La vie avec moi est paisible, d’habitude.
Et puis il y a Toi.
Cette vie avec toi n’est vraiment pas paisible, comme on peut s’y attendre d’une vie passée à ne pas vivre ensemble mais à s’aimer si fort que les montagnes en tremblent parfois. Il y a des moments de bonheur intense, des jours de deuil assaillis de doutes sans fin, il y a des au-revoirs au goût de pluie, de cendres, et des retrouvailles explosant de chaleur comme un magnifique soleil. Il y a des rencontres magiques, hors du temps, il y a des évènements cosmiques, inéluctables, chamboulant cette vie et toutes les vies autour de nous. Et toujours cet amour, celui qui lie nos âmes et nous ramène l’un vers l’autre, quoi qu’il arrive.
Mais il n’était jamais rien arrivé de tel, vraiment, que cette fois-là.
Rien de moins paisible, de plus bouleversant, que ta mort.
On y pensait parfois, en se disant que si l’autre mourait, on pourrait aller à son enterrement et verser toutes les larmes de l’océan, et que la terre s’arrêterait de tourner, au minimum. Que nos familles respectives montreraient du respect devant la mort, même celles qui en ont manqué devant la vie, que derrière le chagrin immense, il y aurait cet amour tout aussi immense, et qu’il continuerait à briller sur nous éternellement. Ce genre de chose.
J’avoue que ce n’est pas du tout ce qui m’est venu à l’esprit, quand tu es tombé ce jour-là, chez moi. Mais qui meurt comme ça aussi ? Tu n’étais jamais tombé, jamais ! Toujours solide, sur tes deux pieds. Peut-être un peu moins ces derniers temps, quand tu vacillais en te relevant du lieu de nos ébats passionnés, mais quand même… Tomber sur un truc pointu, perdre son sang, on n’imagine pas comme ça va vite. Surtout toi, avec ce cœur immense qui te sert de pompe… Si j’avais pu lui demander de se calmer un peu ! Tu as grogné, je me suis approchée, j’ai vu du sang sur le carrelage, j’ai vu que tu cherchais mon regard avec un air sombre, un air… J’ai appuyé sur ta blessure à la poitrine, découpée, déchirée, et malgré la pression, il y avait de plus en plus de sang par terre et c’était le tien, il n’aurait jamais dû atterrir là. Et ton regard…
Aujourd’hui encore je me demande ce qu’il y avait dans tes yeux, pendant ces quelques instants d’éternité.
Je crois que tu étais surpris.
Quand tu as fermé les yeux et perdu connaissance, là j’ai vraiment paniqué. Que faire ? Je n’avais même pas encore appelé les pompiers ! Le samu ! N’importe qui. Je n’arrivais pas à te lâcher pour aller chercher mon téléphone, qui n’est jamais dans ma poche. J’ai pleuré, crié, j’ai dû essayer de te ranimer, peut-être pas très bien, on manque toujours d’entraînement dans ce genre de situation. J’ai en tout cas réussi à me couvrir de ton sang, de la tête aux pieds. J’ai dû appeler les pompiers et puis notre ami dans la foulée aussi, vu qu’ils sont venus. Je t’ai surtout regardé, détaillé, pendant des heures, enfin sûrement plutôt des minutes très longues. Ton visage complètement figé, tes traits. Je les ai gravés dans ma tête, comme je l’avais fait un million de fois auparavant. Si tu n’avais pas été habillé, je t’aurais sûrement mis un pantalon à ce moment-là, dans un éclair de semi-conscience. Tes pieds nus, ceux sur lesquels tu avais glissé, ils devaient rester comme ça. Ta chemise qui était blanche, celle que tu aimes porter pour moi, détrempée de sang. Tes mains. J’ai beaucoup fixé tes mains, tellement que j’ai l’impression de les voir encore, imprimées sur ma rétine. A force de les regarder, je voyais presque tes doigts remuer, faiblement. J’ai compté tes poils de barbe, tes sourcils, pendant un moment. Je rêvais de voir ta poitrine se soulever. Je t’ai embrassé, je m’en rappelle. Ca avait un goût de sang, mais comme j’étais couverte de ton sang, ce n’est pas très étonnant. Tout devait avoir un goût de sang.
Pendant quelques semaines, ç’a été le cas. Je m’étais mordu la langue super fort en fait.
Je ne me rappelle pas vraiment ce qui s’est passé durant les jours suivant ton accident. On a dû s’occuper de moi, je n’étais capable de rien pour moi-même. Je restais allongée, immobile, à fixer le ciel, le plafond, les nuages. Je voyais tes yeux, partout, tout le temps. Tes yeux si expressifs, doux, cassants, fragiles, attentifs, rieurs comme une petite brise, sombres comme la tempête qui gronde, tes yeux précis et clairvoyants, débordants d’émotions contenues avec peine, de désir, de vie. Après le choc, après la surprise, ils étaient tristes. Pleins d’amour, mais tristes. Tes mains ne bougeaient plus, mais je voyais dans tes yeux que tu voulais me prendre dans tes bras. Tu étais dans les miens, et ton étreinte, je l’ai sentie, tu sais. Baignant dans ton sang, je te serrais contre moi.
Chaque nuit, je te serre encore contre mon cœur.
Je me suis souvenu que juste avant que tes yeux se ferment, juste à la fin, il y avait une lueur de sérénité qui éclairait tes pupilles, comme un feu dormant qui irradiait dans ton visage et dans tout ton corps. J’ai mis de longs mois à comprendre ça. Comment la dernière chose que j’avais vue dans tes yeux pouvait être une lueur de sérénité ? Alors que tu m’abandonnais ? C’était horrible.
Je me suis débattue avec cette vision, de toutes mes forces. Et puis une idée s’est insinuée en moi. Un matin, je me suis rappelé ton amour. Pendant ce court moment entre le sommeil et l’éveil, tu étais avec moi, toi, ta projection astrale, ton fantôme, je ne sais pas, mais j’ai finalement compris que si tu partais, tu partais après avoir vécu une belle vie, avec un amour immense au creux de ton cœur, et que pour ça, tu étais heureux. Heureux, complet, et serein.
Dans ton cœur, pour toujours.
A partir de ce moment-là, j’ai pu regarder le monde à nouveau.
Notre ami avait perdu beaucoup de poids, mais il était là. Mon amie n’était pas rentrée du Japon finalement. Elle devait avoir les cheveux rasés ou rose fluo, on la reverrait peut-être dans quelques années. A part elle, mes proches étaient tous venus, et repartis, parce que je leur avais dit que j’avais juste besoin de notre ami. Une personne suffit amplement à me nourrir et à me pelotonner pour dormir, c’est vrai, mais je ne me rappelais pas leur avoir dit ça. Ils auraient quand même pu voir qu’il oubliait de manger la plupart du temps. Je suis sûre que si tu avais été là, tu l’aurais vu et tu t’en serais inquiété. Moi ça m’aurait inquiétée, et comme on est pareils…
Si un jour je deviens un fantôme, tu me le diras ?
Je ne sais pas à quel moment j’ai commencé à t’entendre parler dans ma tête. Enfin, je dis dans ma tête, mais moi je t’entends partout, dans la maison, dans la rue, au bureau, dans ma voiture, attablée au restaurant, au milieu d’un film, pendant un jeu entre amis… je me suis vite rendu compte que j’étais la seule à t’entendre néanmoins, en constatant le manque de réaction des autres. Vu ce que tu dis, ils auraient forcément réagi. Tu es un fantôme particulièrement provocant. Tu fais des blagues sur nos amis, les mêmes que tu as toujours faites, tu commentes ma façon de jouer ou de sourire, en insistant sur mon air niais ou absent. Tes remarques les plus acerbes me font pouffer de rire, les plus tendres me font monter les larmes aux yeux. Notre ami s’est depuis longtemps habitué à me voir perdue et changeante, mais quand il me regarde d’un air particulièrement intrigué, je détourne son attention avec une des ruses que tu connais toutes. Ca irait, si tu n’y allais pas encore d’un commentaire sur ma fourberie et mon air de belette ! Il va finir par me croire folle. Je dois avoir l’air hantée. Toute une vie, hantée par toi…
Laissez-moi vous parler de celle que j’aime…
Elle est magnifique, ensorcelante. Ce qu’elle est, sa manière de voir la vie, son amour. Je voudrais dessiner ses courbes, son regard qui vous transperce ou vous déshabille selon son humeur, ses lèvres douces, ouvertes comme une prière, son souffle, son corps qui appelle au plaisir, son esprit affuté. Je voudrais vous mettre entre ses mains pour qu’elle en fasse des merveilles…
Ils n’écoutent rien, tous. Les anges, quelle bande de têtes à claques. Mais elle, elle semble réagir, quand ces mots tourbillonnent dans les airs et que cette voix douce et profonde l’entoure, pleine d’échos, de souvenirs esquissés, rêvés, vécus, perdus… Elle se débat, elle pense qu’elle devient folle. Mais les mots arrivent jusqu’à elle.
Je trouverai toujours un moyen de te contacter, je me tendrai toujours vers toi, vers nous. Toujours.
Cette lumière blanche, pure et douce, réconfortante. Elle est dans ses bras, elle goûte à ses lèvres, à sa peau satinée. Elle sait qu’elle est dans un rêve, elle sait même lequel, et elle ne veut jamais se réveiller. Ils font l’amour, tendrement, violemment. Il gémit de plaisir, elle sent chacune des cellules de son corps se tendre vers lui, vers leur désir, vers leurs sexes.
En rêve, ils se retrouvent toujours. Et le matin vient toujours un peu trop vite.
« Tu es dans mon cœur, pour toujours. »
Je me doutais que tu réapparaîtrais un jour devant moi. Depuis que j’ai vu se dessiner dans l’azur tes yeux qui me regardaient, depuis que j’entends ta voix et que j’ai recommencé à rêver de toi, je m’attends à voir apparaître ton image tout entière au détour d’une rue. Je m’attends à ce que mon cerveau disjoncte complètement aussi. Il parait que ce n’est pas vraiment de la folie, que c’est juste un contre coup du traumatisme, que c’est très fréquent. N’empêche que c’est flippant, et aucun psy ne me fera croire que c’est normal. Rien de ce qui se passe entre nous ne saurait être qualifié de normal, encore moins ce qui se passe entre nous depuis que tu fais partie des morts et que je suis restée parmi les vivants. Alors oui, voilà, tu es là.
Planté devant moi, droit sur tes pieds, comme si tu n’étais jamais tombé. Tu me regardes, avec cet air absorbé et plein d’amour que je reconnais bien. Bon. Qu’est-ce que je fais ?
L’éventualité de poursuivre mon chemin ne m’effleure même pas. Tu es là, devant moi, et jamais je n’ai pu ignorer ça, jamais. Mais ça ne se fait pas, de parler à un fantôme, si ? Le fantôme d’un amant, un être fabuleux pour moi. Il vaut mieux éviter de le toucher aussi hein ?
« Bonjour, toi. »
Je ne sais pas si tes lèvres ont bougé. Je ne crois pas. Je crois que même en le voyant je refuserais d’y croire... Je sais que tu n’es pas réel.
« Bonjour, mon rêve. »
Est-ce que je suis en train de parler à haute voix dans la rue à une hallucination ? Non, je ne crois pas que j’ai parlé à voix haute… Ou peut-être que si :s Bon, je ne sais pas quoi faire, alors débrouille toi pour faire la conversation, si c’est ce que tu es venu faire.
« J’espère que les rêves dont j’ai peuplé ton sommeil ne t’ont pas trop gênée… :) »
Alors ça, ça ! Ce sourire grivois, mais incroyablement bienveillant, qui laisse entendre que tu espères vraiment que ça ne m’a pas gênée, et que tu n’es pas complètement sûr de toi... pourtant tu sais très bien que je réponds toujours à tes désirs, que tes envies sont les miennes et que tu peux faire ce que tu veux de moi ! Mais tu demanderas toujours je crois…
« Les fantômes ne me font pas peur, ni les rêves qu'ils m'envoient la nuit. Encore moins leurs apparitions au détour d'une rue.
- Tu m’en vois heureux.
- Pourquoi est-ce que tu souris ?
- Pourquoi non ? J’ai la chance d’être aimé d’une déesse ! Tu avoueras que ça a de quoi me donner le sourire…
- Non, tu es… tu as disparu. Tu me manques tellement… »
Je te sens trembler, plus que je ne le vois. Je sens ton étreinte, ta chaleur.
« Je suis désolé, mon âme. Je ne voulais pas tes larmes.
- Tu te méprends sur ces larmes. Mon cœur n'est pas lourd, il explose… »
Pendant un temps infini, nous restons juste là, serrés au plus près l’un contre l’autre, hors du temps.
Puis, prenant ma main, tu me regardes, et dans un sourire, tu m’embrasses.
« Viens, je t’emmène avec moi, vivre nos rêves.
- Ne lâche pas ma main, s’il te plait… »