Au bout des plaines du nord, au fond d'une étroite et sinueuse vallée coincée entre deux murs de roc et de neige, se tenait Ars. De la fourrure de son large manteau inutile car soulevé par les vents, pendaient des petits pics de glace. Les mêmes qu'à ses longs cheveux bruns, et à sa barbe broussailleuse. Le torse exposé aux éléments, ses jambières de cuir ne le protégeant que peu, il restait pourtant impassible face au froid, au vent, et au gouffre qui s'ouvrait devant lui. Une chute infernale lui tendait les bras au moindre faux pas, alors qu'un pont enneigé qui semblait par endroits aussi ténu qu'un simple fil, reliait les deux parois de ces montagnes abruptes qui se faisaient face.
Il repensa à cette ascension incroyable, ce parcours semé d'embûches. Animé par une profonde conviction qu'il trouverait quelque chose d'important au bout du voyage, il n'avait jamais douté, il était toujours allé de l'avant. Nageant à contre-courant, marchant face au blizzard, combattant ses peurs en même temps que ses ennemis. Il n'avait pas renoncé, car son cœur lui disait de poursuivre. Et il était là, affrontant maintenant la dernière partie de son voyage.
D'un bout de botte, il fit basculer un caillou de la corniche et le regarda tomber, siffler, et disparaître sans avoir heurté de sol. Une chute sinistre à n'en pas douter, suffisamment longue pour se laisser gagner par la peur, pour penser à cette quête insensée, basée sur de vagues indications. Ars mit un genou au sol, et épousseta la neige de la main pour découvrir le vide sous lui. Un sourire amer se forma sur son visage alors qu'il dégageait progressivement un pont de glace.
Ce pont était la dernière étape, l'ultime épreuve de confiance. Sa vue, son toucher et sa raison lui hurlaient que tout ceci n'était que pure folie, que jamais cet édifice aérien ne le soutiendrait, qu'il perdrait tout à s'y engager, tout ce qu'il avait, et tout ce qui lui était promis. Son cœur, lui, chuchotait le contraire. Il murmurait que derrière ce pont se profilaient mille et une découvertes, mille et une joies, mille et un réconforts. Ars savait qu'il tomberait sur pareille situation, les récompenses étaient à ce prix. Il lui fallait croire en son cœur, et mettre sa vie entre les mains du temps. Il défit son manteau qui s'envola dans une bourrasque. Puis il décrocha son bouclier et son épée. La corniche était trop fine pour qu'il les pose là, alors il les regarda tomber, eux aussi.
Puis il s'avança. Désormais, les possibilités n'étaient pas légion. Mourir d'une chute sans fin, revoyant son agonie pendant d'interminables secondes. Accéder à l'autre côté du pont, meurtri et glacé, après avoir perdu une partie de lui-même. Ou traverser victorieusement, pour découvrir les trésors promis et fantasmés. Le choix n'était plus entre ses mains, mais dans celles d'une présence invisible et espérait-il, bienveillante.
Au premier pas il entendit un craquement. Au second, il sentit le pont vibrer et trembler. À partir du troisième, plus inquiétant encore, il n'entendit plus rien, comme si le monde réfléchissait sur son sort. Il savait ne plus pouvoir reculer, il devait arriver au bout, mais il dut se forcer à poursuivre. Au milieu du pont, le froid lui paralysait les muscles. A quoi bon prendre tous ces risques... Mais son manteau parti, et le pont à moitié franchi, il devait poursuivre.
Le vent soufflait en rafales, projetant sur lui des éclats de pierre plus coupants que des lames. Les éléments le jugeaient. Ils enflèrent et grondèrent avec plus de force encore alors qu'il faisait un nouveau pas vers l'avant. Et brièvement la peur le prit. L'air sifflait à ses oreilles un chant de mort et de tristesse. Alors il s'arrêta, leva les yeux, et mit sa vie entre leurs mains pendant un battement de cœur qui dura une éternité. La tempête se déchaînait, mais pas un son n'arrivait à ses oreilles. Il avait atteint un état de confiance absolue, téméraire et défiant toute réalité.
Le roc le jugea courageux. Le froid le jugea honorable. Le vent le jugea honnête. La glace le jugea fort et décidé. Et tous ensemble, les éléments lui accordèrent leur confiance, et le laissèrent passer sans mal, jusqu'au bout du pont.
Dans la falaise, devant ses yeux, jusque là dissimulé derrière une anfractuosité du rocher, s'ouvrait pour lui un passage vers une grotte abritée, rayonnante de chaleur, pleine de surprises et de trésors, rien de ce qu'il n’avait rêvé, et bien plus encore.