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"… dépassé la ligne de phase Deckel, je répète, Deckel passato, terminé."
Tiens, il y avait quelqu'un à la radio. 
Le soldat venait d'entrer dans la petite masure qui servait de PC à la compagnie et avait tout de suite compris qu'il allait pouvoir tromper son ennui. C'est important, ça, pour un soldat. Il n'y a rien de pire que l'ennui, et Baudelaire ne pourrait le contredire.

"Qu'est-ce qu'il se passe les gars?" demanda-t-il innocemment.
"Ta gueule !"
C'était clair. Il s'approcha. La radio était silencieuse, mais tous la regardaient comme si elle allaient bientôt se soulever ou danser ou quelque chose dans ce genre. Il se passait un truc, et un truc grave.
"… nous avons repéré une position ennemie sur avril cent nonante trois, demandons feu art, but section char, annéantir, deux cent par cent, dans deux, répondez."
Il avait manqué le début du message, trop surpris pour y payer attention. D'ailleurs, tout ça lui paraissait surréel. Bien sûr, on était en guerre, mais il n'y avait pas de combat pour le moment. Alors de là à demander un appui de l'artillerie? Qui donc se battait, quelque part, là-bas, allez savoir où…
"… répète, demande feu art, but section char, avril cent nonante trois, but section char…"
Le message se répétait. C'est souvent le cas dans ce genre de situation. Il voulait cependant savoir de quoi il retournait et posa la question à son camarade le plus proche:
"Qui on entend?"
"Mais ta gueule!"
Ce message là, il l'avait compris. Il attendit donc le prochain appel à la radio, pour savoir qui se battait tandis qu'eux se la coulaient douce. C'est si facile. Au début d'un appel, on dit d'abord à qui on s'adresse, puis qui l'on est. À toi de moi quoi. Il suffisait donc d'attendre: rien ne vint.

L'attente, c'est difficile à supporter. Il y a dans l'attente un vide quasiment impossible à gérer, comme un aperçu de la mort, ou, diraient certains, de la vie. Dans l'attente se trouve un concentré simplement dégueulasse d'espoir et d'angoisse.
"À César d'Alpha, feu art confirmé, trop de fumée pour..."
Stop.
Stop parce qu'il a dû mal entendre.
Stop parce que c'est impossible.
Stop parce qu'Alpha, la compagnie Alpha, c'était eux, enfin lui, enfin nous.
Alpha, c'étaient ces gars autour de la radio qui écoutaient comme si leur vie en dépendait. Alpha, c'était la grosse centaine de gars dans ce camp qui dormaient, tentaient d'oublier la guerre ou nettoyaient leurs bottes. Et la compagnie Alpha n'était pas dehors en train de se battre.

"… poursuivons l'ennemi, demandons char de dépannage pour le véhicule endommagé, répondez."
Il ne se demandait plus s'il s'agissait vraiment de lui, d'Alpha. En fait si, mais au fond, il savait, et ça suffisait. Là où l'esprit échoue, il y a toujours un petit quelque chose en nous qui nous révèle l'évidente vérité. Et cette vérité l'effrayait.
Le message suivant prit son temps. Et il l'attendit, comme les autres. Avec le même mutisme, et les mêmes yeux rivés sur le poste radio. La pensée lui vint qu'il faudrait appeler le commandant, mais il ne fit rien. En fait, on avait envoyé quelqu'un avant son arrivée, cela il l'ignorait, en vain puisque le commandant était absent, parti au bataillon pour un rapport.
"À César d'Alpha!"
Ils sursautèrent.
"Nous rencontrons une forte résistance, nous devons nous replier, terminé."
Puis tout de suite:
"César d'Alpha, sommes pris sous un feu d'artillerie, on se replie, je répète, on se replie!"
Puis:
"César, section ennemie sur notre flanc droit, sommes pris dans une embuscade, on ne peut plus se replier, allons engager, envoyez du renfort, répondez!"
Il y eut un court silence, et:
"César, répondez! Notre situation est critique, nous avons besoin de renforts, nous sommes débordés! Quelle est la situation, répondez!"
En y pensant, il faisait bon dans la petite masure qui servait de PC à la compagnie, il faisait chaud.
"César, on se fait tailler en pièce ici! Répondez!"
Pas un bruit, c'était tellement calme dans cette pièce.
"César, tout le monde, ici Alpha, nous avons besoin d'aide, répondez!"
Pourtant, pas le moindre radiateur, pas la moindre chaudière. Toute la pièce était uniquement chauffée par les hommes qui s'y trouvaient, par la chaleur humaine.
"César, répondez!"
Il faisait chaud.
"César, répondez!"
Chaud à en suer.
"César! Quelqu'un!"
Chaud à en souffrir.
"César!"
Chaud à en faiblir.
"Quelqu'un…"
Chaud à en mourir.
"Au-secours…"

Et le silence. Ils attendirent que la radio reprenne. En vain. Mais personne n'osait bouger. Peur de rompre le charme, peur de casser ce petit quelque chose que chacun ressentait alors. Peur d'avoir rêvé. Leur attente dura presque vingt minutes, longues et douloureuses, vingt interminables minutes, de celles qui ont un arrière goût d'éternité comme les vingt dernières minutes d'un futur macchabé.

Et la porte vola en éclat pour laisser place à la silhouette du commandant.
"Commandant!" s'écrièrent plusieurs hommes, émus aux larmes, et, même s'ils ne voulaient pas se l'avouer, profondément rassurés par la présence de leur chef.
"Pas le temps" déclara celui-ci. "Je ne sais pas pourquoi vous vouliez que je vienne, mais ça n'a pas d'importance. Nous avons nos ordres, DP quatre dans trente minutes, je veux entendre les moteurs ronronner. Messieurs, l'heure est venue: nous attaquons!"

Et dans la chaude petite masure qui servait de PC à la compagnie, tous échangèrent un regard qui n'avait plus rien de rassuré.

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