Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

 La malédiction des basses-terres.

Ndlr: Le texte original a été séparé en deux parties pour des raisons qui m'échappent totalement.

Ceci est un long texte court sans intérêt écrit pour passionner le lecteur. Rêve, réalité, conscience, souvenir... on s’y perd. Voilà un récit qui devrait vous ramener sur terre, ou vous aider à vous envoler.

Préambule au lecteur et introduction :

En l’an 801 de notre ère débuta, pour ceux qui s’en souviennent, l’une des guerres les plus affreuses qui aient jamais été. À l’époque, tandis que d’un côté le comte Meltus d’Atlec tentait de prendre pied au nord du fleuve Helised, son voisin, comte d’Octuc, envahissait les basses-terres du pays d’Atlec. De mémoire locale, le fait n’était pas nouveau et un conflit mineur naissait souvent au sujet de ces contrées faiblement défendues. L’absence de l’armée allait donner aux choses une toute autre tournure... Les premiers mois virent comment le comte d’Octuc prit pied sur les basses-terres, balaya toute résistance et, profitant de cet état de fait, continua sa route par le grand chemin du nord et établit le siège de son rival. Les six semaines suivant, comment ce dernier, grâce à la trahison du capitaine Seln, trompé par la fille de Meltus, parvint à mettre son adversaire en déroute, le forçant à retourner chez lui la queue entre les jambes.

En cours de route, Seln se suicidait, accablé par la honte d’avoir été manipulé. Ce fait, anodin en lui-même, eut des conséquences incroyables. Dressons là un rapide portrait dudit capitaine. Plat, borné, pourtant grand homme et au cœur doré, il n’avait guère d’autres mérites qu’une gentillesse et une générosité débordante. Sa nomination, du reste, avait été une simple affaire de circonstance, et il passait régulièrement pour un illustre inconnu et s’en satisfaisait très bien.

Sa mort, pourtant, devint une affaire d’état, et ce par l’entremise d’un jeune lieutenant sous les ordres de Seln, un jeune homme idéaliste qui prit sur lui d’organiser la vengeance de son supérieur. Il parvint à soulever la colère des troupes contre ces « fourbes du pays d’Atlec », remémora la défaite, peignait un sombre avenir de honte et de misère et en arriva au point où chacun se sentait trahi et dépossédé, comme si cette trahison les touchait personnellement. Plus encore, il obtint du comte la levée des paysans dont il fit des soldats et engagea des mercenaires. Près à tout pour obtenir justice, il conclut une alliance avec les barbares de l’est, terribles guerriers, mauvais et sans honneur. Convaincre le chef ne fut pas chose aisée, mais ce dernier avait entendu parler de la princesse d’Atlec, que l’on disait fort belle, et le lieutenant en fit le salaire personnel de son nouvel allié qui dès lors se rangeait à ses côtés. L’espoir de revanche renaissait pour devenir un brûlant foyer qui consuma rapidement toute chance de paix.

Durant ce temps, toutefois, Meltus n’était pas resté inactif. Son armée rentrée victorieuse du fleuve Helised dont le péage était désormais sien, il aurait pu se sentir à l’abri. Un tourment constant, malgré cela, l’habitait. Il avait eu vent de la coalition et des levées de troupes. Ses espions lui rapportaient chaque jour des rapports alarmants sur l’hostilité du peuple voisin à son égard, tant et si bien qu’il fit mander tous les hommes valides de son pays pour le combat et rappela tous ses chevaliers. À ces derniers, il offrit armures et lances avant de les couvrir d’or afin qu’ils lui assurent la victoire dans la bataille à venir. Enfin, il convoqua sa garde personnelle et leur ordonna d’emmener sa fille en lieu sûr pour que rien ne puisse lui arriver. Ayant fait cela, il se sentit mieux et regarda vers l’avenir avec sûreté.

Six semaines plus tard, sur la plaine des champs au lys, nommée ainsi pour la prolifération sans borne de cette fleur encore présente à l’époque, deux puissantes armées se faisaient face, l’une d’Atlec, l’autre d’Octuc. Il y avait eu plusieurs escarmouches auparavant, mais jamais ils n’avaient pensés se retrouver ainsi rassemblés. Devant la masse des opposants, et pour éviter un carnage, on se proposa de négocier, mais la haine était trop intense et le goût du sang sur toutes les lèvres. Sept cors résonnèrent et avec eux les cris bestiaux des barbares, suivis rapidement d’un puissant bruit de ferraille entremêlée et de la chute des corps. Il est dit que chacun, à cet instant, fit tant et si bien que l’on dût rapidement se résoudre à marcher sur un tapis de cadavres et d’agonisants si l’on désirait continuer la lutte. Elle continua...

Meltus fut tué dans l’affrontement, la majorité des cruels barbares aussi, ce qui devait mettre fin à leur domination dans l’est et permettre la création du neuvième royaume d’Orde. On ne retrouva jamais le jeune lieutenant, et du comte d’Octuc un cheval agonisant. Officiellement, les hommes d’Octuc sortirent gagnants de l’affrontement. Dans les faits, seuls les morts furent victorieux, et tandis que chacun se retirait, nul ne savait que le conflit des champs au lys allait ouvrir une période de plus d’un siècle de misère. Le dernier épisode du conflit se déroula près de bois-Cifend, où s’était réfugiée la garde de Meltus. Découverts par leurs ennemis, acculés dans les gorges d’Ahr, on les somma de remettre leur protégée en vertu de quoi ils seraient épargnés. On se mit à songer à la proposition lorsque leur sergent, Delon, brave et honnête homme s’il en fut jamais, et dont le courage d’avait d’égal que le respect de la parole donné, clama haut et fort le refus de la garde. « Plutôt mourir ! » s’écria-t-il. Il fut tué durant la nuit par les siens. La fille de Meltus fut livrée à un certain Dion qui en fit sa femme avant de mourir. Elle fut alors offerte à un barbare de l’est qui l’emmena. On perdit, à cet instant, définitivement sa trace. Les derniers survivants de la garde d’honneur, à cours de ressources, devinrent mercenaires ou, lorsque le travail manquait, se joignaient aux autres pillards. En quelques mois, il ne restait rien des dirigeants, des comtes, des lieutenants... Tout avait cédé au chaos. Les villes fermèrent leurs portes, tant aux bandits qu’aux réfugiés. Les campagnes se vidèrent rapidement sous la poussée des brigands. Dans les premières années on nota l’apparition de quelques foyers de résistance, et les routes se remplirent de voyageurs en quête d’espoir et de sécurité. Mais à leur arrivée, des foyers ils ne trouvèrent que des cendres, et beaucoup s’y laissaient tomber, abattus plus encore moralement que par un mal réel. Si le corps eût pu supporter encore quelques dures journées de marche, l’esprit, lui, s’y refusait totalement.

Pourtant, treize années après que tout fut tombé, l’ordre était peu à peu revenu dans les contrées reculées des basses-terres. Deux facteurs en étaient la cause : d’une part la pauvreté y était extrême, ou du moins connue comme telle, et d’autre part plus personne ou presque n’y passait. Attirés par l’or et les fausses promesses, les foules étaient au nord, et avec elles les malandrins et bandits de tout genre. Qui se serait soucié de cette région mauvaise, crevassée, à peine habitée et en partie marécageuse ? Des voleurs, guidés par un bandit fameux de l’époque que l’on connaît aujourd’hui sous le sobriquet de « Vent-tardif », avaient bien tentés de s’installer, mais leur gain ne suffisait même pas à les nourrir et la résistance des villageois regroupés finit de les briser. Certains rentrèrent, d’autres descendirent plus au sud sans que jamais on ne les revît.

Ici, et pour terminer ce préambule à l’histoire qui nous intéresse, je dois encore ajouter que malgré tout l’on apercevait parfois un pauvre homme ou un petit groupe d’individus qui se hasardaient en ces lieux pour rejoindre par ce chemin long mais sûr un hypothétique et illusoire eden où recommencer leurs vies. On les nomme couramment vagabonds, et durant un siècle ce terme, pour quiconque ne fuyait pas le malheur, rimait avec vermine. Que l’un d’eux s’approcha d’une ferme et l’on barricadait portes et fenêtres, on sortait les fourches et les matraques et l’on partait ameuter le voisinage, autant pour obtenir de l’aide que pour prévenir les autres de l’arrivée d’un de ces « drôles ». Il va sans dire que le voyageur ne devait pas s’attendre à l’hospitalité, et que tout était mis en œuvre pour le leur faire comprendre, jusqu’à ce paysan un peu lettré qui, un jour, écrivit sur un panneau « Ici on accepte pas les va-nu-pieds ». La science des lettres mise au service de la peur et du vice.

Pourtant ils essayaient, parfois, vers quelque maison à l’allure accueillante. La plupart du temps refoulés, il arrivait, selon que leur allure soit suffisamment rassurante et le maître de maison suffisamment bienveillant (dans le pays on disait « fou ») qu’on leur offrit le gîte, sinon un repas. Quant aux autres, ceux qui ne trouvaient pas, ils s’endormaient dans un maigre abri, entre deux rochers, et ne se réveillaient plus. On retrouva ainsi un jour les corps d’une mère et de son enfant encore gelés. La pauvre femme avait enfermé son fils contre son sein et s’était recroquevillée de sorte à former un rempart pour lui, un rempart fragile que la nuit avait brisé. Du fils ainsi chèrement protégé, il ne restait qu’une petite statue gelée, qui vous regardait... Quelqu’un les avait trouvé auparavant, les avait laissés ainsi mais avait pris soin de piller leur maigre bagage. Pour récupérer sans doute un anneau, il avait dû briser un doigt. Les villageois s’étaient regardés et, après avoir pris tout ce qu’il restait à prendre, se décidèrent tout de même à les enterrer.

Toute cette histoire, de la campagne du fleuve Helised à la femme et son enfant, un homme la connaissait par cœur. Il avait été soldat sous les ordres du comte Meltus, mais avait déserté avant la grande bataille pour rejoindre son aimée. Après la défaite, et pendant treize années, il s’était joint aux autres habitants pour défendre leurs terres et leurs maigres biens. Lui défendait son amour, et il y mit un incroyable acharnement, un de ces acharnements qui ne vous quittent plus jamais. Par la suite le calme revint, on le sait, et il abaissa sa garde. De longues semaines s’écoulèrent sans que plus rien ne trouble le bonheur du couple, jusqu’à l’arrivée d’un premier vagabond.

À nouveau, il nous faut nous arrêter un moment. En effet, nous ne pouvons parler de l’homme sans présenter son épouse. L’un dans l’autre, ils allaient ensemble sans qu’il soit possible de les dissocier en quoi que ce soit. Malgré leurs différences, ils ne formaient qu’un : Il était rapide à s’emporter, elle était le calme incarné, il était dur, elle était fragile, il était sec, elle était douce et douceur. Il était suspicieux, inquiet, elle était confiante et sereine. Il était le noir et elle le blanc, il appelait la nuit qui cache et dissimule, et elle le jour qui montre et sourit. Du reste, si elle était fine et gracieuse, lui, malgré ses allures d’ours, n’en était pas moins leste et agile. Plus encore, et peut-être était-ce là l’origine même de ce qui les liait, l’un et l’autre partageaient une insondable bonté et des âmes claires et miséricordieuses. Peut-être me faut-il ajouter qu’il était bûcheron et qu’elle gardait la maison. Elle s’occupait d’un mouton qui leur appartenait et dont elle tissait la laine, accompagnée lorsqu’il en avait le temps par son mari bien malhabile en cet art, ce qui leur donnait maintes occasions de rire et s’aimer. Il se nommait Steve, elle n’avait pas de nom : on la surnommait Claire. C’était, en résumé, un couple heureux auquel le monde ne demandait rien et qui le le lui rendait bien.

Mais reprenons notre récit. C’était une nuit très éclairée avec une lune resplendissante. Il faisait très froid, le vent rugissait à l’extérieur de la petite maison, ce dont se souciait bien peu les deux êtres blottis l’un contre l’autre. L’heure du souper approchait tranquillement lorsqu’ils entendirent frapper à la porte. Les vieux réflexes ont la vie rude, et aussitôt Steve s’était emparé d’un large couteau avant d’aller ouvrir. Devant le pas de la porte, il y avait un pauvre hère, un vieil homme aux lèvres bleues, sans chaussures. Ses habits étaient en piteux état, son bagage se résumait à un simple baluchon. Il était complètement courbé. En voyant la porte s’ouvrir sur un homme armé, il faillit s’enfuir, mais ses jambes refusaient tout mouvement. Il balbutia quelques mots incompréhensibles puis resta figé, par la peur, par le froid, peut-être simplement parce qu’il ne comprenait même plus pourquoi il était là, d’où il était parti et où il allait. Sa requête, pourtant, était claire, même sans prononcer un mot.

Est-il besoin de dire que Steve hésita ? Cela lui prit long à se décider. Il jaugea l’être, l’observa, l’inspecta. Il regardait le temps, sentait le vent, jugeait les chances de cet être de survivre seul... Il ne termina jamais son examen. Son choix était fait depuis le début, il sortit de sa rêverie alors que le vieil homme commençait à chanceler et le fit rentrer, après quoi il l’installa près du feu et le laissa se reposer. Claire mit un peu d’eau sur le feu avec laquelle on termina, par la suite, de le réchauffer, puis ils l’invitèrent à partager leur dîner. Il mangea avec voracité, de sorte que pour le satisfaire le couple dut lui céder sa part. Ils le firent de bon cœur. Enfin il fut conduit à l’étage, une pièce basse remplie de paille mais qui offrait un abri chaud et sûr. Il s’y endormit aussitôt. Une demi-heure plus tard, Steve s’en allait en forêt. La région était pauvre, le bois rapportait peu, il travaillait longtemps la nuit pour rapporter de quoi assurer le bien-être du foyer. Cette nuit-là, et voyant son appréhension, Claire s’était approchée de lui avant qu’il ne sorte et lui avait murmuré à l’oreille : « Ne t’inquiètes pas, tout ira bien. » Après quoi elle l’embrassa et le laissa aller. Toute la nuit il se remémora cette parole et revint enfin sans que rien n’ait changé. Au petit matin, le vieil homme se leva, fit mille remerciements, pleura puis reprit la route.

Plusieurs autres vinrent ensuite, à intervalles irrégulières, et à chaque fois la même histoire se répétait. Un homme ou une femme, un couple, un enfant, quelque fut son aspect ou son âge, tous furent réchauffés, nourris et logés pour une nuit, nuit durant laquelle Steve s’absentait puis revenait pour retrouver son amie qui l’attendait. Il arriva que certains se montrent avares de remerciements ou de toute forme de reconnaissance, mais cela importait peu au couple qui se contentait de faire ce qu’il considérait sans doute comme un devoir. Du reste, si Claire y faisait rarement allusion, Steve, à chaque fois qu’il voyait passer un voyageur, ne manquait pas de dire « Je n’aime pas ces étrangers ». Elle le laissait dire, parfois elle répliquait, mais tous les deux savaient bien que ni l’un ni l’autre n’aurait pu refuser de porter secours à quiconque le demanderait.

Arriva pourtant un jour où cette assurance fut mise en doute. Trois hommes misérables suppliaient d’être sauvés du froid. Le temps était couvert, la pluie n’allait pas tarder et un vent mortel soufflait à déraciner les arbres. Qu’est-ce qui fit alors reculer le couple ? Elle s’était effrayée à leur vue, car leur visage semblaient mauvais, et leur allure cassée repoussait. Il s’était reculé un instant de ces mines louches, particulièrement dramatisées dans l’orage qui se préparait. À la vérité, et pour qui eut pu sonder leurs pensées, leur plus grande frayeur venait de ce qu’ils fussent trois. Ils avaient déjà hébergé des hommes qu’on eut pris partout ailleurs pour des voleurs, et des couples particulièrement misérables. Mais trois, cela faisait beaucoup. Il ne referma pas la porte, et s’il ressentit le besoin de faire part de son inquiétude à son épouse, au moment même où leurs regards se croisèrent ils surent qu’une fois encore ils allaient donner l’hospice. On jeta une bûche dans le feu, on prépara tant bien que mal une soupe qui put nourrir tous les convives, puis on les conduisit à la chambre. Une fois couchés, le couple se sentit soulagé. L’orage n’avait pas éclaté et une éclaircie semblait même vouloir perdurer sans plus s’éteindre. Le temps était propice à l’ouvrage, il fallait en profiter. Steve prit sa hache, implora du regard son épouse puis, devant la confiance absolue de cette dernière, parti à nouveau dans la forêt.

Comme chaque matin :

Il se réveilla au petit matin. Le soleil était haut dans le ciel, le feu crépitait encore dans l’âtre. Il étendit la main et sentit tout contre lui le corps de son amour. Il fut transporté de joie à l’idée de la savoir à ses côtés, et cet empressement l’étonna. Elle remua, se lova tout contre lui et resta ainsi. Un rayon de soleil parvint jusqu’à eux, et à cette lumière il se remit à penser « comme elle est belle ». Et à nouveau il s’étonna, mais son esprit était trop embrouillé pour comprendre. Il sentait qu’il savait, qu’il y avait quelque chose, mais il ne comprenait pas quoi. Elle murmura, il sortit de sa rêverie et l’embrassa. Quel jour était-ce ? Il ne le savait pas, il ne voulait pas le savoir. Il était bien. Tout au plus se souvenait-il qu’ils avaient abrité durant la nuit trois hommes qui ne lui inspiraient absolument pas confiance. Se disant cela il se leva et demanda, soudain inquiet :

« Où sont-ils ? »

Elle se souleva à son tour, lentement, ennuyée d’avoir été tirée de sa torpeur et de ne plus avoir contre elle le corps chaud de son mari, puis répondit :

« Ils sont partis, tu le sais bien. »

« Non, je ne sais pas. »

Et il ne savait vraiment pas. Comment aurait-il pu le savoir, il dormait depuis si longtemps. Qu’importait...

« Tant mieux, répondit-il, je n’aime pas ces étrangers. »

« Pourquoi les abriter alors ? »

Elle parlait sur le ton de la plaisanterie, elle connaissait la réponse. Mais il l’avait laissée avec un emplacement vide en guise de mari, et elle le rappelait ainsi à venir se blottir contre elle.

« Un homme est un homme, ceux-là n’ont pas mérité qu’on les haïsse. »

Il se recoucha.

« Mais à chaque fois, j’ai peur pour toi... » ajouta-t-il.

Elle l’embrassa, et lui susurra :

« Mais je suis toujours là, avec toi. »

Il ne répondit rien et l’embrassa à son tour. Oui, elle était toujours là, avec lui. Qu’est-ce que c’était bon d’être avec elle, abritée contre son sein. Il se surprit une dernière fois à ces pensées, puis s’abandonna aux caresses de son épouse.

On frappa à la porte.

Rêve et cauchemar :

Avez-vous déjà vécu ces étranges rêves plus vrais que la réalité ? Vous pouvez sentir le parfum de votre amie, sentir les murs sous vos doigts, ressentir le frémissement de la couverture sur votre dos et la chaleur d’un grand soleil, et malgré cela vous savez pertinemment que vous rêvez. Sans doute n’est-ce plus là quelque chose de nouveau et d’inconnu pour le lecteur qui se sera ainsi déjà retrouvé chez lui, parmi les siens, tout en sachant qu’il n’en est rien, que tout n’est qu’une immense illusion... Toujours est-il que c’est exactement ce genre de rêve qui saisit Steve et Claire lorsqu’ils entendirent les coups à la porte. Ces coups, en eux-mêmes, eussent suffis à leur montrer la vérité. Irréel, confus, désaccordés, ils n’avaient rien de coups ordinaires que nous donnerions vous et moi contre un battant de bois, mais semblaient sortis de quelque fantasmagorie horrible, disharmonieuse, terrible sans inspirer pourtant la moindre crainte. Un écho de l’esprit, les trois premiers coups de théâtre avant que les acteurs n’entrent en scène. Ils se regardèrent et, surpris de rêver ensemble, ou surpris de vouloir croire que l’autre rêve avec lui, se sourirent. Aussitôt ils s’effrayèrent, l’espace d’une seconde, car leurs esprits torturés avaient fait paraître des sourires immondes, carnassiers.

Ce fut Steve qui mena la rêverie, et peut-être était-ce seulement lui qui rêvait. Elle, en effet, se contentait d’attendre, comme si elle savait ce qu’elle avait à faire, ce qui allait arriver. C’était inquiétant et amusant à la fois. Il ouvrit la porte et remarqua tout de suite que le soleil brillait de mille feux, un soleil comme il n’y en avait jamais eu dans la région depuis longtemps, plus longtemps encore qu’il ne s’en souvienne jamais. Quelle joie était la sienne que d’être là, sous ce grand disque doré, chaud et doux, presque velouté. Il rattacha aussitôt ce soleil à son aimée, et trouva que s’il faisait aussi beau, c’était parce qu’elle était là, avec lui, près de lui et pour l’éternité. Une petite voix aigue l’interrompit :

« Excusez-moi, vous êtes un ange ? »

C’était une petite fille. Elle se tenait sur le pas de la porte, avec petite poupée sale qu’elle traînait par la main et à qui il manquait les jambes. Malgré ses vêtements déchirés en maints endroits et mal repris, elle était plutôt mignonne, et puis, ses yeux pétillaient, tout son visage souriant exprimait une joie intense. Elle avait posé sa question comme le font les enfants, avec cette innocence étrange qui leur permet de rendre les choses les plus folles normales et presque anodines. Mais que venait faire là cette fillette, se demandait Steve, qui peut-elle être ? Il ne se souvenait pas avoir jamais fais un rêve de la sorte, mais celui-ci l’enchantait.

« Monsieur, vous êtes un ange ? »

La petite insistait, elle était vexée qu’il la regarde sans lui parler. Mais aux oreilles de Steve, cette voix arriva si déformée qu’elle lui paru bourrue, sombre. À nouveau ce fut cette impression que tout devenait cassant, disharmonieux, horriblement déformé. Le sourire de l’enfant lui fit peur, il y voyait l’envie, l’avarice, l’orgueil, le mal et l’envide de détruire. En quelques instants il vit des flammes danser dans les yeux livides et ne vit de la petite tête plus que le masque démoniaque d’un serpent.

« Qui est-ce ? »

La voix cristalline le ramena à la réalité, ou à ce qui était la réalité dans le rêve, ou simplement à une rêverie plus positive. Les ombres s’écartèrent, les ténèbres disparurent et ce si vite qu’il chercha un moment un quelconque nuage dans le ciel qui eut pu cacher le soleil. Il voulut se réveiller et sut que ce ne serait pas possible. Pour se réconforter, il pensa à ce que dirait son aimée lorsqu’il lui raconterait tout ceci. Mais pour l’heure, c’était elle qui venait, elle qui avait parlé. L’enfant, assurément, lui plut.

« Madame, est-ce que c’est un ange ? »

Cette fois-ci, Steve entendit la question, mais il n’eut pas le temps de répondre, son aimée l’ayant précédé :

« On peut dire ça... comment te nommes-tu, et d’où viens-tu ? »

La petite parut se demander un moment s’il était bon de parler, elle semblait presque effrayée, mais en regardant Steve elle se rassura et répondit.

« J’me nomme Jinny, enfin c’est comme ça que mon père il me nomme. On est parti d’une grande ville, très loin d’ici, et on a beaucoup marché. Il a fait très froid. »

Steve remarqua alors que ses lèvres étaient gercées et le bout de ses doigts était encore un peu bleu. Il observa le soleil, et les traces de froid sur la petite, et se dit que décidément tout allait de travers. Il avait déjà oublié qu’il rêvait, il ne devait plus s’en rappeler alors.

« J’ai faim », reprit la petite.

Elle fit une moue si mêlée d’espoir et de tristesse que Claire commença à rire et, la soulevant, la réconforta un peu et l’emmena manger. Steve, lui, réfléchissait. Un père, des voyageurs, des vagabonds à en croire la tenue de l’enfant. Non, décidément, il n’aimait pas les étrangers... Il referma la porte et alla s’assurer que l’enfant n’allait manquer de rien.

Par la suite, après une longue discussion avec l’enfant, il fut accepté qu’elle avait fait un long voyage, que ça avait été « très très très dur » et qu’ils avaient décidés de se reposer sur le chemin, qu’elle avait profité du repos de son père pour s’éloigner parce qu’elle avait froid et qu’elle savait que ça irait mieux si elle bougeait, et qu’elle s’était perdue, et qu’elle avait vu une maison, et qu’elle s’était approchée, et qu’elle avait frappé. Elle termina son récit par : « J’ai été très étonnée de voir tout ce soleil ici, et quand il a ouvert, il avait l’air tellement grand, et tout est tellement beau ici, que j’ai cru que c’était un ange... »

Et elle ajouta en riant :

« Vous êtes sûrs que vous êtes pas un ange ? »

Steve sourit, et ce sourire l’aurait volontiers fait grimacer de douleur.

« Non, je ne suis pas un ange, mais je vis avec... »

Il n’en dit pas plus, et n’en pensait pas moins. Du reste, il n’était pas conscient de toute la signification qu’il avait mise dans cette phrase, et plus les secondes passaient et plus ils avaient l’impression qu’en disant ces mots, il avait soulevé un voile qui lui aurait masqué un immense précipice, une abîme, sombre et inquiétante, juste devant ses pieds. La vision s’estompa et l’enfant s’étira.

La suite fut plus confuse pour Steve, plus rapide aussi. Il s’entretint avec son aimée, décida d’aller à la recherche de cet homme s’il existait et de garder la fille ici pour cette nuit s’il ne trouvait rien, après quoi elle pourrait continuer son chemin. La terre trembla sans bouger, il sentit l’air vibrer autour de lui, puis redevenir calme. Claire avait battu des cils et avait proposé, si on ne retrouvait pas le père, de la garder ici, avec eux. Elle aurait tant voulu avoir un enfant. Que se passa-t-il alors ? Steve lui-même n’aurait pu vous répondre. Il y eut un regard, de cela il était certain, et il était parti. À son retour, il annonça n’avoir trouvé personne, qu’elle pourrait passer la nuit ici et qu’il fallait qu’elle mange car elle était bien pâle... Il ne fut plus question d’adoption, mais Claire gardait continuellement les yeux baissés et, dès qu’il voulait l’approcher, faisait mine de s’occuper de l’enfant.

Du souper, guère plus que quelques bribes, il n’aurait su vous dire ce qu’il avait mangé. Il partit le soir en forêt, il s’aperçut qu’il pleuvait, puis ce fut la nuit. Quelque part, il sentait qu’il s’endormait, ou qu’il se réveillait. Dans son esprit, il aurait plutôt dit « que quelque chose se réveillait ». Il entendit un cri, mais s’était déjà endormi.

Comme chaque matin, bis :

Il s’était bien reposé. Une légère fatigue au front, tout au plus, mais son esprit était gai et joyeux. Il se retourna : elle était là, endormie, belle, plus belle que tout. Oh oui il l’aimait. Pourrait-il seulement se passer de sa présence, supporter de se réveiller sans la voir, sans la sentir près de lui ? Il eut une impression étrange, d’avoir déjà pensé ça ou quelque chose de la sorte, mais ne se souvint pas. Cela n’avait aucune importance.

Il se laissa aller à songer. Reprendre contact avec le réel... le réel. Il se souvint avoir rêvé, mais pas de quoi ni comment, et il en est souvent ainsi avec les rêves. Pourtant, pourtant... une petite voix criait dans son crâne, et ce n’était qu’un murmure à peine audible. Que disait-elle ? Impossible à savoir, mais c’était inquiétant. Aussitôt il sut que quelque chose le troublait sans arriver à comprendre quoi.

Et voici qu’un premier élément revint, sans qu’il puisse affirmer qu’il n’ait jamais eu quelque lien avec la voix, mais suffisamment préoccupant pour s’en soucier. Il secoua légèrement son aimée et, d’un ton inquiet, demanda :

« Où sont-ils ? »

« Ils sont partis, tu le sais bien. »

« Non, je ne sais pas. »

Et il ne savait vraiment pas. Comment aurait-il pu le savoir, il dormait depuis si longtemps. Qu’importait...

« Tant mieux, répondit-il, je n’aime pas ces étrangers. »

« Pourquoi les abriter alors ? »

Elle parlait sur le ton de la plaisanterie, elle connaissait la réponse.

« Un homme est un homme, ceux-là n’ont pas mérité qu’on les haïsse. »

Il se recoucha.

« Mais à chaque fois, j’ai peur pour toi... » ajouta-t-il. Elle l’embrassa, et lui susurra :

« Mais je suis toujours là, avec toi. »

Quelque chose avait changé, il en était sûr. Mais quoi ? Il y avait un rapport avec son rêve, mais pourquoi, comment ? Intérieurement, il sut qu’après les dernières paroles prononcées, il eut dût se sentir bien, heureux. Il n’en était rien, au contraire, il était rongé de l’intérieur, plus soucieux que jamais. Elle le sentit frissonner et s’inquiéta à son tour, mais, elle, qu’il n’eut quelque mauvaise fièvre.

On frappa à la porte.

Cauchemar :

Peut-être le lecteur a-t-il déjà vécu un réveil difficile où réalité et rêve se mélangent ? On perd pied alors, on craint de tomber dans la folie et une foule de sentiments contraires vous envahissent, principalement ravissement et horreur.

Il ne bougea pas.

Les coups reprirent.

Pourquoi avait-il peur ? De quoi ? Un tourment indescriptible s’était emparé de lui, des flots d’images qu’il ne voyait pas, qu’il ne comprenait pas, mais qui l’accablait. Il criait et n’écoutait pas, il hurlait et n’entendait pas, il sanglotait et ne pleurait pas. Le monde se mit à tourner puis se figea, droit, normal, et les coups reprirent une troisième fois, plus forts.

Tandis que Steve se perdait dans son délire, Claire, anxieuse, avait pris sur elle d’aller ouvrir. Elle déverrouilla la porte.

« Non ! »

Le cri venait trop tard, Steve, bien que projeté comme un boulet de canon vers l’ouverture, ne put rien empêcher.

Elle s’ouvrit donc, et avant tout pénétra le soleil, un grand soleil, magnifique. C’était un ravissement, un véritable ravissement que d’être caressé ainsi par ses chauds rayons. Bien vite toutefois, le charme s’estompa et ils prêtèrent alors attention à celui qui était venus les déranger. C’était un homme. Pas très grand, entre deux âges, plus vieux que jeune, mais visiblement vigoureux. Ses habits étaient râpés et déchirés en maints endroits. Son visage aurait paru sympathique, presque jovial s’il n’avait eu cette retenue sur ses traits. On pouvait y lire de grandes souffrance, on y lisait aussi nombre de questions, et une certaine inquiétude.

« Entrez »

C’était Claire. Il obéit et se tint là, figé au centre de la pièce. Steve agonisait. Il aurait dû ouvrir la porte, l’étranger aurait dû être questionné... pourtant tout était normal, il n’avait pas bougé, elle s’était chargée de s’occuper du nouveau venu et c’était lui qui était à blâmer de son manque de civilité. Pourtant, malgré ces propos rassurants, il savait que ça n’eût pas dû se dérouler ainsi.

Le bon sens reprit le dessus. Aussi vite qu’elle était venue, la peur disparut. Il ne restait plus devant ses yeux qu’un homme tremblant, les vieux murs de sa maison et son amour étincelant. Il songea aussitôt à réconforter le malheureux, et, le voyant faire, Claire partit à l’étage. L’inconnu bien calé devant le foyer, après s’être assuré qu’il ne manquait de rien, Steve voulut saisir sa cognée et aller travailler. Le temps, à l’extérieur, était clément, la matinée à peine entamée, mais un détail retint son attention. En effet, à l’endroit où il entassait le bois se soulevaient d’énormes entassements de rondins, plus qu’il n’en avait jamais encore récoltés.

« Bigre, s’écria-t-il, comment ais-je réussi à tant en amasser ? »

À vrai dire, il s’en fichait. S’il y avait du bois, il n’avait pas besoin de partir et une journée près de sa dulcinée lui plaisait plus que tous les gains qu’il eût pu imaginer. Il déposa là la hache et referma la porte.

Il voulut d’abord attendre le retour de Claire, mais elle ne semblait pas devoir revenir. Il songea à monter la rejoindre, mais préféra remettre à plus tard la surprise de sa présence. Et puis, dam, il n’allait pas laisser seul l’étranger qui se serait bien ennuyé. Sans doute avait-il dû souffrir bien du chemin pour arriver jusqu’ici, et l’écouter pouvait le soulager, à défaut de simplement fournir un récit intéressant. L’idée lui plut, et puisque chacun allait y gagner, il la mit en exécution.

Il s’assit près de l’inconnu, contemplant l’âtre avec lui, et resta plusieurs minutes ainsi. Il pensa débuter la conversation, mais l’autre lui vola ce droit.

« Vous faites du feu... »

Il avait dit cela sur le ton de la question, et ça ressemblait pourtant étonnamment à un constat.

« Bien sûr, cette question ! » répondit Steve. « Nous avons toujours fais du feu ici. Je suis bûcheron, il eût été honteux que nous manquions de bois. »

L’autre leva les yeux. De grands yeux fatigués, remplis de questions, d’incompréhension, plus las qu’autre chose à vrai dire. À travers ces yeux-là, vous pourriez tout lire, des romans entiers en passant par tous les traits de l’âme sans vous apercevoir qu’ils sont simplement épuisé et qu’ils vous regardent au travers sans réellement vous voir.

« Le soleil... »

Il rabaissa les yeux un instant.

« Le soleil ne suffit donc pas ? »

Décidément, c’était un bien curieux bonhomme qui leur était arrivé là. Mais Steve jugea la question pertinente et machinalement répondit :

« Vous savez, on a pas du soleil tous les jours ici. »

« Ah. »

Il n’en sut pas plus. De nouvelles minutes passèrent, assez gênantes, puis, pour briser la glace, Steve entreprit de le questionner sur son voyage. Dans ces cas-là, on se contente de demander :

« Vous avez fais bon voyage ? »

ou

« Comment s’est passé votre voyage ? ».

Trop de mots « voyages » pour Steve qui le questionna en ces termes :

« La route ne fut pas trop dur jusqu’ici ? »

Il s’attendait à un long récit sur le froid, le vent, les dangers omniprésents comme il en avait entendu de nombreuses fois de la part des vagabonds. L’autre se contenta de dire :

« J’ai perdu mon enfant. »

Dans ces cas-là, on ne sait pas trop quoi dire. Surtout lorsque l’autre use de ce ton résigné, fataliste. Les condoléances semblent alors déplacées devant le deuil terminé, l’apathie tout autant... Certains trouvent naturellement comment échapper à la tension, Steve était de ceux-là.

« Comment était-elle ? »

Il avait touché. L’inconnu se départit de sa froideur et débuta un long récit. Il débutait par ces mots : Avant, nous habitions Khelm, c’est dans l’ouest, c’était avant...

Récit du voyageur :

« Avant, nous habitions Khelm, c’est dans l’ouest, c’était avant. La vie y était parfois aisée, parfois impossible. J’étais charretier, j’transportais les marchandises, j’faisais de mal à personne. On survivait comme on pouvait. Une nuit que je traversais une petite ruelle, six brigands m’ont sauté dessus. J’ai bien tenté de me défendre, mais à un contre six, on fait pas grand chose. Ils m’ont pris les quelques pièces que j’avais sur moi et quand ils ont vu que je ne transportais rien de valeur dans ma charrette, ils lui ont brisé une roue. En tout cas, c’est comme ça que je l’ai retrouvée. Ils avaient aussi pris mon petit poney. Pour moi, il n’était plus question d’être charretier. Comme les autres j’devais m’en aller. Quand j’y pense, j’ai presque eu de la chance, parce que c’est comme ça que j’ai rencontré la petite Jinny. La malheureuse s’était enfuie de chez elle, ou avait été abandonnée je n’ai jamais vraiment su, c’est qu’elle aime pas trop en parler vous comprenez. Enfin, je l’ai trouvée qui errait. On était un peu fait pour s’entendre et je lui ai proposé de me suivre. Au début, c’était surtout parce qu’elle savait bien voler. Oh, vous savez, j’en suis pas très fier, mais il fallait bien vivre. Et puis, à quoi bon cacher la vérité ? »

À ces mots, Steve approuva.

« Mais rapidement j’me suis mis à l’aimer cette brave petite. Comme une fille j’veux dire. Vous n’avez pas d’enfants, c’est dommage. Il n’y a rien de plus beau dans ce monde. Un enfant, c’est une nouvelle naissance, ils rient lorsque vous voulez pleurer, ils s’amusent avec rien juste pour s’amuser. Et puis, les premières nuits, j’la laissais dormir seule de son côté. J’ai mis plusieurs nuits à remarquer qu’elle cauchemardait. Après ça elle dormait dans mes bras, je pouvais la réchauffer. J’ai un peu appris, à l’époque, lorsque j’étais charretier. Il fallait savoir compter pour travailler, alors j’ai appris à la petite à compter, et elle était douée. Elle savait compter jusqu’à six, six vous imaginez ? »

Il fondit en larmes.

« Mais elle est partie. Ah, que n’avons-nous choisi un autre pays ? Non, il a fallu que nous venions ici, ici où il n’y a rien sinon quelques mauvais chemins. Et les voleurs qui pullulent, ah mon bon monsieur, quelle plaie que ces brigands, ces bandits ! »

Et il écumait de rage.

« Depuis qu’ils ont découvert leur mine, la région en est infestée, c’est pas à vous que je vais l’apprendre, et on peut plus faire un pas sans en rencontrer. Heureusement il reste des braves gens pour vous aider. J’devais cacher Jinny quand ils passaient. Les autres disent qu’ils enlèvent les enfants, surtout les filles. C’est pour en faire des esclaves y paraît, des esclaves vous imaginez, de ma pauvre petite Jinny. Elle qui n’avait plus besoin de voler. Mais on s’en est bien sorti, jusqu’à il y a trois jours... »

Il s’arrêta, comme pris en flagrant délit d’un crime grave. Sa voix se fit lente, il semblait juger chaque mot, se reprenait souvent, il semblait complètement délirer.

« On s’était arrêté pas loin d’ici, dans un de ces refuges qu’ils ont construit. Il y fait assez chaud parfois, c’est pratique pour les voyageurs. Je me suis endormi, j’ai cru qu’elle en avait fais autant. Lorsque je me suis réveillé, elle était partie. Je l’ai plus revue depuis... »

Il pleurait sans réussir à retenir ses larmes, malgré des efforts visibles. Cette histoire le déchirait. Steve, lui, songeait. Il ne savait pas à quoi, mais il avait un grand poids sur le cœur, et il était désolé pour le pauvre homme, vraiment désolé. Comme toujours, on se sent un peu coupable, la plupart du temps de ne pouvoir rien faire, d’autre fois sans vraie raison... Il se sentait coupable.

« Vous ne l’auriez pas vue des fois ? »

Le vieil homme s’était retourné vers lui, l’air un peu fou. Il l’aurait presque effrayé.

« Non, je suis désolé... »

L’autre se calma.

« Vous êtes sûrs ? J’aurais pourtant juré... C’est que c’est si différent chez vous, sans vouloir vous offenser. J’me suis dit que si elle avait dû venir quelque part, ça aurait été ici. C’est intelligent une enfant, ça sait rester là où y a du soleil et des braves gens, ça sait rester en sûreté. »

Il n’en dit pas plus. Steve, de son côté, commençait à sérieusement douter de la santé de l’étranger. Il voulut le questionner encore, mais un bras se noua autour de son cou, et l’autre autour de sa poitrine. Il sursauta, puis embrassa l’un des bras et se leva pour embrasser la propriétaire qui les avait laissé traîner. Elle était enchantée.

« Tu n’es pas parti » lui dit-elle.

« Il y a tellement de bois en réserve que ça ne sert à rien que j’aille en couper. J’ai pensé que tu serais heureuse de me voir à tes côtés, même le temps d’une journée. »

Et elle était heureuse. On avait presque l’impression qu’elle s’y attendait. Sa réponse se noya dans un baiser.

La présence de l’étranger les retint d’aller plus loin, ce qu’ils ne regrettaient d’ailleurs pas. Se désirer du regard est parfois aussi beau que de se désirer par la caresse. L’un et l’autre se valaient.

« Nous allons bientôt manger. » dit Claire, avant d’ajouter à l’adresse de l’homme : « J’espère que vous avez faim. »

C’était une manière polie de l’inviter à partager le repas, il ne se le fit pas dire deux fois.

« Il paraît que la région est infestée de pillards. » Le repas était morne, Steve avait sauté sur le premier sujet de discussion.

« Ah ? » fut la réponse.

« Oui, notre invité l’affirme tout du moins... »

Et il se tourna en direction de celui-ci.

« N’est-ce pas ? »

L’autre mangeait peu, mais ne s’attendait pas à être soudain ré-abordé de la sorte. Il mit ainsi un certain temps avant de répondre.

« Oui, ils sont nombreux, c’est depuis qu’il y a la mine. »

Nous voyons là un trait caractéristique de cet homme qui, comme tant d’autres, limitait souvent les choses à une seule version. Certaines personnes possédant ce que l’on nomme l’esprit eussent choisi mille et une autres formulations, exploré le problème, extrapolé, élucidé, se seraient amusés de cet état de fait ou auraient cherché des solutions. Pour lui, c’était à cause de la mine, le monde s’arrêtait là, ni plus, ni moins.

« Il y a une mine ? »

Claire s’étonnait, et pour cause, il n’avait jamais été question d’aucune galerie où que ce soit dans les basses-terres. La roche était trop dure, ou le sol trop spongieux pour qu’il fut seulement envisagé pareille entreprise. Aussi est-ce tout naturellement qu’elle continua :

« Je n’ai jamais entendu parler d’aucune mine. »

Il y eut un léger silence. L’individu le rompit.

« Il en existe une pourtant, et ça remonte à loin avant que je sois né. C’est étonnant que vous n’en ayez pas remarqué l’arrivée. Oh, je suis bête, bien sûr, vous ne pouvez pas savoir... »

Il fut brusquement interrompu.

« Et pourquoi ne pourrions-nous pas savoir ? »

La réplique était cinglante, menaçante même. Elle terrorisa l’homme qui se cacha le visage. Steve se reprit et demanda sur un ton plus conciliant, un peu malheureux même :

« Désolé, je ne sais pas ce qui m’a pris. C’est que vous nous parlez de bandits et il n’y en a pas eu ici depuis longtemps, vous nous parlez de mines dont nous n’avons jamais eu connaissance... êtes-vous sûr de tout cela, ne croyez-vous pas que vous devez confondre ? »

Il ne reçut aucune réponse. Malgré la douceur du ton, la première pique avait trop bien porté et ses paroles restaient lettres mortes. Ce fut Claire qui parvint à réconforter l’homme, non sans un certain mal. Il marmonnait parfois, restait prostré autant que la table le le lui permettait et évitait consciencieusement de laisser errer son regard plus loin que ses mains réunies. On ne pouvait le deviner, mais il priait.

Lorsqu’enfin elle fit céder ce rempart d’apathie, l’autre fondit en larmes. Il disait :

« Je voudrais juste retrouver ma fille... »

Grommelait, puis reprenait :

« Je voulais pas venir, je vous jure... »

Et encore une suite de son inaudibles, puis à nouveau :

« C’est pour ma fille, vous comprenez, sinon je vous aurais pas dérangés, j’voulais juste retrouver ma Jinny... »

Steve le considérait définitivement comme fou, Claire ne jugeait pas, mais éprouvait le même sentiment de pitié. Trop de douleur, trop de souffrance avaient dû briser cet homme, et le voilà qui inondait le plancher. Du reste, ils sentaient bien que le mal dont il devait souffrir les dépassait. Perdu dans son délire, il s’accrocha à la robe de Claire et, redoublant de sanglots, implorait :

« Vous qui êtes bonne, je vous en prie, dites-moi si vous avez vu ma fille. L’avez-vous vue ? Elle est si gentille... »

Steve le fit lâcher, avec douceur pour ne pas aggraver son état, puis, après lui avoir assuré que son enfant n’était pas là, ce que visiblement l’autre ne croyait pas, le fit monter pour le coucher. L’étranger resta immobile sur la paille et Steve en conclut qu’il resterait là pour la nuit. C’était bien ainsi, il referma et descendit.

Elle l’attendait.

Connectez-vous pour commenter