Un texte écrit il y a quelques années, sur lequel je viens de retomber. Le pitch n'est pas exploité au maximum, mais pour ce que ça vaut, voici donc une histoire de voleuse.
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Zib
ne s'attendait pas à s'en tirer si facilement. Le jeune passant qu'elle
venait de détrousser n'avait même pas élevé un cri, ni lancé la chasse
après elle. La voici donc rentrant tranquillement dans sa cache, à peine
essoufflée et bien curieuse de découvrir le fruit de son larcin.
La
bourse avait l'air bien garnie, mais elle avait surtout succombé à son
envie de savoir quelle lettre ou bijou pour sa douce amie, quel charme
protecteur ou quel autre objet personnel pouvait bien protéger le bel
inconnu qu'elle avait vu surgir devant elle pour la première fois
quelques instants auparavant. Il avait l'air si mystérieux, masquant à
la fois ses traits dans les ombres, et toute expression de son visage.
Mais en le croisant, lorsque son bras avait frôlé celui du jeune homme,
Zib avait expérimenté ce qu'elle considérait comme une vision de mille
couleurs chaudes et lumineuses, autant d'émotions chatoyantes qui
l'avaient assaillie et subjuguée. Dès lors, plus rien n'avait
d'importance pour elle que ce désir tenace d'en apprendre plus sur cet
homme.
Ce
fut un jeu d'enfant pour une voleuse aussi talentueuse de dérober le
petit sac de cuir dissimulé sous le revers du veston du vivant objet de
son obsession. A présent, son trésor reposant au creux de sa paume, Zib
ne se sentait pas le moins du monde apaisée. Au contraire, son forfait
n'avait pour résultat que de faire grandir sa fébrilité. Bien sûr, il
suffisait d'ouvrir la bourse, et peut-être serait-elle libérée. Ou pas.
Allez, courage...
"Zouip",
le cordon détaché glisse sur le cuir. Une carte de visite, pour
commencer. Alors oui... commençons plutôt par le moins passionnant. Zib
détecta de ses doigts agiles vingt-six pièces d'or et une douzaine
d'autres cuivrées. Elle n'avait en tout cas pas perdu sa journée. Deux
ou trois autres papiers, un... machin-chose en boyau de boeuf, et un
petit fétiche en bois d’ébène sans aucune valeur ; voyons ces papiers :
une lettre cachetée, intéressant. Zib n'avait pas à se soucier
d'épargner ce malheureux cachet, qu'elle avait seulement besoin
d'entrevoir pour être à même de le contrefaire à la perfection, au
besoin.
La
missive était adressée à Norbert Redfjord. La lecture avait donc de
bonnes chances d'être mortelle d'ennui... Zib connaissait très bien le
vieux Norbert, qui malgré son bon statut et sa remarquable correction
envers toutes gens qui croisaient sa route, n'avait guère de
conversation. Laissant filer ses pensées vers le quartier huppé où
vivaient les Redfjord, Zib n'avait pas même conscience que ses yeux
parcouraient la lettre en diagonale, cherchant sans grande conviction un
quelconque signe qu'elle s'était trompée dans sa première impression,
que cette lettre n'était pas totalement dénuée d'intérêt. Leur voisin,
le riche Bowman, ça c'était un homme intéressant, et pas seulement pour
sa fortune, il fréquentait aussi tant de cours renommées, voilà une
personne que Zib était, disons, enthousiasmée d'avoir parmi ses alliés.
Mais,
cette lettre... La jeune voleuse n'osait encore y croire, et pourtant,
on ne pouvait s'y tromper. Le mystérieux individu y parlait clairement
de Reena, la fille Redfjord, et d'émoi, et de mariage, de banquet, de
grandes réjouissances et d'une grande famille, et tout cela si bien
enrobé de miel et de délicatesses que Zib en avait des haut-le-coeur. Un
goût suave et nauséeux lui restait en bouche, alors qu'elle avait
seulement effleuré les lignes très vite en diagonale. Elle avait peine à
imaginer les effets qu'aurait pu avoir la lecture attentive de cette
lettre sur un être humain. Elle songea qu'elle avait sûrement fait une
très bonne action en ne laissant pas ce courrier parvenir à son
destinataire. Et les informations qu'elle venait d'obtenir pourraient
bien lui servir, par exemple pour retrouver le jeune homme, qui
apparemment avait dans l'idée de se rendre chez le vieux Norbert. En
tout état de cause, d'autres papiers l'attendaient encore, et elle
espérait faire de nouvelles et plus surprenantes découvertes.
L'un
des documents était un bon de commande pour un chargement de ferraille,
avec un numéro derrière, peut-être celui d'une maison, d'un
appartement, ou bien tout autre chose dont elle n'avait nullement idée.
Sans autre explication, cet élément lui était foncièrement inutile, elle
le conserva donc par acquis de conscience. Elle en vint finalement au
dernier document contenu dans la bourse, un parchemin d'aspect très
ancien, mais, elle s'en rendit compte presque immédiatement, d'âge
véritable beaucoup plus limité. Les bords avaient été rognés à la
flamme, racornis soigneusement à la main, le parchemin froissé à
dessein, jauni à l'aide d'une solution quelconque, et, l'ayant déroulé,
elle put constater que l'encre avait les mêmes caractéristiques,
vieillie artificiellement en y ajoutant diverses substances et en
multipliant les taches malencontreuses. L'objet insolite la fit pouffer
de rire, mais elle était trop piquée à vif par la curiosité, et sa soif
de savoir eut le dessus sur son hilarité.
Elle
reconnut vite les symboles inscrits sur le parchemin : il s'agissait
d'un charme d'amour très répandu. Zib ne pouvait faire que des
suppositions, mais il semblait bien que le charmant jeune homme
entendait conquérir sa future grâce à ce sort, et ce malgré le fait
qu'il était assurément irrésistible. C'était à son sens en faire un peu
trop, pour une fille qui ne manquait certes pas d'attraits, mais qui
n'était somme toute pas si demandée, ni tellement difficile à conquérir
d'après ce qui se racontait en ville ; aussi fallait-il que le galant
soit désespéré, ou complètement fou.
Zib
en eut tout à coup assez d'en référer au jeune homme sous les seuls
termes de "bel inconnu". Elle saisit la carte de visite qu'elle avait
mis de côté auparavant, tout en sentant monter en elle une grande
chaleur et une sourde inquiétude. Son coeur battait dans ses tempes,
sans aucune raison compréhensible. Pour ne pas succomber à son accès de
frénésie, elle tâcha de lire la carte le plus lentement possible.
"Yos Côte-Deux-Ports, Architecte royal, Envoyé du très sage Roi des Côtes auprès de l'Ambassade de Roussie".
Trop
vite, trop fort... Elle put à peine faire un pas dans la ruelle pour se
mettre à l'abri des regards, avant de s'écrouler sur le sol.
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Yos
n'avait pas eu l'air fort marri de s'être fait délester de sa bourse,
mais en réalité, il était très en rogne. Si son élégant costume du
dimanche avait pu faire les frais d'une course poursuite en pleine rue,
il se serait élancé et aurait sûrement rattrapé le voleur, mais ce
n'était pas le cas. Il aurait bien fait appel à la milice, mais il
préférait pour des raisons personnelles éviter de se frotter de nouveau à
eux. Le trafic de montres était certes loin, mais le Ministère royal ne
pourrait rien pour lui si l'un de ces bonshommes s'avérait un peu
physionomiste.
Il
n'allait pourtant pas abandonner sa mission. Après tout, rien n'était
perdu. Enfin si, sa bourse, enfin bon. Il séduirait la fille sans autre
charme que les siens propres, ce qui était d'habitude plus que
suffisant, et il ferait son discours directement auprès du père, se
fiant à sa mémoire pour restituer le contenu de la lettre. C'était si
important pour la royauté qu'il n'envisageait pas une seconde d'échouer.
Ses
pas le conduisaient donc tout droit chez M. Redfjord. Il tourna le
dernier coin de rue et s'amusa sur la fin du chemin à faire jouer tous
ses muscles dans une démarche qu'il savait le mettre en valeur, souple
et délicieusement ostentatoire. En arrivant devant la grande demeure
toute blanche, il sentait sa confiance et son aisance l'auréoler et
exsuder de chacun de ses pores. Tout allait fonctionner comme sur des
roulettes.
Pourtant,
l'imprévu se mêla de la partie, et toute sa flamboyance s'évanouit d'un
coup. Il ne sentit qu'une douleur vive sur tout le côté du corps, avant
de perdre pied dans un trou noir qui lui rappellerait de mauvais
souvenirs, dès qu'il reviendrait à lui.
Yos
ne resta que quelques secondes inconscient, mais sa tête l'élançait et
tourna tant et plus pendant encore de longues minutes. Plus de temps
qu'il n'en fallait à Zib pour le traîner dans trois ruelles différentes,
et parvenir à une porte cochère qu'elle ouvrit en se servant du poids
de sa gouleyante victime. Yos sentait déjà une foule de questions monter
en lui, et sa ravisseuse ne donnait pas l'impression de vouloir
repartir en l'entraînant dans d'autres ruelles, aussi se décida-t-il à
engager la conversation.
"Je
ne sais ce qui vous a pris de vous jeter sur moi de telle manière, mais
sachez que si vous avez besoin d'un homme, vous n'aviez point besoin de
m'assommer pour me convaincre, dit-il en gonflant le torse. Et si c'est
après l'argent que vous agissez, vous n'avez pas frappé la bonne
personne, puisqu'on vient déjà de me voler ma bourse en pleine rue. Nous
pouvons sûrement trouver un terrain d'entente, mademoiselle...
- Zib, pour les amis.
- Zib, comme Zibeline?
-
Non, comme Zibiscus, ou Bibi, ou Scus, mais surtout Zib ces derniers
temps. En vérité, mon ami, vous allez être heureux d'apprendre que j'ai
retrouvé votre bourse, et m'en vais vous la rendre."
Elle
lui tendit la sacoche avec un sourire enjôleur, et il lui répondit d'un
regard plein de reconnaissance. Il remarqua sans aucune surprise que sa
bourse était bien plus légère qu'avant, mais fut soulagé d'y retrouver
le parchemin magique qu'il avait acheté au marché noir la veille, ainsi
que sa carte de visite, son numéro de coffre à la banque royale, et sa
clé de coffre cousue dans le cuir - pas bien doué, ce voleur, ou pour le
moins distrait. Il n'y avait plus la lettre cachetée, mais il ne
s'inquiéta pas outre mesure d'une disparition aussi anecdotique. Zib vit
le soulagement se lire sur les traits de son vis à vis, ce qui lui fit
plaisir. Après avoir décrit la surprise et la joie, le visage de Yos
exprima une interrogation muette, puisque finalement il ne savait
toujours pas pourquoi on lui avait cogné sur la tête. La demoiselle
s'empressa d'expliquer :
"Je
regrette de vous avoir frappé si durement, quoiqu'une jeune fille comme
moi ne puisse sans doute vous faire grand mal, mais j'ai bien cru que
vous étiez ce grand échalas qui m'avait insultée tantôt... Je croyais
bien me venger de ses mauvaises paroles, et je suis contrite de m'être
trompée.
-
Je ne comprends pas encore pourquoi, mais j'ai le sentiment que vous me
servez des mensonges... C'est vilain, surtout pour une aussi jolie
jeune fille. Écoutez, je vous sais gré de m'avoir rendu ma bourse, mais
j'aimerais comprendre pourquoi vous m'êtes tombée dessus, tout à
l'heure.
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Voilà ce que je sais : vous êtes un agent important de la royauté, vous
allez, pour une raison ou une autre, chez les Redfjord vous assurer la
main de leur fille, et moi, ça m'intrigue, et pour être franche, vous
êtes bien plus mon style qu'elle n'est le vôtre, si vous m'entendez.
J'aimerais en savoir plus avant de vous laisser repartir en emportant
vos doutes et vos incriminations, auxquels je n'ai aucune envie de
répondre.
-
Soit, vous l'aurez voulu. Ma mission actuelle consiste à épouser cette
jeune fille ; je devrais dire consistait, car elle vient de changer de
tournure. Je vais devenir votre compagnon, vous m'aiderez à infiltrer la
ville bien mieux que cette fille de bonne famille, et en échange je ne
vous quitterai pas. Qu'en pensez-vous?"
Un
grand sourire accueillit la proposition. Un peu plus tard, il y eut
aussi un long baiser. Cette mission d’infiltration promettait de bien se
passer.