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"Les Guildes sont à la base de la société Tiléenne. Il en existe pour toutes les professions, et chaque commerçant ou artisan de Tilée est membre d’une ou plusieurs d’entre elles.

Ce sont souvent de puissantes sociétés secrètes, très organisées, dont les chefs disposent d’un pouvoir immense dans tout le pays."

Baron Von Hermenstein, Pensées sur le Vieux Monde.


     Giovanni Cerreto n’arrivait pas à trouver le sommeil. Il devait être quatre heures du matin, et Keum-Sook n’était toujours pas revenue. Pour la troisième fois de la nuit, il repoussa les draps défaits de son immense lit à baldaquin et se releva, en proie à l’anxiété et à la nervosité. Pendant quelques minutes, il fit les cent pas dans sa chambre plongée dans l’obscurité, puis il alla lentement jusqu’au balcon d’où il avait contemplé la ville avec Keum-Sook, et s’accouda à la balustrade. La nuit était claire, et les toits de la ville scintillaient sous les rayons de la lune ; on apercevait au loin les mâts des bateaux de commerce qui avaient jeté l’ancre dans le port de la ville, et derrière eux se trouvait la lagune, la mer, et l’exotisme. Chaque fois qu’il contemplait ce spectacle, Cerreto se sentait nostalgique ; il se remémorait son enfance difficile dans l’empire - difficile, et pourtant ô combien plus exaltante que la vie de bourgeois qu’il menait à présent. Il fallait franchir le pas, mais il hésitait encore à en parler à ses parents. Peut-être la venue de cette étrangère si charmante et si mystérieuse dans sa vie était-elle un signe du destin, le point de départ d’une nouvelle existence ? Il était allé consulter les oracles de nombreuses fois pour connaître quel serait le prix de sa décision, mais aucune réponse, si effrayante fut-elle, n’avait pu venir à bout de ses rêves de voyages. Et pourtant, il lui était encore impossible de se décider.

 

     Le retour de la jeune cathayanne dans sa vie, et les révélations partielles qu’elle lui avait faites la veille avaient aiguisé son envie de départ et sa curiosité. Son esprit n’arrivait pas à trouver le repos et mille questions demeurées sans réponses tournaient dans sa tête, comme autant de rengaines qu’il ne parvenait pas à oublier. Il lui fallait la suite de l’histoire de Keum-Sook, il lui fallait savoir à tout prix pourquoi cette fille d’empereur courait maintenant les routes à la recherche de quelque chose qu’il ignorait, et pourquoi aussi elle avait fui précipitamment à l’annonce de l’arrivée de Sanlucar chez lui. Quels étaient les liens entre ce petit usurier de Miragliano, puant de suffisance, et cette fille ? Une histoire d’argent, peut-être… Si tout ne tenait qu’à cela, la famille Cerreto bénéficiait d’un crédit quasi illimité auprès de toutes les banques de la région, et sa fortune personnelle était l’une des plus importantes des alentours. Mais Giovanni le sentait bien, l’argent n’était pas le motif de la fuite de la jeune fille, et il devait y avoir derrière tout cela d’autres mystères qu’il brûlait de connaître. En tout cas, il était prêt à tout faire pour aider la jeune fille dans sa quête.

 

     Le Tiléen s’apprêtait à abandonner le balcon pour retourner se coucher lorsqu’il crut entendre un bruit au-dessous de lui, dans le jardin. Il pensa aussitôt à Keum-Sook et scruta l’obscurité, appelant la jeune fille par son prénom d’une voix faible. Un murmure étouffé lui parvint des buissons plantés sous ses fenêtres, et fut presque aussitôt suivi d’un bruit sourd qu’aurait fait celui d’un paquet posé lourdement au sol. Giovanni appela de nouveau et tendit l’oreille, mais aucune réponse ne lui parvint. Au bout de quelques secondes il décida de descendre lui-même voir ce qui se passait. Sans réveiller les domestiques, il sortit de ses appartements en robe de chambre, dévala l’escalier quatre à quatre et passa par la cuisine qui donnait sur l’arrière de la demeure des Cerreto. Parvenu sous son balcon, il fouilla du regard les environs en continuant à appeler à voix basse mais en vain. La nuit semblait avoir retrouvé son calme et seul le souffle lointain du vent de la côte était perceptible. Le jeune homme, persuadé de ne pas avoir rêvé, ne voulut pas abandonner ses recherches et entreprit de fouiller les buissons qui se trouvaient sous son balcon. Il allait renoncer, ne trouvant rien, quand son pied heurta quelque chose dans l’obscurité. Se rattrapant pour ne pas tomber, il vit qu’il venait de trébucher sur un corps étendu sur le sol et entièrement vêtu de noir. Relevant la cagoule de l’inconnu, il reconnut sous la lune le visage de Keum-Sook qui gisait, évanouie. Sans dire un mot, il la souleva à bout de bras et la porta toujours inconsciente dans sa chambre. L’ayant étendue sur le lit, il allait entreprendre de tenter de la réveiller lorsqu’il s’aperçut avec horreur que la jeune fille était couverte de sang. Il vérifia aussitôt son pouls puis, rassuré, alla sonner son domestique et s’habilla en toute hâte.

 

     Alessandro, encore à moitié endormi, apparut sur le pas de la porte que Cerreto avait laissée entrouverte.

 

" Monsieur a sonné ? fit-il en baillant.

 

- Oui, j’ai besoin de toi. Va réveiller la cuisinière et dis-lui d’amener sa trousse de médecine et de faire chauffer de l’eau. Cette jeune fille est blessée, il faut lui faire un pansement." dit-il en désignant Keum-Sook du doigt.

 

     Le serviteur, sans chercher à comprendre, disparut aussitôt dans l’escalier.

 

"Giovanni…" appela une faible voix venue du lit.

 

- Par tous les dieux, mais que vous est-il donc arrivé ? Où avez-vous été cette nuit, qui vous a fait ça ? Vous avez perdu énormément de sang !

 

- Ce n’est…pas seulement le mien…. " fit la jeune fille en souriant vaguement.

 

     Puis elle se tut, voyant les serviteurs accourir dans la chambre.

 


 

     Le lendemain, peu après midi, Giovanni ouvrit la porte de la chambre où avait été logé son hôtesse. Celle-ci était déjà réveillée et était assise sur son lit, occupée à prendre son déjeûner. Un plateau d’argent rempli de victuailles avait été posé sur une table basse à côté d’elle, et un peu plus loin, sur une commode, ses vêtements lavés et repassés l’attendaient.

 

" Bonjour signorina, fit Cerreto en entrant.

 

- Bonjour à vous, Giovanni. Et félicitations pour votre accueil : il est parfait. Il y a longtemps que je n’avais plus dormi dans un aussi bon lit.

 

- Trêve de politesses, fit Cerreto visiblement mécontent. Vous avez failli mourir hier soir, et vous y seriez restée si je ne vous avais pas trouvée à temps. Vous ne croyez pas que vous me devez quelques explications ?

 

- Vous êtes fâché ? fit la jeune fille d’un air ingénu, en battant des paupières comme une fillette.

 

- Avouez qu’il y a de quoi ! Vous fuyez comme une voleuse hier soir lorsqu’arrive Sanlucar, vous me revenez couverte de sang et le côté percé par un coup de poignard, et ce matin j’apprends qu’on a découvert cet homme assassiné chez lui, avec deux de ses gardes du corps ! L’assassin a, paraît-il, réussi à prendre la fuite… Inutile bien sûr de vous demander si vous savez quelque chose de cette affaire !

 

- Ecoutez, Giovanni, je sais que vous…

 

- Autant vous le dire tout de suite, coupa-t-il, vous n’avez tué qu’une canaille et en ce moment bon nombre de pauvres gens opprimés par cet escroc doivent vous bénir. Vous-même devez avoir d’excellentes raisons pour agir ainsi, et après tout cela ne fait qu’une vendetta de plus dans cette ville. Mais ce qui me gêne, c’est qu’à présent vous voilà sous mon toit et que ma famille - qui n’a rien à voir avec vos histoires - risque fort d’être impliquée dans cette affaire pour complicité d’assassinat si jamais on découvre que vous êtes ici.

 

- Je m’excuse, je ne voulais pas salir votre réputation. Si l’on vient m’arrêter, je dirai que vous et votre famille n’y êtes pour rien, ce qui est vrai.

 

- Je le sais bien, grommela-t-il. Mais en tuant Sanlucar, vous avez mis un coup de pied dans une fourmilière. Personne ne viendra vous arrêter pour cela, ma famille est bien trop puissante ici pour avoir quelque chose à craindre du pouvoir en place. Du pouvoir officiel, je veux dire. Ce qu’il risque de se passer est bien pire : les autres familles et les autres guildes risquent de croire que nous avons rompu la trêve, et c’est une nouvelle guerre civile à laquelle vous nous exposez ! Des centaines d’innocents risquent de périr par votre faute, pour une vengeance personnelle ! "

 

     La jeune fille restait muette, le regard baissé. Cerreto, tentant de refouler son énervement, reprit :

 

" Personne ne vous a vue ?

 

- Ils ne sont plus là pour le dire…

 

- Nos serviteurs se tairont. Ils sont fidèles. Si personne ne sait qui a fait le coup, je pense que cela ira. Après tout, nous sommes encore en période d’intermezzo et il n’est pas rare de voir quelques règlements de comptes prendre effet ce jour-là, d’autant plus que les masques aident les meurtriers à passer inaperçus. C’est un peu la coutume, en fin de compte… Mais de votre côté tâchez de ne plus vous faire remarquer en ville - ou mieux, faites-vous tout simplement oublier !"

 

     Il marqua une pause, puis reprit :

 

" Je serais curieux de savoir ce qui a bien pu vous motiver de façon suffisante pour aller risquer votre vie de cette façon. Depuis que je vous ai rencontrée dans l’empire, vous semblez destinée à attirer les ennuis.

 

- Je vous dois bien quelques explications en effet… Et puis, je n’avais pas terminé mon récit. Comme vous le verrez, ce que j’ai fait hier soir est un prolongement direct de l’histoire que j’étais occupée à vous raconter, fit-elle en souriant. Mais où nous étions-nous arrêtés ?

 

- Vous en étiez au moment où les assassins envoyés par le mage venaient de rejoindre les vôtres.

 

- Oui… Ils nous rejoignirent donc, et ma mère prit la fuite avec quelques serviteurs sous l’ordre de mon père qui resta en arrière pour protéger notre fuite. De braves soldats donnèrent leurs vies pour nous couvrir, sachant pourtant qu’ils n’avaient aucune chance d’échapper au massacre…"

 

     En disant ces mots, elle repensa à Han Ji, qui avait pris la fuite, abandonnant son chef. Mais volontairement, elle ne le mentionna pas : il avait racheté sa faute par son suicide, et son honneur devait être maintenant rétabli. Plus personne ne saurait sa véritable histoire : il serait pour tous, désormais, mort en héros auprès de l’empereur.

 

"… et, reprit-elle, ils furent massacrés jusqu’au dernier, et l’empereur et ses fils périrent avec eux. Leur sacrifice n’avait pas été inutile, car ma mère et ses servantes avaient pu prendre la fuite, mais elles n’eurent pas le temps de prendre suffisamment d’avance et furent rejointes à leur tour au pied d’une falaise. Les tueurs de Xiang - le mage félon, cousin de mon père - n’eurent aucune pitié et massacrèrent aussi ces femmes sans défense. Heureusement, ils ne purent s’attarder très longtemps pour couper les têtes de leurs victimes comme leur maître le leur avait demandé, car une caravane de Nains ambulants qui passait par là par hasard les surprit dans leur sinistre besogne et les mirent en fuite grâce à leur nombre. Les tueurs n’avaient pas eu le temps d’achever ma mère, et elle n’était que blessée lorsque les Nains la recueillirent. Ils la soignèrent et l’emportèrent dans leurs montagnes avec sa petite fille - moi, en l’occurrence - qu’elle avait pu protéger du massacre. Et c’est ainsi que je grandis parmi les Nains, seule rescapée de la famille royale avec ma mère. J’avais tout juste trois ans lors du massacre des Montagnes. Ma mère, qui était de très haute lignée, avait grandi dans un monastère réservé aux jeunes filles nobles et connaissait l’art de la guerre. C’était une prêtresse guerrière, connaissant les secrets de l’art du combat au sabre et initiée à la méditation et aux grandes disciplines de l’esprit. Elle m’enseigna tout son savoir pendant douze ans, dans l’espoir qu’un jour nous puissions revenir dans notre pays pour nous venger de l’usurpateur et reprendre le trône. Les Nains comprenaient parfaitement le caractère sacré de notre vengeance et nous aidèrent du mieux qu’ils purent."

 

     Keum-Sook s’interrompit un instant et soupira :

 

"Tout aurait pu continuer ainsi pendant des années. Mais un jour, j’avais alors quinze ans, je commis l’erreur d’aller me promener seule loin du camp. Pour mon malheur, je tombai sur une bande d’ivrogne, des mercenaires qui venaient de Tilée et qui avaient été embauchés pour aider une armée impériale dans une bataille. Ils étaient une dizaine… Ils se saisirent de moi, s’étonnant de mon visage étrange, et commencèrent à me déshabiller. Ma mère, s’inquiétant de mon absence, était partie à ma recherche et elle entendit mes cris. Aussitôt accourue, elle se jeta sur mes agresseurs pour tenter de me libérer, mais l’un d’entre eux saisit son épée et la lui plongea dans le corps. Elle mourut sur le coup… Loin d’être pris de pitié pour elle, les soldats ricanèrent et tentèrent à nouveau de se saisir de moi, mais je parvins à leur échapper en leur hurlant ma haine et en jurant de leur faire payer ce crime. Et eux, par bravade et complètement saouls, riaient et me donnaient leurs noms pour que je puisse me venger d’eux… Ils n’ont jamais quitté ma mémoire depuis… Pour leur échapper, je me réfugiai dans un bois où je passai la nuit, perdue et apeurée, avant de pouvoir retrouver mon chemin au matin et retourner au campement nain. Je racontai ce qui s’était passé, et aussitôt mes amis retournèrent sur place avec moi pour me venger, mais les soldats avaient disparu, et le corps de ma mère, abandonné, avait été déchiqueté par les bêtes sauvages. Il fut impossible de retrouver ces dix hommes, car il y avait eu une bataille le jour même et nul n’aurait pu dire ce qu’ils étaient devenus. J’ai donc passé encore de nombreuses années avec cette autre vengeance sur le cœur, jusqu’au jour où j’ai enfin pu retrouver l’un d’entre eux par hasard sur une route… Avant de le tuer, je l’ai fait parler et il m’a révélé où se trouvaient ses amis de l’époque, et c’est ainsi que j’ai pu retrouver leur trace et les pister à travers tout le Vieux Monde pour leur faire payer, un à un, leur crime. Quatre d’entre les soldats sont morts pendant la bataille dont je vous ai parlé, mais les autres n’ont pas échappé à ma vengeance. Sanlucar était l’avant-dernier. Il ne m’en reste plus qu’un, le chef de la bande : Mansera. C’est lui qui a porté le coup d’épée à ma mère, et pour cela il souffrira mille fois plus que tous ses complices. Il se trouve ici même, à Miragliano, et il ne m’échappera pas. C’est Sanlucar qui m’a révélé cela avant de mourir." ajouta-t-elle avec un sourire mauvais.

 

     Giovanni n’avait pas dit un mot pendant que Keum-Sook lui racontait son histoire. Il regardait la jeune fille avec compassion, et au bout de quelques secondes reprit la parole et dit :

 

" Je connais de réputation l’homme dont vous me parlez. Abandonnez d’ores et déjà toute idée de le tuer : l’approcher ou le voir est absolument impossible pour ceux qui ne font pas partie de sa guilde. C’est peut-être la plus puissante organisation de Miragliano, et ici, tout le monde connaît Mansera sous le surnom du maître des voleurs. Tout ce que compte la Tilée de racaille est sous ses ordres.

 

- Qu’importe. Pour moi, il est un homme mort.

 

- Vous ne savez même pas où il se trouve… Comment voulez-vous retrouver à vous seule un des hommes les mieux cachés du pays ? Les membres de la Guilde des Voleurs sont prêts à se faire tuer plutôt que de parler de leur chef, car ils craignent bien plus sa colère que tout autre chose, je vous l’assure. Ce n’est pas un homme ordinaire, il n’a rien à voir avec les quelques mercenaires pouilleux que vous avez pu surprendre jusqu’ici.

 

- Nous verrons," fit la jeune fille calmement.

 

     Cerreto soupira. Levant les yeux au ciel, il murmura quelques paroles dans sa langue avec un geste de dépit qui en disait long sur ce qu’il pensait d’une telle obstination, puis quitta la pièce pour laisser son invitée se reposer.

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