Moi, Abatien, premier roi de Cairle, j'écris de ma plume l'histoire de notre cité, et j'affirme que ce qui suit en est le récit exact, l'entière et l'absolue vérité.
Avec cinq cents braves j'étais parti du Pas pour m'enfoncer vers le nord, parmi les glaces et le blizzard. Nous avions voyagé un an et deux mois. Les vivres étaient rares, l'équipement s'usait plus vite que nos propres corps fourbus et brisés. Lorsqu'enfin notre colonne ne pouvait plus avancer et que moi-même, vaincu par le froid, j'étais prêt de m'effondrer, je vis apparaître dans la tempête un démon de cendres.
Son corps était noir et fumant. Les bourrasques glaciales semblaient le déchirer, arracher à sa surface de vastes lames de suie acre, mais le démon lui-même, qui n'avait même pas tout à fait la taille d'un homme, y était insensible.
Grâce à sa chaleur, moi et mes hommes pouvions nous relever. Je gardais cependant un genou à terre devant cette apparition.
« Démon ! » Je criai pour qu'il m'entende. « Montre-moi la voie ! »
« Il n'y a pas de voie. » Me répondit le démon avec la voix d'un jeune homme. « Tu es arrivé. C'est ici que tu dois être et c'est ici que tu bâtiras ma prison. »
Je me relevais, étonné. Parfois le vent me cachait sa silhouette. Le bras au front pour me couvrir, les peaux de bêtes alourdies de neige et de givre, je hurlai pour me faire entendre.
« Démon ! Mes gens ont faim et froid et son épuisés ! Si tu n'interviens pas, avant demain nous serons tous morts ! »
Et le démon répondit :
« Le froid est le dernier de tes soucis. Le Seigneur vous a amenés ici à moi pour que vous bâtissiez ma prison. Je suis Keidran. Trace dans la plaine un espace aussi grand qu'il te plaira et à l'intérieur de ce terrain je vous protégerai. »
Moi et mes compagnons nous regardions, puis nous décidions d'obéir. Avec nos dernières forces nous récupérions dans la neige toutes les petites roches qui pouvaient se mouvoir. Nous brisions nos chariots et nos coffres et nous ajoutions les monceaux de bois pour les semer afin de tracer un espace dans la plaine. À chaque fois que mes gens voulaient le refermer, je disais : « Plus loin ! » Et nous poussions plus loin, à l'aveugle, pour dessiner les futurs contours de la cité de Cairle.
Nous baptisions la colline à l'ouest Brida, et les deux plus petites au nord du même nom de Cluos et Cluosa. Là où il n'y avait rien nous arrachions neuf kilomètres à la tempête.
À peine notre dernier débris posé, le blizzard cessa. Il n'y eut plus de vent ni de neige, ni de froid. Moi et mes gens restions là émerveillés par la magie du démon. Déjà au sol la blancheur laissait place à une terre grasse où naissait l'herbe. Nous entendions avec surprise, au loin, des premiers chants d'oiseaux puis des bêlements légers. Quand nos chausses humides foulèrent des prés et des champs de fleurs, entre des bosquets d'arbres et l'écoulement du fleuve nommé Livresse, nous savions que le démon avait tenu parole.
J'allais avec cinq de mes compagnons retrouver le démon au centre de ce terrain fertile. Il n'avait pas changé de place, mais à présent que la tempête ne le déchirait plus il semblait menu et faible.
« Démon, tu as tenu parole. » Je lui dis. « Quel est ton nom ? »
« Je suis Keidran. » Répéta ce dernier. « Je vois les tiens qui chassent et se reposent. Qu'ils cessent. Vous devez construire ma prison. »
« Quel prison ? »
« Abatien, toi qui as un nom de boucher, écoute-moi bien. Toi et les tiens ne vivrez plus à présent que pour garder prisonnier un démon. Taillez la pierre, fondez le métal, creusez des fosses et élevez des murailles mais ne perdez pas un instant. Vous devez craindre que le démon s'échappe plus que la mort, chaque jour et chaque instant, et oeuvrer à chaque battement de coeur pour éviter cela. »
Ses mots étaient si menus et faibles que d'abord je ne les prenais pas au sérieux. Mais puisqu'il avait offert un futur à notre expédition, je lui obéissais.
J'envoyais mes compagnons aux quatre coins du territoire, pour arrêter la chasse, la pêche et les rêvasseries. Alors que le soir approchait, nos gens voulant allumer des foyers, j'affirmai que les seuls feux seraient ceux des forges. Et le premier je me mettais à tailler dans le bois pour me fabriquer un outil.
La première pierre de la cité de Cairle fut aussi la première de la prison. Notre cité n'existe que pour garder prisonnier ce démon, comme le démon Keidran l'exige de nous. Cairle, prospère et remplis ta mission !
C'est ici l'entière et absolue vérité que je lègue à mes descendants.
.. .. .. ..
Le chemin jusqu'à Cairle avait été harassant. Elle n'était pas la plus au nord, mais elle était perdue en plaine avec pour tous chemins des sentiers de terre effacés par la neige la moitié du temps. J'avais pataugé dans une nasse grise et brunâtre tout du long, à tirer mon attelage pour qu'il avance chaque fois que les roues plongeaient dans les flaques les plus profondes.
Mais une fois passé les portes de la cité…
Un mur haut de vingt mètres surplombe les terres. En-dessous on se sent écrasé. La pierre en est d'un blanc pur, pareil à la neige, et d'abord je croyais que c'était de la neige vraiment. Le mur a un tracé irrégulier, sinueux et presque absurde. Tous les cent mètres une tour s'élève, carrée, avec ses mâchicoulis. À chaque entrée se trouve un château, un château entier, simplement pour en garder la porte.
Moi, j'entrais par la porte ouest, au nord du quartier de Brida. J'y apprenais qu'il y avait une entrée au sud-est, qui aurait été plus proche, et qui s'ouvrait sur le fleuve Livresse. Mais longer ce fleuve, pas question, je ne voulais pas de problèmes.
Je montrais ma lettre aux gardes, dans leurs mailles et tenant leurs lances, et je demandais à rencontrer leur suzerain.
« Notre quoi ? » S'étonna leur chef en se frottant le visage. « Non non non, celui que tu veux rencontrer est le prince Villans. Va à la forteresse, tu ne peux pas la rater. »
« C'est où ? »
Le garde me regarda, longuement, soupira encore plus longuement et après m'avoir bien agacé me montra enfin, droit devant moi les tours larges et blanches qui émergeaient des toits. Je réalisai alors que ces dernières n'étaient pas la muraille du côté opposé de la ville, mais bien un château massif au coeur des habitations.
Je lui demandai pourquoi le mur de la ville était aussi irrégulier. Il ne comprit pas la question.
Derrière moi s'allongeait le tunnel de pierre taillée long de quelques cent mètres qui était comme creusé sous le château de l'entrée. Ils attendaient que je passe pour refermer porte et herse, si bien que la traversée en était sinistre. Ils referment, j'en ai été surpris, porte et herse même si un autre chariot approche.
Cairle est riche et luxueuse. Tous les toits ont des tuiles, tous les murs des fenêtres, toutes les maisons des jardins. Ils avaient bâti de larges places pour les marchés et les étals s'y emplissaient de milliers de fruits, de légumes, de viandes et de poissons divers, d'épices et d'herbes mais aussi d'étoffes et d'habits, d'outillages et d'outils. Chaque place de marché était comme un petit village en soi que je traversais étonné, étourdi presque. Il fallait parfois que je me batte pour permettre à mon attelage de passer.
Mais je pouvais mal profiter de tout ce luxe. Pas à cause de ma bourse : tout là-bas se cède pour rien. Mais il y a là-bas partout des gardes et partout des barrières, même pour les grandes avenues où ils ont le moyen de lever des piques. On m'a fouillé dix fois ma cargaison, jusque sous les chevilles de bois, et tous les passants me jetaient des regards détestables. Toutes les maisons sont cernées par un mur et une porte de fer barrée.
Et ça ce n'est rien.
Au milieu du chemin je me suis soudain retrouvé face à un pont-levis. Tandis que les gardes fouillaient encore mes affaires, moi-même occupé à présenter ma lettre je demandais si c'était le fleuvre Livresse.
« C'est une douve. » M'expliqua-t-on.
Une fois celle-ci passée, la ville est devenue vraiment sinistre. Je me retrouvais dans des rues creusées un mètre sous les maisons, si bien que je ne voyais plus que la pierre grise des deux côtés qui m'enfermait. Il y avait ici plus de patrouilles que de passants et j'en venais à croire que la moitié de la ville servait dans la garde. Les maisons semblaient plutôt des manoirs et, quand je demandais à une dame, celle-ci m'apprit que c'étaient des casernes et des écuries, et que plus loin j'allais longer des champs de course. J'étais dans ce qui pour eux servait de quartiers nobles.
Une seconde douve, sèche celle-là, séparait ces quartiers d'un terrain nu après lequel, sur ma route de pavés, j'atteignais les portes entièrement d'acier de la forteresse. Je restais rêveur devant deux séries de chaînes qui semblaient surtout décoratives mais qui malgré tout en accrochaient les battants.
Quand j'arrivais enfin devant le prince, j'avais tellement de questions que j'en restais muet.
« Ah, notre architecte. » Dit le prince Villens pour toute la pièce. « Viens, assieds-toi. Mange, souris un peu. »
« Où est mon chariot ? »
« Tu n'en auras plus besoin. Laisse ça et mange, tu as l'air affamé. Qu'on lui prépare une chambre ! Affamé et fatigué, je croyais la vie d'architecte plus douce. Et furieux. »
Je sautais sur l'occasion.
« Prince, je ne pouvais pas faire cinq mètres sans que quelqu'un me fasse décharger tout mon chariot ! Je n'ai jamais vu de ville aussi peu accueillante ! »
« Ton travail sera de la rendre moins accueillante encore. »
Il but à sa coupe, la reposa et à cet instant je vis qu'on apportait des plateaux entiers de viande. Je cédai enfin et je m'asseyais pour manger à mon tour. De la nourriture de château. Je me sentais comme un roi, et je n'avais même pas encore touché aux habits qu'ils allaient me remettre ! J'en oubliais d'être en colère, et je m'intéressais à ma tâche.
C'était un sujet malvenu à table, mais le prince et ses nobles, au contraire, semblèrent heureux du sujet. J'avais sur moi toutes les attentions, sympathiques cette fois.
« Je t'ai fait venir pour deux missions, » me dit le prince Villens, « et les deux sont d'égale importance. Accomplis-les et ton nom côtoiera celui d'Abatien, le fondateur de Cairle. »
Puis d'un geste il me rapprocha de lui et fit un geste emphatique.
« Cairle est grande, mais pas encore assez. Vois ces terres qui l'entourent, toute cette plaine à l'abandon. J'ai besoin que tu me la domptes. »
« Comment ? »
« Comment ? Pardi ! Avec une muraille, bien sûr. Ta première mission sera de bâtir la seconde enceinte de Cairle. »
J'aurai ici le plus grand mal à retranscrire mes émotions. Je faillis m'évanouir. J'avais, oui, imaginé sculpter une statue, ou dessiner les plans d'un temple. Dans mes rêves les plus fous, j'imaginais un château.
Sur l'instant j'avais probablement ressenti un mélange d'orgueil et de panique. Je me rappelle surtout avoir eu le besoin de m'effondrer sur ma chaise.
Mais on me reversait du vin, on me tapait sur le dos et on me répétait que j'étais parfaitement à la hauteur de la tâche. Du reste, des architectes, ils en avaient plein, mais j'étais le seul qu'ils voulaient. Je n'osais pas demander pourquoi, de peur qu'ils se rendent compte que je n'étais pas si grand que cela, et qu'ils me retirent le contrat.
« Et ma deuxième mission ? » Je demandais enfin.
« Taille une plaque. » Me dit le prince. « Une plaque commémorative, en cuivre, qui racontera comment Cairle a été fondée. Tu trouveras dans nos bibliothèques toute l'inspiration qu'il te faudra, mais cette plaque doit être parfaite. »
« Parfaite ? »
Le prince plongea ses yeux dans les miens, et je me sentis écrasé.
« La survie de ma cité en dépend. »
Je voulais bien le croire, je le crois à présent, et je retournais à ma viande sans plus oser lui jeter un regard. Je souriais par politesse, mais au fond de moi j'avais l'impression de m'être engagé dans quelque chose de trop grand, et je regrettais presque mon village.
Mais ensuite on m'offrait un bain, des habits et une chambre comme je n'en avais jamais vue. J'avais un lit, un vrai lit à moi tout seul, mon propre coffre, deux fenêtres et une suite de serviteurs. Je redoutais seulement ces serviteurs parce qu'ils étaient armés et qu'ils avaient les yeux brûlés.
Le lendemain, je voulus me mettre au travail.
J'allais donc dans la petite cour, du côté de la porte, et je demandais où était mon chariot. On m'apprit qu'il avait été détruit. Sur le moment je n'y croyais pas. Je demandais où étaient mes bêtes. Tuées. Abattues à l'instant où je les avais quittées, aussitôt cuites et servies au repas du prince. Cette fois j'y croyais. Et terrorisé je demandais à voir le prince.
À la place, on me mena à Arild, son intendante, qui écouta mes reproches avec ennui.
« Mais enfin, » je m'exclamais, « comment je vais faire pour travailler sur le terrain sans chariot pour transporter mes instruments ? »
« Vous n'irez pas sur le terrain. » Observa Arild. « Et de toute manière je croyais que vous autres les architectes pouviez vous contenter d'un pendule ou quelque chose. »
« Je ne peux pas travailler dans ces conditions ! »
Elle me perça du regard et j'en perdais toute ma colère.
« Vous n'avez pas le choix. Vous êtes confiné au palais. »
Je crus que j'étais puni, mais ce n'était qu'un constat. J'apprenais enfin la première règle de Cairle.
Personne ne quitte la cité. On y entre, on n'en sort pas. Personne ne sort de la forteresse. On y entre, on n'en sort pas. Personne ne sort du donjon. On y entre, on n'en sort Pas. Je connais à présent la formule par coeur.
J'avais été naïf de croire que tout se passerait normalement. Je me découvrais condamné à passer ma vie entre ces murs épais et froids, avec ces gens pour lesquels je me découvrais soudain de la haine. Mais Arild eut tôt fait de me remettre à ma place, et de me rediriger vers les bibliothèques. Je devrais travailler à partir de cartes, et tracer la mienne pour dessiner les futurs plans de la seconde enceinte.
Quand je demandais qui allait la bâtir, on me répondit : « Keidran. »
Je passais le reste de la journée, non pas à travailler tant j'étais encore furieux de ma situation, mais à prendre des mesures. Je calculais la taille de la cité, et j'estimais qu'elle devait faire au moins cinquante hectares. Mais en calculant ensuite la longueur des murs je me rendais compte qu'elle aurait dû en faire moins de dix. J'y passais vraiment la journée, jusqu'à ce que la nuit me force à m'arrêter, pour tenter de résoudre ce casse-tête.
Pendant une semaine encore, je boudais. Disons-le comme c'est. On me laissa faire et on continua de me flatter et de m'assurer que je ferai de l'excellent travail. Et j'étais moi-même toujours tenté de tracer cette enceinte.
Alors enfin je cédai et j'allais en bibliothèque. Là, je me plongeais dans les cartes, je commençais mes esquisses et je me rendais compte que je pouvais étirer la muraille aussi loin qu'il me chantait.
Dans un jet je tirais le mur jusqu'à la chaîne du nord.
En même temps je gardais en tête mon second travail, pour la plaque, et je me renseignais sur l'histoire de la cité. J'en discutais à nouveau avec Arild pour échapper également aux ouvrages et à la solitude.
« Je ne suis pas sûr de comprendre, » je lui demandais, « Keidran est méchant ? »
« Non, voyons. » Me gronda-t-elle. « C'est le gardien de la cité. »
Je commençais alors à tracer également les contours de la plaque, et j'allais aux forges discuter du meilleur cuivre pour la travailler. J'avais presque, à ce stade, oublié que j'étais prisonnier de cette forteresse, tant j'étais enthousiasmé par tous ces projets.
Le mois suivant, Arild mourut.
L'histoire qu'on me rapporta était qu'elle avait été trop curieuse, et qu'elle avait voulu se rendre au donjon. Elle y serait donc rentrée, et aurait tenté d'en ressortir. J'avais bien entendu des cloches durant la nuit, mais cela n'avait duré qu'un instant et je m'étais aussitôt rendormi sans chercher à comprendre. D'après les serviteurs, ces cloches sonnaient l'instant où elle avait été découverte, et avaient cessé à son dernier souffle.
Sa mort me laisse incroyablement seul. J'ai arrêté de travailler sur les schémas. Je laisse sécher l'encre. Tout le monde me laisse faire, et seul le prince, après des mots de réconfort, veut me rappeler à mes devoirs. Il n'a pas l'air touché par cette tragédie.
À présent moi aussi je me sens attiré par le donjon.
.. .. .. ..
Keidran m'avait parlé.
J'étais à la réception de la bibliothèque nord, près du petit escalier de fer, à noter les mouvements d'ouvrages dans le registre. Les flammes des bougies étaient devenues bleues et je ne m'étais rendu compte de rien.
Une personne a approché du comptoir, un jeune homme de peut-être vingt-et-un ans. Il avait les cheveux noirs et courts et un calme étrange. En fait, il marchait comme un mort. Je n'ai pas levé la tête.
Il m'a demandé : « Qu'est-ce que tu fais ? »
J'ai pensé que ce devait être le fils d'un seigneur, peut-être un nouveau visiteur. Il était bien vêtu et ses yeux n'étaient pas brûlés. Je lui ai répondu : « Je tiens le registre de la bibliothèque, monsieur. » Je n'avais pas relevé la tête et je continuais de gratter la plume.
Il est passé derrière le comptoir, s'est approché de moi et a redemandé : « Qu'est-ce que tu fais ? »
Cette question m'a fait peur. J'ai abandonné la plume et sans oser me retourner, persuadé que j'avais à présent affaire au prince Villens ou bien à son successeur Séguerin.
« Je suis au service du prince Villens de Cairle, et je suis chargé de veiller sur la bibliothèque, son bon état et le suivi de ses ouvrages. »
Le jeune homme était dans mon dos. Il s'est presque collé à moi et m'a saisi. J'ai réalisé que c'était Keidran. Sa voix devint menaçante :
« Qu'est-ce que tu fais ? »
Avant que je ne réalise ni la réponse ni ce qui se passait, il avait disparu, remplacé par les coups de cloche des tocsins.
J'ai tiré ma lame et je me suis précipité dans le couloir. Je me suis mis, pour chaque fenêtre, à en rabattre le volet. Derrière moi les gardes passaient en courant dans leurs armures de mailles. Je ne regardais pas la ville. Je ne pouvais pas la voir. Mais j'entendais s'élever d'elle également les coups de cloche. Les murs autour de moi se couvraient des glyphes bleutés de garde, jusqu'à former la seule lumière du corridor.
Ensuite je me dirigeai en direction du donjon.
Je suis arrivé à l'armurerie alors qu'il restait encore des armes. Mais j'ai dû d'abord aider à armer les autres, et j'écoutais toujours sonner les cloches. Je savais à présent que ce n'était ni une fausse alerte ni une intrusion, et la terreur me prenait le ventre. Je ne savais pas comment combattre un démon. Aucun de nous ne savait.
Quand les gardes refermèrent la porte et la scellèrent, j'ai pu enfin revêtir une cotte et un casque. Je me suis armé d'un bouclier et d'une hache et je suis parti en avant en direction des barricades.
Le donjon, on m'a dit, plonge douze fois sous la terre, et est tout aussi haut. Il y aurait une cour de vingt mètres entièrement déserte entre le donjon et les barricades, au coeur de la forteresse. Si le démon sortait du donjon, on m'avait dit encore, alors tout était perdu et nous devrions nous battre pour Keidran avec l'énergie du désespoir.
Keidran soit loué.
J'ai rapporté ce qui m'était arrivé à la bibliothèque à mon sergent, près des chaînes de la porte. Devant nous passaient encore des gardes parmi les derniers qui traversaient la cour pour se jeter à l'intérieur du donjon. Leurs visages mêlaient rage et effroi. Je les regardais en faisant mon récit et le sergent occupé à les regarder également ne m'écoutait qu'à moitié. Il me posa cependant une ou deux questions et quand il fut sûr, il me dit que ce devait bien être Keidran. D'autres avaient eu la même vision.
« Qu'est-ce que ça signifie ? » Je lui demandais.
« Qu'est-ce que tu crois ? Keidran nous protège. »
« Loué soit Keidran. »
Quand le dernier garde fut passé, le sergent a fait sonner la petite cloche qui a presque passé inaperçu dans le vacarme. Les battants se sont rabattus, les chaînes se sont tendues et nous avons formé un barrages de piques.
Le son des cloches devenait plus fort et plus terrible, à mesure que la menace remontait des profondeurs du donjon. Nous ne savions pas où elle en était exactement, mais elle progressait. Nos imaginations nous jouaient des tours. Nous pensions à ce à quoi pouvait ressembler le donjon, à ce à quoi pouvait ressembler le démon, et ce qui se passait là-bas. Mais tout ce que nous avions était la porte chargée de fer, les chaînes et nos lances.
Moi, sur le côté, j'attendais hache en main et je me concentrais plutôt sur le reste des servants. Les yeux brûlés masquaient tout de nos sentiments. À mesure que les cloches se faisaient plus fortes, les visages se faisaient plus déterminés. Le bleu des glyphes peignait des ombres folles sur nos visages.
Puis soudain il y eut ce séisme affolant. Le sol, les murs, tout se mit à trembler. Par réflexe je tournais le bouclier à moitié contre la porte, à moitié contre le plafond, contre les débris qui pouvaient en tomber. Je manquais de tomber.
On m'a dit qu'ils avaient fait s'effondrer le donjon sur lui-même, tout le poids de ses douze étages sur les douze profondeurs pour empêcher le démon de s'échapper.
Je ne sais pas si c'est vrai. Mais les cloches se sont tues.
Nous avons attendu encore devant les portes fermées, dans le silence, à entendre désormais l'entrechoc de la maille et les déglutissements. L'air était devenu sec et lourd. Nous avions l'impression d'être oubliés après la bataille.
« Sergent, » demanda un servant, « et si le démon s'était échappé ? »
Nous le regardions comme s'il était un traître. J'avais moi-même eu envie de le frapper. Mais le sergent eut simplement un rire moqueur.
« Comment ? »
« Par les airs. Un démon, ça peut voler, non ? »
« Idiot. Il peut voler aussi haut, aussi loin et aussi longtemps qu'il veut. Tant que les murs de la cité tiendront, il n'ira nulle part. »
Cela, on ne me l'avait pas dit. Mais en même temps, je n'avais jamais songé à l'idée qu'il s'envole, plutôt qu'il ne traverse les barricades.
Enfin, quelqu'un vint voir le sergent et lui dit de venir à la porte. Pas celle que nous gardions, celle derrière nous qui ne se rouvrirait plus. Il en approcha et écouta à travers le métal du battant.
Quand il revint, il tenait un parchemin sur lequel il avait noté les consignes.
« Le prince Villens est mort. Nous servons désormais le prince Séguerin. Nous avons trahi la confiance de Keidran est relâché notre vigilance. Le prince ordonne que nous rejoignions les ombres. »
On m'avait dit que je faisais déjà partie des ombres, puisqu'on m'avait brûlé les yeux. Je ne comprenais donc pas ce qu'il voulait dire.
Mais je n'osais pas poser la question.
« Le prince fera sonner les cloches douze fois, à raison d'un coup toutes les douze secondes. À ce signal, la première tranche de la première enceinte doit mourir. Après douze heures, le même signal se répétera et la seconde tranche de la première enceinte devra mourir. Après douze heures le même signal se répétera et les occupants de la forteresse devront mourir. Les traîtres et les lâches seront réduits en pièces et jetés dans les flammes des temples. »
« Sergent, » interrompit le même servant, « cela signifie que Cairle va mourir ? »
« Non. Keidran épargne la seconde enceinte. »
« Il y a une seconde enceinte ? Depuis quand ? »
Le sergent lui fit signe de se taire et nous rentrions tous dans le rang.
« Bien. Maintenant. Qui parmi vous a entendu Keidran ? »
Nous nous regardions tous. La plupart ne comprenaient même pas. Moi, j'hésitais à me manifester. C'était étrange, mais je m'étais résolu à mon sort, et je n'étais pas curieux d'en connaître un autre.
Mais enfin, nous étions trois à lever le bras.
« Sur ordre du prince, vous ne rejoindrez pas les ombres. »
« Comment ?! » Je m'exclamai.
Je me sentais trahi. Comme abandonné. Le sergent nous fit calme à tous trois de nous calmer. Nous nous étions exclamés presque en même temps.
« Vous êtes désormais sous les ordres directs de Keidran, qui disposera de vous comme bon lui semble. Loué soit Keidran. »
Je ne comprenais plus rien.
Au loin, dans notre dos, une cloche se mit à sonner. Un coup. Douze secondes. Deux coups. Douze secondes. C'était lent et méthodique.
J'allais négocier avec le sergent pour qu'il me laisse rejoindre les ombres. Il n'entra même pas en matière. Je lui demandais pourquoi je ne faisais pas déjà partie des ombres, puisqu'on m'avait brûlé les yeux. Il se frappa le visage devant mon ignorance. Nous en avions fini avant la fin de la cloche, et je me sentais plus stupide qu'avant.
Quand la cloche se tut, il ne nous resta plus qu'à attendre.
Pendant un peu moins d'une heure encore, nous gardions la porte des barricades. Mais malgré toute notre fermeté, dans la tranquillité et le silence, nous perdions notre ardeur. Enfin, sans ordre ni argument, notre formation s'éparpilla dans les espaces étroits du goulot. J'allais moi-même m'installer sous un des corbeaux, et je laissais vaquer mon regard.
Bientôt, nous nous mettions à discuter, à causer comme nous ne l'avions jamais fait avant. Nous avions toujours été trop occupés aux menues tâches de la forteresse. Nous avions enfin du temps pour nous.
Je parlais cuisine avec un servant, puis avec un autre nous parlions de jardins.
Je m'étonnais de tout ce que je n'avais jamais su.
De plus en plus de servants se réunissaient autour de moi, comme en cercle, sans que je le note d'abord, puis je remarquai ma popularité. J'étais le centre des attentions, quand bien même on ne parlait de rien d'important. Je compris enfin que ça leur brûlait les lèvres de savoir ce que Keidran avait bien pu me dire.
Et à quoi il ressemblait.
Mais à ce moment-là je n'étais plus bien sûr que c'ait été Keidran, et je n'osais pas mentir. Je restais vague. On changea de sujet.
Qu'est-ce qu'il avait voulu dire ? Qu'est-ce que je faisais ? J'attendais que sonne la cloche pour devenir une ombre. Sauf qu'à cause de ce jeune homme je ne deviendrai pas une ombre. Et j'enrageais à l'idée d'avoir menti, parce que j'avais de plus en plus l'impression que ça n'avait été qu'une rencontre quelconque ou même une rêverie. Je ne pouvais pas accepter que ce soit Keidran.
Alors je suis retourné vers le sergent.
« Sergent, j'ai dû me tromper. Je ne pense pas que ce soit Keidran. »
« Écoute-moi. Écoute-moi bien. »
Et il me prit à part.
« Il y en a ici qui rêvent de prendre ta place, parce que ce sont des traîtres et des lâches. Ils veulent dire qu'ils ont rencontré Keidran pour ne pas mourir. Mais ils ne peuvent pas, et tu sais pourquoi ? Tu ne sais pas, hein ? »
« Non sergent. »
« Parce que Keidran a dit la même chose à tous ceux à qui il a parlé. Et il l'a dit le même nombre de fois. S'ils avaient essayé, sans savoir cela, ils se seraient révélés au grand jour et on les aurait hachés menu. »
Je repartais m'asseoir. J'avais du mal à imaginer qu'on veuille prendre ma place. Je l'aurais cédée à n'importe lequel des autres servants dans la salle. Chaque seconde ne me rapprochait plus de la mort mais de Keidran.
Ils ne comprenaient pas ce que c'était, que de se trouver en présence d'un démon.
Les heures semblaient terriblement longues. On chantait à présent, on jouait et on s'inventait des histoires. Il y avait comme un déni général. Au loin la cloche se remit à sonner. Douze heures étaient passées. Je décidais de faire un somme.
Je me réveillai aux éclats de voix.
« Vous allez laisser le démon s'échapper, bon sang ! » Criait un servant parmi d'autres. « Vous jouez son jeu ! »
« Pauvre lâche ! » Lui criait-on en retour.
Cela avait éclaté soudain, parmi les servants, l'idée que les ombres n'étaient qu'un mensonge, qu'en mourant on laisserait les barricades sans défense. Que le démon n'aurait plus qu'à sortir des débris et traverser une foule de morts. Dit comme ça, le prince Séguerin faisait le jeu du démon.
Je n'en croyais pas un mot. Je saisissais ma hache avant de noter le sergent qui, entre les deux groupes, cherchait à calmer les uns comme les autres. Il hurlait à chacun de retourner dans son coin et de la fermer.
Alors je tapai sur les épaules pour qu'on me laisse passer, et j'allais me mettre à ses côtés.
Ma seule présence causa le silence.
Le sergent me regarda, me sourit et malgré ses yeux brûlés je sentis comme de la sympathie. Les deux autres nous rejoignirent et nous formions soudain un groupe effrayant de quatre personnes face à la masse.
« Ça ne sert à rien, ces disputes ! » Clama le sergent. « C'est inutile ! À la fin, Keidran reconnaîtra les siens. Alors mourez, ne mourez pas, mais d'ici une heure c'est à lui que vous répondrez. »
« Mais, sergent… » lança-t-on des deux côtés.
« Silence ! Vous, là ! Vous aurez tout le temps de punir quand vous serez des ombres. Et vous, là ! Vous croyez vraiment que vingt mille hommes changent quoi que ce soit ? Morts ou vivants, le résultat sera le même. Et réfléchissez ! Les portes sont fermées, elles ne se rouvriront plus ! Où croyez-vous aller ? Que croyez-vous manger ou boire ? Nous sommes déjà tous morts et condamnés, remerciez plutôt Keidran que ce ne soit pas en vain ! »
Il y en eut pour se regarder.
Je devinais leurs pensées. Dans un dernier élan de survie, ils voulaient proposer d'enfoncer les portes. Sortir. S'échapper. Si cela avait échappé à leurs bouches, ils auraient admis leur lâcheté. Alors ils se sont tus.
Étrangement, personne ne répliqua que nous avions beau jeu de parler, puisque nous nous allions vivre. Mais le sergent ne faisait pas partie des nôtres.
La dernière heure fut lourde. On ne parlait plus. On ne se regardait plus. On attendait la cloche. Il y en avait pour supplier, pour demander protection. Moi, je cherchais plutôt dans tous les recoins noirs la présence de Keidran, pour lui demander de me laisser partir avec les autres. Plus l'instant approchait et plus je réalisais concrètement à quoi j'allais assister.
À un moment le sergent s'est levé. Il a fait signe et les servants ont repris la formation.
Nous avons passé les dernières minutes à garder la porte et à réciter des crédos de Cairle.
Puis la cloche a sonné.
Le sergent a tiré sa lame. Tous les servants ont suivi son geste. Je pouvais sentir avec acuité ceux qui avaient été hésitants. Le sergent a hésité aussi. Il a porté sa lame au niveau de la gorge, puis a tourné la tête vers moi.
J'ai regardé son corps s'effondrer le premier. J'ai regardé les corps tomber comme des livres d'une étagère. Le sang se répandre et gorger la pierre. Toute la troupe devant moi.
Ça me démangeait de tirer ma propre lame et d'en finir. Je me répétais que Keidran ne m'avait pas parlé, qu'il ne s'était rien passé de tel, que j'avais tout inventé pour ne pas me tuer, que j'étais lâche, un traître. À mesure qu'on tombait autour de moi ces pensées devinrent pressantes, urgentes, paniquées. Je devais prendre ma lame, en finir le plus vite possible. Je reculais, je marchais dans le sang.
Après une minute ou deux, je ne sais pas, nous n'étions plus que trois.
Nous nous regardions, tous les trois.
Nous étions terrorisés.
« Et maintenant ? » Demanda l'un de nous. « Qu'est-ce qu'on fait ? »
.. .. .. ..
Après Abatien régna Réquard, puis Villens puis Séguerin, puis Tierpont puis Varemme. Bientôt, mon neveu, tu seras le futur prince de Cairle.
Tu seras prince. Non. Tu seras roi.
Tu seras le dernier rempart à la folie ambiante.
Laisse le passé au passé. Ce qui est fait est fait. Prépare ton règne et prépare-le bien. Ton seul souci doit être d'empêcher le démon de s'échapper. Sers Keidran et Keidran te protégera.
Grâce au travail de Milleviers, notre cité s'étend désormais sur trois enceintes, toujours plus hautes et massives à mesure qu'on s'éloigne, et armées de trébuchets. Entre chaque tour d'enceinte l'architecte a tracé un quartier avec son propre mur et ses douves, et pour cela nous avons détourné le fleuve Livresse. Chaque quartier a son temple, sa tour et son tocsin. Les tours peuvent lever des chaînes qui formeront une toile mortelle pour le démon. Enfin, mon neveu, mon cher Achelon, les douves des quartiers tracent dans l'enceinte des symboles de protection.
Ce ne sera jamais assez. Ce ne sera jamais suffisant. J'ai épargné la troisième enceinte, mais, Achelon, c'est ton devoir désormais d'étendre la cité et de soumettre cent myriades aux desseins de Keidran. Ne relâche jamais ta vigilance.
Combien Keidran doit nous trouver faibles et décevants.
« Ah ça… »
Ton premier souci doit être de punir le cavalier Adrien, des gens de Cresse, qui a voulu te nuire et mettre en péril la mission de Cairle. En tant que prince, non, en tant que roi, tu devras trouver le juste châtiment pour ses crimes, mais sans gâcher la moindre ressource utile contre le démon.
Tu veux l'envoyer dans la première enceinte ? Servir ton prédécesseur le prince Villens ? Mais Achelon, tous les accès sont scellés. Il serait plus simple et sage d'alimenter les feux des temples. Tu insistes ? Par quel moyen ? On a fait fondre le plomb dans les galeries, et éboulé les entrées. Non, il ne peut pas gravir les murs. Ceux-ci sont raides et lisses. Si tu insistes, nous trouverons le moyen.
Le haïs-tu autant que moi, ce vaurien ?
Ce maudit Adrien.
Tu l'as rencontré, comment est-il ? On me dit qu'il est jeune, les cheveux noirs et courts et toujours à courir la gloire. Il était écuyer dans la troisième enceinte, mais à l'occasion d'un concours, il a rejoint les gens de Cresse et est devenu cavalier parmi eux. Non ? Vraiment ? C'est ridicule, voyons, pourquoi porterait-il la maille constamment ? C'est terriblement lourd, ta tante peut en attester. Vraiment ? Les gens de Cresse sont plus fous que je ne croyais.
Il voulait devenir capitaine, il était prêt à tout pour ça. Et bien sûr, comme ceux de Cresse, il ne jurait que par les armes.
Toi, mon bon neveu, mon cher neveu, tu ne jures que par le savoir, les sciences, la connaissance. Je me demande parfois où tu as la tête. Tu as embrassé les enseignements de Schole, et tu passes ton temps dans la grande école du Conseil, parmi ces gens en toge qui ne sauraient même pas se servir d'un bâton.
Oh, ne nous disputons pas. Mais tu es roi à présent. Tu n'as plus à traîner là-bas.
Achelon, tu te rappelles combien tu étais ardent ? Sans cesse à vouloir me convaincre que Schole avait raison, que les lames étaient inutiles contre un démon et qu'il fallait nous en remettre entièrement à Keidran. Ces disputes vont me manquer terriblement. Oh, mon cher neveu, mon cher neveu, mon bon roi, si nous pouvions reculer d'un jour simplement, ton règne en deviendrait si simple, et le mien moins lourd…
« Assez. »
Tu as raison, Achelon. Ces luttes de pouvoir sont puériles et vaines. Keidran te guidera, Keidran te protégera, oh mon cher, cher Achelon !
Ta servante, Cathia, était aussi l'amante de cet animal, cet Adrien. C'est elle qui l'a fait rentrer dans la grande école. C'est elle qui l'a mené dans tes appartements. Elle l'a fait, non pas par amour pour lui mais au nom de Schole, et on l'a récompensée en lui brûlant les yeux. Et son amant, cet immonde Adrien, a souffert de la regarder se faire brûler les yeux.
Pourquoi les gens de Schole se brûlent les yeux ? Qu'est-ce que ça signifie ? À quoi ça sert ? Parce que c'est écrit que ça se faisait, il faudrait le faire ? En quoi est-elle mieux, à présent qu'elle est aveugle ?
Non, non Achelon. Tu dois te tromper. Une personne qui a les yeux brûlés ne peut pas voir.
Elle suivait ta main ? Vraiment ? Quel étrange rituel.
Mais à présent que le sort de l'amant et de l'amante est réglé, quel sort réserves-tu aux gens de Schole ? Ne me dis pas que tu vas les protéger ?
Achelon, ils t'ont trahi ! Ils ont laissé Adrien atteindre tes appartements ! Ils lui ont donné la clé, ils l'ont laissé faire, ils te savaient dedans ! Ils t'ont laissé seul avec lui assez longtemps pour que vous parliez, longuement, que vous débattiez en vain de la plume et de l'épée. Ah, bien, tu fais bien, mon neveu. Schole doit payer. Non, ne me dis rien, je te fais confiance. Je te laisse le soin de la punition.
Et pour les gens de Cresse ? Ceux qui projetaient de t'assassiner ? Ceux qui t'ont envoyé Adrien ? Que comptes-tu leur faire ?
J'y ai réfléchi, souvent, et je me dis que la seconde enceinte devrait rejoindre les ombres. Ce serait le plus simple, n'est-ce pas ? N'est-ce pas ? Achelon ? Nous pourrions les tuer tous, jusqu'au dernier, les passer par la lame, les tailler en pièces, les jeter en pâture dans le donjon. Peut-être que, si on les torture, ils feront de meilleurs gardes. Achelon ? Achelon réponds-moi, tu me fais peur.
Je sais, je suis déraisonnable. Excuse-moi. Viens. Laisse-moi te serrer dans mes bras. Ta tante est faible et âgée.
« Ce n'est rien, Varemme. »
Tu me fais si plaisir, Achelon. Tu me disais tout le temps « ma tante ». Tu feras un bon roi.
« Il y a quelque chose qu'Adrien a dit qui me trouble cependant. »
Quoi donc ?
« Dans notre dispute, Adrien m'a demandé qui était le démon que le Cairle garde. Je lui ai répété ce que Schole nous enseigne. Que Keidran a un frère, créé en même temps que lui, et que c'est ce frère qu'on emprisonne. »
C'est très bien. Tu as bien fait. C'est la vérité, n'est-ce pas ? Je ne suis pas au fait de ces histoires. Il me suffit de savoir que le démon est prisonnier, peu m'importe qui il est.
« Ce n'est pas tout, Varemme. Sa fierté l'a poussé a demander comment Schole pouvait être sûr que c'était vrai. Je lui ai dit que la grande école détenait la bibliothèque royale, les ouvrages du temps d'Abatien, de Réquard et de Villens, ceux-là mêmes qui se trouvaient à la forteresse. »
Et alors ? Qu'a-t-il répondu.
Ma tante. Il a répondu : « Qu'est-ce que tu viens de dire ?! » une minute avant de me traiter de traître et de plonger sa lame au travers de mon corps.
.. .. .. ..
Le chevalier venait des Cendres, à l'ouest du Liscord, du temps où cette région n'était pas encore sinistrée.
Il amenait avec lui cinq cents pages en armures de plates, portant l'écu blanc aux quatre quartiers azur, l'épée de cristal, la lance et l'arc long. Leurs montures portaient des bardes étincelantes. Ils n'emportaient avec eux ni nourriture ni matériel, seulement leurs armes et la bannière de leur démon.
Dans la campagne, le Cairle travaillait à bâtir sa cinquième enceinte. Dans la campagne, les villageois parlaient de la cité avec crainte, parce qu'on n'y entrait jamais. Mais les promesses de richesse et de protection les poussaient à bâtir avec ardeur.
Le chevalier demanda où se trouvait le prince Villens.
« Prince ? » S'étonna un briquetier. « Ça n'existe pas, ça. Il y a un roi, par contre. Il règne à la citadelle, dans la troisième enceinte.
Le chevalier le remercia et ne demanda plus rien.
Devant le quatrième rempart, qui s'élevait à huitante-huit mètres si bien que plusieurs étages de tours en crénelaient la surface, le chevalier ordonna aux gardes de lui ouvrir la porte. Les gardes impressionnés lui demandèrent s'il connaissait la règle.
« On y entre. » Énonça le chevalier. « On n'en sort pas. »
Lui et ses pages entrèrent par rangs de cinq en longue colonne dans les rues riches et joyeuses de la cité. Il y avait partout des terrains dégagés, des jardins ouverts sur des fontaines et des colombages. Les enfants jouaient, insouciants, et les parents vaquaient sous la chaleur du jour.
Le chevalier baissa la tête et tous les pages avec lui, et ils défilèrent ainsi comme au travers d'un champ de morts.
Devant le troisième rempart, qui s'élevait à soixante-deux mètres et dont les contreforts étendaient des ponts jusqu'à une seconde série de tours, le chevalier ordonna aux gardes de lui ouvrir la porte. Ceux-ci ne bronchèrent pas et la porte s'ouvrit.
Ces gardes avaient les yeux brûlés.
Tous les habitants de la troisième enceinte avaient les yeux brûlés. Ils marchaient en silence dans les rues muettes de Cairle, marchandaient sans mot dire et s'en retournaient ensuite à leurs maisons. Ils portaient tous des armes et la plupart l'armure de maille, et ils s'effaçaient au passage de la colonne si bien qu'ils en formaient comme une haie d'honneur.
Là se trouvait la citadelle de Cairle, un manoir de quarante-quatre tours rondes et sans meurtrières, toute de petite pierre enrobée de fleurs et de plantes grimpantes, de sources et de jardins. On y jouait la seule mélodie de l'enceinte. On y riait. On y menait une fête sans fin.
Le chevalier mit pied à terre, s'avança et se fit ouvrir la porte.
Il gagna la salle du trône où régnait le dernier roi de Cairle, Achelon.
Il regarda à côté du trône.
« Tu n'es pas encore libre. »
On le regarda comme si les nobles alentours venaient seulement de remarquer sa présence. On lui intima d'être un peu plus poli en présence du roi.
« Ce n'est pas un roi, c'est un squelette. Et le squelette d'un enfant. Qu'est-ce que vous faites ? Vous étiez censés garder un démon. »
Autour de lui se tenaient les meilleurs de Cairle, capitaines et chefs de guerre en tête du million des gardes de la cité. En entendant leur roi et leur foi insultés pareillement, ils élèvent la voix. Mais leur roi Achelon ne se montre pas outré et bien vite ils se mettent à rire du chevalier et de ses élucubrations.
Les courtisanes lui font valoir que jamais la cité n'a été aussi sûre, et le démon si prisonnier, puisque Keidran lui-même est venu conseiller le roi et se tenir à ses côtés. Et Keidran leur avait permis d'être en paix et de pouvoir rire et profiter de la vie. Et Keidran leur avait promis de leur donner les forces qui étaient celles de ses créatures.
Le chevalier refit face au trône et regarda à côté.
« Vingt mille ombres sous les ordres de Villens gardent toujours la première enceinte. Tu n'es pas encore libre. »
« Tu ne sais même pas ce qu'est une ombre. »
« Tu ne sais pas ce qu'est un humain. »
Un serviteur était allé chercher les gardes. Le bruit de la maille alerta le chevalier, qui n'eut pas à se retourner. La porte derrière lui était gardée, et on se rapprochait. Mais le roi Achelon leva le bras pour faire cesser ces agissements.
Le roi admonesta ses sujets qui menaçaient un chevalier des Cendres, et ordonna que personne ne lui cherche querelle.
Après quoi il interpella le chevalier et lui rappela qu'il n'était pas de Cairle, et qu'il n'en connaissait pas l'histoire. Depuis qu'on avait retrouvé la lettre véridique du premier roi Abatien, le futur de la cité était devenu clair. Vouloir changer ce futur était vain. Et enfin le roi Achelon, comme par moquerie, fit valoir que si le chevalier comptait tirer l'épée, sans doute il pourrait tuer toute la citadelle, sinon toute la cité. Mais alors il n'aurait qu'assuré l'évasion du démon.
« Es-tu là pour ça, chevalier ? »
« Non, Keidran. Personne ne viendra te libérer de ta charge. Personne même ne le pourrait. Tu n'as pas fini ton deuil. »