En cette veille de Noël 1226, la neige était tombée en abondance sur Inverness et s’était accumulée sur les toits de l’abbaye de Saint André. Depuis deux bons mois, les moines avaient troqué leurs traditionnelles sandales contre des chausses rembourrées de laine, bien plus confortables et surtout bien plus chaudes. Les heures passées dans le scriptorium ou dans le froid de l’église, sans bouger de son siège, étaient assez éprouvantes et malgré l’approche de la grande messe de minuit, les esprits étaient plutôt renfrognés.
Aussi, lorsque le frère Finnean interpella Torradan le bibliothécaire qui traversait la cour d’un pas vif pour lui demander un renseignement anodin, il ne fut guère surpris de ne recevoir qu’un murmure empressé comme réponse. Personne n’avait très envie de parler ni de perdre son temps, et l’heure de la cérémonie approchait à grands pas. L’évêque serait présent et l’abbé et tous les moines étaient sur les nerfs. Finnean tentait de prendre la chose avec philosophie, mais il savait que tous ne partageaient pas son calme. Il haussa les épaules et continua son chemin.
"C’est pour cette nuit..."
Cette pensée fugace revenait sans cesse dans l’esprit de frère Torradan. Des mois de travaux, des heures de recherches passées dans le grenier de la bibliothèque, à compulser les archives... Tout prenait place à présent, et tout allait se dénouer ce soir. Cette nuit, l’un des plus grands mystères de la région allait enfin se révéler à lui dans sa totalité.
Torradan entra en un coup de vent dans sa cellule. Alors qu’il posait les mains sur ses notes et les fourrait sans ménagement dans sa besace, il se remémora la longue enquête qui l’avait conduite jusqu’à ce jour clé, cette veille de Noël. Et dire que tout cela était parti d’une légende, d’une histoire que les gens se contaient à la veillée...
Trois moines disparus, durant trois veilles de Noël au cours du siècle dernier, dans cette même abbaye... Voilà qui était certes intrigant. L’histoire de ces frères bénédictins qui s’étaient volatilisés un soir de Noël sans que personne ne les ait vu quitter l’abbaye avait passionné Torradan depuis des années. Vivre dans un lieu baigné de mystère n’était certes pas pour lui déplaire, lui qui avait toujours adoré les complications de la logique antique et avait toujours appliqué une rigueur mathématique à tous ses raisonnements. Cette belle énigme lui avait été révélée lors de son arrivée dans l’abbaye de Saint André, et depuis qu’il en était le bibliothécaire, il avait consacré son temps à tenter de résoudre ce mystère insoluble aux dires de certains.
Les abbés qui s’étaient succédés à la tête de la communauté avaient souvent essayé de couper court aux rumeurs mais les paysans de la contrée, qui raffolaient des histoires dans ce genre-là, s’étaient transmis l’anecdote de génération en génération, conférant à l’abbaye une réputation inquiétante collant assez mal à l’image habituelle d’un lieu consacré.
A force de recherches, frère Torradan avait retrouvé les noms des trois moines et les dates de leurs disparitions. Le premier, frère Archibald, un enlumineur d’une soixantaine d’années, avait disparu autour de l’an 1100. L’année n’était pas précisée avec exactitude. Le second était le frère Ciaran, un copiste dont on avait perdu la trace la nuit de Noël 1142. Et le troisième, Eadan le traducteur avait disparu à la Noël 1173. Les dates, le lieu, les circonstances coïncidaient de façon trop troublante pour les attribuer au hasard. Il y avait une explication logique. Torradan l’avait recherchée avec frénésie, et il avait fini par la trouver. Dans ses archives, il avait mis la main sur les notes d’Eadan. Elles étaient rédigées en grec ancien.
Torradan n’était pas un expert de la langue hellène, et il avait dû en premier lieu améliorer ses connaissances en prenant des leçons auprès du traducteur officiel de l’abbaye. Après quelques mois de travail intensif, il avait fini par atteindre un niveau satisfaisant pour percer le sens des lignes de caractères qui lui cachaient la solution depuis le début. Il n’avait pas voulu mêler un autre moine à cette histoire, peut-être par vanité ; il sentait que cette légende défiait son intellect et il en avait fait depuis longtemps une affaire personnelle.
Les notes d’Eadan, une fois traduites, ne s’étaient guère révélées plus claires. Il avait fallu à Torradan un bon mois pour rassembler et classer les documents épars, et tirer un sens général de ce fouillis d’anecdotes et de réflexions diverses. Il y était parvenu, non sans quelques surprises.
Torradan n’était pas le premier à s’être lancé sur la piste de cette légende. Eadan avait suivi la même démarche, à partir du journal de Ciaran qui avait lui-même suivi la piste laissée par Archibald. Des anciens documents, Torradan n’avait trouvé aucune trace, mais les notes de son prédécesseur étaient suffisamment claires pour retracer ce qu’ils contenaient. Sous l’abbaye se trouvait un lieu fabuleux et divin, un endroit extraordinaire auquel seuls les initiés qui avaient pu percer son secret pouvaient accéder. Sous l’abbaye se trouvait l’une des portes du Paradis.
Torradan était un sceptique, tout comme Eadan. Il était loin du mysticisme des foules et s’il croyait évidemment en Dieu, il se gardait bien des superstitions qu’entretenaient les plus ignorants des hommes tout au long des siècles. Mais une chose était sûre : même si les portes du Paradis ne s’ouvraient pas sous l’abbaye, il se trouvait au moins quelque chose. Le bibliothécaire se devait de percer ce mystère.
Les notes d’Eadan l’avaient conduit à une impasse. En suivant les plans et les indications laissées par le traducteur, Torradan était descendu dans les caves humides et froides de l’abbaye, là où l’on entreposait parfois quelques tonneaux de vin. Personne n’aimait se rendre dans cet endroit sombre auquel on accédait par un long escalier étroit aux marches glissantes. Sur le sol de la cave, Torradan avait retrouvé l’étrange et immense dalle de pierre noire sur laquelle on pouvait encore distinguer un symbole étrange à demi effacé. Eadan avait recopié ce symbole et avait fait de nombreuses recherches dessus, sans résultat. Torradan n’avait pas repris ce travail. Une seule chose l’intéressait : découvrir le moyen d’ouvrir le passage secret qui se trouvait sous la dalle. Et pour toute clé, il ne disposait que d’une énigme.
"Lorsque viendra la nuit de la naissance du Christ, l’étoile se lèvera dans les cieux et en son nom la terre s’ouvrira vers les portes du Paradis."
L’énigme semblait être d’Archibald. Le vieux moine avait dû découvrir le passage et avait laissé pour toute indication ces quelques mots obscurs, désirant sans doute cacher au commun des mortels la voie des portes du Paradis. Il avait disparu une veille de Noël, tout comme ses deux successeurs. Torradan était arrivé à la seule conclusion possible : le passage ne s’ouvrait qu’une fois l’an, la nuit de Noël. Cette nuit même.
En hâte, il finit d’emballer ses papiers et se dirigea en courant vers l’entrée des caves, tandis que les moines commençaient à se rassembler devant l’église pour la messe de minuit. Il lui restait peu de temps.
Les marches étaient glissantes et ruisselantes d’humidité. La neige fondue par les allées et retours des moines et des serviteurs dégoulinait en une eau noirâtre vers les profondeurs de l’abbaye, et Torradan était forcé d’avancer prudemment malgré sa hâte à atteindre la cave. La lueur de sa chandelle n’était pas suffisante pour éclairer bien plus loin que ses pieds.
Lorsqu’il déboucha enfin dans la vaste cave de l’abbaye, son excitation était à son comble. Il était presque minuit, et selon toute vraisemblance l’heure de l’ouverture du passage n’allait pas tarder à sonner. De cette profondeur, il aurait à guetter dans le silence le plus complet les coups de cloche qui indiqueraient l’heure fatidique mais il savait qu’il les entendrait, ayant déjà tenté l’expérience dans le passé.
Le bibliothécaire gagna rapidement le fond de la salle et s’approcha lentement de la grande dalle noire. Les lueurs de sa torche se reflétaient sur sa surface polie et les contours du symbole gravé apparaissaient plus distinctement lorsqu’il approchait la flamme. Il n’y avait plus qu’à attendre...
Torradan ignorait comment le mécanisme d’ouverture fonctionnerait : Eadan ne donnait aucune indication à ce sujet. Peut-être quelque ingénieux mécanisme d’horlogerie, réglé pour ne s’ouvrir qu’une fois l’an à minuit, la nuit de Noël, commandait l’ouverture... Quant à l’étoile de l’énigme, cela devait faire référence à celle des rois mages, guidant de sa lumière les trois rois vers le lieu de naissance du Christ... Il saurait bientôt si ses déductions étaient exactes.
Les minutes s’écoulèrent dans un silence pesant, perturbé uniquement par le bruit des gouttes tombant du plafond ou par le crépitement de la torche. Ces moment lui semblèrent durer des heures. Enfin, après une attente insoutenable, les douze coups de minuit résonnèrent faiblement au loin. La porte allait s’ouvrir.
La porte de l’église s’ouvrit violemment et alla frapper le linteau de pierre avec un bruit sourd. Aussitôt, tous les regards se tournèrent vers l’entrée et durant quelques secondes, le cantique s’interrompit. Frère Torradan venait d’entrer, l’air contrarié ; l’abbé lui lança un regard furieux. Tandis que le chant reprenait dans l’église, le bibliothécaire restait sur le seuil, à la fois furibard, humilié et ne sachant que faire ni où s’asseoir... Le vide laissé par l’échec de toutes ses recherches lui apparaissait à présent dans toute son ampleur, et malgré ses 42 ans et les nombreuses désillusions qu’il avait connues au cours de sa vie, il avait bien du mal à contenir ses larmes d’amertume.
La messe de minuit était bien avancée maintenant, et le cérémonial se poursuivait avec l’exacte rigueur qui avait toujours prévalu depuis la création de l’abbaye. Après les chants viendraient les rites habituels, puis le sermon de l’évêque, et enfin, la bénédiction finale... Le tout se terminerait bien tard dans la nuit. Les paysans étaient déjà repartis, seuls restaient les hommes d’église pour continuer l’office.
Torradan était encore sous le choc de sa désillusion. La porte ne s’était pas ouverte à minuit, la dalle noire était restée immobile. Il s’était donc trompé d’un bout à l’autre en accordant quelque foi à de vieilles légendes sans fondement. Cela ne lui disait pas ce qu’étaient devenus les autres moines... Consumés par la honte de s’être fourvoyés eux aussi, pensa-t-il. Au moins n’avait-il fait part de ses travaux à personne...
Le froid avait depuis longtemps envahi l’église, et déjà certains moines, affalés sur leur banc, commençaient à s’abandonner au sommeil, leur tête dodelinant par à-coups sous la pression de la fatigue. Quelques novices s’activaient pour rallumer les cierges que des souffles de vent impromptus éteignaient, et trois d’entre eux venaient de terminer l’allumage des centaines de bougies du grand chandelier, que l’on n’allumait qu’une fois l’an. Torradan le regarda, lassé, s’élever dans les hauteurs du plafond de l’église. Il fronça le sourcil ; ouvrit la bouche, médusé.
"Lorsque viendra la nuit de la naissance du Christ, l’étoile se lèvera dans les cieux et en son nom la terre s’ouvrira vers les portes du Paradis." L’étoile ? Le chandelier ! "Le chandelier bien sûr !" s’écria-t-il soudain.
Sous le regard étonné des quelques moines qui se trouvaient près de lui, Torradan tourna les talons avec un petit cri de joie et se rua hors de l’église.
La dalle s’était enfin ouverte, découvrant un petit escalier sombre qui s’enfonçait dans les profondeurs. Il avait suffi d’un mot, d’un seul mot énoncé à voix haute au fond de la cave pour que le passage s’ouvre. Sitôt la dernière syllabe prononcée, la dalle noire s’était ouverte en son milieu, séparant en deux le symbole gravé dans la pierre. Toutes ces recherches, tous ces efforts n’avaient finalement pas été en vain : le secret de l’abbaye se tenait devant le moine triomphant. Il ne lui manquait plus que de faire quelques pas pour connaître la vérité. Torradan, malgré cela, hésitait.
Il montait des profondeurs un vent glacial et sifflant qui portait avec lui une odeur âcre, comme celle qu’ont les caves que l’on laisse trop longtemps closes et dans lesquelles on a oublié quelque denrée périssable. Les ténèbres de l’étroit passage avaient l’air plus épaisses, et si nulle toile d’araignée n’était visible, le tunnel n’en était pas moins sale et humide. La flamme de la torche ne permettait pas de distinguer quoi que ce soit au-delà de la cinquième marche, et aucun son ne parvenait des profondeurs. Torradan soupira, rassembla ses pensées et se moqua intérieurement de ses peurs primitives, puis il se ressaisit et s’encouragea à haute voix :
"Allons, je dois savoir..."
Lentement, il s’enfonça dans les ténèbres.
Il n’avait pas descendu vingt marches que la lourde dalle de pierre se referma derrière lui dans un bruit sourd. Affolé, il rebroussa aussitôt chemin, mais ni le mot de commandement ni les coups contre la dalle ne la firent se rouvrir. Il chercha longtemps à tâtons un système d’ouverture sur les parois de pierre glacée, mais au bout de dix minutes il dût se rendre à l’évidence. Il n’y avait plus qu’à continuer la descente.
Les marches étaient encore plus glissantes que celles de l’escalier de la cave, et leur hauteur inhabituelle et inégale rendait la progression du moine très difficile. Appuyé à une paroi d’une main, tenant sa torche dans l’autre, le valeureux bénédictin progressait avec peine. Après un laps de temps plus court qu’il ne l’avait prévu, cependant, Torradan commença à distinguer le bas des marches. Une grande salle s’ouvrait devant lui, en contrebas d’un petit promontoire où il venait de déboucher.
Il était impossible de distinguer précisément les contours de la salle, mais celle-ci atteignait des proportions respectables. Quatre grands piliers de pierre soutenaient la voûte, et quand ses yeux se furent un peu habitué à l’obscurité, Torradan s’aperçut qu’ils étaient gravés de bas-reliefs grotesques représentant des scènes étranges d’inspiration païenne. Ce lieu, sans aucun doute, était bien plus ancien que l’abbaye qui le coiffait.
Lentement, la capuche rabattue en arrière afin de mieux distinguer ce décor irréel, Torradan progressa pas à pas dans la pénombre de la grande salle. Il n’y avait aucun mobilier, à l’exception de quelques débris de chaises et de tables épars, et des bas-reliefs et des fresques maladroites couvraient la plupart des murs. Au centre de la pièce, un grand puits carré s’ouvrait béant ; il en montait des relents fétides d’eau croupie qui firent détourner la tête au moine.
Torradan contemplait cet endroit avec un sentiment mêlé de crainte et de fascination. Nulle part ailleurs en Ecosse, il n’avait vu pareils vestiges de constructions pré-chrétiennes, nulle part ne subsistaient autant de fresques et de décors païens restés intacts depuis l’abandon des anciennes croyances.
Soudain, une lueur scintilla dans le fond de la pièce avant de disparaître. Torradan s’arrêta net, paralysé par la peur, chacun de ses muscles contractés. Durant quelques secondes, il retint son souffle à grand-peine, puis la curiosité l’emportant sur la surprise, il leva sa torche bien haut au-dessus de sa tête et cria :
"Qui va là ?"
L’écho de sa voix déformé par les parois de pierre lui revint aux oreilles puis mourut rapidement. La lueur scintilla de nouveau. Torradan décida de s’approcher.
Ce ne fut qu’après avoir fait une trentaine de pas qu’il put enfin distinguer ce qui se trouvait devant lui. Posé sur une table, un vieil écritoire de métal renvoyait la lueur de sa torche ; à côté se trouvait un livre poussiéreux grand ouvert. Torradan s’en approcha, distingua quelques mots. Le texte était en Latin ; la langue lui était bien entendue familière.
Tout comme il l’avait fait des milliers de fois durant sa vie, le bibliothécaire souleva délicatement le livre et se mit à l’examiner. Il n’était pas épais, tout au plus une centaine de pages, et si la tranche de cuir de la couverture ne portait aucun titre, en haut de la première page s’étalait un nom : Frère Archibald McMannan.
Torradan feuilleta quelques pages au hasard. Il s’agissait du journal du vieux moine qui, le premier, avait pénétré dans ces lieux et guidé ses successeurs vers la porte du Paradis. A cette pensée, l’humeur du bibliothécaire s’assombrit. En fait de paradis, il n’y avait ici que poussière et chimères du temps passé. Le tome contenait sans doute quelques indications qui permettraient d’éclairer tout cela. Torradan commença la lecture à la première page.
Les premiers paragraphes, à demi effacés par l’humidité, parlaient d’astrologie et d’oracles obscurs, faisant référence à des panthéons oubliés des hommes depuis des éternités et aux tribulations de dieux païens lointains et terrifiants qui régnaient sur le monde connu bien avant que les chrétiens n’imposent leur dieu unique. Torradan lisait avec curiosité, une curiosité presque malsaine selon les préceptes qui avaient guidé son éducation religieuse ; mais la volonté de savoir était plus forte que l’interdit et bien avant lui de nombreux érudits de l’Eglise s’étaient penchés sur toutes sortes de récits atroces qui ne faisaient que révéler, par leur horreur, combien l’âme de l’homme est indigne de son créateur et combien l’être humain a besoin de la rédemption divine.
Le manuscrit mentionnait toutes sortes de légendes grotesques et terrifiantes, où des dieux aux noms abscons combattaient entre eux et où les vaincus, précipités du haut du ciel, étaient exilés sur Terre par leurs vainqueurs, ruminant leur vengeance pendant des éons dans les abîmes obscurs qui étaient leurs prisons. Torradan ne pouvait s’empêcher de frissonner devant les descriptions atroces des entités maléfiques décrites dans le livre. Il avait beau savoir que de telles légendes existaient, il n’aimait pas pour autant les entendre. Sa curiosité d’érudit était forte, mais après quelques passages éprouvants, il feuilleta distraitement une bonne trentaine de pages. Après tout, le lieu se prêtait mal à de pareilles lectures. Pourtant, il revint au livre.
Il était cette fois-ci question d’un culte répugnant et de sacrifices humains perpétrés par les membres d’une tribu locale. Une longue liste d’horreurs qui ne dépareillaient pas les descriptions précédentes s’étalaient devant les yeux du moine. Quelques croquis malsains, dans le même style que les bas-reliefs qui couvraient les murs de la salle où Torradan se trouvait, illustraient même le livre d’Archibald.
Captivé et révulsé à la fois, Torradan poursuivait sa lecture. Il voulait à présent savoir où le vieux moine avait voulu en venir en recopiant sur le papier pareilles histoires et comment ce manuscrit impie s’était retrouvé dans cette crypte, à l’endroit où le même Archibald promettait à tous ceux qui en étaient dignes les portes du Paradis. Le bibliothécaire lut bon nombre de passages en diagonale, sentant des sueurs froides lui couler le long de l’échine. Ce livre n’avait sa place nulle part, pas même dans les enfers d’une bibliothèque d’abbaye. Ce livre n’avait sa place qu’au centre d’un bûcher, et Torradan n’était pas loin de croire que son auteur aussi aurait mérité d’y finir. Il voulait cependant achever sa lecture.
Rageusement, il feuilleta pendant de longues minutes les pages moisies du vieux manuscrit. Les légendes faisaient place à de l’Histoire plus conventionnelle. Il y était question des royaumes des pictes et des scots et de la colonisation du pays par les premiers chrétiens. Saint André était mentionné ; mais curieusement le livre semblait prendre le point de vue de ceux qui s’opposaient aux martyrs de la foi Véritable, et Torradan crut même distinguer plusieurs fois quelques pointes d’ironie malvenues à l’encontre des bienheureux qui avaient payé de leur vie l’annonce de la Bonne Parole aux peuples païens d’Ecosse. Plus il avançait dans sa lecture, et plus sa conviction était fait : l’auteur de ces lignes était un dément, et s’il s’agissait d’Archibald, le paradis promis devait effectivement n’être qu’une vision insensée née des brumes d’un cerveau perturbé. Mais il gardait tout de même espoir.
Un passage attira tout particulièrement l’attention de Torradan. Il y était question de l’abbaye d’Inverness, et de sa construction qui datait de trois siècles. Les moines d’alors, soucieux de lutter contre les anciennes croyances, avaient bâti leur nouvelle église sur les ruines d’un temple païen. Cette salle en était, à n’en point douter, le dernier vestige. Torradan sentit sa gorge se serrer. L’atmosphère de ces lieux lui pesait à présent, et il projetait de s’en retourner vers l’entrée du souterrain le plus vite possible, mais il tenait auparavant à finir sa lecture. Le froid de la crypte engourdissait ses membres.
Les dernières pages du manuscrit changeaient de ton. Archibald y prenait la parole. Il y parlait de lui, et de son enfance en compagnie des moines, et de son noviciat. Torradan, reconnaissant quelques passages similaires à ceux de sa propre vie, sentit son cœur se réchauffer à l’évocation de ce qui était presque des souvenirs communs, même à un siècle d’intervalle. Mais il changea bientôt son jugement.
Avec un plaisir malsain, Archibald retraçait rapidement ses origines. Il était issu d’une longue lignée de sorciers, et n’avait découvert ses liens avec les anciennes religions qu’à un âge avancé, tout en prétendant l’avoir toujours su. Il s’était alors lancé dans de longues recherches, en solitaire, pour retrouver l’un des plus fameux lieux de culte des sectes immondes des païens et ses recherches avaient abouti à l’abbaye de Saint André. Il y était entré comme simple moine, et avait, après quelques mois, découvert l’entrée de la crypte païenne. S’ensuivaient quelques passages incompréhensibles, en forme de prière impie, qui ôtèrent aussitôt tous les doutes restant dans l’esprit de Torradan au sujet de la santé mentale du vieux moine. Ce dernier continuait son manuscrit en parlant d’une entité ancienne et très puissante qu’il avait réveillée à force de prières et de sacrifices. Enfin, après avoir décrit l’installation de la dalle noire et le rituel détaillé qui lui avait permis de la "mettre en place", Archibald achevait son livre sous forme de postface.
"Pauvre fou qui viens d’entrer ici, poussé par ton orgueil et ta foi dérisoire. Mon piège t’a guidé vers ta perte et vers la gloire et la survie de Celui Qui Attend Dans les Ténèbres. Ta mort sera lente ; tu connaîtras plus que la douleur et ton âme déchiquetée sera livrée en pâture aux Dieux Très Anciens. Bientôt, ceux qui dorment se réveilleront pour reprendre ce que vous leur avez ôté. Bientôt les Astres seront propices, et mon sacrifice trouvera sa récompense, et ta mort, la sienne."
Torradan fit volte-face. Un silence surnaturel régnait dans la crypte. Il pouvait sentir une présence. Sa torche s’éteignit.
Felis & Kundïn, 25 décembre 2004