La nuit est glaciale. La lune, déjà horrifiée à l’idée de ce qui va bientôt se passer, s’est enfuie à toutes jambes, laissant aux torches et aux flambeaux l’éprouvante tâche de lutter contre une obscurité de plus en plus insondable. Dans cette angoissante noirceur, une forme plus ténébreuse encore se hâte en direction d’une vaste demeure.
Fadamar Lamesombre survole facilement le premier obstacle, un portail d’un rouge tellement vif qu’il l’avait choqué lors de sa reconnaissance du lieu. Furtif, il traverse la cour centrale et se dirige sans hésiter vers la partie du bâtiment la plus haute, une sorte de petite tour assez délabrée recouverte de fleurs qui lui sont inconnues. Voulant vérifier ce qu’il avait cru apercevoir de loin le jour, et sûr de lui, il sort de la besace qui lui bat silencieusement le flanc une petite pierre émettant une faible lueur, objet qu’il a volé il y a plusieurs semaines à un sorcier flamboyant après avoir bravé mille périls, et il la promène le long du mur. Ce qu’elle révèle le fascine : ces fleurs forment en fait une guirlande multicolore qui court le long de la pierre irrégulière jusqu’à une grande fenêtre, tout en haut. Le froid mordant lui fait reprendre ses esprits et, concevant immédiatement l’intérêt de cette véritable corde végétale, il dissimule sa pierre pour retrouver l’obscurité qu’il chérit tant, puis escalade rapidement la tour. Comme il atteint la fenêtre, il aperçoit une lumière tremblotante s’échapper de la pièce. Prudent, il dégaine une dague tenue cachée à l’intérieur de son manteau, près de son coeur, avant d’observer par l’ouverture. Personne. La lueur provient d’un feu de cheminée assez hésitant, comme s’il ne savait pas s’il devait continuer de brûler ou plutôt s’éteindre. La fenêtre n’est même pas verrouillée... Fadamar entre.
Un monstrueux désordre règne dans la salle. Tout un bric à brac d’armes émoussées ou de morceaux de bois est entassé près de la porte, peut-être afin de la bloquer. Une bibliothèque branlante s’appuie encore sur un mur, mais contient moins de savoir que tous les livres poussiéreux qui encombrent l’endroit. Dans un coin, une armure rouillée se dresse fièrement, comme maîtresse de tous les éléments jonchant le sol. Et, à côté de tout cet abandon, un feu de cheminée ronfle. C’est étrange : qui peut bien avoir allumé ce feu ? Depuis combien de temps s’acharne-t-il encore à subsister ? Qu’attend-il pour s’éteindre ? Balayant ces pensées, Fadamar se concentre sur ce qu’il est venu chercher. Il le trouve près de la fameuse armure, un coffre d’un bon mètre cube.
La précipitation est le pire ennemi du voleur. Avant de seulement toucher le coffre, il examine les alentours. Mais, comme il le fait, un bruit grinçant l’alarme. Dégainant promptement sa dague en même temps qu’il se retourne, Fadamar scrute la pièce, à peine éclairée par le feu. Vraiment étonnant, ce feu, quand il y repense. Comment se fait-il qu’il ne ressente pas sa chaleur, qu’il ait aussi froid que lorsqu’il se trouvait encore dehors ?
Le bruit recommence, pas plus fort, mais plus angoissant. Tendu, le voleur se rapproche de la porte... Ce qu’il voit le rassure : le son provient seulement du tas d’objets hétéroclites qui barre la porte, animé par un vent perfide. L’examinant plus attentivement, il bondit de surprise. Il y a un squelette dissimulé dessous... Un squelette dont la cage thoracique semble avoir été défoncée et broyée.
Réagissant vivement, Fadamar fait demi-tour et court vers le coffre. Vite, il lui faut faire vite. Vite, avant que son coeur ne défaille dans cet endroit de plus en plus effrayant. Ses doigts gelés ont du mal à manipuler le coffre. Ce bruit d’armes s’agitant le fait tressaillir à chaque fois, et il en vient à espérer que le feu crépite assez fort pour le couvrir. Il est son allié, son soutien dans cette atmosphère oppressante. Soudain, déchiré par un souvenir, Fadamar se tourne brusquement vers l’armure. Il lui semble la voir s’animer, s’avancer vers lui, comme animée par une énergie maléfique ! Non, c’est un rêve, juste un rêve. Le voleur frissonne. Est-ce de la peur qui le tenaille ? Ou bien la fièvre dont il semble atteint, lui qui n’est jamais tombé malade ? Ou encore simplement le vent, qui s’engouffre toujours par la fenêtre grande ouverte ?
Et toujours ce grincement, faible mais terrible. Soudain, un autre souvenir ; il lève les yeux au ciel, sans raison. Une trappe s’ouvre, prête à décharger son mortel contenu sur lui. Il se jette à terre pour l’esquiver... Et se retrouve nez à nez avec le crâne du squelette ! Il hurle en reculant ; ses gestes sont désordonnées, il ne coordonne plus ses mouvements !
"Calme-toi, calme-toi ! Pose-toi, prends ton temps, réfléchis. Rien ne te menace. Ce ne sont que des bruits provoqués par ce maudit vent, des réminiscences d’anciennes expéditions. Tu n’as rien à craindre ici." Se parlant ainsi, Fadamar inspire profondément. Mais il ne croit pas à ses propres paroles. Une menace sourde plane sur lui, il le sent. Il le sait. Pourtant, il ne peut pas partir d’ici sans son butin. Jamais il n’a échoué ! Résolu bien qu’inquiet, le voleur se rapproche une nouvelle fois du coffre. Un cliquetis se fait entendre : il s’ouvre ! Fadamar sourit enfin.
Soudain, un grand bruit, dans son dos. Il se retourne, dague au poing. C’est la fenêtre qui s’est fermée. Toute seule ? "C’est le vent, rien que le vent..." Pourtant, il a toujours aussi froid : son manteau s’agite sur ses épaules, son capuchon menace de tomber. L’obscurité, elle, le fait, telle une chape de plomb qui s’abat sur une pauvre souris. De nouveau, il pivote : le feu est éteint, c’est pour ça que la lumière est partie, a fui loin d’ici pour rejoindre la lune. Comment s’est-il éteint ? Et toujours ce grincement, régulier. Régulier ? Non, il paraît plus fort ! Et puis, comment se fait-il que le vent pénètre encore dans la pièce ? Un raclement, là, dans un coin ! Vite, sortir !
La fenêtre ne s’ouvre pas ! Et le bruit prend de l’ampleur... "Retourne-toi, regarde !" Non, il n’ose pas. Il est terrorisé, il veut s’en aller, quitter cet endroit maudit ! Allez, dague, mon amie, ma soeur, perce cette vitre ! Elle résiste...
Et ce vent qui prend de l’ampleur... Il ne voit plus rien, la lueur s’est enfuie, elle qui l’avait accompagnée dans son exploration de ce lieu macabre. Quelque chose vient buter contre son pied, il sursaute... Ce n’est qu’un bout de bois, mais... comment est-il arrivé là ? Il a froid, il ne peut plus tenir, il se recroqueville près de la fenêtre. Et il regarde.
Toutes les armes qui jonchaient le sol volent dans tous les sens, comme agitées par une entité maligne. Puis elles tournent autour d’un axe, telles un tourbillon de métal et de bois... Il se sent lui aussi aspiré vers cette spirale infernale. Non, lutter, ne pas mourir maintenant, pas ici ! Soudain, dans le haut de la petite tornade apparaît un visage : deux yeux, une bouche. Un élémentaire d’air ! La forme ouvre ce qui lui sert de bouche, et inspire... Lutte, résiste ! Il plante sa dague dans le parquet vermoulu, qui craque. Non ! Tiens ! Aide-moi ! Je t’en prie ! Peu à peu, son corps se meut vers la créature, prêt à être déchiqueté par les lames tourbillonnantes...
Bref regard vers la fenêtre, puis désespoir : il est déjà trop tard.