L’arrivée des guerriers à Laarsburg n’eut rien de glorieuse. Les guerriers, fourbus après les événements de la nuit passée, ne remarquèrent pas immédiatement les expressions des habitants, plus sinistres encore que la veille, à leur arrivée.
En réalité, alors qu’ils traversaient la ville en quête d’un endroit où se reposer, ils ne rencontrèrent qu’une vieille femme aux traits effrayés et un groupe de gamins trop apeurés pour s’amuser. Mais la surprise des aventuriers fut tout autre en arrivant à la brasserie du nain ivre. Une fois passées les portes de la vieille bâtisse, ils comprirent l’attitude des villageois : la taverne était totalement saccagée. Les tables vermoulues avaient été renversées ou brisées, et les murs était couverts de traces de sang séché. Dans un coin, un vieux tonneau percé achevait de se vider sur le parquet de la salle. Au milieu de la pièce se trouvaient cinq draps blancs, eux aussi maculés de sang, recouvrant des formes immobiles. Bien qu’aucun des aventuriers ne doutât de ce que cachaient ces couvertures, Skaggy s’avança lentement, et, retirant le mince tissus, découvrit le corps de l’aubergiste. L’expression terrifiée de l’homme avec qui ils discutaient la veille encore, de même que son teint violacé et l’épouvantable odeur qui s’émanait du cadavre n’attirèrent pas l’attention de Magnus et ses amis autant que la pulpe sanglante qui lui remplaçait la gorge. Sa blessure n’avait rien de commun avec l’entaille qu’aurait infligé une lame ; on eût plutôt dit que le cou de la victime avait été mordu par quelque bête sauvage. L’apparition d’une imposante silhouette sur le pas de la porte tira les aventuriers de leur morbide contemplation. Jebediah, le prêtre, les fixait d’un air désapprobateur. Malgré sa petite taille, l’homme inspirait le respect par sa mise et son attitude autoritaire. Entre deux âges, il était bien plus soigné que la majorité des habitants du village, malgré un embonpoint mal dissimulé. Ses cheveux, coupés à ras, rajoutaient à l’aspect austère du personnage, de même que ses yeux bleus acier et sa tenue spartiate composée d’une simple bure noire élimée et marquée de symboles sacrés rougeoyants. Une comète à deux queues, emblème du clergé de Sigmar, rappelait sa fonction comme s’il avait été possible de l’oublier.
-Et bien ? Il ne me semble guère que vous ayez quoi que se soit à faire ici, commença le prêtre, sans chercher à masquer son agressivité.
-Il paraît que notre présence est au contraire nécessaire en ces lieux, lui rétorqua Magnus, intimant à Skaggy de garder pour lui la répartie qu’il allait lancer à l’arrogant ecclésiastique. Nous avons eu vent des troubles qui agitent votre belle ville, et nous souhaitons coopérer avec vous dans le but de régler cette situation, continua le mage.
-Je crois pour ma part que vous êtes plutôt à la recherche d’une gloire absurde que vous pensez acquérir par un acte de bravoure, ou par votre richesse personnelle, lui répondit Jebediah, retrouvant son attitude impassible.
- Fortune et gloire... soupira Skaggy, chez qui la réaction du prêtre donnait une irrésistible envie de bailler. Ecoute moi bien, espèce de kruti, si tu avais fait ton boulot, peut être n’en serions nous pas là. Peut être. Maintenant, tu as intérêt à nous filer un coup de main, sinon il faudra te trouver un remplaçant, et très vite, poursuivit le tueur de trolls sur un ton glacial, sans prêter la moindre attention aux regards furieux tant du prêtre que de ses amis. Pour le moment, la meilleure chose que tu puisses faire est de partir t’occuper des défenses de la ville, au cas où les urks se pointeraient, pendant qu’on cogite sur le problème.
-Je crois que je vais venir avec vous pour vous aider, si toutefois vous acceptez mon aide, se permit de dire Iggy dans le pesant silence qui régnait à présent dans la salle. Il ne pensait pas vraiment pouvoir arranger les relations entre le prêtre et ses compagnons, surtout après la sortie du tueur de trolls, mais il espérait au moins empêcher une révolte de la part des villageois.
-J’irai à ta place, déclara Ulric. Ta blessure risque de s’aggraver si tu t’agites trop, prétexta-t-il.
Mais aucun des guerriers n’était dupe : le choix du Middenheimer était avant tout diplomatique, car les habitants de Laarsburg seraient sans doute possible plus rassurés par sa présence que par celle d’un nain, aussi vaillant soit-il. Le visage tordu par la colère, le prêtre dut finalement s’incliner et sortit en trombe de l’auberge, suivi de près par Ulric qui tentait de cacher de son mieux l’embarras causé par sa position de médiateur. Très vite, les prétentions de Jebediah quittèrent l’esprit des aventuriers, à présent plongés en pleine réflexion : comment les hommes-rats avaient-ils pu savoir que l’aubergiste leur avait donné le peu de renseignements qu’il pouvait ?
-De toute façon, marmonna Skaggy, ça ne tient pas debout. Les Skavens n’auraient jamais pu nous passer devant sans qu’on s’en aperçoive, pensa-t-il à voix haute. Il leur aurait fallut faire un trop grand détour. A mon avis, c’est infaisable en une nuit de marche. Même pour des créatures aussi rapides. La frustration se lisait sur le visage du tueur de trolls, qui semblait pour le moins irrité par la situation.
-En réalité, il n’y a qu’une seule solution, déclara Magnus. Nous la connaissons tous, mais aucun d’entre nous n’a osé y faire allusion, à cause de ses terrifiantes implications. C’est pourtant évident : d’une manière ou d’une autre, les hommes-rats étaient présents en ville avant que nous ne partions à leur recherche. Ils ont pu nous observer à loisir, depuis notre arrivée, ajouta le mage, sinistre.
-Le prêtre les y aurait aidé ? Supposa immédiatement Skaggy, chez qui l’antagonisme pour l’ecclésiastique était une attitude viscérale. Toutefois, il parut lui-même conscient de sa soudaine mauvaise foi et renonça à proférer d’autres menaces à l’encontre de Jebediah.
-C’est tout à fait improbable, répondit Magnus, qui semblait exaspéré par l’attitude immature du tueur de trolls, pourtant de plusieurs décennies son aîné. Son visage parût tout d’un coup s’éclaircir, comme si son état d’esprit influait directement sur son apparence physique. " Mais il n’est pas impossible que les Skavens aient fait œuvre de quelque sortilège sur lui, afin de le rendre plus malléable. Ceci expliquerait son attitude, mais aussi ses douteuses initiatives, que ce soit la création d’une milice ou l’idée de la battue. Néanmoins, même totalement asservi par les hommes-rats, jamais il n’aurait pu leur fournir seul un moyen de circuler dans la ville. Il doit y avoir une autre explication... "
Peu avancés par leur suppositions, les guerriers se remirent en quête d’un quelconque indice, sans toutefois fonder de grandes espérances sur leurs recherches. Après de vaines heures passées à étudier le moindre détail de la taverne, Iggy et ses compagnons s’installèrent dans un coin de la pièce pour prendre du repos. La journée avançait et les appétits se creusaient, rappelant douloureusement aux aventuriers que le dernier repas remontait maintenant à plus d’un jour. Magnus nota alors avec inquiétude l’attitude d’Iggy qui semblait absent, perdu dans ses réflexions. Au moment décisif, le mage n’ignorait pas qu’il faudrait pouvoir compter sur chacun, et le trouble de son ami risquait de mettre en péril leurs vies à tous. Il allait prendre la parole lorsque le nain déclara :
-J’ai bien réfléchi à notre problème, et, à mon avis, la solution la plus plausible est sans doute que les Skavens aient creusé sous la ville un réseau de galeries avant de passer à l’assaut. Du moins, je ne vois rien d’autre...
-A moi, il me parait idiot que ces fichus hommes-rats aient pris tout ce temps pour forer ces souterrains pour s’emparer d’un village comme celui-là, répondit Skaggy, qui semblait à présent résigné à se plonger dans les affres de la réflexion. De toute façon, quelqu’un se serait sûrement aperçu de leur présence s’ils avaient vraiment dû faire eux-mêmes ce travail. Ils circulent peut-être dans d’anciennes canalisation créées par les impériaux, ajouta le tueur.
-Je suis ta pensée, reprit Iggy, mais il me paraît peu probable qu’un village comme Laarsburg dispose d’égouts souterrains. Il doit y avoir une autre solution...
La discussion aurait pu se prolonger indéfiniment si une jeune fille n’était apparue à cet instant sur le pas de la porte. Vêtue, comme la plupart des autre villageoises, très simplement, elle portait une vieille robe si usée qu’on n’eût pu en définir la couleur, qui oscillait entre le violet et le brun. Sa chevelure crasseuse et ses grands yeux couleur noisette ajoutaient à son allure misérable. Les deux mains en avant, elle tenait, telle une offrande faite à des dieux, un panier en osier rempli de nourriture. N’osant faire un pas de plus, elle murmura d’une voix tremblante :
-Messire Ulric et Sa Sainteté le prêtre Jebediah ont pensé que vous auriez sûrement faim. J’ai donc été envoyée vous porter ces quelques vivres.
La manière dont elle appelait le Middenheimer et l’ecclésiastique fit naître une sincère pitié dans le coeur d’Iggy. Cette fille, dans son ignorance, les considérait de toute évidence comme des êtres supérieurs. Désireux de mettre fin aux tourments que lui causait sa tâche, le nain s’approcha d’elle, et, sur un ton aussi apaisant que possible, lui dit simplement :
-Merci mademoiselle, votre générosité et celle de tous les habitants de Laarsburg nous vont droit au cœur. Puis, tendant sa main vers le plateau, il ajouta : nous ferons notre possible pour vous venir en aide, n’en doutez pas.
Incapable de conserver plus longtemps sa contenance, la jeune fille donna le panier à Iggy avant de s’éloigner aussi vite que possible. Le nain, déçu par sa réaction, revint vers ses amis qui n’avaient guère semblé s’intéresser à la brève discussion. Pour tout dire, ils semblaient tous deux perdus au plus profond de leur réflexion, ignorant même les supplications de leurs estomacs. C’est d’une main distraite que Magnus s’empara d’une pomme que lui tendait Iggy ; Skaggy grommela simplement qu’il ne désirait rien d’autre qu’une " bonne vieille bière naine " lorsque son ami lui offrit un peu de nourriture. Pourtant, il se servit une cuisse de poulet ruisselante de graisse et y mordit à pleines dents. Oubliant tout de leur mystère, chacun des guerriers fut à nouveau saisi par une faim torturante et pendant plusieurs minutes, seul le bruit répétitif des mastications vint troubler le silence. Apparemment repu, le mage, relâchant un os à la blancheur immaculée, déclara :
-Je pense que la solution à notre problème ne se trouve pas ici : je vais demander à Jebediah où se trouvent les archives de la ville. Peut-être nous fourniront-elles une explication.
Skaggy acquiesça d’un bref signe de tête avant d’essuyer sa bouche du revers de l’avant-bras. Iggy, quant à lui, s’assoupissait après son lourd repas et aucun de ses amis n’eut la force de le tirer de sa torpeur. Magnus, la démarche hésitante, sortit de la taverne.