatigué, complètement vidé, comme une enveloppe dont
on a retiré le contenu, je me pris à somnoler, n’arrivant plus à maintenir en
activité un corps sans force. Mais avant que je n’aie véritablement sombré dans
la mort, une main vigoureuse m’agrippa et me secoua très violemment, me tirant
soudain de ma rêverie. J’ouvris un œil, un seul, et vis à mon grand étonnement
un silouhette dont je devinais qu’il s’agissait de Carth et qui me tenait, qui
me tirait en avant, puis en arrière. Je ne sais ce qui a pu lui permettre cet
effort, car je sais qu’il était aussi éreinté que moi… Peut-être la peur d’être
seul, peut-être le fait de pouvoir se rattacher à un rêve. Toujours est-il que,
pour la seconde fois après les gobelins, il me sauva la vie en m’empêchant de
confier mon âme au néant et mon corps aux assauts du froid. Mieux, il me porta
un moment, un très long moment, jusqu’à ce que je m’en rende compte et que, par
quelques sursauts, je lui montrais ma résolution à ne pas l’encombrer ainsi.
Nos regards se croisèrent un instant, comme ceux de deux fantômes, puis se
fermèrent : nous devions continuer, même si nous commencions à penser que nous
étions morts depuis longtemps…
Enfin, après des journées d’errance dont je ne saurais donner un chiffre
précis, et après une survie qui tient du véritable miracle, nous arrivâmes en
vue d’une route et, par une chance digne de celle des grands seigneurs dont on
entend souvent parler, nous eûmes le bonheur salvateur de tomber sur une
caravane de lépreux qui nous conduisit jusqu’à la ville, et dont les passagers
poussèrent même l’hospitalité à nous nourrir pauvrement, mais de manière bien
plus grande que tout ce que nous avions pu goûter depuis un bon bout de temps.
Vous les imaginez certainement comme bienfaisants, gentils et honnêtes, mais je
crois que, si certains étaient animés de ces honorables et vertueux sentiments,
d’autres ne pensaient qu’à sauver des étrangers qui, peut-être, avaient des
connaissances en ville pouvant les aider. Ainsi va le monde qu’il ne faut
laisser passer aucune occasion… Je ne leur en veux pas, ils avaient raison…
Enfin, c’est sous l’aspect de deux mendiants misérables que nous arrivâmes à la
grande porte de la ville, et que, étrangement, l’on nous laissa entrer.
La suite n’est, malheureusement, pas très reluisante. Mon ami ne pensait qu’à
rejoindre celle qu’il aimait, et moi, je devais penser à notre subsistance. Par
bonheur, nous tombâmes sur un ancien camarade d’aventure qui m’avait aidé lors
d’une de mes altercations avec les gobelins, lors de ma jeunesse… En échange
d’une histoire remplies d’inventions afin de la rendre intéressante, car vous
comprenez bien que je ne pouvais les barber comme vous avec le récit
authentique des événements, sur notre voyage au travers des « terres hostiles
», il nous donna à manger, à boire et même quelques habits.
Pour mon malheur, mon camarade demanda bien vite les renseignements qu’il
cherchait et nous ne pûmes profiter plus de l’hospitalité de mon ami retrouvé.
Les nouvelles, d’ailleurs, n’étaient vraiment pas réjouissantes, vraiment pas…
On nous appris vite, et je dis nous car je commençais à vraiment prendre cette
quête à cœur, à force de me rapprocher de l’objectif, que ladite dame, dont
nous n’avions pas révélé le motif de notre intérêt, était partie avec les
autres femmes de la suite dans un convoi à part de celui de la maîtresse, pour
des raisons dont il est inutile de faire mention, car elles demanderaient trop
d’explications. De toute manière, le fait était que le convoi avait été attaqué
loin de là, et que le seul rescapé était celui qui nous informait. Il ne put
assurer que la dame sur laquelle nous le questionnions avait bien été tuée,
mais le doute fit rapidement son petit nid dans nos têtes et, fous de douleurs,
nous nous élançâmes sur cette piste. Mon ami me prêta des chevaux, les plus
mauvais, qu’il comptait d’ailleurs faire abattre, mais qui allaient nous être
très utiles et nous souhaita bonne chance sans y croire, pour la forme. Dans
son esprit, nous courrions après un fantôme, un fantôme…
Euh… Dites-moi, où en suis-je ? Hein ? Ah oui, les chevaux et le convoi… Oui,
c’est bon, j’ai eu un petit blanc, mais c’est bon…
Trouver le convoi fut chose facile, et nous remarquâmes bien vite l’épave
calcinée du chariot, et les restes pillés des bagages. Pour notre étonnement,
nous trouvâmes des tombes tout près du lieu de massacre, et mon ami voulu
immédiatement commencer à creuser, ce en quoi je le laissais faire, conscient
qu’il était inutile de tenter de raisonner un fou pareil… La douleur finirait
par s’exprimer, et mon ami pleurerait, me laissant ainsi la voix pour le
réconforter. Une larme se mit à couler sur mon œil, en pensant à tout ce que
nous avions souffert pour tomber là-dessus, des trolls à la désolation et aux
duretés du voyage. Ce n’était pas possible, nous ne pouvions avoir traversé tout
cela en vain, les dieux ne pouvaient le laisser faire !
Et effectivement, l’incroyable se produisit :
Alors que mon ami criait à pleins poumons sa haine et son désespoir, un buisson
se mit à bouger frénétiquement pour laisser passer une fine silhouette, une ma
foi bien belle silhouette, malgré le manque évident de nutrition et la saleté
dans laquelle elle avait traîné. Je vis, à la lueur de joie qui trônait alors
dans l’œil de mon camarade, que notre quête touchait à sa fin, que nous y
étions arrivés.
Oui, nous l’avions fait ! En moins de temps qu’il ne m’en faut pour formuler
cela, les deux êtres commencèrent à courir l’un vers l’autre, dans de grands
pleurs, et, comme j’allais l’apprendre par la suite, sans croire un seul
instant à leur bonheur, pensant que la mort leur permettait de revenir vers
l’autre aimé.
Car le plus fou était que, malgré tout les événements et la distance qui les
avait séparés, les deux s’aimaient et n’avaient jamais osé se le dire, sans
comprendre, usant des mêmes arguments des deux côtés, complètement apeurés par
ces sentiments trop étranges pour être acceptables. Je pleurais littéralement
de joie de les voir s’embrasser, longuement, fougueusement, comme si ni le
temps ni l’espace n’avaient su les écarter et que jamais ils ne fussent
éloignés du moindre centimètre. Ils étaient vraiment fait pour aller ensemble,
dans une magnifique osmose. Après ces ébats qui durèrent une éternité de
magnificence, une de ces éternités qui ne devraient jamais finir, et qui, dans
leurs cœurs, ne devait plus finir, nous nous installâmes tous trois autour d’un
feu et commençâmes à discuter, entre autre de la manière dont elle avait bien
pu survivre dans des contrées aussi hostiles et avec si peu de moyens. Nous
apprîmes ainsi que, après l’attaque des hommes-bêtes, elle avait réussi à se
cacher à eux et à fuir assez loin pour qu’ils ne la retrouve pas. Par la suite,
elle revint sur ses pas et retrouva le chariot dans l’état lamentable où nous
pouvions le voir à l’instant, et se décida à creuser des tombes pour pouvoir
enterrer décemment ses camarades, et entre autre Eindrich qui ne l’avait pas
abandonné et dont nous apprîmes qu’il s’était même sacrifié pour la défendre.
Sur l’instant, Karl promit de toujours honorer la mémoire de ce fidèle homme…
Quoi ? Comment ça « qui est Karl » ? Ben c’est Karl, je vous parle bien de
l’histoire du conte d’Oswald et de son amour perdu…
Non ?
Ah…
Ah oui, Erberth Carth… Le lieutenant Erberth Carth… Je… J’ai du me tromper à un
moment, c’est qu’il y a quelques similitudes… Je suis désolé, je vais de ce pas
remédier à la chose… Résumez-moi vite fait les derniers événements. Oui… Oui…
Ah, voilà où j’ai sauté. Ah là là… Ô rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie
comme disait ce grand auteur.
Bref, nous arrivâmes effectivement en vue du convoi, mais ce ne fut que ruine
et désolation qui nous accueillirent. Tout avait été éventré, détruit, piétiné
et nous dûmes nous retenir pour ne pas flancher devant la vue des cadavres en
robe décapités, brûlés, massacrés… Le pillage avait été fait partout, et
certains corps presque intacts montraient visiblement que les pires
abominations avaient été commises. Dans un coin, mon camarade trouva une femme
et, sans que je ne puisse rien faire, il s’effondra et s’évanouit. Je regardais
le visage et le trouvais joli, bien qu’emplis d’une grande tristesse, une sorte
de mélancolie saisissante. Je réussissais à apercevoir au travers de la peau
blême, de la gorge étendue, exsangue, la joie qui avait habité le corps…Le
contraste dut si saisissant que je défaillis à mon tour.
Dans mon cœur, plus de doute, c’était elle, et elle était belle et bien morte,
comme beaucoup d’autres dans ce monde de fous, dans ce monde sans sens,
absurde.
Avez-vous déjà observé un coucher de soleil ? Rien n’est
plus magnifique. Doucement, dans son enveloppe orange, l’œil d’or couvert de
sang descend vers l’horizon, resplendissant d’une gloire inaltérable. Il va
disparaître, on le voit, on le sait, mais à jamais nous sommes certains de le
voir réapparaître le lendemain, éternels, glorieux dans le ciel. Il rayonne, il
illumine tout, mais, chaque soir, son éclat se terni, comme une mort. Oui, je
pense que, chaque soir, alors que j’ai dans ma main une tasse de tisane, et que
mon esprit s’envole dans ce ciel balayé de couleurs pourpres, que le soleil va
mourir, et, peut-être, voire certainement, ressusciter, le lendemain, à l’aube.
Et bien, mon ami, le visage que je contemplais était comme le soleil qui se
couche, mort, retenant encore pour un moment le signe d’un grande gloire passée,
d’une beauté irradiante, d’une magnificence inégalée et bientôt disparue pour
l’éternité. Mais comme le soleil, je sentais qu’un jour ou l’autre, cette
figure renaîtrait, j’étais envahi par l’idée que ce ne pouvait être fini. Toute
la majesté contenue dans ces traits si fins ne pouvaient se perdre ainsi, je ne
pouvais y croire, et n’y croyais donc pas.
Seulement, tout absorbé que j’étais par ces étranges pensées, je ne remarquais
pas que mon camarade avait cessé de pleurer. Son regard, aussi perdu que mon
esprit dans les méandres de la pensée, ne trahissait pas la violente bataille
qui ravageait son âme. Il n’y a aucun mot en ce monde, malgré tout les écrits,
malgré la poésie et la complexité de notre langue, qui puisse réellement
retranscrire ces moments-là, et les plus appréciés et complimentés des poèmes
sonnent vide à mes oreilles lorsque le souvenir de ces instants m’effleurent
l’esprit.
Violence ? Massacre intellectuelle, destruction infinie ? Que signifie tout
cela ? J’ai fini, avec le temps, à résumer l’état dans lequel se trouvait
Erberth par « le retour au néant ».
En effet, au néant, il y allait. Pour comprendre cela, il suffit de se rappeler
qui était cette femme pour lui, et tout l’impact que pouvait avoir sa mort…
Tout son monde était basé dessus, sa pensée, ses actions… Lorsque le pilier
cède, ce qu’il supporte tombe, c’est une loi universelle, et commence alors une
longue et inexorable descente, inexorable à moins que l’esprit trouve, au
passage, quelque chose pour se rattraper, une corniche qui puisse faire cesser
sa chute, un dernier recoin où se réfugier. Chez la plupart, c’est l’idée du
suicide qui prévaut, et les flagellants sont le meilleur exemple de cet état
d’esprit, car nombre d’entre eux sont des gens sans but, ayant trouvé dans la
mort l’unique voie de rédemption… Les nains, eux aussi, ont traduit cet état
par leur fameux culte des tueurs, et leur serment. Mais, par dessus tout, il
suffit d’observer ces jeunes gens si normaux en apparence qui, d’un coup, se
jettent sous les roues d’un chariot et dont on apprend par la suite qu’ils
avaient tout perdu, amour ou fortune, ami ou honneur.
Mais, pour des esprits comme celui du lieutenant, il y a d’autres issues… Lui,
pourtant, ne semblait pas vouloir s’y rattacher, se laissant chuter toujours
plus profondément, anéantissant petit à petit son existence, massacrant sans
vergogne son âme et ce qu’il y avait fait poussé. C’est à cet instant précis,
d’habitude, qu’il faut tendre une main, qu’il suffit de montrer un os pour que,
soudain, l’esprit l’accepte, sans plus penser, comme dévoué. L’expression « je
n’ai plus rien à perdre » montre bien cet état d’esprit. Mais il n’y avait
personne pour tendre la perche à Carth, et celui-ci s’enfonçait, personne, sauf
moi… Pour quelle obscure raison me suis-je agenouillé, pour quelle maudite et
sordide raison l’ais-je donc secoué ? Mais pire que tout, pourquoi lui ais-je
rappelé que, bien auparavant, il avait promis de me rendre le cheval pour que,
à mon tour, je puisse revenir chez moi ? Ces mots décidèrent de tout.
Il me regarda soudain intensément, de ses deux globes vides et pénétrants. Moi,
horrifié par cette vision, je commençait à regretter amèrement des paroles qui
pouvaient me coûter cher, et, l’ombre d’un instant, je m’attendis à ce qu’il cherche
à me tuer. Au lieu de cela, il me lâcha du regard et, sans plus faire attention
à moi, alla vers nos monture chercher une pelle, objet dont je m’étais encombré
sous les conseils de mon ex camarade de la cité, puis se mit à creuser un large
trou dans le sol meuble et spongieux du sinistre chemin.
Au bout de plusieurs heures durant lesquelles il me fut impossible de rétablir
le contact, et que je passais donc à l’observer retirer la terre des entrailles
de cette dernière, une magnifique fosse, parfaitement dimensionnée, exemplaire,
se trouvait sous mon nez. Je regardais mon camarade, et lui me regarda, content
de son ouvrage. Mais son sourire disparut bien vite et, d’une manière funèbre,
il commença à se diriger vers le corps de sa bien-aimée. Ce n’est qu’à ce
moment que je compris à qui était destiné ce trou.
La suite… la suite… Et bien… Que voulez-vous donc que je
vous dise ? Faut-il donc vous décrire avec quelle minutie, avec quel immense
respect il déposa le corps froid et auréolé de mélancolie dans sa fosse ?
Dois.je vraiment vous faire l’éventail de tout ce qui a pu lui passer par la
tête à ce moment-là ? Oui ? Toute sa vie… En cet instant, il tuait ce qui
restait de son enfance, de son existence menée dans cette quête perdu d’avance.
Trop longtemps il avait bravé le destin, confiant dans une chance qui l’avait
quitté. Il la regardait, mais l’âme qui l’avait aimé n’existait plus, non,
cette âme-là était morte à la vue du cadavre. Je ne me suis pas tout de suite
rendu compte de ce que le regard qu’il m’avait adressé avait de sous-entendu.
En le voyant enterré sa belle, ses souvenirs et sa vie, je compris.
Oui, ce fou, cet être mort, refroidi, avait effectivement trouvé une corniche à
laquelle se raccrocher. Le corps, dans sa peur panique de la mort, avait réussi
à surpasser l’esprit, le laissant se suicider pour sauver l’enveloppe. Tel un
zombie, il avait réussi à se fixer un nouvel objectif, il avait recréer un
monde, et j’allais en être le pilier. Oui, il devait me redonner le cheval, et
il n’en descendrait pas tant que je ne serais pas là où je dois aller, et il
n’envisageait même pas ce qui pourrait arriver au moment où je toucherais mon
but. La mort, si souvent évoquée, banalisée presque par des années de guerre et
de tourmente, sonnait à ses oreilles comme l’ultime libération, et, aveuglé par
cette idée que, un jour ou l’autre, il l’aurait, sa mort qu’il s’était tant
promise, il en oubliait que c’était pour en réchapper qu’il se fixait ce
nouveau code, cette nouvelle vie.
Moi, de mon côté, je n’en menais pas large. Un temps, je pus éviter la
confrontation avec ces yeux serviles, et ce en priant pour le repos de l’âme de
la défunte, mais j’avoue que je suais et transpirais à grosses gouttes. «
Comment, pensais-je, à peine enterre-t-il celle-ci qu’il l’oublie, après tout
ce qu’il a traversé pour la rejoindre ? ». Je n’osais y croire, et je ne
voulais pas comprendre. « Au fond, reprenais-je, il ne devait pas l’aimer,
puisqu’il peut ainsi l’abandonner et, avant même de l’avoir recouverte de la
terre nourricière, ne plus s’en occuper… ». Depuis que j’y repense, il avait
cessé d’exister au moment où il s’écroula devant le visage inerte de sa chère
et tendre, et celui qui tentait de se recueillir devant les restes n’était plus
qu’une ombre, ravagée, qui ne voulait pas accepter la vérité.
Je me levais, il en fit de même, et me suivit pendant que je m’éloignais de la
sépulture. Une larme coula encore le long de ma joue, me rappelant sur terre.
Que faire, à présent ? Moi aussi, au moment de tourner, lorsque je m’effrayais
de m’éloigner des terres civilisées, autant que lorsque je refusais de partir
du village qui nous avait si bien accueilli, j’avais pris la décision de faire
reposer toute mon existence sur cette femme qui gisait à présent, inanimée, sous
plusieurs pieds de terre et de boue, au fond d’une tombe ressemblant trop à
celle des mendiants errants pour que je ne m’en veuille pas de la laisser là en
pareil état.
Mais encore une fois, la question sonna à mes oreilles, au point que l’écho
faillit me fissurer les tympans : « Que faire à présent ? ». Un regard à mon
compagnon m’apprit qu’il ne pensait plus. Docile, il se contentait de dodeliner
de la tête, une fois à gauche, une fois à droite, attendant patiemment ma
décision. Mais que faire mon dieu ? Retourner chez moi ? Au fond, je n’en avais
aucune envie.
Que retrouverais-je là-bas, chez moi ? Un tas d’amis abrutis par des dogmes
éculés et leur servilité étouffante ? Une famille vicieuse composée en grande
partie de vil espions n’attendant qu’un geste de notre part pour nous faire
exiler afin de prendre notre place ?
Non, après avoir suivi cet être frustre, simple, aux mœurs certes barbare et
primaires, mais sincères et honnête malgré l’unique tentative de manipulation,
après avoir suivi cette quête noble, vertueuse, ou tout du moins la plus
vertueuse qu’il me soit donné d’imaginer, il me répugnait de retourner auprès
d’être aussi cupides, corrompus et avides d’un pouvoir dont je n’avais plus
cure. Et, pour résumer ma pensée, voilà la phrase exacte qui me vint à l’esprit
sur le moment :
« Peu me chaut que de retourner auprès de ce tas de crétins. ».
Vous y verrez la marque la plus profonde du dédain, et c’était exactement ce
que je ressentais, oui, du dédain. Mais du dédain pour un système qui m’avait
conditionné, qui m’avait trompé.
Et encore et toujours la même question : que faire ?
Jusqu’ici, tout avait été facile ! Il m’avait, tout d’abord, suffit de suivre
l’avis de mes tuteurs, puis de mes professeurs… Par après, je devais obéir aux
ordres et, à chaque instant, je pouvais m’appuyer sur un avis extérieur qui me
guidait. Tout cela s’était mué en une franche compagnie avec Erberth. Toute ma
vie se résumait à le suivre partout où il allait, sûr qu’il était de ce qu’il
devait faire, me fiant uniquement à son instinct. Mais à présent, plus de
professeurs, de généraux, et Carth pareil au légume attendant un ordre que je
ne connaissais pas.
Était-ce donc cela, commander ? Ne serait-ce que cette éternelle interrogation,
fut-il possible que mes supérieurs aient aussi eu à se poser cette question :
que faire ? J’ai toujours eu peine à croire que derrière des masques de
certitude, derrière ces visages charismatiques et sûrs d’eux se cachaient le
doute et l’ignorance.
Prendre une décision, vite, voilà ce que je devais faire. Et comme tout ceux
avant moi, il importait peu de savoir pourquoi je prenais celle-ci, mais avant
tout de la prendre, sous peine de rester là, les bras ballants, à me poser
encore et encore la question.
« Mettons-nous en route, nous n’avons plus rien à faire ici. » m’écriais-je,
pour donner le change.
« Où allons-nous ? » me demanda mon compagnon, à moitié absent…
Je n’en savais rien, je n’en avais aucune idée. Trop de choses s’étaient
déroulées, trop d’étranges choses auxquelles je n’étais pas prêt à faire face.
Cette morte, qui devait être vivante, avait tout bouleversé. Et puis, prendre
une décision, supporter la responsabilité de cet être qui se dévouait soudain à
moi… Non, tout était trop lourd, je n’en pouvais plus.
« Monte le camp, nous allons dormir, il se fait tard. »
Je n’avais rien trouvé de mieux, mais je fus obéis au pied de la lettre, malgré
un soleil qui luisait visiblement haut dans le ciel au travers des nuages.
Enfin, après tout cela, je trouvais le temps de reprendre mes esprits, et, je
l’espérais du moins, l’initiative de la situation…
Bien, j’étais là, avec mon compagnon, et je devais trouver un objectif où nous
mener. Cela étant dit, restait à le trouver.
Je repensais à mon ami de la ville. Lui pouvait m’aider et m’entraîner dans une
combine dont certains ont le secret, prenant ainsi le contrôle à ma place.
Mais pourquoi, me direz-vous, retourner dans ces histoires qui ne m’avaient,
jusque là, apporté qu’une quantité de problèmes dont je ne m’étais sortit que
par miracle ? Effectivement, je compris qu’il me fallait aller plus loin que la
solution de facilité, et voir ce que je voulais vraiment. Pour une fois, je
devais choisir ce que je recherchais, mon but à moi, et je commençais comme
beaucoup par repenser à une connaissance que j’avais eu à une certaine époque
dans une taverne de la vieille cité, juste la rue au-dessous de la maison
familiale.
Allais-je, moi aussi, me lancer dans cette quête éperdu après un amour tout
aléatoire, allais-je confier mon sort au hasard et, comme Carth, risquer d’en
devenir fou ? Un regard sur le suscité me fit comprendre que ce n’était pas là
une voie qui me convenait. En outre, il me semblait clair que la jeune fille ne
m’importait pas plus que tant, vu que je n’avais pas hésité une seconde à
partir à la guerre en la laissant en arrière.
Mais à force de tourner en rond, je revenais à mon point de départ.
« Mais comment, me demandais-je, font ces brillants généraux qui doivent sans
cesse prendre une décision, donner un avis faire preuve d’initiative ? Ils ne
peuvent tout de même inventer ? Mais toujours, impossible de comprendre,
impossible de faire quoi que ce soit.
C’est là-dessus que, abattu par le sommeil, je m’endormais pour rêver de
batailles.
Pourquoi de batailles ? Comment le saurais-je ? Est-il compréhensible que l’on
rêve de telle chose à un moment, ou de telle autre un instant après ? Je rêvais
de bataille, c’est un fait, et j’étais un simple lieutenant qui, après la mort
de son chef, se retrouvait soudain avec la responsabilité de la bataille
entière, et, comme il se doit, j’étais largement dépassé par les événements,
envoyant les hommes au massacre, les voyant mourir sans que je ne fasse rien
qui puisse les sauver. Le cauchemar cessa lorsque je me réveillais en sursaut
au moment où je me trouvais seul dans la plaine, mon armée morte à mes pieds.
Une étrange sensation de froid se fit sentir sous mon cou, et mes yeux
rencontrèrent le regard enflammé d’un humain qui menaçait de me tuer à tout
moment si j’osais faire le moindre mouvement. Il est inutile, je suppose,
d’ajouter que je n’offris aucune résistance.
Enfin, l’on me sortit de la tente et l’air frais me fit prendre conscience de
la situation : Partout s’agitaient des maraudeurs qui fouillaient nos maigres
bagages et s’arrachaient les corps des morts du convoi. Je crus même, mais je
ne saurais être affirmatif, en voir déterrer celle qui nous avais menés là. Au
fond, je n’y faisais pas attention, trop occupé que j’étais par ce spectacle
étonnant. Imaginez que vous vous réveillez soudain et que vous découvrez un
monde nouveau, fait de brutes sanguinaires et impressionnantes… Étrangement, je
ne supposait même pas être en danger, et me contentais d’observer la scène
comme si tout m’était indifférent. Peut-être étais-je mort, moi aussi, en
voyant le cadavre de la suivante. Un guerrier plus grand que les autres vint me
parler, mais je ne compris pas le moindre mot de sa langue aux accents cassant
et tenta de le lui faire comprendre. D’un revers d’épaule, il m’envoya valser
dans la boue et hurla. Rapidement, des bras me saisirent et je fus relever très
violemment. Le grand guerrier revint me faire un discours entrecoupés de rires
et de gloussements qui donnaient à la situation un ridicule qui vint à me faire
sourire. Il n’apprécia pas et finit ses paroles sur un ton aigre et menaçant
dont je ne tins même pas compte.
Au fond, j’en venais à trouver amusant l’idée que, alors que j’en étais à
vouloir savoir ce que j’allais bien pouvoir faire, le destin m’avait envoyé la
réponse. Je m’imaginais déjà, transpercé de bout en bout par une lame, écroulé
dans la terre détrempée, riant à chaudes larmes de cette blague : la mort,
alors, m’apparaissait comme une plaisanterie qui viendrait terminer une trop
longue rêverie. Toute mon errance depuis la désertion du champ de bataille
allait se finir par un coup porté par l’un de ces inconnus envoyé pour une
raison qui, je le croyais sur le moment, n’existait pas.
Mais personne ne me trucida, et l’on se contenta de m’emmener, moi et Carth,
qui s’avérait être aussi impassible que ma personne, au travers des bois
jusqu’à une sorte de campement que dominait une grotte. C’est dans celle-ci que
fut emmener Carth, et je fus, pour ma part, projeté plus qu’abandonné, dans une
petite tente qui puait atrocement le chamois crevé. Je m’assis en son centre
et, aussi soudainement qu’étaient apparu ces étrangers, je m’endormis pour
terminer la nuit, me mettant soudain à regretter que ce rêve cesse aussi vite.
J’avoue que, le lendemain, l’euphorie passée, je fus beaucoup plus sensible à
ma situation. Assez bizarrement, la mort me faisait à présent peur, alors que
quelques heures auparavant, elle m’amusait. Je me mis à fureter dans l’espace
exigu qui m’avait été réservé, mais ne trouvait rien qui puisse m’aider. Je me
mis donc à attendre.
Mais que pouvaient-ils bien me vouloir, pensais-je, alors que je n’étais rien
et qu’ils auraient pu simplement me tuer sur l’instant. Je pensais tout d’abord
détenir quelque chose qu’ils convoitaient, ou être le sujet d’une erreur de
jugement, mais je me rappelais vite ne rein savoir qui puisse les intéresser et
être vêtu comme un paysan, ce qui ne pouvait que les empêcher de me croire
suffisamment gradé pour leur apprendre quoi que ce soit. Finalement, je
repensais aux légendes qui racontaient le kidnapping des enfants pour nourrir
des monstres légendaires, et je me mis à craindre d’être le futur casse-croûte
d’une ignoble chose gluante. Mais pourquoi, dans ce cas, ne pas m’avoir tué et
avoir jeté mon corps inanimé à la bête en question ? Je ne comprenais pas, mais
étais sûr d’une chose : je ne pouvais rester.
C’est à ce moment que je sentis une douleur dans ma jambe gauche. Tâtant
l’endroit douloureux, j’y reconnu la forme de l’étui à poignard que je portais
à l’époque et qui, bien que je ne m’en sois plus souvenu durant tout le voyage,
ne voyant aucune raison de m’en rappeler, ne m’avait pas abandonné. Restait à
savoir si le couteau était là lui aussi… Heureusement, et à mon grand
soulagement, ma chance honteuse ne m’avait pas quitté et je pus bientôt
contempler la lame terne qui trônait au fond de ma paume. Immédiatement, et
sans me soucier de savoir si Carth vivait ou non, je me mis à fébrilement
découper la toile du fond, ou plutôt la peau de bête du fond si je veux être exact,
et pus assez vite plonger ma tête à l’extérieur. Des arbres se présentaient
tout proches, personne en vue : il ne fallait pas hésiter.
Après avoir fini d’élargir l’ouverture, je m’extirpais de la tente et me mis à
courir en direction des bois, quand une grande clameur me rappela en arrière.
Pourquoi je tournais le regard à cet instant ? Sûrement par peur d’avoir été
repéré, ou simplement par curiosité, mais toujours est-il que je le fis, et
grand bien m’en pris car je pus assister de ce fait à un événement singulier.
Non loin de moi étaient regroupés tout ces barbares, et, en leur centre, un
homme à la carrure familière qui tenait dans ses mains la tête du guerrier qui
m’avait houspillé la nuit dernière. Je ne restais pas plus longtemps,
comprenant que Carth venait de trouver une voie qui le satisfait.
Comment avait-il fait pour trancher la tête du chef, je ne le saurais jamais,
pas plus d’ailleurs que je ne sais si le grand guerrier fut jamais le chef de
la tribu. Mais ce dont je ne doute pas, c’est que, trouvant là un nouveau
promontoire où installer son âme et faire éclater son désespoir, et n’ayant pas
eu le temps de se raccrocher à moi, Erberth Carth, le lieutenant Erberth Carth,
avait décidé de suivre ce chemin, de vouer son âme à ce qu’il détestait le
plus.
Je ne sus jamais ce qu’il devint, par la suite, et ne l’ai plus jamais revu, si
j’ose m’exprimer ainsi. Par contre, il va de soit qu’il est encore vivant, et
quelque chose me dit que vous le savez aussi bien que moi, non ? Oh, ne faites
pas l’innocent, je sais, j’ai compris au moment même où vous êtes entrés. Oui,
je vous ai tout dit, mais j’avais bien conscience, dans mon vieux crâne fripé,
que ce gredin, que ce brave compagnon et grossier ami, que cet être qui ne fut
jamais lieutenant de quoi que ce soit, comme vous le saviez et m’avez pourtant
laissé dire, que Erberth Carth, ou quelque fut jamais son nom, c’est vous…
Épilogue :
Encore un peu de thé ?