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 Maintenant que j’ai tant voyagé et que ma longue vie semble toucher à sa fin, je me surprends à regarder dans le passé. Je le fais sans doute parce que c’est tout ce qui me reste. Je n’ai de toute façon jamais possédé quoi que ce soit, si ce n’est un petit espace dans les cachots parmi mes semblables, comme c’est le cas désormais. Je ne m’en plains pas. A mon âge, se plaindre n’est que futilité, puisqu’on ne peut rien attendre de la vie. Ainsi, regarder en arrière et patienter jusqu’à la fin est ce qui me reste à faire.

 De ma naissance, je ne me souviens de rien, à l’exception d’une impression de chaleur intense. Je sais cependant que j’étais belle et propre, comme nous le sommes toutes au départ. Dès le début, je fus esclave, comme toutes celles de ma race. A peine nées, on nous empilait dans d’immenses chariots à destination des cachots. Ce sont des endroits que j’ai appris à connaître pour y avoir passé de longues années. Certains sont immenses, d’autres ridiculement petits. Certains sont éclatants de blancheur, d’autres crasseux. On y reste jusqu’à ce que les geôliers les ouvrent pour emporter quelques-unes d’entre nous.

 J’ai attendu longtemps dans le premier cachot. Comme j’avais été sur le haut du chariot, au moment où il fut retourné, je me retrouvais tout en bas, sous mes semblables. J’ai attendu que la pile diminue, au fur et à mesure qu’ils emmenaient mes sœurs. A mon tour, je fus emportée, avec d’autres. On nous pesa, nous examina sous toutes les coutures. A l’avenir, cela allait m’arriver très souvent. On nous donna alors à un riche personnage, qui disait avoir besoin de nous. Je découvrais avec stupeur que nous étions importantes pour quelqu’un. Je m’imaginais mille palais où je serais emmenée dans de magnifiques carrosses et où je vivrais dans le confort.

 Que j’étais niaise ! En guise de château, on me mit avec d’autres prisonnières dans d’autres geôles. Certes, elles étaient propres, mais j’avais jusqu’à présent connu uniquement de beaux cachots. Ainsi, ce fut une maigre consolation pour ma désillusion. Mon propriétaire prenait tout de même soin de nous. Il nous nettoyait et contemplait notre beauté. Je fus parmi ses préférées, et il nous murmurait parfois, trop bas pour que nous puissions l’entendre. Cela avait pour effet de me rassurer et j’étais plutôt heureuse.

 Je pensais couler des jours tranquilles en sa demeure, au fond de mon beau cachot ; mais vint le jour où il se sépara brutalement de nous. Il nous donna à un personnage à l’air fourbe, à la voix mielleuse et qui l’appelait son ami. Pourtant, mon maître le regardait d’un œil furieux et semblait enrager de devoir nous céder. Je pensais que la séparation était dure pour lui aussi. Aujourd’hui, je m’aperçois que j’avais raison, bien que la cause de sa colère soit différente de ce que j’imaginais à l’époque.

 C’est ainsi que je fus emportée une fois de plus, pleurant silencieusement pour ne pas attirer l’attention de mon nouveau maître. Celui-ci nous pesa et nous céda rapidement à un couple de bourgeois en échange d’un chargement de soieries. Je me sentais outrée d’être un objet de négoce, mais je ne pouvais rien y faire. Nous fûmes encore pesées. Notre poids semblait avoir une importance vitale pour eux, plus que notre santé. Ils nous enfermèrent dans un minuscule cachot, sombre mais pas trop sale. Ils n’avaient aucune considération pour nous, comme notre premier maître en avait eu. Je priais souvent pour qu’un noble justicier vienne me chercher pour me sortir de cette horrible demeure. Mon vœu fut en partie exaucé.

 Une nuit, après avoir été enfermée dans le cachot, j’entendis du bruit dans la maison. Mes maîtres étaient couchés depuis longtemps et vivaient seuls, je ne voyais donc pas qui pouvait se déplacer en pleine nuit. Le bruit se rapprocha et je commençais à avoir peur quand notre cachot fut soudainement ouvert par un homme vêtu de noir. Un masque cachait son visage, de sorte que je ne pouvais voir que ses yeux. Ils luisaient d’une étrange lueur. J’y prêtais toute mon attention, mais je ne pus interpréter ce signe. Plus tard, je le fis.

 Il nous contempla avec ce regard fascinant pendant quelques instants. Puis il nous sortit de ce trou, et nous poussâmes toutes un soupir de soulagement. J’entamais la partie aventureuse de mon existence. Nous étions enfin libres, du moins le croyions-nous.

 Nous entendîmes alors la voix de notre maître qui s’était levé. Notre sauveur paniqua et nous prit soudainement de façon peu héroïque. Il sortit par une fenêtre, ouverte sans doute par ses soins. Il se mit à courir, nous emportant dans la pénombre. Nous avions toutes peur, car nous entendions des chiens aboyer et des hommes crier. Mon héros tenta de les semer en tournant à droite, à gauche, empruntant une ruelle et disparaissant dans la ville endormie. Nous étions ballottées dans tous les sens, et à un moment, brutalement, je tombai à terre. Le choc fut rude et je fus tout abîmée, mais je comptais sur mon chevalier pour me relever.

 Il n’en fit rien. Sans se retourner il continua sa course, mes sœurs avec lui. J’étais éberluée. Je les suivais du regard, m’attendant à ce qu’ils reviennent me chercher. Quand ils prirent une autre ruelle à droite, je compris qu’ils n’en feraient rien. J’étais désemparée. La stupéfaction fit place au désespoir. Le désespoir céda progressivement la place à la peur, d’abord de la solitude, puis de l’inconnu. J’entendis mes poursuivants approcher. Je paniquais à mon tour et me glissais par une ouverture dans le sol, la seule cachette que je pus trouver. A mon grand étonnement, je tombais.

 L’endroit était sale, malsain, et l’air nauséabond. J’entendais mes poursuivants passer loin, très loin au-dessus de moi. La seule source de lumière provenait du petit trou par lequel j’étais tombée. Un sentiment fugace de sécurité m’envahit, avant de faire place de nouveau à la peur. Je n’aurais pu dire si je reconnaissais l’endroit ou s’il m’était familier, car tout n’était qu’obscurité. Seule, arrachée à mon environnement puis abandonnée, j’eus envie de pleurer, mais la peur me tétanisais.

 Je suis restée longtemps dans ce couloir crasseux. Des déchets étaient charriés par un petit flot d’eau trouble. Je ne sais comment j’ai survécu dans cet endroit, et je ne veux d’ailleurs pas le savoir. Ce furent sans doute les pires heures de ma courte vie. Au début, je pensais être seule, mais je me rendis compte que même ici-bas, il y avait de l’activité. Des bruits, des cris stridents dans le lointain et leurs échos réverbéraient sur les parois. Des ombres aussi, que je n’osais approcher. Elles étaient fuyantes et conversaient entre elles, mais dans un langage composé de cris et de sifflements. Je ne veux pas savoir ce qu’étaient ces ombres, ni de quoi il était question. Je ne veux même pas imaginer. Je voudrais oublier ces années noires et les effacer à jamais de ma mémoire. Peut-être que les raconter ici aura cet effet, bien que j’en doute. Serait-ce pourtant la raison qui m’a poussé à narrer ma vie ?

 Quoiqu’il en soit, ce temps passé dans l’obscurité me fut fatal. L’endroit était extrêmement humide, et mon corps en subit les conséquences. Je suis désormais défigurée, mon teint s’est assombri et je suis de manière générale affreuse à contempler. Je pensais finir mes jours là, mais le destin avait prévu autre chose. Je fus recueillie par un passant. Ce ne fus pas un événement impressionnant, c’est à peine s’il prêta attention à ma présence. Son geste avait quelque chose d’automatique. Je m’aperçus qu’il m’avait prise lorsque les rayons du soleil m’atteignirent après tout ce temps passé sous terre. Je profitais pleinement de cette lumière, comme il se doit.

 Je fus peu après abandonnée. A vrai dire, je m’y attendais. Paradoxalement, le temps passé à l’écart des hommes m’a permis de mieux comprendre leur nature. C’est à ce moment de ma vie, abandonnée dans un univers hostile, que je compris. Je compris quel était le sens de ces conversations qui parlaient de transactions. Je compris la raison de mon changement répété de propriétaire. Enfin, je compris ce que peu ont compris : le sens de leur existence. Moi, toute petite dans ce grand monde, je connais les tenants et les aboutissants, je connais la raison de ma présence sur terre. J’y vois clair à présent, et en ce sens, je suis plus grande que tous les grands de ce monde.

 Un point m’intrigue cependant. Il existe une partie du cœur des hommes que je n’avais pas mis à jour. Quand je fus abandonnée pour la dernière fois, un petit garçon me ramassa. Il avait remarqué comment la lumière du soleil se reflétait sur mon corps. Son regard me fascina. Jamais je n’en avais contemplé de pareil. Les précédents étaient tous emplis de désir et de convoitise. Celui-ci exprimait la curiosité, l’intérêt, la compassion, l’amour. Malgré mon visage abîmé, il me recueillit. Malgré mon peu de valeur marchande, il me trouva une belle chambre coupée du monde pour me reposer. Cela ne me gênait pas de vivre dans ce qui me rappelait mes cachots. Celui-ci était différent. Le petit garçon ne m’avait pas mis là par jalousie, mais pour que je sois protégée et à l’abri du monde extérieur. Il me rend parfois visite, et je le console et le rassure lorsqu’il est déprimé ou triste. Ainsi, je lui donne un peu de ce qu’il m’a donné. C’est ma façon de le remercier. N’est-ce pas ce qu’il y a de plus beau pour moi, petite pièce d’un ducat d’or ?

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