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C’était un vieil arbre, qui se dressait sur une butte au pied de laquelle était bâtie une modeste maisonnée de bois. Il était à l’image des vieux magiciens : courbé et noueux, mais encore ferme et dressant haut vers le ciel ses branches tordues et désséchées. Parmi celles-ci se distinguait une pâle figure. C’était une jeune fillette, aux cheveux roux et vêtue d’une robe en haillons. Ainsi perchée sous la grise voûte nuageuse du ciel, elle posait un regard farouche sur la petite maison. Son petit et blanc visage, constellé de tâches de rousseur, était encore humide de larmes à peine séchées.

L’air était morne en ce triste matin, et les champs alentours avaient tu les chants des oiseaux et des fermiers au labeur ; seul s’entendait le bruissement du vent dans les hautes herbes cassantes et un fracas tulmutueux venant de la maisonnée. Par la porte béante, des sacs de toile emplis de paille, de couvertures et d’innombrables fournitures volaient pour atterir en tas désordonné sur le pas. Des jurons à demi-étouffés s’élevaient de temps à autre. L’enfant fixait un regard résolu sur les sacs.

On put enfin voir sortir, tout tempêtant, un grand homme brun sous un épais manteau d’un vert usé. Son visage blafârd était étiré et mal rasé, des cernes cerclaient ses yeux fatigués ; ses cheveux étaient sales et hirsutes. Il finit d’entasser des sacs de provisions et leva un regard exaspéré vers le vieil arbre.

L’air sévère, il gravit à grandes enjambées la petite pente, et se posta fermement au pied de l’arbre. Accrochant le regard têtu de la jeune enfant, il fit un geste autoritaire de sa longue main anguleuse et cria dans le vent :

- Descends de là, sur-le-champ ! La comédiee a assez duré !

Il lui sembla que le son de sa voix ne montait qu’avec difficulté jusqu’à la cime de l’arbre. Une voix claire et haute, jaillie d’entre les branches dénudées, lui asséna un vif refus ; on eut pu croire de loin que le vieil arbre lui-même parlait par cette voix. - Descends ma fille, allons ! Nous n’avons plus de temps, je te l’ai dit : les Orques arrivent ! Il nous faut partir ! - Non ! Je ne descendrai pas ! Ses petites mmains s’aggripèrent avec force aux dures branches. - Il suffit ! Il n’y a pas le temps pour paareilles gamineries ! Viens ici, tout de suite ! Et j’oublie la querelle, d’accord ? - Non, non ! Je reste avec l’Arbre ! Je veuxx pas le laisser. - Mais les Orques viennent ! implora l’hommme, tu sais le mal qu’ils nous feront si nous sommes pris ! Allons-nous en ! Ton arbre ne restera pas seul longtemps ; nous serons de retour lorsqu’ils auront passé. Descends, te dis-je ! - Menteur, menteur ! Si les orques viennentt, ils vont abattre mon Arbre ! J’veux pas le laisser seul ! Les supplications de l’homme se muèrent en une bordée de jurons étouffés dans ses poings. Il se mit à agiter misérablement ses poings dans le vent et déversa un flot de menaces plus grotesques les unes que les autres, prétendant abattre l’arbre puis le brûler. Mais, naturellement, il savait qu’il ne pourrait rien en faire tant que sa fille resterait dedans. Il asséna furieusement d’impuissants coups de pied sur le tronc, impassible.

 

Bientôt, une heure s’écoula en vaine gesticulations et finalement, le père, usé et exaspéré, s’assit au pied de l’arbre. Il avait bien essayé d’y grimper pour aller chercher sa tête de mule de fille, mais il avait perdu l’agilité en même temps que sa jeunesse et l’escalade fut harassante ; et il y avait ces maudites branches, qui semblaient se tordre et se contorsionner pour lui barrer la route et lui fouetter le visage. "Qu’il soit cent fois maudit, cet arbre !" pensa-t-il, puis il se prit la tête entre les mains. Il ne pouvait attendre que sa fille se lasse, pas plus qu’il ne pouvait partir sans elle. Son coeur coléreux était au désespoir.

Alors qu’il se lamentait, il crut entendre siffler par-dessus le vent, dans le lointain. Se levant soudain, il scruta l’horizon. Là ! Au sommet d’une colline à l’est, par-dessus la mer herbeuse ondulante, il vit de petites formes sombres s’agiter. Elles semblaient nombreuses et, bien qu’on put y distinguer quelques chariots, elles se mouvaient avec célérité, vers sa maison. Inquiet, une main appuyée sur le tronc de l’arbre, l’homme regarda la sombre masse grouillante venir vers lui et sa fille, laissant derrière elle un noir sillon parmi les herbes hautes de la plaine.

- Sont-ce des Orques ? demanda sa fille, tooute tremblante du haut de son arbre.

- Je ne sais pas, murmura-t-il, trop abasoourdi par l’appréhension ; puis, voyant sa chance dans l’apeurement de sa fille, il dit : Ce sont peut-être des Orques, hâtons-nous ! Vite, descends !

Il lui sembla fugitivement que l’arbre frémissait - ou était-ce le vent ? - mais la réponse vint, cinglante, d’entre les branches : Non !

- Attends un peu que je t’attrape, maugréaa le père, s’imaginant déjà la fessée.

Il reporta son regard furibond sur la plaine. Forçant alors la vue, il reconnut, après quelques minutes d’observation inquiète, le groupe ; formes hautes, calmes, pas mesurés mais préssés...Par Sigmar, ce n’était point des Orques ! Quel soulagement ! Le coeur joyeux, oubliant toute querelle, il attendit patiemment au pied de l’arbre. Bientôt, alors que le groupe approchait, il put distinguer parmi les silhouettes le personnage de tête de la caravane ; c’était un gros bonhomme vêtu d’une vieille aube grisâtre et au visage rondelet et rougeaud derrière son épaisse barbe blanche.

- Tout va bien, cria-t-il à sa fille, c’esst le druide qui vient avec les fermiers du voisinnage !

Sa fille ne répondit pas et, à cette mauvaise nouvelle, fit une moue dédaigneuse. Le père était content, le druide venait les chercher.

Pour beaucoup, les fermiers du coin ne quittaient jamais leurs terres que pour se rendre à Bourg-du-Loup, où ils vendaient leurs produits ; aussi la plupart ne connaissaient-ils que vaguement la route qui menait à la place forte la plus proche. C’est pourquoi, soucieux que des familles ne soient pas égarées dans la nature pendant l’invasion des Orques du cruel Gazkoul Gorgoff, le druide qui vivait aux abords de la route de la Vieille Forêt s’était proposé de réunir tous les fermiers de la région et de les conduire au fortin. Le père en était bien aise et reconnaissant, lui qui n’avait ni carriole ni bête de somme (les siennes avaient été mystérieusement abattues) ; il pourrait jouir de la solidarité des gens des fermes alentours qui mettaient généreusement à disposition leurs chariots.

La tête légère, un vague sourire sur ses lèvres béates, il attendit et observa le convoi progresser. Il distinguait de temps à autre de petites silhouettes trapues, qui semblaient arborer une barbe extraordinairement fournie. C’était des Nains, naturellement. Il savait que certains d’entre eux étaient installés dans la région, exploitant leur propre ferme dont, disait-on, ils réservaient le produit à leur seule forteresse natale. Il avait entendu dire que certaines de ces étranges gens n’avaient pu retourner à leur forteresse des montagnes à temps (beaucoup venaient de la dernière cité sous la montagne des Monts du Milieu, que l’on nommait dans le coin : "Karazakan") tandis que d’autres, disait-on, avaient tout bonnement refusé de s’en aller, préférant livrer une défense désespérée sur leur lopin de terre.

L’homme se demanda si, parmi ces Nains, il en était de cette dernière sorte, que le druide serait parvenu à convaincre de l’inutilité d’un tel sacrifice. Mais il en doutait, il se méfiait des "on-dit" - les gens du coin ayant tendance à prêter à ces petites (mais robustes) personnes têtues toute sorte d’excentricités. Il ne croyait pas vraiment ces racontars de Nains prêts à mourir inutilement pour leur ferme.

Finalement, la caravane arriva, toute cahotante, jusqu’à la maisonnée. Là, le père, confus, réalisa soudain que l’entêtement de sa progéniture vaudrait sûrement au convoi de réfugiés un long retard. En bas de la pente, le druide fit arrêter la caravane et cria de sa voix mugissante quelques ordres, qui jaillirent haut malgré le vent. Quelques Nains s’écartèrent des carrioles et, aidés de fermiers, commencèrent d’y charger les sacs empilés sur le pas de la maisonnée. L’homme se sentait confondu ; à sa grande gêne, le gros druide gravit la butte et, arrivé à ses côtés, tout essouflé, lui dispensa une puissante tape dans le dos et dis, la voix rauque :

- Allons mon ami ! Vous n’avez rien oublié ?? Tout est prêt ? Nous avons encore quelques gens à passer prendre avant d’emprunter la route au fortin !

- Ah, notre cher druide ! dit le père, toutt embarrassé, vous arrivez bien ! J’ai tout préparé pour le voyage et tout irait bien - si vous voyez ce que je veux dire, malgré les circonstances - si ma fille ne me causait pas tant de soucis !

- Vot’ fille ? beugla le druide. La rouquinne ? Qu’est-ce qu’elle veut donc ?

- Eh bien, je n’en sais fichtre rien, mon bon druide ; elle s’est entichée de cet arbre, là et refuse de le laisser seul, qu’elle dit ! Voyez ! Elle s’y tient là-haut, parmi les branches et n’a de cesse de s’y balancer !

- Allons, fit le druide, quelle est encoree que cette histoire ?

- Je suis vraiment confus, vous savez, s’eexcusa le père ; je ne l’ai jamais élevé comme ça. Sa mère - doux soit son repos ! - lui avait pourtant bien fait son éducation sur ces choses ! Elle lui a appris ce qu’il y avait à savoir sur les mauvaises choses de ce Monde, et croyez-moi, elle sait aussi bien que nous tous ce que c’est qu’un Orque ! - si vous voyez ce que j’veux dire. Et pourtant, elle refuse d’en descendre.

- Allons donc, elle est bonne celle-là ! s’’exclama le druide, puis, beuglant vers les branchages : Ohé, ma petite ! Tu sais que toute une bande d’Orques tous plus méchants les uns que les autres arrivent par ici, hé ? Tu sais ce qu’il font aux petites filles ? Ils savent bien grimper aux arbres pour les attraper ; ce n’est pas bon de rester ici ! Si tu descendais, hein ma petite ?

- NON !

Les sourcils hirsutes du druide se froncèrent, il fixa un regard mécontent sur le père.

- Vous voyez bien ! dit ce dernier. Je n’y comprends rien moi non plus ! Tenez, je suis sûr que cet arbre est malin ! Il m’a empêché de grimper, vous dis-je.

- Ah ! s’extasia le druide, eh bien ça channge tout !

- Vous croyez qu’il a ensorcelé ma fille ? s’inquiéta le père.

- Soyez sans crainte, mon brave ! Quoi qu’iil ait fait, si cet arbre fait des siennes, je suis l’homme de la situation ! Nous ne repartirons pas avant que cet arbre malin n’ait relâché votre fille !

Tandis que les fermiers, en bas de la butte, s’impatientaient et que quelques-uns gravissaient la pente pour voir ce qui se passait sous l’arbre, le druide, retroussant ses manches, s’approcha du tronc et se retournant et levant un sourcil, dit d’un air entendu :

- J’ai fait le collège à Altdorf.

Il y eut parmi l’assistance qui se formait autour d’eux des "ah", des "oh" et des regards interrogateurs, car on voyait bien qu’il y avait là quelqu’histoire de magie à l’oeuvre. Le druide se campa fermement devant l’arbre et se mit à déclamer :

"O créature à sang de sève,

Libère l’enfant aux cheveux de feu

Pour que le coeur de l’homme seulet se relève,

Ou ton écorce saura mon courroux furieux !"

Il y eut une attente fiévreuse et des yeux grands ouverts comme pour saisir le moindre changement chez l’arbre. Mais, même en considérant que la magie était souvent une affaire lente, force fut de constater que l’incantation n’avait aucun effet. Le visage du druide s’empourpra et il se demanda s’il avait finalement bien fait de s’y prendre de la sorte, lui qui n’avait jamais fait guère plus que d’ensorceler des épouvantails pour les fermiers.

- Bien ! clama-t-il comme si tout allait coomme prévu ; ohé ! Gram, Forky, Frükam et Thorq ! Venez-ici ! Avec les haches !

Quatre Nains, en bas, tirèrent leur paquet des carrioles et gravirent en clopinant la butte.

- Qu’allez-vous faire ? s’exclama le père ; vous n’alllez pas l’abattre, ma fille est dedans !

- Bien sûr que non ! dit le druide ; je vaiss simplement mettre ma menace à exécution.

Tandis qu’il rassurait le père, les Nains déballèrent précautionneusement leur hache. Lorsqu’ils furent fin prêts, le druide leur dit :

- Faites-lui sauter son écorce, à cet arbrre de malheur !

Les Nains empoignèrent fermement leurs gigantesques hachoirs et, s’alignant autour de l’arbre, donnèrent de larges coups de bras. Sous les protestations indignées de la petite fille, de petits morceaux d’écorce commençèrent de se détacher et de s’ammonceler près des racines. Le druide se retournait tout souriant vers le père (qui n’en était pas moins inquiet) quand on entendit un grand fracas, comme de branches cassées, et des "Aï" et des "Oî" plaintifs. Le druide n’en crut pas ses yeux : là, les quatre Nains clopinaient en tout sens, s’abritant le visage de leurs larges bras ; au-dessus d’eux, les branches semblaient animées sous l’effet d’une fantastique tempête, elles tournoyaient, se tordaient et fouettaient cruellement les malheureux Nains. Ces derniers décampèrent derrière le druide avec force jurons.

- Ah...fit le druide, dépité.

L’assistance, abasourdie, recula de quelques pas.

- Cet arbre est assurément fort étrange....dit-il. Il s’est secoué comme sous le vent de Norsca et votre fille n’en est même pas tombé. Fort étrange.

Tandis qu’il devisait ainsi, le gros druide se sentit très frustré, il voyait bien qu’il avait à faire à forte partie. Cela dépassait peut-être même ses capacités !

- Cet arbre me fait penser aux hommes-arbrres des forêts du sud, dit-il tout en réfléchissant à une solution. Pour sûr, un Elfe saurait comment s’y prendre.

A son grand embarras, il entendit derrière lui les Nains cracher à terre. Son front devenait humide d’appréhension. Les fermiers, dont le regard allait tantôt à l’arbre tantôt à leurs carrioles, firent entendre quelques bruyants soupirs.

Il lui fallait absolument trouver quelque chose, n’importe quoi, se disait-il désespérément ; lorsque la voix terreuse d’un paysan retentit :

- Vous pourriez bin utiliser mon échelle, m’sieur le druide - pour sûr !

Le druide se retourna, un petit bonhomme au nez courbé et aux mains calleuses hochait la tête d’un air entendu.

- De quoi ? Une échelle ? Hum...b...oui, bieen sûr ! bégaya-t-il dans sa barbe. Oui, oui ! Je me demande pourquoi je n’y ai pas pensé plutôt, tiens !

Le paysan, tout content de sa trouvaille, dévala la butte et revint bientôt, traînant derrière lui une longue échelle à l’air fatiguée. Le druide sentit cogner sous sa poitrine. Le petit fermier, très consciencieux, dressa l’échelle et la cala parmi les branches. cela fait, il revint tout courant vers le druide. Il s’agissait de ne pas se faire fouetter !

Le druide, suffocant de trouille, leva un regard inquiet vers l’extrêmité de l’échelle et rencontra le visage boudeur de la petite fille."Sale petite peste !" se dit-il rageusement. Tous les yeux de l’assistance étaient tournés vers lui, exprimant plutôt l’impatience que l’espoir. Aux abois, le malheureux mage se dirigea vers l’échelle. Il posa d’abord ses mains boudinnées sur les barreaux et, voyant qu’ils ne grinçaient pas plus que cela, y engagea les pieds. Lentement, il commença son ascension. Un bref coup d’oeil vers le public lui indiqua que c’était encore trop lent. Ne quittant pas des yeux la fillette, sentant le vent souffler dans ses oreilles, il parvint vite aux premières branches ; celles-ci ne semblaient pas devoir le fouetter, il continua de grimper. "Petite peste !" se répétait-il, "petite peste". Au fur et à mesure de son ascension, il lui sembla entendre comme des craquements et des murmures lugubres venus du coeur même de l’arbre. Il frissonna mais, n’oubliant pas le regard insistant (il le sentait dans son dos) des spectateurs, il continua. Il allait atteindre la grosse branche sur laquelle se trouvait la rouquine quand, crac ! une tempête se déchaîna autour de lui. Tournant vivement la tête des deux côtés, il vit, paniqué, que les branches, telles des bras, se repliaient vers le bas de l’échelle ! De puissants doigts noueux la saisirent et la secouèrent en tout sens, le druide fut balloté dans les airs mais il tint bon. Puis, lassé, l’arbre laissa tout bonnement retomber l’échelle et bam ! le druide rebondit violemment sur l’arrière-train !

Se remettant avec peine de ses frayeurs, le souffle rauque, il se releva laborieusement, le derrière tout verdi, et insulta copieusement l’arbre. Par bonheur, il était si choqué qu’il ne put que marmonner et les oreilles de l’enfant furent épargnées.

- PAR LE GRAND THEOGONISTE ! finit-il par hhurler, c’est quoi encore que cette satanée plante !!

L’arbre frémit doucement, et il sembla aux spectateurs que ce fut un doux rire moqueur dans le vent.

Fulminant, battant l’air de ses petits poings, il s’éloigna prestemment de l’arbre et rejoignit les quatre Nains. Sous sa barbe, il rougit jusqu’au oreilles.

Jamais il n’avait pris, lui - un druide ! - une telle culottée ; il en sentait encore les courbatures dans ses fesses, ses jambes étaient cotonneuses et son coeur n’en finissait pas de battre la chamade. "La frayeur de ma vie" se disait-il confusément, tandis qu’il regardait anxieusement vers l’arbre. Ce dernier se dressait insolemment sur la butte, comme si de rien n’était. "La trouille de ma vie !", le druide se prit la tête entre les mains. Il lui fallut bien cinq minutes pour se ressaisir, mais les fermiers ne lui en tinrent pas compte - il venait de vivre une drôle d’aventure, de l’avis de tous. Même le petit paysan n’osait pas aller rechercher son échelle, qui gisait à quelques pieds des racines tortueuses.

Reprenant ses esprits, le druide fit mine de réfléchir, mais, à la vérité, il était si déboussolé qu’il ne voyait absolument pas par où commencer...On commença de se demander s’il n’était pas dépassé par les évènements. Les Nains proposèrent alors d’abattre, méthodiquement, toutes les branches, une à une, pour libérer la fille mais ils réalisèrent vite qu’ils n’auraient pas plus de succès que lors de leur précédente tentative. Les fermiers, préssés de s’en aller et commençant sincèrement de croire que l’entêtement de l’enfant était dû à un charme de l’arbre, se joignirent au mouvement, et chacun, jeune ou vieux, y alla de son idée. Il y eut bientôt sur la butte un concert de voix rauques ou frêles, s’élevant ou devenant un murmure dans le vent. Des idées tout-à-fait stupides furent proposées, des plans ingénieux furent dréssés et des actes héroïques rêvés. Mais il sembla toujours que l’on manquait, soit d’intelligence, soit de temps et de matériel, soit de héros.

Le druide tempêtait plus fort que tous, ne voulant pas se révéler réduit à quia, mais le père réalisa vite qu’il n’avait rien d’autre en tête que de douteuses incantations. L’homme était au désespoir.

Il regardait d’un air misérable tous ces gens, caquettant et disputant, lorsqu’il vit une sombre forme encapuchonnée se glisser hors des chariots au bas de la butte. Comme il s’apprêtait à crier au voleur, le personnage, dont on eut dit qu’il avait senti sur lui un regard posé, leva soudain la tête, souriant aimablement au père. Ce dernier était baîllonné par l’étonnement : jamais il n’avait vu de visage aussi grâcieux ; ses yeux étirés en amande brillaient d’une pâle lueur, sa bouche était fine et son visage parfaitement lisse - seules d’élégantes rides venaient souligner la joie qui s’y voyait.

Avec silence et célérité, l’inconnu bondit au côté du père et, l’ayant salué d’un discret signe de tête, il reporta son regard vers l’arbre - ou la fille, on n’aurait su le dire - et alors un bonheur soudain inonda son visage aux mèches d’or. Il sembla que l’étrange personne retrouvait un ami depuis longtemps perdu.

Ce fut à ce moment que Thorq, jetant un coup d’oeil vers l’arbre par-dessous le bras du duidre, remarqua la présence de l’inconnu ; son oeil s’arrondit alors de stupeur et, s’écartant et agitant ses petits et épais bras de Nain, il beugla avec force :

- L’Elfe ! Il est là, c’est lui ! Ce sale VOOLEUR ! C’est l’elfe !

Gram, Forky et Frükam jaillirent de la petite foule, hache toute prête à la main. Le vacarme cessa brusquement, et tous se retournèrent vers l’inconnu, jetant des regards étonnés.

- Qui est-il, entendit-on demander, on ne l’a jamais vu dans la caravane ?

- Un...Elfe ? fit le gros druide, incrédulee.

- C’est bien lui ! mugit Gram, ce sale fouiineur, voleur de bétail !

Toutes ces gesticulations semblèrent ne pas émouvoir l’elfe outre mesure.

- Un voleur de bétail ? s’étonna le druide,, qui n’en avait point entendu parler.

- Que oui, maître druide, dit Frükam. Je lle reconnais bien ! C’est ce fouineur qui depuis quelques semaines parcourt toute la région, passant par-dessus NOS clôtures et marchant tranquillement dans NOS champs ! On n’a jamais pu l’attraper, cet énergumène ! Y a qu’un Elfe pour aller et venir comme ça et se cacher comme un trouillard. Même mon père Feurïn, qu’est forgeron à Bourg-du-Loup, l’a rencontré en venant à jour jusqu’à ma ferme ; il parlait au vent ou quelqu’embrouille de ce genre, et son langage était de peureux chuchotements. C’est bien la manière des Elfes ! On m’a dit qu’il venait du Sud.

Il y eut des murmures d’étonnement dans l’assemblée et tout le monde observa avec un vif intêret cette nouvelle et étrange figure.

- Un Elfe du Sud ? Quoi, un voleur ? bredouiilla le druide.

- Il faut lui fendre le crâne, à ce rôdeurr, voleur de bétail cria Frükam, le Nain si prompt à la colère.

Il y eut des murmures, tant de protestation que d’assentiment (on se méfiait particulièrement du titre de "voleur de bétail"), certains ne goûtaient guère d’apprendre ainsi qu’un inconnu se glissait de par les champs ; les Nains, encouragés, commencèrent de s’agiter.

- Allons, allons ; nous ne fendrons aucun ccrâne, fit une vieille voix cassante. Il s’agissait de Molunn, le plus vieux fermier de la région ; il s’avança sur sa canne et, hochant pensivement sa vieille tête ridée, dit : les Belles Gens avaient jadis souvent à faire dans l’pays, et leurs affaires étaient obscures mais il était connu qu’ils oeuvraient pour notre sécurité, bien que cela ne fut pas leur intention première, je pense. Et je ne pense pas qu’aucun vol de bétail n’ait été signalé ! Alors, maître Nain, vous êtes bien plus vieux que moi dans votre propre jeunesse et les gens de votre sorte ont la mémoire bonne ; vous n’avez sûrement pas oublié la sage tolérance qui était de rigueur en ces temps ! Je n’ai jamais vu fendre le crâne d’un étranger sans raison.

- Certes non, bafouilla Frükam, mais qu’onn m’explique ce comportement de voleur !

- Cette belle personne a sûrement une affaaire oubliée à régler ici, et les Elfes ne demandent jamais de permission ni ne frappent aux portes des hommes, dit Molunn.

- Hm, oui, les Belles Personnes vont à leuur gré, c’est connu, dit le druide, soucieux que sa "sagacité" ne soit pas mise de côté.

Tandis qu’ils devisaient ainsi, l’Elfe contemplait l’arbre, comme si la discussion se déroulait loin de lui, indifférent à la fascination dont il était l’objet. Puis il éclata soudain et partit d’un rire clair et joyeux, il rejeta son capuchon, révélant un flot doré de cheveux de lin et se tourna vers l’assemblée.

- Je ne vole ni ne rôde mais, en quête, j’’ai parcouru praies et champs, et aujourd’hui enfin, je retrouve l’errant !

- Quoi ? entendit-on, qu’est-ce qu’il dit ?

- Hum...bégaya le gros druide, excusez-moii, maître Elfe mais...vous cherchez quelqu’un ?

Mais l’Elfe ne prêta nulle attention aux questions qui lui furent posées. Il observa l’arbre et, pointant du doigt la jeune fille qui s’y tenait, se tourna en souriant vers le père et remua les lèvres en une question muette : "C’est ta fille ?" Il ne put que hocher bêtement la tête. L’Elfe bondit en quelques enjambées jusqu’au pied de l’arbre et, avec l’aisance de ceux de son espèce, s’y élança, s’agrippant de ses mains agiles aux branches noueuses ; figure grise s’enfonçant silencieusement parmi les ramifications de l’arbre.

Il y eut un moment d’attente dans l’assistance, vite suivi de maints cris d’étonement : tous s’étaient attendus à ce que l’arbre se débatte et éjecte furieusement l’intrus (l’image du druide tombant au bout de son échelle était dans tous les esprits) ; au lieu de ce déchaînement, l’arbre restait impassible, accueillant paisiblement ce nouveau poids. L’Elfe parvint jusqu’à la jeune fillette et s’assit sur une branche comme si ce fut un simple tabouret, tout ce qu’il y avait de plus plat, dans la moindre des tavernes. Allongeant ses jambes, il s’entretint avec elle qui, d’abord intimidée, se mit bientôt à rire et à s’esclaffer. Le public n’en finissait pas d’être confondu : il sembla tout à coup que tous deux parlaient avec l’arbre lui-même, posant leurs mains jointes sur les branches pour y souffler des mots secrets et collant leur oreille sur le bois, écoutant en réponse la voix de l’arbre. De temps à autre ce dernier paraissait frémir. A la vue, de cet étrange spectacle, Thorq fut pris d’une folle envie de crier à la sorcellerie tant les légendes et les contes sur la pervesion des Elfes tempêtaient sous son crâne de Nain ; mais quelque chose dans son coeur le retint, inexplicablement.

Il lutta avec lui-même, cherchant à délier sa propre langue, jusqu’à ce qu’enfin l’Elfe descende de son étrange perchoir. Il portait dans ses bras la jeune enfant. Le père se jeta imédiatement sur lui, oubliant toute crainte, avec des mots de gratitude aux lèvres ; tous poussèrent des exclamations de surprise, tandis que la jeune enfant courait joyeusement se mettre à l’abri derrière les jambes de son père. L’exploit fit forte impression, bien que la plupart ne parvenait pas à déterminer s’il s’agissait là de prouesse ou de quelque magie elfique. Le druide, très frustré, penchait pour la deuxième solution.

- Très habile, fit-il à l’Elfe, en clignannt de l’oeil come s’il se fut adréssé à un collègue druide.

- Très, très habile, renchérit Thorq, je nn’ai jamais vu de sorcellerie aussi subtile. Embobiner la gosse de cette façon, chapeau ! Mais par ma barbe, je le dis : s’il en résulte quelque mal, ma hache ne restera pas sans tâche !

Murmures offusqués mêlés aux cris d’approbation dans l’assemblée. L’Elfe, se détournant de sa conversation d’avec le père de l’enfant, leur répondit :

- De la sorcellerie, petit barbu ? Il n’estt d’autre sorcellerie sous ce ciel que celle de l’amitié. Je Le cherchais depuis deux vies d’hommes, appelant souvent Son nom là où me menaient mes pas,et voici que je Le retrouve muet comme une carpe se reposant près d’une maisonné grossière et jouant avec des enfants ! Cette petite d’hommes a plus de bon sens que vous tous ici réunis ! Elle aurait pu demeurer avec Efarnaël, assise et paisible sur ses bras, et voir joyeusement se briser sur son tronc le flot pathétique des cruels Gorgoffs ! Après quoi elle aurait tout simplement attendu le retour de vous autres peureux. Et je vous suis vers Lui et vous trouve tout gesticulant autour d’Efarnaël en appelant l’enfant, tels des poussins piaillant dans leur caprice apeuré. Les Hommes sont assurément étranges !

Entendant ces paroles, les fermiers et les Nains reculèrent d’un pas craintif, car ils saisissaient la véritable nature de ce qu’ils avaient cru n’être qu’un arbre. Ils jetèrent des regards éffrayés et incrédules vers l’enfant, qui s’était liée avec cette créature.

- U...une Dryade ? bredouilla lamentablemennt le druide, qui voulait ne point paraître désarçonné devant la foule.

- Une Dryade ! railla l’Elfe. La terre soufffre sous vos bêches ; vous ne verrez jamais aucune dryade vous autres paysans ingrats, si tant est que vous savez ce que ce nom signifie ! Votre mot le plus proche serait "homme-arbre", encore que cela ne veuille pas dire grand chose...Mais vous pouvez dire qu’Efarnaël est un arbre, si cela vous chante : son coeur est ici, désormais, et je crois qu’il n’en bougera plus. Mais je n’en suis point triste, ici il trouvera le repos et c’est le coeur bienheureux que je lui ai dit adieu !

- Un homme-arbre ! s’écria-t-on, il y a un monstre dans nos champs !

- Chassons-le, crièrent les Nains.

- Détruisons-le !

- Cessez vos sottises ! tempêta le vieux Moolunn. Il toisa la foule d’un regard méprisant. N’avez-vous donc pas entendu ? Cette chose est plus qu’à moitié un arbre qu’un monstre ! Si un Elfe vous dit qu’il n’en est rien à craindre, il est stupide de paniquer et de provoquer vous-même le mal ! Les Belles Gens ne laissent pas gratuitement des fermiers tels que nous dans le péril ! Vous pouvez vous fier à sa parole.

Les Nains crachèrent de concert.

- Parfaitement, maîtres Nains, vous pouvezz le croire ! Excusez-les, dit-il à l’Elfe, cela fait longtemps qu’un étranger n’est plus venu en ces terres. La superstition est le lot des ignorants.

- Et l’imprudence, le lot des superstitieuux, fit l’Elfe. Je ne vous avez pas reconnu Molunn Lance-Pierres ! Le temps de notre dernière rencontre est loin !

Et ils se mirent à évoquer la jeunesse du vieux. Les fermiers restèrent auprès d’eux, quelques instants, fixant un regard méfiant sur l’arbre, puis comencèrent de descendre la butte, préparant leurs chariots au départ.

- Allez, on repart ! beugla lamentablement le druide. Après tout, ce n’était qu’une affaire d’Elfes, lâcha-t-il en guise d’excuse.

Il y eut des ricanements. Bientôt, tous se retrouvèrent en bas de la pente et le convoi repartit, lentement, vers l’Ouest, avec le vent dans le dos. Le père et son enfant marchaient en queue de file, à côté d’un très vieux Nain, à la barbe énorme et boucleuse, clopinant péniblement sur sa cane de fer. On leur avait jeté des regards soupçonneux et peu amènes ; mais ils n’en avaient cure, le père et sa fille avaient longtemps vécu seuls, et ne demandaient qu’à être ensembles.

Le vieux Molunn avait marché un peu avec l’Elfe, qui faisait un bout de route avec eux vers le fortin. Ils discutèrent vivement, comme deux amis se retrouvant après une très longue absence. Tant que l’Elfe avait suivi le convoi, la marche s’était déroulée dans la crainte et une ambiance de méfiance superstitieuse. On remarqua bien qu’à un moment, l’Elfe n’était plus là, mais personne ne put se rappeler l’avoir vu quitter la caravane. Les ragots et murmures redoublèrent aussitôt.

- Ils vont à leur gré ! ricana le vieux Mollunn.

- Moui...et ils sont très étranges marmonnna le vieux Nain. Ils apportent l’étonnement bien loin de chez eux ! Et leurs venues sont toujours inattendues.

- Mais bienvenues, dit le père. Je serais content s’il en venait un pour chaque druide tel que le nôtre.

- Le nôtre a l’air très frustré...réponditt le Nain en riant. Y a qu’à le voir marcher en tête de convoi, un vrai chariot à vapeur ! Il réfléchit sans doute à d’autres excuses pour expliquer son incompétence ; pensez ! un druide incapable de distinguer un homme-arbre d’un arbre ! Si ça se savait, ça ferait mauvais effet. Mais que voulez-vous, à méchant druide, point de bonne magie !

La caravane continua ainsi sa route, s’arrêtant à quelques fermes à évacuer, et emprunta la route du fortin vers la fin de l’après-midi, alors que le soleil rougeoyait à l’horizon devant eux. Ils atteignirent le fort à la nuit tombée.

Les paysans ne devaient pas le quitter avant deux semaines de pénible séjour, le temps que la bande de Gazkoul Gorgoff ne soit chassée de la région. La plupart trouvèrent leurs fermes dévastées, leur bétail massacré et leurs champs brûlés.

Tel ne fut pas le cas pour le père et sa fille. Ils trouvèrent en revenant chez eux une scène étrange : l’Arbre n’était plus sur la butte, à sa place gisaient des restes d’Orques. Craignant que l’Arbre Efarnaël ne fut abattu pendant la guerre, ils accoururent à la petite colline qui cachait à leur vue la maisonnée. Parvenus au sommet, regardant vers leur maison, ils eurent la surprise d’y voir l’Arbre. Il sembla qu’il se fut déplacé jusqu’à celle-ci, par étendre sur son toit ses bras protecteurs et la défendre de toute intrusion. Elle était intacte, mais l’écorce d’Efarnaël semblait porter quelques traces de combat.

La fille courut joyeusement jusqu’à lui et grimpa dans ses branches ; le père entra dans la maison, tout était parfaitement intact.

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