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     Bien tristes et bien mornes sont les cœurs qui s’aperçoivent de la tromperie d’un être cher. La Dame de Mortelune a perdu son mari. Et après avoir pleuré et réfléchi des jours durant, elle s’est aperçue que jamais Hilgrim le grand n’avait renoncé à quoi que ce soit pour elle. Bien dure est la réalité, trompeuses sont les illusions.

Quoi qu’il en soit, prenez garde de ne jamais vous laisser abuser, car peut-être derrière vous, le visage laid du mensonge se rit de votre vie. Quel espoir reste-t-il à Elanore la belle ? N’a-t-elle pas tué un homme, n’est-elle pas bannie par amour pour un homme disparu ? N’est-elle pas seule, abandonnée par les hommes de sa race ? de son sang ? Dans le désert aride, sous le soleil implacable, rien ne saurait à présent assouvir sa haine des hommes. Jusqu’à présent, ses ennemis étaient les morts-vivants de Nehekhara, mais elle n’en était plus vraiment sûre.

     Une ombre silencieuse et décharnée se profilait derrière le rocher auquel Elanore la blanche était adossée. Une main rachitique tenait un poignard doré, serti de pierreries, une main couverte de bandelettes de lin poussiéreuses qui pendaient mollement à ses côtés. La lame étincelait faiblement dans le soleil à la face plane. Des orbites vides et osseuses se tournaient lentement vers la silhouette tremblante d’Elanore. Elle ne voyait rien, aveuglée par les larmes amères de sa tristesse et le soleil. Elle ne voyait rien de l’ombre ténue qui s’approchait derrière son dos, silencieusement. Rien non plus du poignard, des bandelettes... L’ombre, elle, avançait, inexorablement, à l’image du temps inaltérable qui passe. La main décharnée se posa sur l’épaule claire d’Elanore, tandis que l’autre bras du mort-vivant brandissait le couteau sacrificiel. Elle fit rapidement volte-face, ses yeux agrandis par la surprise, laissant place rapidement à la terreur au fond des yeux d’azur, et le bras s’abattit. Le noir, la souffrance, le vide, le néant. Plus rien, tout fut vain, le voyage, l’homme tué, Hilgrim, rien de tout cela ne comptera plus jamais. La Dame Elanore de Mortelune était tombée. Aucun espoir ne subsistait.

     Les lumières dansaient devant ses yeux, elle voyait des silhouettes ténues, à tête de chacal, des monstres aux doigts méticuleux. Elle tombait, mais elle tombait lentement, entourée de miroirs, dans le brouillard le plus complet. Elle vit son mari, son mari dans les bras d’une autre. Ainsi sa trahison était encore plus complète. L’amour qu’elle lui portait autrefois était à présent de la haine. Une haine envenimée par le temps et la douleur. La douleur dans sa poitrine, à l’endroit où la lame avait trouvé son chemin. Elle porta la main à son cœur, mais un froid de glace et de mort la repoussa. Elle était morte. Ainsi, voilà ce qu’était la mort, une longue chute où on vous révèle toute la vérité sur votre vie. Quel être assez cruel a bien pu inventer un supplice aussi dur ? Enfin elle se vit, endormie, sereine, froide. Son corps étendu sur une paillasse, dans une grande pièce aux murs peints. Les motifs des parois représentaient des scènes de la vie de tous les jours, des fresques millénaires de l’ancien peuple qui habitait le désert, lorsque celui-ci était encore verdoyant.

     Le réveil fut brutal, dur, comme si Elanore avait atteint le fond du gouffre dans lequel elle chutait. Ses yeux s’ouvrirent, ses grands yeux turquoises qui avaient subjugué sa famille à sa naissance explorèrent la pièce dans laquelle elle se trouvait. Elle vit les peintures, le sol dallé. Elle se regarda rapidement dans l’unique miroir suspendu au mur. Sa peau, déjà pâle en temps normal, avait à présent le teint de l’albâtre. Elle avait quitté sa robe courte et simple pour un habit noir lamé d’or, un ruban serti de pierreries fines lui ceignaient les reins, un diadème étincelait sur son front. Un cobra enroulé autour d’un saphir dardait ses yeux verts sur le visage d ’Elanore, confortablement installé sur la pointe centrale du diadème.

     Le silence régnait. Un silence oppressant et tendu qui ne plaisait pas à Elanore. Elle poussa lentement la porte en bois, unique issue de la pièce dans laquelle elle se trouvait. Le sol était couvert de poussière. Un long corridor la mena à une autre porte, en ébène celle-ci. Un grand miroir au cadre d’or y était suspendu, à l’endroit où le mort-vivant l’avait frappé, une mince cicatrice se dessinait. Elle ressortait, contrastait avec sa peau livide. Derrière la porte, elle percevait un lent et doucereux murmure, comme un texte marmonné et appris des siècles durant. Elle ne comprenait ni le sens ni la langue employée dans ces phrases mystérieuses mais elle percevait une grande lassitude et un grand savoir. Elle poussa la porte, une silhouette mince et décharnée se retourna pour lui faire face. Elle connaissait ces êtres, elle en avait toujours eu peur étant enfant. C’était une liche, un être très puissant autrefois, son esprit avait atteint l’immortalité, mais son corps était marqué par la déchéance et le temps avait laissé son empreinte sur les chairs torturées de la créature. Mais cette fois, elle ne fuit pas, à peine esquissa-t-elle la surprise. Pas un sursaut, elle se sentait sans peur et invulnérable. Alors la liche prit la parole, Elanore ne connaissait pas le langage Nehekharien et fut surprise de comprendre à merveille les paroles du prêtre.

"Nous avons réussi ! La symbiose parfaite entre l’homme et le dieu. Notre rêve est enfin réalisé !

-Quel rêve ? Où suis-je ? Qui êtes-vous ? Pourquoi ne suis-je pas morte ?

-Une question à la fois mon enfant. Tu es au grand temple de Nehekhara, la ville morte, au beau milieu d’un désert aride, loin de toute vie humaine. Je suis le grand prêtre liche Ihmarhi, responsable de cette cité, et pour répondre à ta dernière question, tu es morte."

     La phrase frappa Elanore avec la violence d’une gifle. Elle, morte ? Puis ressuscitée ? C’est donc de ce rêve de l’immortalité des chairs après la mort et la résurrection d’un individu sain de corps et d’esprit dont parlait Ihmarhi, si tel était son véritable nom.

"Oui, mon enfant" répondit le prêtre liche, comme s’il avait deviné à la lecture des yeux clairs d’Elanore, ce qui se passait dans sa tête et les questions qui se pressaient à ses lèvres. Ce "Oui", précis, net, concis, sans ambiguïté possible, relevait à lui tout seul tout le voile de doute qui lui obscurcissait l’esprit tel les volets que l’on ouvre pour laisser entrer le soleil matinal. Plus rien ne pouvait lui faire nier la vérité, c’était ainsi, elle était morte, elle avait été ressuscitée.

     Les jours qui suivirent furent remplis de surprises qui se suivirent sans discontinuer. Elle en oublia presque ses soucis, la raison de sa venue, ses désillusions... Elle était tenue au secret, suivait Ihmarhi comme son ombre, drapée dans un long voile noir, masquant son visage. Lorsqu’elle lui demanda pourquoi, la seule réponse qu’elle obtint fut un murmure indistinct à propos d’une grande destinée, du retour à la gloire... Le peuple de Nehekhara était très évolué, bien plus que ne le laissaient entendre les vieux contes de son enfance. Chaque action était dictée par des rites millénaires, comme si le temps s’était figé. Les morts-vivants des déserts de Khemri étaient radicalement différents des armées levées par les vampires : chaque squelette, malgré son apparence monstrueuse a conservé son âme et sa conscience, comme lorsqu’il était vivant.

     Alors qu’elle s’émerveillait sur les magnifiques écrits hiéroglyphiques des citoyens, dans sa chambre, Ihmarhi poussa lentement la porte.

"C’est l’heure."

     Ihmarhi était ainsi, jamais un mot de trop, il parlait promptement, presque sèchement, et sa voix râpeuse avait des sonorités qu’Elanore appréciait. L’heure ? quelle heure, l’heure de se révéler enfin au grand jour ? Les questions se pressaient dans la tête d’Elanore.

"Lorsque tu te présentera à notre peuple, ne crains pas, tu seras notre reine et notre déesse."

     Il fallut un petit temps de réflexion à Elanore pour assimiler les paroles du prêtre liche. Elle ? Une reine ? Une meneuse d’hommes, ou plutôt de morts ? Quelle revanche incroyable sur tous ceux qui sous-estimaient les femmes, quelle farce tragique si elle parvenait à diriger les armées Nehekhariennes au cœur du Vieux Monde. Quelle tête feraient donc ceux qui la persécutèrent autrefois, la maintenant confinée dans un château lugubre ? Riraient-ils lorsqu’elle se dresserait, immortelle, sur leur chemin ? Un léger rictus se forma sur on visage. La Dame Elanore de Mortelune reviendrait bientôt se venger.

     Le jour de la cérémonie, elle apparut, glorieuse, toute vêtue d’or et de bijoux, la reine ressuscitée des morts, la déesse éternellement belle. Ses grands yeux clairs avaient perdu leur douceur et leur compassion, la mort leur avait apporté une pointe de dureté. Elle se leva du trône d’or, tiré par quatre destrier squelettiques, sur lequel elle était juchée et se tourna vers la foule des squelettes assemblés, leur lançant d’une voix forte :

"A présent, les peuples de l’ancien monde sont revenus. On leur a volé leur gloire passée, on a souillé leurs temples, on a profané leurs lieux sacrés. La vengeance viendra du désert. Ces hommes orgueilleux périront par la main de ceux qu’ils ont oublié trop vite. J’étais Elanore de Mortelune, femme d’un noble de Bretonnie, sans aucune valeur, sans aucun pouvoir. Je suis à présent votre reine si vous m’acceptez comme telle, et rien ni personne n’arrêtera notre avancée, rien ne pourra s’opposer à notre juste courroux. Le faible empire des hommes va tomber, et chaque victime que nous ferons grossira les rangs de notre armée."

     Elle, autrefois si réservée, voire parfois renfermée, laissait à présent libre cours à sa rage contenue. Au fur et à mesure qu’elle parlait, des larmes de fureur s’écoulaient le long de ses joues exsangues. L’assemblée des squelettes, incapable de tant d’émotion, acquiesça silencieusement. Leur amertume avait été réveillée, car contrairement aux zombies des comtes vampires, ils avaient une âme, ce qu’ils nomment le Kâ, et étaient doués de raison. Chacun rentra dans sa case en boue séchée, ramassa ses armes, polit ses boucliers, se prépara à une guerre franche et massive. Elanore se sentait très éprouvée, un peu dépassée, mais l’expression sur le visage d’Ihmarhi la réconforta, elle était à présent prête à assouvir sa vengeance contre ses réels ennemis et la mort qu’elle voulait trouver en ces lieux la servait à présent.

     Les armées du désert convergèrent toutes vers la capitale, se rassemblant en une seule et même horde. Après les mises en place des stratégies, la première cible fut désignée. Il fallait saper les défenses militaires proches, la caserne où Elanore s’était rendue avant de mourir, la première intervention se déroulerait là bas, et elle tenait à être à la tête des combats.

     Le soleil se leva, le ciel était rouge, les quelques maisons qu’Elanore aperçut à l’horizon seraient bientôt incendiées. Elle brandit haut la lame sacrée qu’on lui avait confié, le soleil se reflétant dans un vif éclat blanc, que les yeux des mortels ne supportent pas. Il était temps de se battre.

"Armée de Khemri, avant que le dieu soleil n’ait fini sa course, bien des hommes paieront leur pillages, perpétrés aux dépens de notre culture "

     L’armée murmura d’une seule voix, en un seul souffle, ce présage funeste :

"Et ils retourneront à la poussière..."

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