Le cheval avançait lentement entre les arbres, ralenti par la boue. Sa belle robe blanche était souillée par la pluie sale qui tombait à flots. Son encolure courbait sous le poids des eaux déchaînées. L’orage était si puissant que des rivières de boues sillonnaient la forêt, emportant les plus faibles animaux, déracinant les plantes, et faisant même ployer les arbres les plus fins. Des trombes d’eau se déversaient depuis des heures, charriant des quantités colossales de terre, de cadavres et de plantes. Le cheval blanc lui-même devait lutter pour ne pas se laisser choir dans ces courants mortels. Non qu’il ne fût pas habitué au mauvais temps, il n’avait jamais connu que lui.
Dès sa naissance, le ciel au-dessus de lui se couvrît de nuages. Toute sa jeunesse, quand il était poulain, il passa son temps à gambader à travers de gris champs, ne connaissant pas la lumière du soleil. C’était un cheval fort et robuste, et son crin était blanc comme la neige. Toujours, il dépassait les autres chevaux, caracolant sous la pluie noire, hennissant sous des nuages de chagrin. On reconnût sa force, et il fût très vite contraint à tirer des voitures à travers des rues ruisselantes de pluie. Il s‘acquittait de sa modeste tâche du mieux qu’il pouvait, veillant à ne jamais faire verser la voiture, ne réclamant en retour de ses peines que quelques brins de paille, et de l’affection pour ses grands yeux noirs et humides. Quelques caresses sur son encolure blanche valaient mieux pour lui que tous les soins du monde.
Il n’avait en tête qu’un seul rêve, une seule passion. Il désirait ardemment voir un jour de beau temps, prêt à mourir pour un rayon de soleil. Aussi un jour, n’y tenant plus, il sauta son enclos, et s’en fût chercher le printemps sous un ciel gris.
Le soleil revint sur cette contrée quelques jours plus tard.
Mais il n’était plus là pour le voir. Il était loin, déjà. Puisant sa force et son courage dans l’espoir de voir le soleil, il marcha longtemps, endurant sa peine comme aucun, marchant toujours plus, bravant les tempêtes, traversant de puissants torrents, évoluant toujours sous un ciel en pleurs. Il était robuste et endurant, et jamais ne se fatigua, jamais ne se lassa. Quand d’autres que lui réclamaient de nombreux soins et une nourriture abondante pour courir quelques heures par jour, lui ne demandait qu’un rayon de soleil, une éclaircie dans les nuages, ce but ultime justifiant pour lui tous les efforts, tous les sacrifices. Quand d’aventure il ne trouvait plus à se nourrir sur son chemin, il se présentait à la ferme du coin. L’homme le recueillait alors avec du foin, puis, profitant du sommeil de l’animal, lui passait la charrue au cou. Le cheval blanc acceptait son sort avec résignation, labourant les champs du mieux qu’il le pouvait, rendant d’inestimables services, contre un peu de nourriture. Puis il se sauvait, continuant perpétuellement sa quête du beau temps, inlassable et inébranlable. Ce cheval était docile et affectueux mais aussi persévérant, s‘arrêtant là où on avait besoin de lui, puis continuant sa route.
C’est ainsi qu’il fût surpris dans une tempête sans précédent, au beau milieu d’une forêt. Une averse d’une force inouïe qui le força à puiser toute sa force, à déployer toute son énergie pour avancer lentement, prenant garde à ne pas se laisser entraîner par le courant. Plusieurs fois, il fût sur le point de faillir, ses membres l‘abandonnaient, il se sentait tomber dans les abîmes du sommeil. Mais, l’idée du ciel bleu en tête, il persévéra tant et si bien qu’après plusieurs heures d’efforts ininterrompus, il finît par sortir de la forêt. La plaine grise qui s’étalait devant lui était parcourue de rigoles, charriant leur lot de boue et d’herbes déracinées. Il lui suffit d’éviter ces dernières pour marcher en terrain sûr. Il crût qu’il allait défaillir, il pensait se laisser choir là, dans l’herbe humide, et se reposer enfin sous des torrents de pluie, tant ses efforts l’avaient affaibli. Cependant, il distinguait au loin une petite bâtisse humaine. Il pensait pouvoir s’y arrêter, et dormir enfin au sec, contre des travaux aux champs le lendemain. Aussi dures fussent ses peines, il se savait assez endurant pour mener à bien les tâches que les hommes lui confieraient, et la perspective de pouvoirs s’affaler sur un lit de pailles, couvert d’étrons mais sec, lui insuffla les dernières forces nécessaires pour se traîner jusqu’à l’abri.
***
La petite fille était allongée sur un lit de paille, sereine. Sa petite robe de toile rapiécée, découpée dans un sac, ne la protégeait nullement contre les pluies diluviennes qui se déversaient du ciel en colère, aussi était-elle contente d’avoir trouvé cette grange abandonnée, une heure plus tôt. Le toit d’ardoises ne laissait pas plus filtrer l’eau de pluie que la froide humidité du dehors, aussi la relative chaleur de la grange la réconfortait infiniment.
Elle était bien, couchée sur une botte de foin, bercée par le bruit incessant de la pluie s’abattant sur le toit, au-dessus d’elle. Le ronronnement sourd du bruit des gouttes s’écrasant sur les épaisses ardoises...
Elle en oublierait presque qu’elle avait faim... Son ventre était en effet bien vide : elle n’avait pas mangé de la journée, et quatre ou cinq glands tombés d’un chêne avaient été son repas de la veille...
Elle se retourna dans sa couche, sans prendre garde aux épis qui s’emmêlaient dans ses longs et sales cheveux noirs.
Elle s’en voulait d’avoir été surprise par l’orage. Elle ne pensait pas qu’une tempête aussi violente puisse se déclarer, dès le début du mois d’automne. Si la pluie ne cessait pas bientôt, elle risquait d’être bloquée longtemps, avant d’arriver à la ville pour prendre du travail. Peut-être même arriverait-elle la dernière, peut-être toutes les places seraient-elles prises, auquel cas elle n’aurait plus qu’à se nourrir de quelques racines, avant de revenir l’été pour la récolte, sans avoir rien gagné... cela était déjà arrivé, une fois. Sa mère l’avait alors battue à coups de cravache... elle ne tenait pas à ce que ça recommence...
Oh, et puis baste ! Etait-elle sotte au point de se morfondre ainsi, alors qu’elle était au sec ? Les craintes auraient le temps de venir plus tard, elle ferait mieux à ce moment de se réjouir de sa bonne fortune. Elle doutait en effet que tous les paysans qui, comme elle, se rendaient à la ville aient eu la chance d’avoir un toit, à l’heure qu’il était. Ce luxe était réservé aux riches seigneurs...
Elle sourit. Ses rêves de grandeur illuminaient ses grands yeux bruns. Elle se voyait très grande, et imposante. Une baronne, peut-être... une duchesse... une femme puissante, dont l’Histoire manquait. Tandis que son mari, beau et riche, s’occuperait d’amuser les courtisans, elle prendrait en charge les affaires importantes. Elle s’occuperait des armées, de la politique et de l’économie... des valets s’inclineraient devant elle, de puissants seigneurs demanderaient ses conseils, et les paysans comme les chevaliers imploreraient ses faveurs, sa générosité ou sa clémence...
Et l’après-midi, après avoir réglé les affaires de son domaine, elle partirait à la chasse....
Ses yeux brillaient d’excitation...
Elle se voyait déjà assise sur un cheval à la manière des hommes, chevauchant à travers les forêts, courant la campagne, traversant aussi bien les champs que les prés, les collines que les villages à une vitesse folle, tirant les rênes, saluant les piétons, riant de leur infortune... elle voyait son cheval cabrer en haut d’une colline, devant le soleil couchant, et elle, fière, assise dessus, et levant la main comme pour saluer l’astre bienfaiteur...
Elle repensa à sa condition actuelle, une petite fille de paysans, forcée de faucher les blés en été, et d’aller travailler en ville le reste de l’année, pour gagner quelques misérables sous... elle poussa un long soupir, qu’accompagnèrent de grands gargouillements dans son estomac affamé. La pluie battante sur le toit d’ardoises continuait son chant sourd et reposant... Ses paupières s’alourdissaient, et son esprit, bercé par ses vagabondages et ses coquins rêves de grandeur, se laissait peu à peu tirer vers le sommeil...
C’est alors que ses oreilles s’ouvrirent grandes soudain. Tous ses sens s’éveillèrent, alors qu’elle entendait un bruit de pas étouffé venant du dehors. C’étaient, à n’en point douter, les occupants de la grange qui rentraient. L’enfant jeta un regard terrifié sur les grandes portes de bois. Le battant n’était pas rabattu. Elle songea un instant à clore l’entrée, mais les hommes pourraient aisément en venir à bout à coups de hache. Dès qu’elle vit la porte s’entrouvrir, son instinct la fit bondir derrière le tas de paille d’un geste souple et agile.
Quelques longues secondes s’écoulèrent...
Rien ne se produisit...
La pluie continuait sa plainte...
Le ruissellement de l’eau sur les ardoises...
Le bruit des innombrables gouttes s’écrasant au sol...
Le grondement lointain de l’orage....
L’enfant releva lentement la tête, ôtant ses mains de ses yeux marrons... avec d’infinies précautions, elle risqua un regard par-dessus le tas de paille...
Elle ne vit rien... pas âme qui vive, derrière la grande porte entrouverte... elle se leva lentement, avança doucement vers l’entrée... rien, au-dehors... elle s’approcha plus près...
L’eau ne cessait de tomber...
Elle colla son visage contre l’embrasure de la porte, mais ne vit rien. Rassurée, elle allait détourner la tête, quand elle vit quelque chose bouger. De surprise, elle se jeta en arrière en hurlant, s’écrasa lourdement contre le sol de terre.
Ce n’est qu’alors qu’elle vit qu’en réalité, c’était un cheval blanc qui était derrière la porte. Elle se releva, intriguée, tout en dévisageant son étrange visiteur à travers l’ouverture... Elle comprit bien vite que l’animal était trop faible pour pousser la porte avec son museau, et entreprit de l’aider à entrer. Elle empoigna le battant à deux mains, tira fortement, et, le cheval l’aidant de son côté, ouvrit grand la porte de bois. Ce n’est qu’alors qu’elle se rendit compte qu’elle ignorait la réaction possible du cheval. Peut-être se ruerait-il à l’intérieur, donnant de furieux coups de sabots ! Elle se décida à refermer, mais n’y parvint pas. Même en poussant de tout son poids, la porte était trop lourde... une détresse soudain s’empara d’elle, elle s’affola un peu, et recula de quelques pas, prête à se jeter dans le tas de foin au premier danger...
Elle se rendit compte bien vite de l’inutilité de cette précaution : le cheval était grand et robuste, mais paraissait à bout de forces. Il se traînait dans l’entrée, le front bas, quelques mèches de crins humides lui masquant les yeux, ses jambes faibles croulant sous son poids... on eût dit une vieil animal usé, n’ayant plus un souffle de vie, bon pour le hachoir...
La petite fille eut pitié de lui, et de son regard triste et mélancolique, et regardant autour d’elle, elle ne vit guère que de la paille à lui offrir. Elle saisit quelques brins de son lit improvisé, et, sans grande conviction, les tendit à son compagnon. Celui-ci les saisit entre ses mâchoires, et les mastiqua mollement, avec toutefois dans les yeux comme de la reconnaissance. L’enfant sourit faiblement, et elle était convaincue que le cheval faisait de même, à sa manière. Alors, elle prit encore un peu de foin et le lui tendît, sans même attendre qu’il eût fini d’avaler ceux qu’il avait déjà dans la bouche. Elle recommença le processus plusieurs fois. Il semblait ainsi reprendre des forces. Elle commençait vraiment à être prise d’affection pour lui.
« Je t’appellerai Orage », dit-elle, sentant la bonne humeur l’envahir.
Il leva la tête vers ce petit bout d’homme. Il le trouvait mignon. Mais, quoique manger lui eût fait du bien, il était las, et désirai un peu de repos.
« Ecoute », repris la petite fille. « Ecoute, Orage... la pluie tombe moins fort...l’orage s’est calmé... »
Elle le regarda joyeusement.
« Il est parti avec ton arrivée ! », dit-elle en riant. « Tu repousses le mauvais temps, et fais revenir le printemps ! », ajouta-t-elle gaiement.
Puis, elle regarda le cheval de plus près... Ses grands muscles saillants... son crin, blanc comme la neige... ses grands yeux noirs mélancoliques...
Elle le contempla longtemps, avec compassion d’abord, sympathie, ensuite, et finalement avec envie. Ses yeux brillaient d’excitation. Un souffle de vent soudain s’engouffra dans la masure par la porte grande ouverte, réveillant ses sens.
Alors, doucement, pas par pas, elle s’approcha de lui. Tendit lentement sa main... caressa sa robe d’un blanc de nacre...
Avec des gestes à la fois affectueux et précautionneux, elle monta sur quelques planches, et, aidées par le dos courbé de l’animal exténué, monta en croupe. Orage se laissa faire docilement. Il était d’un naturel affectueux, et, de toute façon, trop exténué ce jour-là pour tenter tout geste de rétraction. Il laissa l’enfant grimper sur son dos.
Elle était bien, là. Elle s’allongea sur l’animal, et le caressa affectueusement, inconsciente de son propre poids, et de ce qu’elle faisait endurer au pauvre cheval. Elle se reposa ainsi quelques minutes, réconfortée par la douce chaleur qui émanait de sa monture.
Puis, au bout d’un moment, elle se redressa un peu. L’envie était trop forte... Elle se tortilla dans tous les sens, afin de faire bouger Orage, qui ne broncha pas. Au bout de quelques minutes de gesticulations diverses, elle donna un coup de pied dans le flanc de la bête. Le cheval réagit immédiatement. Quoique docile par nature, il était las et fatigué, mais la nourriture lui avait fait recouvrir quelques forces, aussi fit-il demi-tour, et sortit de la grange d’un pas lent.
Elle était folle d’excitation ! Malgré la fatigue, et la pluie fine qui recouvrait la plaine d’un voile de chagrin, son enthousiasme ne faisait que croître ! L’enfant se dandina encore un peu, mais sans résultat. Alors, elle se souvînt de son geste malheureux, et battit les flancs d’Orage avec une telle force que le cheval partit immédiatement au galop. Pendant de trop courtes heures, tous deux galopèrent à travers les collines, faisant des boucles et des tours, sautant des buissons. La jeune enfant ignorait tout de l’équitation, et s’attachait à l’encolure de l’animal. Son derrière ne cessait de tressauter, elle avait mal aux fesses, au sexe et aux jambes, et manqua plusieurs fois de se retrouver par terre. Mais quelle joie ! Cela faisait des années qu’elle rêvait de faire cela ! Quel sentiment de vitesse ! Quelle agréable sensation, que de sentir ses cheveux voler au vent ! Elle se voyait déjà grande cavalière, chevauchant jusqu’au bords de la terre, courant de ci, de là, rapide comme la tempête. Juchée sur son destrier blanc, plus rien ne l’arrêterait. Aucune frontière, aucune rivière, nulle montagne...
Mais la douleur finit par être trop forte pour qu’elle en supporte d’avantage. Elle s’arrêta, et le cheval regagna immédiatement leur abri. Une fois à l’intérieur, elle se laissa glisser de côté, et s’endormit sur-le-champ, laissant de doux rêves équestres bercer son sommeil.
Elle dormit longtemps, contrairement à son habitude. Le gazouillement des oiseaux la réveillèrent à moitié. Ses paupières s’entrouvrirent un peu, puis elle bondit sur pieds. Ahi ! Le soleil était haut dans le ciel ! Elle perdait encore du temps, avant d’aller à la ville ! Elle épousseta sa robe rapiécée, et s’apprêta à se mettre en route sur-le-champ. Mais une idée lui traversa l’esprit... elle pourrait gagner beaucoup de temps, si... et même beaucoup d’argent, il suffirait de le vendre, une fois à destination... elle se retourna, avec aux lèvres un sourire malicieux. Orage dormait toujours, étendu par terre, sur un lit de paille au fond de la grange. Elle s’approcha de lui gentiment.
« Debout, Orage, il est l’heure... »
L’animal ne bronchait pas.
« ...Et la route est longue... »
Elle s’approche un peu plus du cheval. Il dormait paisiblement, quoique dans une position singulière. Elle posa sa tête contre son torse, et l’embrassa un peu, pour le réveiller. Elle ne sentait pas un mouvement. La jeune fille s’intéressa alors à la tête de l’animal. Ses yeux étaient clos. Il avait une expression de tranquillité.
Ses narines ne faisaient nullement circuler de l’air.
L’enfant se redressa tout soudain, quand elle comprit ce qui se passait. Effrayée, elle courut vers l’extérieur. Une fois dehors, elle ralentit un peu, et marcha droit, d’un pas raide. Son visage était blême, et contrastait avec ses cheveux d’un noir profond. Elle se retourna vers la cabane, pleine de remords. Mort de fatigue... quelle tristesse...
Allons, ma fille, allons. Tu ne devrais pas te plaindre, mais plutôt penser à marcher, au vu de l’heure avancée... ce n’était qu’un cheval, après tout... qu’un cheval... oui...
Une larme perla sur sa joue...
Au moins était-il mort sans souffrir... dans son sommeil...
La fillette renifla un coup, sécha ses larmes, et partit en direction de la ville à travers la campagne ensoleillée, sous un ciel sans nuages.