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Petite chose insignifiante

Une main invisible, une main de magie, s’approcha. Elle parvint aux côtes, les longea pour atteindre la moelle épinière. Elle la remonta jusqu’au cerveau. Il fallait se presser. Enfin, ses doigts rencontrèrent la clé. Ils la palpèrent un moment, puis l’index et le majeur s’enfilèrent dans les orifices prévus à cet effet. Peu à peu, rotation par rotation, ils remontèrent la clé. Un tour. Deux tours. Trois tours. Petit à petit, organe par organe, cellule par cellule, tout l’organisme se mit en branle...

La petite fille ouvrit les yeux. Elle avait peur. Les cauchemars laissent toujours une trace. Autour d’elle, tout était noir. Il n’y avait rien à voir, de toute façon. Son père était parti à Nuln, et toute la famille déménageait. Les meubles étaient déjà partis, le mère et la fille restaient à la maison le temps que le père revienne les chercher. La chambre était vide, à l’exception d’une natte pour dormir, et d’un pantin en bois sur laquelle la petite se défoulait quand elle désirait se calmer. Ce soir-là ne ferait pas exception. La fille tendit la main, pour rencontrer le panneau de toile huilée qui recouvrait la fenêtre. Elle la tira, afin d’éclairer la pièce. Dehors, la lune était pleine. Quelques chouettes hululaient. L’enfant se releva, et regarda son jouet.

La machine trônait là, au beau milieu de la pièce. Un pantin de bois, rien de plus. Il était plié vers l’avant, les jambes courbées, le pied gauche vers la droite, le pied droit vers l’avant. Cette abjecte machine n’avait d’humain que la tête, visage un peu bonhomme d’un jardinier coiffé d’un chapeau de paille, les joues rouges et le nez énorme entre ses deux grands yeux bleus écartés. Ses bras eux-mêmes n’avaient rien de normal, ils se terminaient par une sorte de moignon, les sculpteurs nains ayant omis de mettre des mains. Dans son dos, une petite clé métallique. Le pantin restait là, dans cette position stupide, ses bras pendaient mollement.

Un bruit retentit, une petite fille brune apparut. A la vue du pantin, ses yeux scintillèrent d’une méchanceté contenue. Elle se précipita vers son souffre-douleur, et s’empressa de remonter la clé. Dans un cliquetis sinistre, les engrenages cachés dans le thorax de la machine se mirent en marche. La fille lâcha la clé.

Lentement, la tête de bois se redressa. Ses paupières n’étaient pas closes, mais le pantin voyait. Des murs grisâtres. Lui qui n’avait jusqu’alors pu apercevoir que du noir ! Par terre... il y avait quelque chose. Un autre mur, mais brun, celui-ci, avec des croisillons. Il se plaisait à articuler la tête. Sentir son cou décrire des arabesques l’emplissait de joie ! Lentement, son pied droit se remis en position normale, son bras droit se mit doucement en branle. Il voyait son moignon. Il se voyait lui-même ! Ah ! Quel plaisir que d’articuler ce bras artificiel ! Le coude déplié, replié, déplié...

Le cliquetis du mécanisme cessa soudain. La tête retomba mollement, le bras aussi. La fille, elle, exultait. Quelle stupidité que cette machine qui se croyait vivante ! Et ne savait que remuer la tête et le bras... mais allez, elle remonta à nouveau le mécanisme, un peu plus cette fois, en espérant observer de nouvelles actions.

La tête se redressa à nouveau. Il s’était endormi. Encore une journée. Pour lui, toute une nuit s’était écoulée. Il avait décidé de découvrir son environnement, ce jour là. Son pied droit se mit maladroitement en mouvement, et ripa sur le plancher. Le pantin s’affala de tout son long sur le parquet ciré. Il voyait encore un mur, tout en haut. Et au dessus de lui, la tête d’une autre machine, avec des cheveux bruns. Et cette machine riait. Le pantin tenta de se relever, mais ses moignons glissèrent. Alors, par un instinct de survie, il tendit le bras. Son cou se replia, laissant choir sa tête en arrière, découvrant sa nuque de bois. Prenant pitié de lui, l’autre machine lui pris le bras. Celle-là n’avait pas des moignons mais cinq petits bâtons articulés, qui étaient bien plus pratiques. Tirant de toutes ses forces, cet autre pantin le remit sur pieds en riant.

La fille riait méchamment. « Ha ! Et tu crois vivre ! Tu te crois mon égale ? Moi je vis, toi pas ! Tu es dépendante de moi ! C’est moi qui t’active, c’est moi qui te relève... sans moi tu n’est rien ! Tu n’as pas de cœur, pas de muscles. Tu n’es qu’une machine de bois et de fer. Tu ne sais rien, tu crois seulement. Petite chose insignifiante... »

Un par un, les engrenages cessèrent de tourner. Le pantin s’endormit. La fille riait toujours. Et allez, encore un petit coup. Que se passera-t-il, cette fois ? Un par un, les engrenages se mirent à tourner. Le pantin se réveilla. De sa journée précédente, il n’avait que des souvenirs flous. Un autre pantin l’avait aidé à se relever. Et ce pantin riait. Ou plutôt, hurlait, car une machine ignore le rire. Et d’ailleurs, ce pantin était toujours là, et hurlait toujours. Le jouet de bois voulut se mettre à marcher. La jambe gauche, parfait. La droite, à présent. La gauche. La droite. Pas par pas, le pantin se mit en branle. Il marche, fit le tour de la pièce. Que c’était agréable, ainsi ! Découvrir de nouveaux espaces ! La jambe gauche, puis la jambe droite ! Il arrivait à un coin, il fallait tourner. Seul bémol, tout était désespérément blanc. Mais non, là-bas, un panneau brun ! Il allait s’y rendre, mais s’endormit.

La fille le réveilla, en tournant une fois de plus la clé, et le pantin explora encore la salle, de long en large, puis en travers. Il s’endormit et fut réveillé par l’enfant, toujours hilare. Il se mit à courir, sauter, bondir, s’endormit, s’éveilla, courut, sauta. Il s’agitait en tous sens, se cognait souvent. La salle était trop petite ! Mais il sautait, courait, dansait. Et la fille, la fille riait, non, hurlait ! C’était une véritable cacophonie, un râle assourdissant. Et lui se frappait contre les murs, les coups résonnaient, il tombait, se relevait, s’endormait et se réveillait, et le garçon hurlait ! Mais tais-toi, tais toi !

Le cliquetis cessa, dans son dos. Il s’endormit debout. La fille le considéra hautement. « Stupide bout de bois. Tu ne fais que rêver la vie. »

Apaisée, elle retourna sur sa natte. Il fallait dormir, à présent.

Une à une, tels de petits engrenages, les cellules cervicales cessèrent de s’activer. Les paupières de la fille se fermèrent. La clé cessa de tourner. L’enfant s’endormit.

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