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     La Dame de Mortelune sa vie claire a perdu. Ressuscitée par la connaissance, elle mène à présent les armées du vaste désert aux cheveux d’or. Attisée par son désir de vengeance, la colère pure est un venin dont il ne faut pas abuser, loin de ses anciennes habitudes, la noble dame est passée reine de la mort. Méfiez-vous ainsi de ne point tomber dans la cruauté, mais les hommes sont ils aptes à juger le bien du mal ? Ils ne réfléchissent que dans leur propre intérêt et leurs esprits cupides se bornent à leur petite vie misérable, eux qui ne sont que les éléments indépendants d’un grand Tout qui les dépasse...

     Le soleil rougeoyant baignait de lumière le visage gracieux d’Elanore, l’or et le bronze qui la paraient scintillaient autour de son visage. Elle avait pris de l’assurance, se tenait plus droite, plus autoritaire qu’autrefois, ce qui lui donnait un charme impénétrable, une aura de mystère et d’ombre qui ne laissait rien transparaître de son passé. Elle tenait à la main une longue lame effilée couverte de runes de protection, ses sourcils se froncèrent à l’approche du village, il était temps de faire payer à ces mortels leur impudence ! Sa voix claire et douce était teintée de fureur, ce fut avec grâce et colère que les mots qui sortaient de ses lèvres se perdaient dans les tourbillons de vent qui rasaient le sol.

"Peuple de Nehekhara, lorsque les terres qui vous appartenaient furent abandonnées, elles furent envahies par la vermine. Les parasites des autres peuples se sont appropriées vos fiefs, il est temps de montrer à ces impies qui règne ici !"

     Les compagnies de squelettes, rangées en ordre, s’alignèrent devant elle. Des gardes des tombes, même, formaient deux garnisons protégées par de lourds boucliers d’airain et des casques de bronze. Le vent se souleva en portant des nuages de sable sur la cité, abritant ainsi l’armée de la surveillance d’une quelconque sentinelle. Lorsque enfin, ils arrivèrent aux portes, ils les trouvèrent grandes ouvertes et les quelques soldats qui montaient la garde au-dessus des remparts de bois n’avaient rien vu venir. Il était trop tard pour reculer, les soldats sonnèrent l’alerte.

     Un vent de panique souffla alors à l’intérieur des murs, chaque homme vaillant fut réveillé en sursaut et n’eut que le temps de saisir une arme pour se rendre sur la place. Elanore ordonna l’avance de ses troupes, les rangs serrés des squelettes étaient protégés par de larges boucliers qui empêchaient les flèches de les atteindre, les rares qui passèrent ne firent que traverser la cage thoracique des guerriers qui avaient au visage une expression amusée. Chaque squelette passa la porte, leurs orbites creux tournés vers le fort. Elanore ordonna à l’aurige qui dirigeait son char de franchir le mur, les brides claquèrent et les destriers squelettiques commencèrent à galoper, soulevant des nuages de poussières autour de leurs sabots. Elle brandit sa lame et le fil trancha la gorge d’un milicien, son sang se répandit sur le sol, se mêlant au sable et rougissant le chemin.

     La première fois qu’elle avait tué, elle s’était sentie affreusement coupable, cette fois, c’était différent. Elle porta l’arme à sa bouche et fit couler le sang sur sa langue, le char repartit à vive allure, fauchant de ses roues ferrées un autre soldat. Elanore tendit le bras, frappant, frappant encore, les victimes de sa cruauté jonchaient la route, comme le sillage funèbre de son engin de mort. Elle traça son chemin vers le fort, là, le capitaine qui l’avait reçue il y a quelques jours, si longtemps, une éternité. Il tenait dans sa main un grand sabre et un mousquet à crosse de nacre, tétanisé par le massacre perpétré autour de lui. Le métal tranchait la chair, coupait les artères, délogeant la vie de son écrin. D’un revers de bras il broya la cage thoracique d’un squelette, celui-ci s’affaissa dans la poussière, pour se relever, quelques côtes brisées, mais sans plus de dégât. Le char continuait inexorablement, des râles d’agonie s’échappant des gorges des mortels mutilés par les coups. Le capitaine, ravi de trouver une cible de chair et d’os ajusta son tir. En quelques secondes, la détonation projeta la petite bille d’argent au milieu d’un nuage de fumée. Le temps se ralentit, le projectile mortel trouvait son chemin, se rapprochant mortellement d’Elanore.

     La balle percuta de plein fouet sa poitrine et la projeta par terre. Au milieu des cris de bataille. Elle leva les yeux vers le ciel, se releva, consciente, vivante. Pas une goutte de sang n’avait coulé, la douleur s’est rapidement estompée. Elle porta la main à sa poitrine, sentit le petit trou que la balle avait perforé dans ses chairs. La rage la submergea en même temps qu’un léger sentiment d’incompréhension, elle leva les yeux vers le cheval qui la chargeait, ses sabots ferrés d’airain battant le sol.

     Un revers de bras, des étincelles giclent, le fer rencontre le fer, le regard des deux combattants se croisent, l’un reconnaissant son visiteur de l’autre fois, l’autre ne pensant qu’à tuer. Encore une fois le bras du capitaine s’abat, plus hésitant cependant, cette hésitation lui sera fatale. Le fil de l’arme d’Elanore vole, la lame du grand sabre d’argent ricoche sur la garde, le fer rencontre la chair. Les cordes vocales tranchées, le fier capitaine n’est plus et s’effondre dans un sifflement aigu, sans pouvoir crier, muet dans l’éternité.

     Mais elle n’en avait pas assez, il en fallait plus pour pouvoir rassasier la soif vengeresse de la reine des morts, elle plongea sa main dans la gorge du cadavre, le sang coulant abondamment de la plaie tachant sa peau d’ivoire. Sa main se reposa sur le siège de l’âme, le cœur, l’organe de vie, essentiel, sacré. Elle arracha consciencieusement cet objet précieux, le retira délicatement, presque comme on retirerait le fruit d’une coquille de noix. Elle laissa retomber la dépouille mutilée, leva ce trophée, ce cœur qui ne battrait plus, qui répandait sa vie comme un fleuve bouillonnant sur les bras blancs d’Elanore. Elle porta ce fruit interdit à sa bouche gracieuse, lentement, s’en délectant comme on peut se régaler d’un repas, d’un événement heureux ou se réjouir pour tout autre raison. Un sentiment d’extase la traversa quand elle sentit cette vie, ce sang couler dans sa gorge, étancher sa soif, horrifier ses ennemis, ce sang chaud, épais, délicieux...

     Rien ne saurait décrire cet instant, partagé entre la honte de s’abaisser à un acte aussi vil et le bonheur intense qu’apporte cet acte.

     Le silence retomba, entrecoupé seulement par la voix des malheureux qui ne purent s’enfuir. Parmi ceux que les morts n’avaient pas tués, le désert prendrait son tribut.

 

     De retour dans la cité Nehekharienne, Elanore s’assit sur son trône d’or, sans aucun trouble, comme si rien ne s’était passé, comme si aucun massacre odieux n’avait été perpétré.

 

     Trois longues années passèrent. Trois années de règne glorieux, Nehekhara retrouva une part de sa gloire d’antan. Les alentours se vidèrent de toute vie. Elanore règnait en souverain avisé, gérant les armées avec un talent que l’on n’aurait pas pu soupçonner d’une femme aussi discrète autrefois. Ses troupes remportaient victoire sur victoire et c’est grâce à elle si la nouvelle de la venue des morts du désert s’était répandue dans le Vieux Monde, laissant derrière elle un sillage de terreur. Elanore et ses armées écrasaient savamment toutes les défenses rencontrées sur leur passage. En trois ans, Nehekhara était redevenue une puissance avec laquelle il faudrait compter.

 

     Elanore dormait. Elle rêvait. Poursuivie sans cesse par une ombre, elle avait beau courir, elle n’avançait pas. Soudain, alors que l’ombre allait l’engloutir, un gouffre s’ouvrit sous ses pieds et elle tomba. Elle tomba lentement, puis de plus en plus vite, ne rencontrant aucun obstacle, aucune prise à laquelle s’accrocher. L’ombre la suivait toujours, et c’était d’habitude à ce moment là qu’elle se réveillait, apeurée dans son lit d’or. Mais pas cette fois. Cette fois la chute s’accéléra encore. Une main, une main humaine sortit de l’ombre et la saisit par le bras. Le contact de cette main la réveilla et elle eut à peine le temps d’apercevoir le visage sévère qui avait surgi lui aussi après la main, un visage qu’elle n’avait jamais vu, et cette main, ces doigts dont émanaient une puissance trop ancienne pour être connue des vivants et des morts de ce monde. Une puissance qui remontait jusqu’à l’aube des temps, ces doigts... ce visage...

 

     C’était Ihmarhi, le grand prêtre liche. Le visage tendu et un air inquiet sur le visage. Il demanda dans le souffle doucereux qui lui tenait lieu de voix :

"Est-ce que les démons t’ont quittée ? Ce rêve qui t’agite depuis tant de lunes est habité par un homme, c’est lui la cause de tous tes troubles, il te faut le trouver et le tuer !

-Mais, je... Je ne l’ai jamais vu, je ne le connais même pas !"

     Sa voix aussi avait changé, elle était loin à présent la petite voix infantile et discrète, empreinte de gaieté et d’émotions. Ses paroles étaient à présent froides, dures et immuables à l’instar de la pierre des tombeaux et surtout elle ne trahissait plus aucun sentiment : ni peur ni doute, ni chagrin ni joie.

"Cet homme, lui te, connaît, il hante ton esprit et cherche à t’écarter de ton destin. Ses méfaits vont à l’encontre du dessein des dieux, il agit sous différents noms, sous différents aspects, et ses actions contrecarrent nos plans. Je ne connais ni son nom ni son logis s’il possède un des deux, mais une chose est sûre : vos destins sont liés. Quitte ce royaume, Elanore de Mortelune, reine des morts et maîtresse de Nehekhara, quitte ce royaume et tue-le, tue cet impudent qui veut nuire à notre destinée !

-Qu’il en soit fait selon le désir des dieux !

-Qu’il en soit fait selon ton destin et ton supplice prendra fin !"

 

     La nuit passée à réciter des prières incantatoires, les préparatifs à son départ étant terminés, elle confia à Ihmarhi les brides du royaume et monta prestement sur son char. Les squelettes des montures eux, ne possédant pas de Kâ qui leur est propre, ne bronchèrent pas et une incantation lancée par Elanore leur donna l’autorisation de s’élancer rapidement dans le désert. Elanore n’avait plus qu’une chose en tête, elle avait vidé son esprit comme seuls les morts peuvent le faire. Elle devait tuer ce mortel misérable, débarrasser la surface du monde de cet être infect et malveillant. Une fois de plus, c’était la vengeance qui la poussait à travers le désert où flamboie un soleil ardent, qui n’arrive pourtant pas à réchauffer ce cœur froid comme la mort qui l’a pris. La vengeance qui dirigeait le pas leste des montures squelettes.

     La vengeance encore qui brillait dans les yeux durs d’Elanore.

 

     Loin de là, dans la grande cité Nehekharienne, le prêtre liche Ihmarhi affichait un sourire satisfait et contemplait le soleil couchant qui rougeoyait derrière le petit nuage de poussière soulevé par les sabots des squelettes. Sa ruse avait marché comme il l’entendait.

     Il déclara pour lui même :

"Ainsi finit Elanore de Mortelune."

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