Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

Ndlr: Le texte original a été séparé en deux parties pour des raisons qui m'échappent totalement.


Où il est question de Claire et de sorties nocturnes :

L’aimable lecteur aura facilement pu identifier le caractère de Steve, mais certainement pas de Claire. Difficile, en effet, de se faire une idée de cet être tant elle reste discrète. Mais que le lecteur ne s’y trompe pas, elle agissait tout autant, sinon plus que son mari. Tendre et douce comme lui, elle savait, par contre, transformer sa peur en détermination, sa tristesse en nourriture, et s’en fortifier. Tandis qu’il s’effrayait, elle analysait, étudiait et jugeait paisiblement. Son courage était différent, indirect mais non moins grand, et elle était à tout point de vue plus sage que lui.

D’où venait-elle ? Elle n’avait pas de nom, mais on la savait née de la région, lorsque les gens n’erraient pas. On l’avait alors baptisée Claire, pour le reflet de ses yeux. Plusieurs auraient volontiers dit « éclair », tant elle pensait vite et bien, du moins plus que les pauvres paysans souvent dépassés.

Son tuteur était un très vieil homme qui l’avait trouvée. Dans le village, on l’appelait le vieux Amédé. Il avait passé sa vie à apprendre dans une grande ville dont il ne révéla d’ailleurs jamais le nom, et en avait été chassé pour une faute que l’on ne connut jamais. Réfugié dans les basses-terres, il avait proposé aux paysans de les instruire, eux et leurs fils, en échange d’un repas et d’un gîte. On s’était concerté, et on avait accepté. Ceux qui le désiraient envoyaient alors leurs fils au vieil Amédé, et ils en revenaient un peu plus savant. Étonnamment, pourtant, il n’apprit à Claire ni à compter ni à écrire, comme il le faisait aux autres, mais lui parlait de la vie, des étoiles et de la mort, de l’homme, de ses travers et tout ce qu’il peut cacher. Il en vint à se confier à elle, et lui expliquer les rouages du monde, du moins ce qu’il en savait. Elle, elle écoutait et s’assurait bien de retenir. Du reste, ses rapports avec le vieil Amédé s’arrêtaient là.

Elle passait alors beaucoup de temps à marcher. Elle aimait particulièrement la forêt, et les animaux. Au village, Claire s’était cherché des amis et amies, mais avait été rapidement été mise de côté par des enfants trop turbulents pour accepter avec eux une personne réfléchie et calme comme elle l’était. Ils jouaient aux grand guerriers et elle s’arrêtait cueillir des fleurs. Les filles rêvaient de devenir princesse et elle rêvait d’être une hirondelle. Un jour, un des enfants promu chevalier par les autres, la rencontra au détour d’un chemin et elle, le voyant un chaudron sur la tête et un gros gourdin de bois à la main, lui demanda ce qu’il faisait.

« Je suis un grand chevalier, lui répondit-il, et je pars occire un dragon. »

Il était très fier de son rôle et sûr d’impressionner. Elle s’était alors approchée et profitant de sa surprise l’avait poussé. Le chevalier avait été vaincu par une fille. L’enfant pleura et elle fut définitivement exclue, incapable d’entrer dans les jeux des autres et s’en souciant bien peu.

Voilà qui était réellement Claire, une fillette rêveuse, mais trop consciente déjà des réelles couleurs du monde, et protégée, à peine, par l’innocence de l’enfance. Plus grande, elle continuait à rêver, mais ses pensées s’égaraient alors souvent sur les garçons qu’elle apercevait au loin et qui l’ignoraient. Écartée dans sa jeunesse, elle croyait devoir l’être encore en cette heure sans comprendre que tout avait changé. Elle ne chercha pas à revenir et on la laissa faire. Chacun s’en satisfaisait et elle se cacha longtemps qu’elle souffrait.

Il fallut attendre l’arrivée d’un régiment de gardes pour que les choses bougeassent. Parmi les soldats, il y avait Steve, rêveur lui aussi, qui déserta et, perdu dans les bois, accepta l’aide qu’une inconnue lui proposait pour retrouver le village. Un trajet dans la nuit unit mieux que des années de voisinage. Elle tombait amoureuse et il l’aima. Elle se donna toute entière alors, sans même réfléchir, et il accepta le don et en fit sa force et son monde.

On s’étonnera de ce que Claire ait fait preuve alors de tant d’imprudence, mais ce serait oublier qu’elle n’était alors qu’une jeune fille, ignorante de l’amour et de ses milles facettes, attirée par le premier homme qu’elle ait jamais aimé. La raison, dans ces cas-là, n’existe pas, seul compte l’instinct et les lois du cœur. Sa chance fut de tomber sur Steve.

Ils s’aimèrent déraisonnablement durant tout le temps que dura son séjour dans la région, puis il dût repartir. Le jour du départ venu, elle ne se présenta même pas au rendez-vous qu’ils s’étaient fixés pour les adieux. Parce qu’elle avait peur de pleurer en le voyant s’en aller dira le lecteur, parce qu’elle savait qu’ainsi il serait forcé de revenir dira l’auteur. Les deux auront raison. Son cœur, déchirait, l’avait amenée à la plus extrême détresse, et la peur de s’être ainsi donnée la tourmentait. Son esprit, lui, comptait, réfléchissait et parvint à la convaincre qu’il était mieux de le laisser aller en emportant avec lui du vide dans le cœur, pour qu’il ait plus vite envie de revenir le combler. C’était totalement aberrant, convenons-en, mais Steve, parti pour le gué d’Helised, déserta tout de même et revint plus vite qu’elle n’aurait jamais pu l’espérer. Il voulait trouver du travail au village, elle lui fit comprendre qu’il serait alors trop aisément retrouvé. Ce fut elle qui l’amena à construire cette maison, encore qu’il n’eut jamais qu’à rebâtir sur les ruines d’une ancienne, et elle qui le fit bûcheron. Méfiez-vous des femmes, disait le sage, car derrière leur faiblesse se cache la plus grande des forces. C’était particulièrement vrai pour Claire, paisible et discrète lorsque tout allait à sa convenance, mais qui pouvait faire de Steve ce qu’elle désirait lorsque l’envie lui prenait.

Mais que le lecteur ne se trompe pas ici, elle l’aimait, autant qu’il est possible pour un cœur de femme d’aimer, et n’abusait jamais de son pouvoir sur lui.

C’était ce paradoxe entre être soumis et déesse qui accueillit Steve à son retour. Dans ses yeux pétillaient des flammes rarement allumées, représentations concrètes d’une détermination sans faille qui l’habitait. Steve en fut attristé.

« Une mine... ? » demanda-t-elle.

« Il a beaucoup voyagé, je pense qu’il délire. »

En était-il si sûr ? C’était en tout cas la solution la plus probable.

« Tu penses qu’il aurait tout inventé ? »

« Oui . » répondit Steve. Et il le pensait.

« Même la fille ? »

« Oui. »

Il se sentait chanceler, sa voix s’était faite hésitante. Pourquoi ? Peut-être le regard de ce pauvre homme, malheureux à la recherche d’une fillette qu’il ne pourrait jamais retrouver. Son histoire lui fendait le cœur.

« Peut-être as-tu raison... » lui dit Claire.

Les flammes avaient disparus de ses yeux, elle était redevenue l’aimée et l’aimante. Elle embrassa son mari.

« Il faut que j’y aille »

C’était Steve qui parlait.

« Les arbres ne tomberont pas tout seul. »

Elle se blottit contre lui et murmura :

« Le tas est rempli, nous en avons assez ainsi. Pourquoi ne pas rester ? »

Il fut surpris, puis chercha à rétorquer :

« Il faut bien y aller, j’ai chômé toute la journée... »

Puis, ne sachant réellement que dire, il ajouta :

« Et puis, le tas doit avoir diminué. »

Il se rendit à peine compte de l’aberration qu’il avait formulé et continuait, en voulant se dégager pour se diriger vers l’entrée :

« Il faut que j’y aille... »

Elle l’arrêta.

« Reste avec moi... »

Au fond il ne demandait pas mieux, mais la forêt l’attirait, la nuit l’appelait, et sa hache qui était posée non loin.

« S’il te plaît, reste, j’ai peur quand tu pars. »

Il vacilla un instant. Trois images lui traversèrent l’esprit sans qu’il ne puisse les identifier, mais elle le terrifièrent.

« Ce n’est pas la première fois que je m’absente ainsi... »

Et pourquoi ne pas rester ? La tentation, là aussi, était grande.

« J’ai si peur, à chaque fois. Juste cette nuit, reste avec moi. »

Elle était tout contre lui, et son cœur battait fort. Il la serra plus fort et, voyant qu’elle pleurait, fondit lui aussi en larmes. Pour tenter de la réconforter, il lui promit de rester, cette nuit et toutes les autres s’il le fallait. Elle se fit aussitôt joyeuse, enfant presque. On eut dit une fillette à qui l’on donne quelque nouvelle poupée et dont les yeux s’illuminent à la vue du cadeau.

« Vrai, tu vas rester ? »

Il ne pouvait plus reculer, il lui promit à nouveau.

« Merci » lui dit-elle, « Si tu savais comme ça me fait plaisir. »

Sa voix se fit un peu plus sérieuse, mais son allure restait riante :

« Il faut que j’y aille, c’est l’heure. Je compte sur toi. »

Et elle l’embrassa. Ceci fait, elle tourna les talons et s’en alla vers la porte de la chambre. Avant de la refermer sur elle, Steve put l’entendre qui chantait :

« Une femme pour son mari, Un enfant pour le couple réuni... »

Et elle disparut. Il observa la pièce : il était seul.

L’appel du passé :

Le lecteur pressé ignore bien souvent ce qu’est l’attente, ou ne s’en souvient plus. Trop souvent on court, on pense, on chante, et il est rare que vraiment l’on ait à attendre. Mais lorsque le moment vient, tout devient différent. Si l’on devait toutefois résumer l’attente en quelque mots, nous pourrions parler d’un instant d’une seconde qui durerait une année, car le temps y passe si lentement qu’on a l’impression de vivre plus et plus longtemps qu’on ne le devrait, et pourtant, lorsqu’il est passé, ne laisse plus aucune trace. Attendre, en somme, c’est comme rêver. On vit, on passe une nuit dans un monde étrange et fascinant, et l’on se réveille, sans plus rien se rappeler, sinon ce que l’on faisait au moment de s’endormir, et que la nuit a passé.

Steve attendait donc. Il s’était assis, par commodité, puis, ne voyant Claire revenir, avait voulu se reposer. Mais intérieurement, il attendait, de la pire attente qui soit, celle où l’on ne sait ce qui doit venir. En face de lui, il y avait le mur. D’abord l’escalier, vers l’étage, puis un peu plus loin la cognée, appuyée par le manche, lame en direction de la cloison. Enfin venait la chambre, fermée. Tour à tour il regardait le trou béant des escaliers, la lame luisante de son outil, puis la porte verrouillée, et se demandait pourquoi il ne montait pas, ou ne sortait pas ou n’allait pas rejoindre son amie. Mais il était cloué là par l’impression qu’il devait bientôt se passer quelque chose, de la même manière que lorsque l’on attend un ami et que l’on n’ose s’absenter même une seconde, parce qu’on croit manquer de temps tant son arrivée nous paraît imminente. Alors il restait, et pensait. Tout naturellement, il se mit à fredonner la chanson :

« Une femme pour son mari, Un enfant pour le couple réuni... »

Et il sourit. C’était elle qui l’avait imaginée. Elle n’en avait jamais fait d’autre, parce qu’elle ne voulait rien d’autre disait-elle. Être avec son mari, et un enfant, pour le couple réuni. Un enfant, oui. Elle en rêvait souvent, mais un enfant ne s’invente pas, il n’avait jamais pu lui en offrir. « Une fille ou un garçon ? » lui avait-il demandé ? « Une fille, assurément » disait-elle alors pour rire « Et je la nommerais Jinny. » Il secoua la tête. Non, ce n’était pas ce qu’elle disait dans ces cas-là. Mais quel prénom alors ? « Jinny ». Il gardait un écho dans la tête, il se secoua à nouveau et parvint à s’en débarrasser, mais cela le mit de mauvaise humeur. Elle était bien longue, décidément. La nuit devait être bien avancée, peut-être même le matin, et il aurait passé tout ce temps à songer... Mais non, elle venait à peine de le quitter. Il voulut bouger, mais resta assis. Ma foi, il était plutôt bien ainsi. Mieux que l’homme endormi. Quels cauchemars pouvait-il bien faire à propos de sa fille ?

« J’aimerais tant avoir un enfant... S’il ne vient pas, on pourrait la garder ? »

Quand donc Claire avait-elle dit cela ? Était-ce un souvenir, rêvait-il déjà ?

« On ne peut pas la garder, elle est comme les autres. »

Spectateurs impuissant, il était captivé par les voix, il les écoutait.

« Nous ne pouvons pas, il est trop tard, plus jamais... »

Il n’en écouta pas plus. Pour se réveiller, il se leva, s’étira, puis se rassit. Il observa la bûche dans l’âtre, elle était à moitié entamée, le temps ne s’était pas écoulé. Une heure s’écoula ainsi à lutter contre le sommeil. Une lutte stupide d’ailleurs, car perdue d’avance. On se bat, encore et encore, pour se rendre compte que l’on dort depuis longtemps, et alors soudain quelque chose vous réveille...

« BOUH ! »

Il sursauta, faillit tomber de sa chaise. Il était dans sa maison, il y avait le mur en face. Il avait eu peur, sans doute un cauchemar. Il y eut un grincement dans l’escalier, puis il crut voir une ombre, une ombre qui montait, et il avait peur. Était-ce à nouveau un rêve, était-ce la réalité, et que devait-il faire ? Il songea à Claire, et cette pensée seule suffit à le calmer. Il n’y avait rien dans l’escalier, sinon trop de vide, et ce devait être le foyer qui avait craqué, un tison se serait effondré et la lumière, du même coup, en aurait changé... Rassuré, il se détendit.

« Non ! »

La voix avait hurlé. D’où venait-elle ? Il le savait et l’ignorait tout à la fois. Non, avait-elle dit. Non quoi ? Que cherchait-il alors à faire, était-il en faute ? Il ne comprenait plus rien, il voulut se lever, mais n’y parvint pas. Son regard fixa la hache, la lame qui brillait. Elle demandait du bois, elle demandait à travailler. Pourquoi n’était-il pas sorti, c’est pourtant bien là sa place ? Il était en colère d’être coincé ici. Oui, en colère, une bonne colère, tout juste un peu froide. Il songea à autre chose.

« Nous ne voudrions pas déranger... »

Qui était-ce ! Il se leva et ne vit personne.

« Oh, ne vous en faites pas, nous dormirons sans doute mieux cette nuit que depuis bien des semaines. »

Où avait-il entendu ça ? Les voix lui faisaient mal, elle était terrible, méchantes, sournoises. Il voulait les abattre, les faire taire.

« Notre histoire ? Nous venons du Pic d’Ihne... »

Il se frappa.

« C’est une petite bourgade, mais nous avons dû fuir... »

Il se frappa à nouveau.

« Cela ne servait à rien, et il fait si froid... »

Il se frappa encore et tomba à terre.

« Voulez-vous un peu d’aide ? »

Il y avait une main, il la voyait, il cracha dessus.

« Tu es un ange ? »

Il se releva, à la recherche d’un adversaire, mais ne rencontrait que le vide et s’y heurtait. Il était en proie à une foule de fantômes.

« Je m’appelle Jinny. »

Et des rires, des ricanements par centaines, par milliers.

« Pourquoi résister, nous ne voulons que passer la nuit... »

Non.

« Ne voulons que passer la nuit. »

Il se débattit.

« Peut-être pouvons-nous vous aider à vous rappeler. »

Il y eut un éclair aveuglant, et des images en grandes quantité qui défilaient à un rythme infernal. Ici il était avec Claire, là le soir, pour préparer le souper. Des coups à la porte, des étrangers, venus de loin. Le cauchemar devenait insoutenable, il se mit à pleurer. Une grande soupière, pour cinq personnes. Il voulait en finir. Il faisait nuit, un arbre tombait, il coupait et un arbre tombait, coupait et un arbre tombait, coupait encore et le même arbre tombait, puis il y eut un éclair et il y eut un grand cri.

Il se sentit défaillir, ses yeux se fermèrent et il finit de totalement s’évanouir. Tandis que son esprit s’affaissait dans un néant infini, le corps s’était relevé, droit, parfaitement calme, puis était parti en direction de la cloison, en direction de la hache, et de l’escalier...

Toute chose a une fin :

L’étranger dormait. La fatigue l’avait abattu, les émotions de la journée aussi et la terreur de l’endroit n’avait pas suffit à le tenir éveillé. Son sommeil était sans rêve, du moins l’aurait-il cru s’il n’avait entendu, d’abord faiblement puis de plus en plus clairement le son de quelqu’un qui fredonnait une petit comptine sur le ton des enfants :

« Une femme pour son mari, Un enfant pour le couple réuni... »

Il ouvrit les yeux, en face de lui se tenait Steve, assis. La première chose qu’il remarqua fut la cognée sur ses genoux.

« Vous êtes réveillé ? Voilà qui est bien »

L’autre ne répondit pas. Il était bien trop effrayé et avait ses raisons. Steve était pâle, très pâle, et son regard se perdait, comme fixé sur quelque chose qui n’existerait pas, à la manière d’un dément.

« Je ne voulais pas vous déranger... »

Et ayant dit cela, il continua à fredonner la même chanson, l’air perdu dans ses pensées, mais le regard toujours fixé sur le même point, sombre et inquiétant.

Enfin, l’homme trouva la force de demander :

« Que me voulez-vous ? »

Il cachait mal sa peur, Steve répliqua aussitôt.

« Je ne veux rien, j’ai. »

Puis, après un silence, il continua :

« Sais-tu qu’à une époque bien reculée, juste après la chute des grands dirigeants, on prit pour habitude de tuer les voleurs ? On les attachait, puis on les amenait à un gros billot de bois où l’on déposait sa tête. C’était cette dernière qui était coupée, parce que c’est très impressionnant, je te l’assure, de voir quelqu’un se faire décapiter, ça vous remue l’estomac et vous prenez bien garde de ne jamais vous retrouver en une pareille position... »

Il s’arrêta et reprit :

« Mais cela fait trop longtemps pour toi. Pourtant les temps ne semblent pas avoir changés, parce que c’est toujours aussi impressionnant, une tête coupée... Mais j’ai une autre histoire pour toi. Elle t’intéressera sûrement, puisque c’est pour ça que tu es là. C’est l’histoire d’une petite fille, une voleuse recueillie par un moins que rien qui l’a nommée Jinny. Tu la connais peut-être ? Méchante Jinny, qui décida de partir du refuge dans le froid parce qu’elle pensait avoir vu quelque chose briller. Les enfants sont incorrigibles, ils ne savent pas faire attention et ils n’écoutent pas. Tu veux connaître la suite de l’histoire ? Non ? Peu importe... Elle trouva une maison, et vint frapper à la porte. Un homme lui ouvrit, et avec lui était son amie. C’était un couple qui habitait là depuis longtemps déjà et recueillit l’orphelin. La femme trouvait l’enfant adorable, l’homme se trouva lui aussi attendri. Elle était si charmante avec ses longs cheveux et son petit air joyeux. C’était un petit morceau de paradis, mais un petit morceau de paradis de dehors, et c’était bien dommage.

Je n’aime pas les étrangers, je l’avoue. Est-ce mal ? Sans doute, mais c’est ainsi. Vous venez et repartez, obnubilé par vos vies, et traînez avec vous tous les vices de vos pays pour les déverser ici. Qu’avez-vous donc à venir arpentez les chemins juste pour effrayer le couple qui s’aime et troubler son harmonie ? Vous vivez dans le malheur et apportez avec vous le malheur. Les gens d’ici nommaient « fou » celui qui accueillait les voyageurs, et ils avaient raison.

Tu me trouves méchant peut-être, ou simplement borné et stupide, aveugle sans doute. Il y a un peu de tout cela. Je ne vous en veux pas, vous êtes ce que vous êtes, c’est ainsi. Je regrette l’ordre des choses mais ne cherche pas à la défaire, ce serait inutile. Du reste, il est trop tard, bien trop tard pour y songer. J’aurais dû fermer ma porte, vois-tu, comme tous les autres, les sages, les prudents, et vous laisser mourir de froid comme vous le méritiez.

Pour endormir la petite fille, ils lui comptèrent une histoire, qui s’était passée bien des années auparavant. Une nuit, alors que le temps devenait mauvais, trois hommes vinrent frapper chez eux, trois des vôtres, et ils les ont accueillis. Ils furent nourris, logés, réchauffés. Lorsqu’enfin ils se furent endormis, ils vaquèrent à leurs occupations. La nuit, l’homme aller couper du bois, cette nuit il y allait aussi. Il aimait la nuit. Parfaite en tout point, elle vous cache, elle vous protège. La nuit vous êtes invisible et surtout vous êtes aveugle. Alors il suffit de se dire que tout va bien aller et avancer. Mais cette nuit-là, tandis que l’homme travaillait, il ressentit un profond appel, la sensation du danger proche, un danger terrible que tout autre, un danger pour son aimée.

Curieuse chose n’est-ce pas, que cette faculté d’un être à sentir la peur d’un autre ? D’aucuns nomment cela le sixième sens, mais moi je suis certain qu’il n’en est rien. Il ne le savait peut-être pas alors, mais je crois sincèrement qu’au moment même où le frémissement se faisait sentir, il l’avait entendu crier. Il courut alors, et la nuit se retournait contre lui. Branches, ronces, fossés... Il trébuchait, se relevait, tombait à nouveau et la pluie soudaine transformait chaque sentier en bourbier si vite et si bien qu’il avait l’impression de nager. Heureusement, ou malheureusement, à toi de juger, il aperçut une lumière au loin, alors qu’il se croyait perdu, isolé et pris au piège dans les serres de la forêt. La lumière eut deux effets, elle le calma et lui offrit un point de repère pour ne plus s’égarer. Une lumière dans la nuit, c’est une alliée dont on ne saurait se passer, il la bénit et se remit à avancer, jusqu’à déboucher hors des bois. La lumière se fit blafarde, et puissante car elle illuminait le ciel. C’était des vagues de rayons cramoisis, mélangés au bleu de la nuit, qui s’élevaient et retombaient, dansaient sur un fond d’éternité, c’était toute la puissance du feu, c’était la maison, transformée en une gigantesque boule de feu, qui brûlait.

Oh, je te rassure tout de suite, l’incendie ne fit aucune victime. Son amie gisait devant l’entrée, couverte de sang mais relativement indemne. Il n’y avait rien à faire, sinon attendre que l’incendie s’éteigne, il dût attendre, serrant contre lui son aimée et profitant de la chaleur du foyer que la pluie réussit au bout d’un moment à arrêter. De la maison il ne restait que peu de choses. C’était une vision cauchemardesque que d’y entrer, de voir tout ce qui était à moitié consumé, une vision éphémère de ce qui allait bientôt finir d’exister. Une maison qui brûle, c’est un pan de vie qui s’écroule. Il ne s’en inquiétait même pas. Il allongea sa femme dans leur chambre, seul pièce en partie entière et veilla sur elle. Le front de la femme était couvert de sueur, son visage d’une puissante pâleur et ses yeux remplis de larme. Elle avait beaucoup de mal à respirer mais n’ouvrait pas les yeux, ni rien fait qui pusse révéler qu’elle ait été consciente. Après plusieurs heures, elle finit par se calmer. Sa respiration se fit plus douce, mais toujours inquiétante. Elle ne cessa pas de trembler.

Elle ouvrit les yeux, un instant, vit son mari, voulut lever la main vers lui, n’y réussit pas et s’évanouit. Elle recommença, leva aussi la tête et se laissa retomber, les yeux fermés.

Enfin, elle s’éveilla une troisième fois et l’homme dût la maintenir fermement pour qu’elle ne s’épuise pas encore. Pour s’assurer qu’elle ne bougerait plus, il l’embrassa. Elle était gelée.

La nuit passa tandis qu’elle lui parlait. Elle lui conta tout ce qui s’était passé. Les bruits à l’étage, les étrangers qui se concertaient, puis la suite... Ces suites où l’homme excelle. Prendre tout ce qui vous passe par la main, prendre la femme, détruire le reste, rire et recommencer, pour le plaisir, puis tout laisser en flamme derrière soi. Elle n’avait rien pu faire, malgré ses cris, malgré ses pleurs. Ils l’avaient attaquée avec tant de violence qu’elle s’était mise à saigner. Il avaient continué alors jusqu’à satiété et l’avaient abandonnée au milieu des flammes. Elle n’expliqua jamais comment elle avait pu ramper jusqu’au dehors et s’y abandonner. Au petit matin, ses yeux étaient clos, elle avait cessé de respirer. »

Steve se leva alors et continua avec douceur :

« Depuis l’homme est méchant. Il ne coupe plus les arbres, mais punit les gens. Il a puni la petite fille. Elle ne voulait pas, mais l’homme l’effrayait, et tandis qu’elle restait, pétrifiée, debout dans le coin, l’homme a levé sa hache et, c’est bien naturel après tout, lui a tranché la tête... »

Et ce disant, Steve s’était relevé et soulevait sa puissante cognée.

Le matin arrive :

L’étranger resta un instant immobile, puis, alors que Steve approchait, mû par un soudain réflexe de survie, bondit sur lui et le renversa. Profitant de cela, il s’élança dans l’escalier et voulut s’enfuir. Il se croyait sauvé, mais Steve gardait la sortie. Il se retourna, Steve descendait l’escalier, un quart de tour à droite, Steve était en face de lui. Ils étaient sept Steve à l’entourer ainsi, et se rapprochaient lentement, car ils savaient qu’il ne pourrait s’échapper, aucun ne s’était jamais échappé. Lui chercha un instant une issue, puis, se voyant coupé de l’extérieur, se prépara à défendre sa vie aussi chèrement qu’il le pourrait. Il fut poussé dans cette idée par l’espoir de retrouver sa fille en vie. Les assaillants lui sautèrent dessus, il en frappa un à la tête qui s’écroula, puis fut submergé sous la masse des corps. À terre, il fut maintenu par deux des agresseurs tandis qu’un troisième, debout, levait sa hache pour l’achever. Le vent du changement l’arrêta.

Le lecteur ne doutera plus que cette scène s’était reproduite de nombreuses fois dans la masure. La hache, alors, s’abaissait, la tête de l’étranger roulait et l’on s’évanouissait jusqu’à ce qu’une nouvelle victime approcha de l’antre. Le lecteur aura aussi compris que c’était là le prix payé par le mari désespéré pour être à jamais avec son aimée. Ivre de rage, obsédé par l’idée de se venger, il n’avait pas hésité à accepter et depuis hantait les lieux pour accomplir sa fonction.

Cette mascarade possédait un trait caractéristique, elle se déroulait toujours de la même manière, aux agissements de l’étranger près. Avec le temps, en effet, la rumeur s’était répandue dans le pays que de nombreuses disparitions de voyageurs avaient été constatées, sans que l’on ne sache jamais où ils s’en étaient allés. De nombreuses légendes s’étaient alors formées, et parmi elle celle d’un couple mort, que l’on avait retrouvé un jour dans une masure brûlée et transformés en spectres qui voleraient l’âme des vagabonds. On lui préférait toutefois généralement celle d’un esprit de la forêt éveillé qui sortait parfois, et plusieurs battues avaient été organisées tandis qu’une secte adorait en secret le puissant esprit assassin. Au milieu de tels mythes, il arrivait donc que la proie se sente piégée, et voie sa mort arriver, mais le fait était rare. Ladite mort, du reste, en était juste avancée, et son corps était alors manipulé de sorte à lui rendre un semblant de vie, pareil à un pantin désarticulé, pour boucler la boucle et l’amener là où il devait aller, et l’on achevait une seconde fois le cadavre. Leur sort était scellé.

Pour le lecteur pointilleux et avide de connaissances, rappelons ici en un bref résumé le déroulement des soirées criminelles. Le couple se réveillait, le lendemain de la terrible nuit. Steve demandait où était les trois hommes et Claire le rassurait. Curieux paradoxe lorsque l’on sait que toute la suite n’est qu’une copie de ladite nuit dont la fin a été transformée telle que Steve l’aurait préférée et ré-imaginée. On frappait à la porte, parfois à la fenêtre, Steve allait ouvrir. On accueillait le voyageur, ou on le forçait à rentrer, puis on s’assurait qu’il ne manquait de rien. Aussitôt, quelle que fut l’heure de la journée, venait la nuit, et l’on soupait avant de coucher le voyageur. Steve partait couper le bois et Claire retournait dans la chambre. Ici cessait l’histoire, car une fois en forêt, Steve s’évanouissait, du moins son esprit, et laissait place à autre chose, qui le ramenait à la masure. Cet autre chose montait à l’étage, réveillait le voyageur et le tuait. Il est à noter que cette dernière partie se faisait toujours avec une grande violence et dans un silence mortel.

Chaque action avait son rôle précis, et le principal soucis de cette trame était de s’assurer que Steve tuerait bien l’homme. L’arrivée du tueur se faisait en forêt, car alors il était inquiet pour Claire et se laissait aisément manipuler. Il suffisait par la suite de réveiller en lui les souvenirs de cette nuit pour qu’il se fasse rage et haine tout à la fois dirigées contre l’étranger, ce dernier se trouvant mêlé dans l’esprit du tueur à la présence des trois brigands qui furent un jour hébergés. De fait, Steve se contentait de revenir à temps pour tuer ceux qui allaient lui retirer son aimée.

Cette fois, tout avait été différent, et la chose s’en était inquiétée. Dès le début elle avait senti qu’elle perdait son emprise, et avait dû largement improviser pour ramener la situation à la normale. Plusieurs fois elle se trouva confrontée à l’esprit encore éveillé de Steve. Arrêtons-nous un minime instant pour expliquer ces derniers mots et la fin de l’énigme du spectre tueur. Steve avait tué durant plus de six siècles, toujours de la même manière sans jamais même s’en rendre compte. Quelque soit votre chagrin, votre besoin de vengeance, n’en doutez pas, le temps finira par l’éteindre. Les rancunes les plus tenaces ne résistent pas aux années, et encore moins lorsque celles-ci se comptent par centaines. Si on l’avait laissé faire, Steve eut pu faire son deuil et trouvé le moyen de pardonner, ou simplement d’oublier. Ce moyen devait lui être enlevé. Pour ce faire, on l’avait enfermé dans cette fausse réalité, inconscient de tout ce qui se passait, et l’on guidait son bras plutôt que de le laisser tuer, de peur qu’il puisse faire un jour la différence entre ce qu’il voyait et ce qui était. Steve vivait encore, car la chose avait besoin de lui. Il lui offrait un corps pour tuer, la nourrissait de sa colère et donnait des souvenirs et des vies à guider. Sans Steve, elle retournait au néant ou ne pouvait plus recréer, à chaque fois que l’occasion s’en présentait, cette maison et ses habitants. Ainsi les deux âmes vivaient-elles chacune ayant besoin de l’autre, mais l’une n’étant pas l’autre.

Or lorsque la chose sentit ce léger souffle de changement, au moment même où elle s’apprêtait à en finir, Steve s’éveilla et vit, mais ce qu’il vit exactement est impossible à décrire avec exactitude. D’une part il apercevait encore le cauchemar sous ses yeux, les bandits à sa portée, qui avaient tués son amie, et la lente agonie de cette dernière, mais aussi l’homme seul, à la recherche de sa fille. Sous ses yeux défilaient encore maintes autres images. Il y avait là la fillette qui le regardait, les murs de sa maison brûlés, Claire, qui l’observait. Son plus grand choc fut de s’apercevoir qu’il voyait tout cela au travers de sortes de barreaux, parce qu’il savait se trouver alors dans un corps mort, un squelette malhabilement mené. Il se voyait lui-même, et c’était de ce qu’il apercevait le plus horrible. Sans doute, aussi, apercevait-il la chose. Tandis qu’il regardait, la cognée restait suspendue en l’air, véritable épée de Damoclès.

« Laisse-le partir. » C’était Claire qui parlait. Ou son fantôme, car son aspect était trouble, effacé. Le monde tout entier, d’ailleurs, s’effaçait sous ses yeux, comme gommé, il n’arrivait pas à se décider. Dans sa surprise, sa peur de s’être réveillé dans ce terrible rêve et de devoir le ranger comme réalité, il n’avait pas tout de suite entendu la chose qui lui criait :

« Tue-le ! »

Il regardait en direction de Claire :

« Laisse-le partir... »

Les deux voix se contredisaient, l’une douce, l’autre forte, et elles se mêlaient. Tandis qu’il voulait suivre celle de son aimée, son être était retenu par la chose, et bien vite la cognée se fit lourde dans ses bras, il sentit qu’il faiblissait. Les idées défilaient, sa vie entière lui réapparaissait, ce qu’il avait été, ses premiers pas avec Claire, l’amour qu’elle lui avait donné, les rires qu’ils avaient partagés, les rêves échangés, et soudain apparaissait le visage mort de son aimée, les ricanements des brigands en train de piller, prenant ce qu’ils voulaient, laissant courir la femme, l’attrapant, la prenant, la molestant, et crachant. Les flammes envahissaient ses yeux, la mort et le sang troublaient tout. À les voir ainsi la maltraiter, il craqua, il bondit, pour tous les détruire, jusqu’au dernier, dans les plus affreux tourments qu’il pourrait alors imaginer. Et tandis qu’il bondissait, il aperçut une petite lumière au loin...

La hache s’abattit, un homme se relevait tandis que l’autre tombait. Sous les yeux de l’étranger, Steve s’était enfoncé loin dans le cœur la cognée, puis s’était écroulé. Il avait vu alors Claire s’approcher du corps, l’embrasser, le regarder pour dire :

« Je suis désolée. »

et les deux formes se mêler pour finalement disparaître. Trop abasourdi pour réaliser, l’étranger ne vit pas la petite fille qui venait à lui.

« Bonjour ! »

Elle souriait. Ses petites joues roses faisaient plaisir à voir.

« Ils sont partis ? »

Question innocente de l’enfance, l’étranger s’agenouilla et la prit dans ses bras. Il pleura, avec toutes les larmes de joie qu’il trouva.

« Je te croyais morte... »

Et elle répondit :

« Mais je suis morte. »

Et tout en souriant elle attrapa les cheveux du haut de sa tête, et souleva cette dernière qui se sépara du corps sous les yeux horrifiés du père.

Comme chaque matin (tierce) :

Il avait bien dormi. Une légère fatigue au front, tout au plus, mais son esprit était gai et joyeux. Il se retourna : elle était là, endormie, belle, plus belle que tout. Oh oui il l’aimait, pourrait-il seulement se passer de sa présence, supporter de se réveiller sans la voir, sans la sentir près de lui ? Il eut une impression étrange, d’avoir déjà pensé ça ou quelque chose de la sorte, mais ne se souvint pas. Cela n’avait aucune importance.

« Papa ? »

« Oui Jinny ? »

« Ils sont gentils de nous avoir offert la maison, tu ne trouves pas ? »

Il était d’accord, il était endormi et il était heureux.

Fin.

***

Historique :

an 801 : bataille de la plaine des lys. Fin du monde civilisé, début de l’anarchie.

an 814 : les basses-terres sont devenues sûres, à peu de choses près. Steve accueille son premier voyageur

an 814-816 : date exacte inconnue, la maison est brûlée, on retrouve les corps d’une femme allongée, un homme prostré devant elle qui semble pleurer et que le froid a gelé. Ils sont morts.

an 816 : première disparition dans la région, personne n’y prête attention. (un simple vagabond)

an 834 : trois déserteurs de l’armée d’Orde sont arrêtés et exécutés pour brigandage. Parmi leurs aveux, on retrouvera le pillage d’une maison dans les basses-terres et le viol de la maîtresse de maison.

an 1416 : un homme accompagné d’une petite fille s’arrête dans un refuge. La petite fille part durant la nuit.

an 1416 (un jour après) : Steve meurt définitivement et part rejoindre son aimée au ciel, si tant est qu’il existe un paradis.

an 1543 : Duce Gianbastti, inquisiteur et prêtre de l’ordre de la comète se battra trois jours durant contre un démon dans les monts rocailleux (anciennement nommés basses-terres). S’ensuivra la défaite du démon et la fin des morts mystérieuses dans cette région. On retrouvera le cadavre d’un homme qui serrait contre sa poitrine la tête d’une enfant, ou ce qui avait dû être une enfant.

***

Connectez-vous pour commenter