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Le Bleu

Le crissement de la morsure de la pierre à aiguiser sur ma lame m’arrache une grimace fugace.

-          T’inquiète le Bleu, au bout de quelques batailles, tu te seras habitué à cette douce mélodie, lâche l’Affreux avec un rictus cruel.

L’Affreux, c’est notre sergent. On l’appelle comme ça parce qu’on connait pas son vrai nom, et qu’il a la moitié du visage ravagé,  par une masse il paraît. Il me fait un peu peur, toujours à me regarder avec son unique œil moqueur, ça m’avait mis mal à l’aise dès notre première rencontre, il y a deux jours. Juste après avoir signé pour m’engager, c’est vers lui qu’on m’avait dirigé. C’est un vrai dur à cuire, à ce qu’on m’a dit. Apparemment, demain ce sera sa vingt-cinquième bataille dans l’armée d’Etrenc. Vingt-cinquième ! Ce gars-là, ça doit être un vrai héros. Fort et fier d’Etrenc, son pays, courageux et habile, implacable et honorable, comme tous les vétérans de l’armée ! J’espère pouvoir lui ressembler, un jour. Je lui rends un sourire nerveux, mais je crois pas qu’il l’a vu, parce qu’il vient de replonger son regard dans le feu. Tout en continuant à aiguiser mon épée à la garde ébréchée, je plonge moi aussi mon regard dans les flammes. Tout le monde autour du foyer observe les bûches se calciner petit à petit. Personne ne parle et j’ai l’impression de gêner avec le bruit strident produit par le frottement de la pierre sur le métal. J’arrête. Les crépitements du feu sont plus audibles maintenant.  La lune est cachée, et les centaines de foyers, d’ici et de ceux d’en face, sont les seules sources de lumières dans les ténèbres. Peu d’hommes se sont couchés, je n’ai même pas essayé. Cette boule compacte au creux de mon estomac m’aurait empêché de dormir. Et puis, de toute façon, je me sens plus en sécurité à côté de l’Affreux et des quelques hommes de notre tente.Une voix s’élève à côté de moi :

-          Je peux prendre ta pierre à aiguiser ?

C’est l’autre nouveau, je connais pas son nom.

-          Ouais, pas de problème, je réponds avec empressement. Moi c’est Jacques.

-          Galdéric.

Je lui tends ma pierre, ses doigts lisses s’en emparent avec nervosité. Le crissement reprend, entêtent.

-          Toi aussi, c’est ta première bataille ? demandais-je.

-          Oui.

Il a vraiment l’air angoissé.

-          Tu t’es engagé quand ?

-          Il y a trois jours. Et toi ?

-          Deux seulement. Tu t’es déjà battu ? Avec une arme, pour tuer, je veux dire.

-          Non. Mais j’ai appris.

Une sorte de lueur s’allume dans son regard, de haine, je pense. Je lui demande pourquoi il s’est engagé, il fait d’abord un sourire mauvais, puis il me dit que c’est pour tuer ces salopards qui ont tué son père. A ce moment là, l’Affreux a fait une moue moqueuse. Galdéric l’a pas vu, je pense, mais ça vaut mieux je suppose. Et là il s’est mis à me parler de sa famille, de son père, qui avait été tué, et la promesse qu’il avait fait à sa mère d’aller le venger, son arrivée à l’armée, et d’autres trucs. Alors moi aussi je lui ai parlé de moi, que j’avais vingt ans, comme lui, et que je voulais pas devenir forgeron comme mon père, et que j’aimais ma patrie et mon roi, et que je haïssais ces salopards qui nous avaient attaqués les premiers, et que je voulais me battre, comme un vrai homme. Comme l’Affreux, la blessure en moins, mais ça je l’ai pas dit. On devient amis, je pense avec Galdéric. Il est petit, brun, aux yeux noirs, et il est habillé, comme tout le monde ici, avec l’uniforme rouge et blanc de l’armée. Sa voix est grave, et quand il parle de quelque chose qu’il aime ou qu’il aime pas, elle remonte dans les aigus d’une façon un peu bizarre. On va devenir bons potes, ça c’est sûr. 

On parle depuis un bon moment déjà. Mais j’ai l’impression que l’Affreux et les autres autour du feu en ont marre de nous entendre parler, alors on s’arrête. La nuit est déjà bien avancée, je pense. Je commence à avoir froid malgré le feu. Je frissonne.

-          Va te coucher, le Bleu, si tu veux pas mourir de froid  avant demain, dit l’Affreux.

Alors je vais me coucher. Galdéric m’accompagne, et c’est l’un à côté de l’autre qu’on se couche. Je crois qu’il a aussi peur que moi. J’espère que je vais pas mourir, demain. Ce sera ma première bataille, et je sais que c’est pour moi enfin l’occasion de briller. Je me bats pas trop mal, je pense. On a pris quelques cours, tous les nouveaux.  Et je suis un de ceux qui se débrouillaient le mieux, ça c’est clair. Peut être que je vais bien réussir ma première bataille, et devenir sergent. Mais il faut que je me batte bien, pour ça, que je sois exemplaire et courageux, fort comme un roc !

Galdéric dort déjà, je l’entends qui respire calmement, régulièrement. D’autres hommes entrent dans la tente, sans bruit, et se couchent aussi. La chaleur qui se dégage de leurs corps  réchauffe l’air, j’ai déjà moins froid. Putain, qu’est ce que j’ai mal au ventre ! J’essaie de respirer profondément, lentement, en ne pensant qu’à ça mais ça marche pas, je ne m’endors pas. Alors je compte jusqu’à cent. Un, deux, trois, quatre, cinq, six…Non, en fait c’est stupide de compter, c’est pas ça qui m’endormira, c’est encore une technique de ma mère, ça. J’espère qu’elle va bien, et qu’elle est pas trop inquiète. L’autre jour, je suis parti sans prévenir, mais dès que j’aurais une permission j’irai la voir, elle et mon père. Pour les rassurer.


*

 J’ai fini par m’endormir, hier soir. J’ai pas très bien dormi, mais bon, au moins je me suis un peu reposé. Les clairons résonnent dans l’air matinal, et tout le campement est en ébullition. Chacun se prépare et revêt son armure, ajuste sa ceinture, ou aiguise son épée. J’enfile mon armure matelassée rapidement, que je complète par une paire de brassards et de jambières, je ceins mon épée au côté, mon bouclier dans mon dos, et mes mains glissantes de transpiration parviennent à passer mon casque déformé sur ma tête. Je suis prêt. Je rejoins l’Affreux, qui gueule pour rassembler ses hommes. En moins de quinze minutes, tous les soldats sont prêts. Nous avons fière allure, tous aux couleurs d’Etrenc ! En face aussi, ils se sont préparés. Leurs oriflammes vertes et jaunes commencent à se dresser vers le ciel, où des oiseaux noirs commencent déjà à tournoyer.

On s’est retrouvé, Galdéric et moi. On a pas parlé. je lui ai juste fait un clin d’œil, je crois qu’il m’a répondu par un sourire mais je n’ai pas bien vu à cause de son casque. Maintenant, on attend. Les deux armées se font face dans la plaine. Je suis incapable de compter combien il y a de soldats dans chacun des camps, mais nous sommes plus, ça c’est sûr. Des gourdes d’alcool traversent les rangs.

-T’en veux, le Bleu ?

J’accepte la gourde, et avale une gorgée. Punaise, qu’est ce que c’est fort, j’ai la gorge en feu après le passage du liquide brûlant. L’Affreux réprime un ricanement, j’ai du avoir l’air vraiment con. Mais une douce euphorie s’empare bientôt de moi, et je ne regrette pas cette gorgée. Galdéric, lui, a l’air plus habitué. Il ferme les yeux, et laisse l’alcool couler entre ses lèvres entrouvertes, puis il passe la gourde à son voisin, sans rien dire. Et on attend. Le soleil entame sa lente ascension dans le ciel. Soudain, les fanfares d’en face entament leur hymne guerrier. La gigantesque masse de d’homme, de fer, et de couleurs se met lentement en mouvement, au pas cadencé par les tambours. Alors dans nos rangs résonnent les premiers clairons. Tous ceux qui s’étaient assis se relèvent, les rangs se réorganisent et s’alignent tous selon une discipline très stricte. Je suis placé dans le milieu de l’armée, et je ne vois plus grand-chose de l’avancée ennemie. Les tambours entament leur lente mélopée, et nous calquons nos pas sur ce rythme simple. Bientôt, le bruit des tambours est éclipsé par le grondement de milliers de pas qui s’abattent simultanément sur cette terre meuble. Un chant enfle dans les rangs, un chant connu de tous depuis de berceau. L’hymne guerrier d’Etrenc jaillit de mille bouches qui n’en forment qu’une, qu’une seule masse mouvante et surpuissante, unie et implacable. Je chante à m’en faire exploser les poumons. Je sens en moi la force de cette armée dont je fais partie, l’exaltation unificatrice qui coule dans mes veines, nous ne formons qu’un, et nous marchons au pas vers une victoire certaine. Mais bientôt résonne sous nos pieds le bruit de la marche de ceux d’en face. De plus en plus proche, il vient perturber notre harmonie, alors, comme un seul homme, nous ne nous contentons plus de marcher, mais nous frappons le sol de nos bottes, de plus en plus violemment, et la terre tremble de plus belle sous nos pas. Nous sommes invincibles. Même les premières volées de flèches ne nous ébranlent pas dans notre certitude, nous sommes invincibles, et notre mur de bouclier inébranlable se dresse entre ces flèches insidieuses et notre corps uni. Malgré les soldats qui tombent tout autour de moi sous cette pluie intense, nous sommes invincibles.

Et c’est la charge. Toute l’armée accélère sa cadence, jusqu’à en perdre la mesure, le roulement incessant ébranle la terre et de nos gorges déployées jaillissent des cris incontrôlés.Et c’est le choc.

Devant moi, j’entends le fracas du corps à corps qui s’engage, et les rangs se resserrent brusquement. Engagé par mon élan, je percute le soldat devant moi et derrière un de mes compagnons d’arme ne tarde pas à faire de même sur moi. Et je sens la pression qui s’accumule par à-coups dans mon dos, que je transmets moi-même à l’avant de l’armée. Tout est confus, désorganisé, tout le monde se presse et se bouscule, le chaos règne.

Je tente de me dégager de cette pression qui m’empêche de bouger librement. Lentement, Les rangs arrières reculent, libérant de l’espace. Devant , les premiers cris de douleurs retentissent, mais ils sont couverts par les tambours qui ont repris leur mélopée. Je tiens mon épée bien serrée dans ma main, et mon cœur bat la chamade, je suis impatient de me battre.

Je pensais que tout serait beaucoup plus rapide. Cela fait maintenant presque une heure que le corps à corps fait rage, mais je n’ai toujours pas vu l’ombre d’un ennemi. Les bruits horribles qui arrivent de devant et l’odeur du sang me donnent la nausée. Je suis tendu, et Galdéric aussi, je le vois à ses traits crispés.

 Le temps passe, lentement. Les bruits du combat se rapprochent. Ils ne sont plus très loin. La boule au creux de mon estomac s’est reformée. J’essuie la sueur qui coule sur mon front, mon casque me gène, et il commence à faire chaud, étouffant même. Ça y est, je vois le combat, il n’est plus qu’à quelques mètres. A travers les armures et les boucliers, je distingue des formes mouvantes qui s’entrechoquent. Soudain, je trébuche. Je parviens à garder mon équilibre in extremis. Mon pied a glissé sur un corps. Oh putain. Il a une lance en travers de la poitrine. Face au ciel, ses yeux vides fixent le ciel limpide. Du sang s’étale en une mare vermeille autours de lui. Je vomis. Son visage constellé de tâches de rousseur et de sang emprisonne mon regard et je reste prostré devant cette vision d’horreur, cette vision de mort. Une main me saisit par l’épaule me secoue violement :

-          -Allez Jacques, c’est pas le moment de craquer ! On va leur en faire bouffer à ces connards ! Me crie Galdéric.

Choqué, c’est en titubant que je suis Galdéric qui s’est élancé avec un cri sauvage au milieu du combat. L’épée brandie, il heurte un premier ennemi, qu’il renverse. D’un mouvement rageur, il lui enfonce sa lame en pleine poitrine. Du sang lui éclabousse le visage, il se redresse avec un air dément et s’élance de nouveau. Mais je ne peux pas le regarder plus car déjà une lance se dirige dans ma direction. Je lève mon bouclier juste à temps, et la pointe ne fait qu’érafler mon casque. Alors je tente une réplique et frappe avec mon épée l’homme à la lance, mais il recule juste à temps. Un soldat d’Etrenc qui est arrivé sur son coté lui porte un coup terrible et il s’effondre, le bras tranché. Mon sang bat à mes tempes, je ressens chaque pulsation de mon cœur, de l’adrénaline coule dans mes veines, je suis, plus que jamais, vivant. Je n’ai plus peur. Mes yeux écarquillés se fixent sur ma prochain adversaire. Lui aussi est armé d’une épée et d’un bouclier, et son uniforme vert dégouline de sang. Avec un cri rauque, je m’élance sur lui, et frappe, avec toute la puissance dont je suis capable. L’impact est violent et je ressens une vive douleur dans mon bras, qui a encaissé tout le choc. Il a stoppé ma lame avec son bouclier cerclé de fer. Son autre bras est déjà en mouvement et je vois l’acier de son épée s’élancer vers moi. Oh putain.

Je ne peux plus respirer. Il retire sa lame, elle est rouge, rouge de mon sang. Une giclée vermeille jaillit de ma poitrine tandis que je m’effondre, dos à terre. La douleur me submerge, insupportable. Je veux crier, je n’y parviens pas. Oh Putain, putain, putain, non ! Je pleure, je hoquette, le sang envahit ma bouche, ma vue se trouble, je veux pas mourir putain, non ! Pas maintenant pitié pas maintenant, non ! Je tremble, j’ai mal, je ne sens plus rien d’autre que cette douleur, insoutenable, que cela cesse, pitié ! Je veux pas mourir ! J’étouffe, Je peux plus respirer, plus penser, je ferme les yeux, je les rouvre,  je meurs putain je…Non ! Je veux pas ! Ce ciel est si bleu ! 


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