Perché sur une corniche instable. L’abîme devant moi est impénétrable, de la même couleur que le morceau d’Ebène fixé à mon cou par une cordelette. Je sens le vide qui m’attire, qui déploie patiemment ses ombres dans les méandres torturés de mon esprit, dans l’espoir d’atteindre mon âme. Ce vide, c’est mon passé. Le vertige fait remonter des souvenirs qui effleurent ma conscience comme les douces caresses d’une femme. Le meurtre de mon père, mon épée plantée dans son corps frêle, rougi par les flammes et le sang. La profanation du temple de mes ancêtres, ma main sur leur caveau, un sourire sur mon visage. Le cœur de la bataille, les regards emplis de peur de ces enfants-soldats lancés dans l’affrontement comme une meute de chiens auxquels on aurait retiré les crocs et les griffes, seulement capables de se faire massacrer en silence. Je revois les courbes parfaites formées par ma lame, leurs corps s’affaissant devant moi, entraînant une joie sans égale à l’idée d’avoir droit de vie et de mort sur ces fantassins fantoches. Oui, j’y ai pris du plaisir, je le sais, j’en ai honte. Pourquoi ai-je fait cela ? Comme à chaque fois que je regarde le vide, ces réminiscences plus anciennes encore apparaissent devant mes yeux. La brute de l’école abattant avec fureur ses poings sur mon corps replié, les rires forcés des autres élèves, d’un courage inexistant, n’osant se rebeller contre ce vaurien de peur de subir le même sort que moi. Le fouet du maître gravant sur ma peau des plaies sanguinolentes tandis que je regarde au loin, la bouche pleine de sang à force de me mordre les lèvres, pour ne pas hurler. Les paroles assassines du Père me reprochant de ne pas avoir enduré ma punition sans broncher, comme devrait le faire un Disciple.
Retour dans un passé plus proche. Les batailles, ces missions de mercenaire où je tue sans pitié ni remords ces pauvres gamins pétris par la Glaise, religion des tyrans. L’illumination. Un prêtre, m’ouvrant les portes de l’Ebène et d’une nouvelle vie. Je me consacre entièrement au Bois, à sculpter des rêves toujours plus audacieux pour ceux qui sont appelés à mourir. La prêtrise prépare mon esprit à la découverte de nouveaux sentiments, forge ma conscience afin qu’elle pense par elle-même et qu’elle fasse ses propres choix. Au contact du monde des rêves, je deviens maître de mon propre univers. Je reprends vite le chemin des armes, celui pour lequel j’étais devenu un Disciple, il y a déjà si longtemps. Je ne choisis que des causes que je juge justes, leur offre ma lame pour qu’elles deviennent miennes, peut-être pour soulager ma conscience des atrocités que j’ai pu commettre. Une manière de canaliser la haine, la folie qui me consument depuis mon enfance ? Possible. Mais pas forcément vrai. J’aime à croire qu’au contact de l’Ebène, mon existence a changé. Mais maintenant, de nouveaux bouleversements m’attendent. L’Ordre de l’Ebène est en passe d’être anéanti. Et je suis sur cette simple corniche, qui me maintient au-dessus de mon passé et de la colère qui s’en dégage.
Un chemin se dessine vers le vide, un chemin ardu, semé de nombreux obstacles. Je le parcours lentement des yeux, cherchant à identifier les dangers qu’il recèle. Il me dit que je pourrais continuer à me battre, comme je l’ai toujours fait, à initier d’autres enfants aux mystères de l’Ebène, à leur faire entendre Sa voix. Ce parcours est parsemé de cadavres qui accompagneront mes pas et me reprocheront mon choix. Il serait tellement plus simple d’abandonner, de rester sur cette corniche et d’essayer de survivre en silence jusqu’à ce qu’elle cède et que je meure là, seul et oublié du monde. Je me retourne. La falaise qui monte à pic me montre un autre futur possible, me menant à l’Empire où je me vois allongé sur le billot, sanglotant mes dernières prières à voix basse, en espérant que quelqu’un dans la foule me reconnaisse et se porte garant de mon honneur. Mais je le sais, personne ne se présentera pour me sauver. L’Ordre a été décimé. Quiconque s’opposera à l’Empire sera déclaré Parjure. Quiconque s’opposera à l’Empire verra sa tête dessinée sur de grandes plaques de cire placardées dans toutes les villes. Quiconque s’opposera à l’Empire subira des semaines de torture publique, afin que tous se rendent compte de ce qu’implique le refus de l’autorité. Quiconque s’opposera à l’Empire mourra sans que personne ne s’en offusque, sans que l’Histoire retienne son nom.
J’observe attentivement les deux voies et choisis mon destin. Je suis le dernier Héraut, serviteur de l’Ebène. Un Héraut ne saurait fuir un combat.